Ethique, sport.indd

publicité
Ecoles
de
Saint-Cyr Coëtquidan
Ethique, Travail décent et Sport
Ethique, Travail décent et Sport
Un noyau de compétences et de ressources humaines aussi important que celui
d’une promotion d’officiers formés dans les «Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan» ne
peut pas passer inaperçu aux yeux des Nations Unies et encore moins du Bureau
International du Travail. Il s’agit de personnel possédant des qualifications
professionnelles et techniques élevées, d’un savoir faire logistique efficace et
d’une capacité de commandement et de leadership notoire. Ces mêmes officiers
sont appelés à agir pour la sécurité des populations et des travailleurs dans des
conditions souvent difficiles pour le maintien de la paix et le retour à la
démocratie.
Le Travail Décent participe à ces valeurs de paix et démocratie; la Conférence
Internationale du Travail le définit comme l’opportunité pour les hommes et les
femmes d’obtenir un travail productif en conditions de liberté, d’équité, de
sécurité et de dignité humaine. On sait combien l’éthique est utile à cette idée de
Travail décent.
ISBN 978-92-2-220401-4
9
789222 204014
BIT
A ce niveau, les travaux du colloque de Saint-Cyr Coëtquidan sont fondamentaux
pour une bonne compréhension de l’interaction possible entre les forces de
maintien de la paix et les populations, d’une part, et les institutions sportives et
les acteurs professionnels, d’autre part. On voit bien que le sport peut éduquer
à l’éthique, militaire notamment, sans relever forcément de la même éthique et
en posant certaines difficultés. Il apporte de nombreuses qualités au service,
notamment, du travail décent. L’étude du sport s’avère intéressante car elle
permet de mieux le définir, de le rendre plus éducatif et de grandir l’humanité.
Ethique, Travail décent et Sport
Le sport, pour sa part, est une «école de vie» qui contribue à promouvoir des
valeurs éducatives nécessaires pour être socialement intégré et posséder des
bonnes attitudes professionnelles ainsi qu’une vision pacifique et ouverte des
relations humaines et de travail. Avec des institutions sportives et les bureaux des
agences du système des Nations Unies sur le terrain, des actions de promotion
du sport pour la paix ont été menées. Celles-ci contribuent à construire et à maintenir la paix sans laquelle tout effort visant le développement durable serait vain.
Ethique,
Travail Décent et Sport
Journée d’étude du 15 décembre 2006 à Coëtquidan
Centre de recherche des Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan
en partenariat avec le Programme Universitas
de l’Organisation internationale du Travail
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
Copyright © Organisation internationale du Travail 2008
Première édition 2008
Les publications du Bureau international du Travail jouissent de la protection du droit d’auteur en vertu du
protocole no 2, annexe à la Convention universelle pour la protection du droit d’auteur. Toutefois, de courts
passages pourront être reproduits sans autorisation, à la condition que leur source soit dûment mentionnée.
Toute demande d’autorisation de reproduction ou de traduction devra être envoyée au Publications du BIT
(Droits et licences), Bureau international du Travail, CH-1211 Genève 22, Suisse. Ces demandes seront toujours les bienvenues.
ISBN 978-92-2-220401-4 (print)
ISBN 978-92-2-220402-1 (web pdf)
Les désignations utilisées dans les publications du BIT, qui sont conformes à la pratique des Nations Unies, et
la présentation des données qui y figurent n’impliquent de la part du Bureau international du Travail aucune
prise de position quant au statut juridique de tel ou tel pays, zone ou territoire, ou de ses autorités, ni quant
au tracé de ses frontières.
Les articles, études et autres textes signés n’engagent que leurs auteurs et leur publication ne signifie pas que
le Bureau international du Travail souscrit aux opinions qui y sont exprimées.
La mention ou la non-mention de telle ou telle entreprise ou de tel ou tel produit ou procédé commercial
n’implique de la part du Bureau international du Travail aucune appréciation favorable ou défavorable.
Les publications du Bureau international du Travail peuvent être obtenues dans les principales librairies
ou auprès des bureaux locaux du BIT. On peut aussi se les procurer directement, de même qu’un catalogue
ou une liste des nouvelles publications, à l’adresse suivante: Publications du BIT, Bureau international du
Travail, CH-1211 Genève 22, Suisse, ou par courriel: [email protected] ou par notre site Web: www.ilo.org/
publns
Photocomposé en Suisse
Imprimé par le Bureau international du Travail, Genève, Suisse
ii
BRI
Le programme Universitas
du Bureau International du Travail
L
e programme Universitas du BIT a mené des recherches actions et a testé sur
le terrain, dans le cadre de ses activités pour la formation académique, des
méthodologies visant à développer les compétences et qualifications pour l’insertion et l’employabilité dans le secteur du sport.
Des recherches menées dans un premier temps au Salvador et au Pérou
et dans un second temps en Europe ont montré que quatre étapes peuvent être
identifiées dans le développement d’une économie locale à travers un événement
sportif. Ces étapes sont regroupées dans une chaîne de valeurs: a) Les communautés locales développent leur propres compétences; b) les capacités spécifiques à l’environnement social de la région sont développées; c) les membres de
la communauté locale utilisent leurs capacités pour développer la logistique de
l’événement; d) une reconnaissance internationale est possible et l’événement
peut passer d’une échelle locale à une échelle globale.
En ce qui concerne les standards et le cadre réglementaire permettant de
développer des capacités organisationnelles déterminées ainsi qu’un environnement de travail conséquent, les résultats ont été publiés par le BIT en 2006. 1
Le Centre de recherche
des Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan
L
e rôle premier du Centre de Recherche de Saint-Cyr Coëtquidan est de garantir la qualité d’enseignement exigée par un complexe universitaire de haut
niveau, d’offrir aux enseignants-chercheurs les moyens «in sit» d’exercer leur
métier et de contribuer au rayonnement des écoles.
Tourné vers des travaux académiques alimentant les enseignements
dispensés aux élèves et vers des études finalisées au profit du ministère de la
Défense, le CREC Saint-Cyr regroupe des enseignants-chercheurs répartis par
moitié entre les sciences de l’ingénieur et les sciences sociales et politiques.
Le pôle Ethique et Déontologie Militaire est le premier des trois pôles
d’excellence du CREC Saint-Cyr (éthique et déontologie militaire, sécurité européenne, action globale et force terrestres), déjà crées pour deux d’entre eux, en
vue d’orienter les recherches du Centre sur trois champs d’activité et finalités
transversaux et interdisciplinaires intéressant la Défense.
1
Beyond the Scoreboard: Youth employment opportunities and skills development in the sport sector. (Genève, BIT,
2006).
iii
Préface
Par Giovanni di Cola 2
U
n noyau de compétences et de ressources humaines aussi important que
celui d’une promotion d’officiers formés dans les «Ecoles de Saint-Cyr
Coëtquidan» ne peut pas passer inaperçu aux yeux des Nations Unies et encore
moins du Bureau International du Travail. Il s’agit de personnel possédant des
qualifications professionnelles et techniques élevées, d’un savoir faire logistique efficace et d’une capacité de commandement et de leadership notoire. Ces
mêmes officiers sont appelés à agir pour la sécurité des populations et des travailleurs dans des conditions souvent difficiles pour le maintien de la paix et le
retour à la démocratie.
Le Travail Décent, selon la définition de la Conférence Internationale du
Travail, est représenté par l’opportunité pour les hommes et les femmes d’obtenir un travail productif en conditions de liberté, d’équité, de sécurité et de
dignité humaine. Pour toutes ces raisons, il semble évident dans les conditions
du monde d’aujourd’hui, considérant les innombrables menaces qui pèsent sur la
sécurité de tous, de pouvoir compter avec la connaissance du terrain des militaires et leur implication directe dans la défense des valeurs démocratiques et des
libertés fondamentales individuelles et collectives. Celle-ci inclue des conditions
de travail décent, développé en toute liberté et sécurité.
Le sport pour sa part est une «école de vie» qui contribue à promouvoir des
valeurs éducatives nécessaires pour être socialement intégré et posséder des bonnes attitudes professionnelles ainsi qu’une vision pacifique et ouverte des relations humaines et de travail.
Il convient enfin de rappeler, «last but not least», que dans le cadre de la
Reforme des Nations Unies, une plus grande importance est donnée aux activités de développement économiques et social. Celles-ci contribuent à construire
et à maintenir la paix sans laquelle tout effort visant le développement durable
serait vain.
Les résultats des travaux du colloque de Saint-Cyr Coëtquidan sont fondamentaux pour une bonne compréhension de l’interaction possible avec les forces
de maintien de la paix et les populations, d’une part, et les institutions sportives
et les acteurs sociaux, d’autre part.
Que les Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan en soient remerciées, de même
que les jeunes collaborateurs Claire Belony, chargée entre autres des traductions
des textes du Docteur Sulli, de Monsieur Spino et du Colonel Benest et Bertrand
Loze, qui finalisa la maquette et les traductions, sans l’aide desquels cette publication n’aurait pas vu le jour.
2
Coordinateur du Programme Universitas du Bureau International du Travail
v
Remerciements
Par Eric Ghérardi 3
L
es Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan sont en charge de la formation initiale des
officiers de l’armée de Terre française, donc de ses futurs chefs. A cette fin,
les élèves officiers reçoivent une formation militaire, bien sûr, mais aussi académique et humaine, ce qui est plus rare dans les académies militaires occidentales. Dans ce cadre, un enseignement spécifique est dispensé dans le domaine de
l’éthique et de la déontologie de l’officier.
L’enseignement aux Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan est adossé à une
démarche de recherche universitaire alimentée par le travail d’une cinquantaine de chercheurs permanents. Ceux-ci ont pour mission permanente de promouvoir l’excellence des connaissances transmises aux élèves officiers. L’activité
est organisé autour de trois pôles d’excellence: Ethique et déontologie, Sécurité
Européenne et Action globale des forces terrestres (place des forces armées au
milieu des autres acteurs des théâtres de crises contemporains).
C’est dans le cadre du pôle Ethique et déontologie que les Ecoles de SaintCyr Coëtquidan ont eu le plaisir d’organiser en décembre 2006 la journée d’étude
«éthique et sport».
Cette manifestation a donné lieu à des interventions de grande qualité
ainsi qu’à des échanges intenses entre orateurs et public. Sportifs et anciens
sportifs de haut niveau ont pu restituer leurs expériences sous le regard croisé de
philosophes, sociologues, historiens, ou juristes, et en présence des élèves officiers des Ecoles. Les travaux en ateliers ont cédé la place à une séance plénière
dont les enseignements ont été rassemblés lors de la synthèse.
Ces réflexions sur une dimension appliquée de l’éthique illustrent la volonté
des Ecoles de Coëtquidan de pratiquer un enseignement de cette discipline en
prise avec les réalités concrètes de l’activité des officiers. La recherche irrigue
ainsi l’enseignement sur un mode opérationnel et non purement théorique.
Ce sont les fruits de ces échanges qui sont rassemblés dans ce volume.
Qu’en soient particulièrement remerciés l’organisateur principal de cette conférence, Monsieur Henri Hude, Maître de Conférences aux Ecoles de Coëtquidan,
Directeur du pôle de recherche Ethique et déontologie et Thierry Pichevin, Ingénieur en Chef de l’Armement, chercheur au Centre de recherches des Ecoles
de Saint-Cyr Coëtquidan, qui a procédé au long travail de rassemblement des
contributions.
Cette Journée d’études marque aussi une première coopération entre les
Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan et le Programme Universitas du Bureau International du Travail:
Que ce succès soit l’annonce de prochaines collaborations.
3
Directeur et chercheur au Centre de recherches des Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan (CREC).
vii
Présentation
Par Henri Hude 4
P
our ne pas être trop superflue, la présentation des Actes d'un Colloque doit
éviter de n'être qu'un doublon de sa table des matières. Quant à l'éloge des
intervenants, il est assez vain lui aussi, dès lors que leurs qualités, textes et
pedigrees parlent d'eux avec assez d'éloquence. Si nous demandons pourtant au
lecteur une page ou deux de patience, ce n'est pas pour présenter le thème ou
anticiper les conclusions, mais pour simplement pouvoir attirer son attention
sur des points qui ne sont pas sans importance. Ils précisent en effet l'enracinement institutionnel de ce Colloque international et le situent dans la ligne de
ses missions et finalités fondamentales.
Ce Colloque a été co-organisé par le Pôle d'Ethique du Centre de Recherches des Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan et par le Programme Universitas de
l'Organisation Internationale du Travail (OIT / ILO). Cette coopération témoigne
de trois intentions, préoccupations et considérations, largement communes aux
deux parties.
1. L'armée d'une nation démocratique ne peut pas se renfermer sur ellemême. Elle doit au contraire cultiver des liens aussi étroits que possible avec
la société civile dont elle est issue et au service de laquelle elle se prépare à
opérer en cas de besoin. En outre, elle ne peut se contenter de cultiver sa seule
excellence militaire, qui d'ailleurs, aujourd'hui, ne peut pas être que tactique,
ou stratégique, sans risquer une complète inefficacité. Le caractère des conflits
auxquels ces forces armées ont à faire face, impose à leurs officiers l'acquisition
d'une ouverture d'esprit maximale et d'une vaste culture, articulant le niveau
tactique, le niveau politique et le niveau éthique ou philosophique. Dans cet
esprit, et même si un Centre de Recherches implanté dans une Ecole Militaire
s'attache forcément à étudier des thématiques en rapport avec la défense nationale, il lui est nécessaire d'aborder ces thèmes à partir de perspectives et de
problématiques croisées, tressant les intérêts civils et les intérêts militaires. Il
en est ainsi du sport, propre à cultiver les valeurs compétitives et coopératives
nécessaires aussi bien à une armée qu'aux partenaires de la vie économique ou
de l'action culturelle et sociale. L'esprit humain souffre, quand il doit travailler
à ouvrir et restructurer ses synthèses, mais c'est une souffrance salutaire. Ces
progrès s'accomplissent surtout en mettant en contact des personnes et des institutions qui n'ont pas l'habitude de regarder les mêmes objets sous les mêmes
angles ou d'en souligner les mêmes aspects. C'est sans doute dans ce «choc des
cultures», qui peut devenir une fertilisation réciproque des cultures à condition que se produise une certaine «fusion des horizons», que réside l'intérêt des
Actes de ce Colloque.
2. Du point de vue éthique, la relation organique entre l'armée et la Nation
n'est pas à sens unique. Les valeurs de la démocratie sont la liberté et l'égalité,
ainsi que l'insistance sur les droits fondamentaux de la personne. Les valeurs
d'une armée sont des valeurs de cohésion, de forte organisation et de discipline,
avec un primat du collectif sur l'individuel. La démocratie relève d'une pensée
4
Responsable du Pôle de recherche Ethique et déontologique
Centre de Recherches des Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan
ix
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
optimiste et croit constitutivement à l'idéal. L'armée ne peut naturellement pas
faire abstraction du mal, du conflit, de la mort. Sans cultiver le pessimisme philosophique, elle est tenue à un robuste réalisme. Cette tension entre les valeurs et
les logiques de l'armée et de la démocratie est extrêmement féconde. Elle empêche l'armée de se transformer en caste autoritariste et militariste. Elle évite à
la démocratie de tomber dans l'utopie ou de confondre le sens des droits individuels avec un égoïsme fermé à l'idée de service du bien commun. Ainsi dans une
démocratie, une armée formée à une culture de loyauté envers la société et le
régime, est-elle un lest précieux pour l'équilibre de la culture politique nationale
et démocratique.
3. La coopération entre une institution internationale telle que l'OIT, faisant partie de l'Organisation des Nations Unies, et une Ecole militaire française,
telle que Coëtquidan, est également une occasion de mieux prendre conscience
des deux pôles, entre lesquels est toujours à trouver l'équilibre de l'armée d'une
démocratie, notamment celle de la France: défense de l'intérêt national et participation à la gestion du bien commun du genre humain. La tension est peut-être
moins difficile à gérer en un temps comme le nôtre, où il devient évident que
l'intérêt particulier ne peut plus se séparer de l'intérêt général, où les actions de
coalition sont les plus fréquentes, dans un cadre de droit international, et où l'action en faveur de la paix, à rétablir ou à maintenir, prend de plus en plus figure
du véritable «secteur primaire» de l'économie, sans lequel aucun développement
n'est possible. C'est pourquoi le souci de cultiver la force morale de l'armée et
celui de produire un maximum d'énergie morale, notamment par la pratique du
sport, trouvent leur sens à côtoyer le souci du «travail décent», et de la dignité
humaine au travail, qui requièrent un environnement pacifié.
x
Table des matières
Préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . par Giovanni di Cola
v
Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . par Eric Ghérardi
vii
Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . par Henri Hude
ix
A propos des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
xiii
PARTIE I
1.
SPORT, FORMATION ET INSERTION SOCIALE
1
Cultiver la citoyenneté:
les sports peuvent-ils y contribuer?. . . . . . . . . . . . . . . . . . (Carl Ceulemans)
3
Travail Décent et développement des compétences
par le sport pour les jeunes
et les forces de maintien de la paix . . . . . . . . . . . . . . . . (Giovanni di Cola)
11
3.
Maîtrise de soi et lucidité préservée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . (Guy Guézille)
19
4.
Le sport, une arme essentielle
dans la lutte contre le diabète . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . (Nicoletta Sulli)
21
2.
PARTIE II
1.
2.
3.
4.
SPORT ET EDUCATION MILITAIRE
Treize ans d’expérience au Commissariat
aux Sports Militaires dans la réglementation
de la pratique du sport dans les armées . . . . . . . . . (Jean-Claude Aumoine)
27
Expériences et réflexions d’un militaire,
sportif de haut niveau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . (Claude Carré)
37
La contribution du sport à la formation
éthique du combattant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . (Patrick Le Gal)
45
Morale militaire et sport:
Point de vue d’un militaire britannique . . . . . . . . . . . . . . . . (David Benest)
49
Annexe. Le sport et le métier des armes:
convergences et limites . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . (Jean-René Bachelet)
53
PARTIE III LE SPORT, VEHICULE DE VALEURS
1.
2.
25
55
Avoir du cœur:
le sport et le «Thumos» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . (Rémi Brague)
57
Sagesse du sport? L’alpinisme
ou la transcendance intérieure:
«voyage au pays du réel» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .(Pierre-Henry Frangne)
61
xi
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
3.
4.
5.
6.
Sport, éthique et morale:
La connexion du mental et du physique . . . . . . . . . . . . . . . . . (Mike Spino)
69
Ethiques et sport: entre paralogismes
et évidences . . . . . . . . . . . . . (Dominique Bodin, Stéphane Héas, Luc Robène)
73
La dépénalisation du dopage:
le point de vue d’un juriste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . (Eric Ghérardi)
83
Sport et éthique: le point de vue
d’une jeune génération . . . . . (Anne Berteloot, Samuel Hess, Maëva Le Goïc)
89
Annexe. Background to the mind / body
sport training curriculum . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . (Mike Spino)
103
SYNTHÈSE ET CONCLUSION
COMMENTAIRE
(Thierry Pichevin)
111
(Adolf Ogi)
117
Par le Conseiller spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour le
sport au service du développement et de la paix
xii
A propos des auteurs
Colonel (CR) Jean-Claude Aumoine – Saint-Cyrien (promotion Serment de
14 – 1963-1965), est breveté de l’enseignement militaire supérieur scientifique et technique (option sport) de l’Ecole supérieur de guerre (99ème promotion). Il sert d’abord
dans l’infanterie puis dans le Cadre spécial, comme expert, à partir de 1986. Il est
affecté, notamment, au Commissariat aux sports militaires de 1986 à 1999 et termine
sa carrière, comme chef de corps, au Service historique de l’armée de terre (SHAT),
en 2003.
Général d’armée (2S) Jean-René Bachelet – a effectué une carrière militaire
complète dans l'armée de terre de 1962, où il entre à Saint-Cyr, jusqu'en 2004, où, général d'armée, il occupe les fonctions d'inspecteur général des armées avant de quitter
le service actif. Chasseur alpin, il a commandé le 27e bataillon de chasseurs alpins,
bataillon des Glières. Comme officier général, il a exercé le commandement du secteur
de Sarajevo dans le cadre de la Forpronu en 1995 au paroxysme de la crise. Il a mené
une réflexion de fond touchant au métier militaire en termes d'éthique et de comportements; la traduisant notamment dans: «l'exercice du métier des armes dans l'armée de
terre, fondements et principes» (SIRPA Terre, 1999), le «Code du soldat» (EMAT Paris, 2001)
et dans de multiples articles, dont les plus significatifs sont regroupés dans: «Pour une
éthique du métier des armes. Vaincre la violence» (Vuibert, 2006).
Colonel David Benest – est diplômé en Relations Internationales de l’Université de Keele. Le Colonel Benest effectua de nombreuses missions dans le cadre de sa
carrière militaire notamment au sein des unités parachutistes. Il est promu Colonel en
1999 et on lui confie diverses responsabilités au sein de l’Académie de Défense (Defence
Academy) à partir de 2002. Depuis 2005, il est Directeur des études de sécurité et de
résilience au Defence College of Management and Technology.
Anne Berteloot – est originaire d'Arras, elle a effectué toute sa scolarité jusqu'à
la seconde année de licence. Elle est élève normalienne à l’antenne de Bretagne de l'ENS
de Cachan dans le département EPS, en master «anthropologie des pratiques corporelles
et apprentissage moteur». Elle pratique depuis l’âge de 15 ans l’athlétisme et le demifond au niveau national actuellement.
Dominique Bodin – est maître de conférences en sociologie des Activités Physiques et Sportives (APS) à l’Université de Rennes 2. Actuellement responsable d’un
Master Professionnel en management du sport, il dirigea, pendant six ans, la collection
Sports études aux Éditions Chiron Expert. Parallèlement à ses fonctions d’enseignantchercheur, il représente la France au Conseil de l’Europe pour les questions de déviances et de violences juvéniles; il est depuis décembre 2001 expert pour l’ONU / UNICEF
sur le dossier «Violence in schools» dans le cadre du projet «Violence against children in
Europe and Central Asia» depuis février 2005 et consultant pour le programme «Océan
Indien» depuis juin 2006.
Rémi Brague – est un ancien élève de l'École Normale Supérieure, agrégé de
philosophie, docteur ès-Lettres. Il est Professeur de philosophie à l'Université PanthéonSorbonne (Paris I), et à l’Université de Munich. Ses principales publications récentes
sont: Europe, la voie romaine (Criterion, 1992); La Sagesse du monde (Fayard, 2002); La Loi
de Dieu (Gallimard, 2005); Au moyen du Moyen Age (La transparence, 2006).
Général (2S) Jean-Claude Carré – Saint-Cyrien (1963-1965) ayant fait l’Ecole
d’Application d’Infanterie, puis choisi le 7ème Bataillon de chasseurs Alpins, il fut désigné pour rejoindre le bataillon de Joinville et la présélection olympique (Mexico) en
Pentathlon moderne. Officier des sports, diplômé de Sciences-Po, il a exercé différents
commandements dont celui d'un régiment d'infanterie et d'un lycée de la Défense. Attaché de Défense en Israël (1993-1996), il est l’auteur d’un livre: Histoire du ministère de la
défense (Lavauzelle, 2001).
xiii
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
Carl Ceulemans – est chargé de cours à la chaire de philosophie de l'Ecole
Royale Militaire (Bruxelles). Ayant obtenu son doctorat en sciences politiques à la Vrije
Universiteit Brussel où il travaille surtout dans le domaine de l'éthique militaire et de
la philosophie politique, il a récemment publié un article: «Reluctant Justice. A Just-War
Analysis of the International Use of Force in Former Yugoslavia (1991-1995)» (VUB Brussels
University Press, 2005).
Giovanni Di Cola – est entré au Bureau International du travail (BIT) en 1988 au
département de l’emploi, après une expérience pour l’UNESCO au Sénégal et l’UNICEF
au Niger. Il a servi pour le BIT entre 1990 et 1998 en Amérique Latine et en Afrique,
actuellement il est coordinateur du programme Universitas. Depuis 2003, il représente
le BIT dans le «Task Force» de l’ONU sur le Sport et le Développement. En 2006, il a édité
pour le BIT, l’ouvrage Beyond the Scoreboard: Youth employment opportunities and skills
development in the sports sector.
Pierre-Henry Frangne – est maître de conférences en philosophie de l'art à l'université de Rennes 2 Haute Bretagne (département des arts plastiques) où il est directeur-adjoint de l'UFR Arts, Lettres et Communications. Membre du Comité de réflexion
bioéthique de Rennes, il a publié une quarantaine d'articles et quatre ouvrages dont:
L'Invention de la critique d'art avec J.-M. Poinsot, (PUR, 2002) et Alpinisme et photographie
(1860-1940) avec M. Jullien et Ph. Poncet (Les éditions de l'amateur, 2006).
Eric Ghérardi – est maître de conférences à l’Université de Rennes I. Il enseigne
le droit public à la faculté de Droit et de Science Politique de Rennes ainsi qu’à l’Institut
d’Etudes Politiques de Rennes. Il est directeur et chercheur au Centre de recherches des
Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan (CREC).
Guy Guezille – est chargé, depuis 2002, de mission Education / Politique de la
ville auprès du préfet de Paris de la région Ile de France, il fut durant de nombreuses
années un athlète de haut niveau de dimension internationale, champion et recordman
de France en salle de saut en hauteur notamment. Au cours des années 90, Guy Guezille
fut tour à tour Vice président de la Fédération Française d’Athlétisme et Directeur Général de la Fédération du Sport Universitaire Français.
Stéphane Héas – est ancien athlète et crossman, ancien entraineur à l’Entente
Nord Loire (44). Il entame par la suite une carrière de sociologue et devient maître de
conférences en Education physique et sportive à l’université de Rennes 2. Président de
l'Association de recherches sur l'Individualisation Symbolique (ARIS), vice-président de
la Société Française en Sciences Humaines sur la Peau (SFSHP, dir. le PU L. Misery, CHU
de Brest), il est également directeur et membre du Larés-Las (Laboratoire d’Anthropologie et de Sociologie).
Samuel Hess (†) – étudiait à l’antenne de Bretagne de l'ENS de Cachan en seconde
année du département EPS, en première année du master «sociologie des activités physiques et sportives». Il a obtenu sa licence STAPS l’Université Rennes 2 en 2006. Joueur de
tennis de table et de handball et il a été arbitre régional de handball pendant deux ans.
Henri Hude – est agrégé de philosophie et docteur ès lettres. Ancien professeur
de khâgne et universitaire, il a réalisé l'édition de Cours de Bergson en quatre volumes
au PUF (1990-2000). Auteur de nombreux ouvrages, dont certains couronnés par l'Académie française, il a collaboré au côté de Jean Guitton à la mise en forme de son dernier
livre, Mon testament philosophique (Presses de la Renaissance, 1997). Ancien directeur
du collège Stanislas à Paris, il est actuellement directeur du pôle éthique et déontologie
du CREC à Coëtquidan.
Patrick Le Gal – est évêque aux Armées depuis 2000. Il a fait des études de commerce, de droit et de théologie avant d’être ordonné prêtre en 1982. Il a effectué une
trentaine de visites auprès des militaires en opérations ou à l’étranger. A partir de cette
expérience, il a publié un certain nombre d’articles et prononcé de nombreuses conférences concernant le domaine de l’éthique militaire
(certains sont accessibles: http://catholique-diocese-aux-armees.cef.fr).
Maeva Le Goic – est élève normalienne à l’antenne de Bretagne de l’ENS de
Cachan dans le département EPS. Originaire de Lannion, elle a obtenu une licence
STAPS «Education» à l’Université Rennes 2 ainsi qu’une licence «Entrainement» après
avoir effectué un séjour d’un an à Sydney (Australie) et est actuellement en master «physiologie et biomécanique».
xiv
A PROPOS DES AUTEURS
Adolf Ogi – est Conseiller spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour le
sport au service du développement et de la paix depuis 2001. Président de la Confédération suisse, en 1993 et 2000, il a été Ministre des transports, des communications et de
l’énergie de 1988 à 1995 puis Ministre de la défense, de la protection de la population et
des sports de 1995 à 2000. Aujourd’hui Président honoraire de l’Association Swiss Olmpic
(Comité national Olympique Suisse), M. Ogi a également dirigé la Fédération suisse de
ski de 1971 à 1981.
Thierry Pichevin – est diplômé de l'Ecole Polytechnique (promotion 1987), docteur en océanographie physique, et détenteur d'un master en éthique. Il a travaillé une
dizaine d’années comme chercheur en océanographie physique dans un laboratoire du
Service hydrographique et océanographique de la Marine. Enseignant-chercheur aux
Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan depuis fin 2004, il s’investit au sein du Pôle «Ethique et
déontologie» dans le développement d’un axe «Ethique, sciences et techniques».
Luc Robène – est maître de conférences en Histoire des Activités physique et
sportives à l’Université de Rennes 2 et membre du Larés-Las (Laboratoire d’Anthropologie et de Sociologie). Instituteur, Professeur d’EPS puis chercheur en histoire du sport,
il mène aussi une carrière musicienne et a participé à de nombreux groupes (dont Noir
Désir). Il a publié notamment: Sport et violences en Europe avec D. Bodin (Ed. Conseil de
l’Europe, 2005).
Mike Spino – a été directeur du Bureau international de l’Education sportive de
l’Université de Kennesaw aux Etats-Unis. En 1984, il a organisé le camp pré-olympique
d’athlétisme pour les Jeux Olympiques de Los Angeles (1984). Ancien directeur du centre sportif d’Esalen (Californie), il est l’auteur de plusieurs publications sur les aspects
mentaux et physiques du sport. Ses équipes d’athlétisme des universités de Georgia Tech
et Life University ont battu de nombreux records incluant 12 championnats nationaux.
Mike Spino a été nommé entraineur national de l’année à plusieurs reprises.
Nicoletta Sulli – est diplômée de médecine et chirurgie de l’Université de Rome
«la Sapienza». Docteur en pédiatrie, responsable et enseignante au centre de diabétologie
pédiatrique de l’Institut de clinique pédiatrique polyclinique «Umberto Ier» de l’Université
de Rome, elle fut le coordinateur scientifique de la fondation «operation smile Italia».
xv
PARTIE I
SPORT,
FORMATION ET
INSERTION SOCIALE
1
1
Cultiver la citoyenneté: Les sports
peuvent-ils y contribuer ?
Dr. Carl Ceulemans
Introduction
L
e sport, en tant que phénomène social, n’est certainement pas étranger aux vices et
aux vertus de la vie sociétale. C’est dans cette perspective que l’on se réfère parfois
au fait que le sport, comme n’importe quelle autre entreprise humaine, est victime d’un
certain nombre de dérapages qui tendent à éclabousser la noble image de cette activité.
L’appât du gain, la corruption, la tricherie et la violence ne constituent que quelques
exemples. Mais en même temps, malgré ces ressemblances peu encourageantes, le sport
est aussi considéré par beaucoup comme le symbole de la capacité éthique de l’homme.
Dans ce microcosme du monde du sport, l’homme semble pouvoir faire preuve de solidarité, de fraternité, de respect pour l’autre, de fair-play, etc. Somme toute, un certain
nombre de comportements moraux dont le monde politique fait de plus en plus défaut.
En effet, l’un des dangers auxquels la plupart de nos sociétés modernes sont
confrontées est l’individualisme croissant. Selon les critiques de l’approche «atomiste»
de la société, la pratique citoyenne s’est graduellement transformée en une valeur instrumentale. La question centrale du discours citoyen actuel est de savoir dans quelle
mesure la société peut me fournir les moyens nécessaires à réaliser ma propre conception du bien. Face à ce processus de désintégration, beaucoup ont tenu un plaidoyer
en faveur du retour à la conception républicaine de la citoyenneté comme prônée par
des théoriciens politiques tels qu’Aristote, Machiavel, Rousseau, Hegel et Tocqueville. 1
Le citoyen républicain est un citoyen participatif, qui est imprégné par l’importance
de l’intérêt général, et qui, de par cette orientation publique, est prêt à se perdre dans
la collectivité.
Mais, une telle réponse républicaine pure et dure n’est-elle pas trop idéaliste,
voire irréaliste? Selon Aristote, l’homme est, de par sa nature, un «animal politique»
(«zoön politikon») qui, pour vivre pleinement sa nature, devrait vouer sa vie à la participation aux affaires du «polis». 2 Le citoyen aristotélicien est, en même temps, gouverneur et
gouverné. Pour la plupart des citoyens modernes – qu’Aristote n’aurait très certainement
même pas appelés «citoyens» – cet idéal citoyen est beaucoup trop éloigné de la réalité
politique d’aujourd’hui (par exemple, en référence à l’extension et à la complexité de la
communauté politique moderne) pour que cet idéal puisse être considéré comme une
alternative valable.
Une réponse un peu plus pragmatique à la tendance individualiste est celle du
philosophe américain Richard Dagger. Dans son livre «Civic Virtues; Rights, Citizenship,
and Republican Liberalism», Dagger propose la voie intermédiaire de la citoyenneté républicaine libérale. Cette conception de la citoyenneté cherche à établir un équilibre entre
l’autonomie individuelle (valeur libérale) et la vertu citoyenne (valeur républicaine). 3
La question centrale, à laquelle j’essaierai de répondre dans ma contribution à ce
séminaire, est celle de savoir dans quelle mesure la pratique du sport peut contribuer
1
Voir entre autres Adrian Oldfield, Citizenship and Community. Civic Republicanism and the Modern World,
London / New York, Routledge, 1990, 196 p.
2
Aristotle, The Politics (traduit par T.A. Sinclair, révisé par T.J. Saunders), London, Penguin Classics, 1992,
p. 169.
3
Richard Dagger, Civic Virtues; Rights, Citizenship, and Republican Liberalism, New York / Oxford, Oxford
University Press, 1997, 258 p.
3
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
à la promotion de cette conception de la citoyenneté libérale corrigée. Mais, avant de
pouvoir entamer cette problématique, il faut que je m’attarde sur deux questions préliminaires:
•
Comment peut-on caractériser la citoyenneté républicaine libérale?
•
Comment peut-on, en général, promouvoir cette forme de citoyenneté?
Les quatre dimensions
de la citoyenneté républicaine libérale
Dagger caractérise la conception républicaine libérale de la citoyenneté à l’aide
de quatre dimensions distinctives. 4 La première dimension que l’auteur américain distingue, est de nature légale. La citoyenneté républicaine libérale peut être, comme n’importe quelle autre conception de citoyenneté d’ailleurs, traduite sous la forme d’un statut
juridique. Ce statut n’est rien d’autre qu’un ensemble de droits et de devoirs qui doivent
permettre aux individus de développer et d’exercer leur capacité d’autonomie. Parfois
cette dimension spécifique est désignée comme la citoyenneté objective ou formelle.
La deuxième dimension est celle de la citoyenneté éthique. Cette dimension est
l’expression par excellence de la vertu citoyenne. Il s’agit d’une disposition mentale et
caractérielle qui pousse l’individu à vouloir contribuer à la promotion du bien-être de
la société (l’intérêt général). Il va de soi que cette citoyenneté subjective constitue une
dimension cruciale de la citoyenneté républicaine libérale.
La dimension intégrative est le troisième élément constitutif. Selon Dagger, la
citoyenneté républicaine libérale permet aux individus d’intégrer les différents rôles
qu’ils exercent au sein de la société. Dans cette fonction de citoyen, chaque personne
est appelée à réfléchir et à prendre part à l’organisation de la société. De cette façon,
chaque citoyen devra, pendant le processus délibératif, prendre en compte les différents
intérêts liés aux différents rôles (par exemple, celui de parent, d’ouvrier, de consommateur, etc.). Un effet bénéfique de cet aspect intégratif est d’inculquer aux personnes un
meilleur sentiment de soi-même («the self») en promouvant l’intégrité personnelle.
La dernière dimension est l’aspect éducatif. La participation au domaine public
permet aux citoyens de s’enrichir intellectuellement et moralement. En travaillant dans
le domaine public, on requiert non seulement une vision plus riche de la société, mais
aussi une attitude morale orientée vers l’intérêt général. Autrement dit, la citoyenneté
républicaine libérale incite l’individu à développer une plus grande partie de sa potentialité humaine.
Cultiver la citoyenneté républicaine libérale
Pour que l’on puisse mieux comprendre les conditions nécessaires au développement de la citoyenneté républicaine libérale, il faut tout d’abord que nous nous rendions
compte du caractère problématique de la coopération citoyenne. En effet, le plus important défi à relever en ce qui concerne la mise en pratique de la citoyenneté républicaine libérale est de trouver une manière de cultiver une volonté de coopération parmi
les citoyens. Pour qu’une communauté politique soit stable et prospère, il faut que les
citoyens se rendent compte que les bénéfices de la vie en société (ordre, sécurité, prospérité et bien-être) ne sont disponibles que dans le cas où tout le monde est prêt à payer
ce que Michael Walzer appelle les «dues of membership». 5 Respecter les lois, payer correctement ses impôts, participer au processus électoral, accomplir son service militaire,
etcetera, ne constituent que quelques exemples de la charge citoyenne. Mais, et c’est
ici que le nœud de la question citoyenne se situe, l’esprit coopératif est loin d’être une
évidence sociale.
4
Ibid., pp. 99-104.
5
Michael Walzer, Spheres of Justice, Oxford, Martin Robertson, 1983, p. 68.
4
CULTIVER LA CITOYENNETÉ: LES SPORTS PEUVENT-ILS Y CONTRIBUER?
Mancur Olson se réfère, dans sa théorie sur l’action collective, au phénomène du
«free-rider». 6 Un individu rationnel, qui cherche avant tout à réaliser ses propres fins, a
tout intérêt à ne pas coopérer. Dans le contexte sociétal, où la coopération citoyenne
vise surtout à produire des biens publics, la contribution d’une seule personne ne fait
pas la moindre différence. De surcroît, les biens publics, comme la défense nationale ou
un environnement propre, sont des biens indivisibles. Même si quelqu’un ne souhaite
pas fournir sa contribution à l’effort collectif dans l’objectif de produire ces biens, il
pourra quand même en profiter.
Bien évidemment, cet argument n’est valable que dans le cas où un groupe de
citoyens suffisamment nombreux continuent à remplir leurs devoirs, malgré le fait qu’il
y en ait certains qui profitent des efforts fournis par autrui. A moins que l’on soit naïf
et / ou un saint moral, il est difficile de croire qu’une telle situation puisse perdurer. Le
jeu du dilemme du prisonnier (JDP) nous apprend que, dans une situation où les participants doutent de l’esprit coopératif de l’autre, il n’y aura pas de coopération. 7 En effet,
chaque joueur veut éviter à tout prix que l’autre puisse profiter de son effort ou de son
geste coopératif. Dans le contexte sociétal, un manque de confiance similaire dans l’esprit coopératif de l’autre, mènerait, dans un cas extrême, à une non-coopération totale,
et donc, en même temps, à une société à peine vivable. On pourrait dire qu’il s’agit d’une
société caractérisée par une citoyenneté purement formelle.
Selon Dagger, il est possible de transformer cette citoyenneté purement formelle
en une citoyenneté républicaine libérale en instaurant des conditions visant à établir,
entre les membres de la société, une interaction prolongée et une affection mutuelle. 8
En utilisant les termes de la théorie des jeux, l’objectif est de passer d’un JDP à un jeu
d’assurance. Ce dernier jeu est caractérisé par le fait que les participants sont beaucoup moins tentés de vouloir profiter des efforts des autres. A travers un processus de
contacts multiples et répétitifs, les participants sont parvenus à développer un ensemble
de valeurs en commun. Dans ce nouveau contexte d’interaction structurelle, les participants sont devenus, selon Dagger, des altruistes conditionnels. Ils sont prêts à fournir
un effort au profit de la collectivité à condition que les autres fassent de même. Mais
comment peut-on stimuler cet altruisme conditionnel?
Dagger distingue cinq éléments qui favorisent l’esprit de coopération parmi les
membres d’un groupe. 9 Le premier élément est la taille du groupe. Plus le nombre de
personnes dans un groupe est restreint, plus la probabilité de coopération au sein de
ce groupe est réelle. Les conditions favorables à l’existence du phénomène «free-rider»
seront, par exemple, beaucoup moins présentes. En effet, d’une part, la contribution
d’une seule personne dans un petit groupe pourra davantage faire la différence, et
d’autre part, la pression et la désapprobation sociale se feront beaucoup plus vite sentir lorsqu’un des membres tente de profiter de l’effort des autres. Il va de soi que cette
condition est très difficile à satisfaire dans nos sociétés extensives. C’était d’ailleurs dans
cette perspective que des philosophes politiques, comme Tocqueville ou Montesquieu,
prônaient une république fédérative, où les entités fédérées sont suffisamment compactes pour permettre le développement d’un esprit républicain. 10
La deuxième condition est celle de la stabilité du groupe. Afin qu’un certain degré
de coopération puisse s’installer au sein d’une société, il faut qu’il existe un engagement
partagé parmi ses membres pour s’investir dans le bien-être collectif à long terme. A
partir du moment où les membres arrivent et partent à un rythme plus élevé, cet engagement tend à disparaître. Dans un tel scénario de grande instabilité, le principe de réciprocité jouera beaucoup moins: pourquoi ne pas profiter des autres, lorsque je n’aurai
plus besoin de leur coopération plus tard?
Pour qu’une relation de coopération puisse exister et perdurer, il faut aussi que
cette relation – et ceci constitue la troisième condition – fasse preuve d’équité. Un
système de collaboration où ce sont toujours les mêmes qui font un sacrifice, et toujours
6
Andrew Heywood, Political Theory. An Introduction (3rd edition), Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2004, p. 247.
7
Political Theory, op.cit., p. 246.
8
Civic Virtues, op.cit., p. 113.
9
Civic Virtues, op.cit., pp. 113-116.
10
Derek Heater, What is Citizenship?, Cambridge, Polity Press, 2002, p. 55.
5
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
les mêmes qui en profitent, n’a pas beaucoup de chance de réussite. La coopération
équitable pourrait, en quelque sorte, être considérée comme le principe de base d’un
altruisme conditionnel. On est prêt à contribuer à l’intérêt général à condition que la
répartition des charges et des bénéfices de la citoyenneté soit équitable. 11
La communication est le quatrième élément nécessaire pour établir une relation
coopérative. La pérennité d’un système de collaboration ne peut être assurée que dans
le cas où les participants partagent un savoir commun. Quelles sont les règles à respecter, que peut-on attendre des autres et que peuvent-ils attendre de moi? Qu’est-ce qui
se passe en cas d’infraction des règles? Etcetera… Mais, pour qu’un tel savoir commun
puisse s’installer, il faut évidemment que les membres de ce groupe établissent un système de communication.
La dernière condition que Dagger cite – celle de la participation – est étroitement
liée à celle de la communication. Plus les membres participent aux activités du groupe,
plus ils communiquent et plus ils seront prêts à adopter une attitude coopérative. En
effet, l’un des effets d’un degré de participation plus important est justement une plus
grande identification au groupe et aux valeurs du groupe. Et il va également de soi qu’un
esprit de coopération s’installera plus facilement parmi des personnes qui se connaissent et qui partagent les mêmes valeurs.
Sports et citoyenneté républicaine libérale
Le sport: un exercice physique, caractériel et éthique
La pratique sportive peut-elle contribuer au développement de la citoyenneté
républicaine libérale? S’agit-il d’une activité qui pourrait inculquer aux individus des
valeurs comme l’autonomie et le sens de la coopération? La réponse à ces questions
dépendra évidemment en grande partie de ce que l’on entend par pratique sportive.
Une définition lexicographique du concept «sport» peut déjà nous aider un peu. Le sport
est «une activité physique exercée dans le sens du jeu, de la lutte et de l’effort et dont la
pratique suppose un entraînement méthodique, le respect de certaines règles et disciplines.» 12 La deuxième partie de cette définition nous montre clairement que l’exercice
sportif présuppose beaucoup plus qu’une simple activité physique. Il y a d’abord l’aspect
caractériel: L’entraînement dont on parle dans la définition demande un sens de l’effort
et de la persévérance. A cela s’ajoute la volonté de découvrir ses propres capacités et
ses propres limites (le dépassement de soi). La pratique du sport peut ainsi contribuer
au développement d’une meilleure image de soi-même et, sur base des progrès sportifs
obtenus, à un respect de soi accru.
Mais, le sport implique aussi un aspect éthique important. En effet, pour qu’un
exercice physique soit considéré comme étant du sport, il faut que cette activité soit
imprégnée de valeurs spécifiques. Par exemple, quand deux personnes se battent sans
aucune restriction et dans le seul but de causer le plus de mal possible à l’adversaire,
cela ne relève pas de l’activité sportive, mais il s’agit bel et bien d’un combat de rue
ordinaire. Par contre, quand deux personnes se battent en respectant strictement les
règles prescrites et qu’elles se sont entraînées dans le but de se mesurer à l’adversaire (et non pas de provoquer des lésions), celles-ci sont bel et bien engagées dans
une entreprise sportive. D’ailleurs, le respect de l’autre et le respect des règles sont
aussi des valeurs essentielles prônées par le Mouvement olympique. L’esprit olympique exige, entre autres, la compréhension mutuelle, l’esprit d’amitié, de solidarité et
de fair-play. 13
Un autre principe repris dans la Charte olympique souligne que le sport doit
être mis «au service du développement harmonieux de l’homme en vue de promou-
11
Un exemple très connu de l’élaboration d’un système de coopération équitable est celui du philosophe américain John Rawls. John Rawls, Théorie de la justice (traduit de l’anglais par Catherine Audard), Editions du
Seuil, 1997, 665 p.
12
Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaires Le Robert, Paris, 1993, p. 2137.
13
La Charte Olympique: http://multimedia.olympic.org/pdf/fr-report-122.pdf.
6
CULTIVER LA CITOYENNETÉ: LES SPORTS PEUVENT-ILS Y CONTRIBUER?
voir une société pacifique, soucieuse de préserver la dignité humaine.» 14 Ce principe
laisse entrevoir le rôle important que le sport peut jouer dans l’aspect éthique de la vie
sociétale. Stimuler la formation d’une personne bien équilibrée sur le plan physique,
mental et moral mènera, selon la Charte, à des effets bénéfiques au niveau du bien-être
social. Mais, peut-on déduire de cette prémisse olympique que les personnes sensibles
aux valeurs sportives le seront aussi aux valeurs républicaines libérales et, plus particulièrement, à l’autonomie et au sens de la coopération (vertu citoyenne)? Autrement
dit, des sportifs vertueux disposent-ils d’une plus grande probabilité de s’épanouir en
citoyens vertueux? Le reste de mon exposé se focalisera précisément sur cette question. Comment la pratique sportive peut-elle contribuer au développement des deux
valeurs républicaines libérales?
Le sport et l’autonomie
Dans la tradition libérale, l’homme est perçu comme un être rationnel et autonome. Cela veut dire que l’homme dispose, de par sa nature, de la capacité d’organiser
sa propre vie sans interférence de l’extérieur. Les choix opérés constituent, en termes
éthiques, la conception du bien d’une personne. Les sociétés, où cette autonomie individuelle est une valeur centrale de la culture politique, sont caractérisées par des structures de base permettant à tout le monde de développer et d’exercer pleinement son autonomie. Cette approche libérale se reflète dans une citoyenneté formelle bien précise.
Chaque individu dispose, pour pouvoir exercer son autonomie, d’un certain nombre de
libertés classiques (par exemple: la liberté d’expression, d’association, de pensée et de
conscience). Toutes ces libertés sont en quelque sorte des manifestations particulières
du droit fondamental à l’autonomie.
Mais, il faut se rendre compte du fait que l’on n’est pas né dans une situation
d’autonomie. Il faut devenir autonome. Il s’agit, en effet, d’une potentialité que l’on doit
développer tout au long de sa vie. De ce point de vue, dans la plupart des sociétés sociales-démocrates, chaque individu est aussi porteur d’un certain nombre de droits qui ont
pour but d’activer l’autonomie personnelle. Le droit à l’enseignement, le droit à des soins
de santé, le droit à un logement salubre, etc, ne sont que quelques exemples. Dans cette
même perspective, on pourrait aussi avancer un droit au sport. Comme le droit à l’enseignement, le droit au sport vise surtout à réaliser l’autonomie d’une personne.
Dès son plus jeune âge, l’enfant devrait être mis en contact avec différents sports.
De cette façon, il ou elle sera dans la possibilité d’essayer les différentes disciplines sportives et éventuellement, de faire un choix qui corresponde le mieux à ses propres capacités et à ses propres attentes. Choisir un sport que l’on aime faire contribue aussi à la
construction de sa propre identité. En effet, pratiquer un sport, individuel ou en équipe,
requiert une prise de conscience de soi-même. Qui suis-je? Quelles sont mes capacités?
Que voudrais-je obtenir sur le plan sportif? En même temps, la pratique de n’importe
quel sport exige aussi, à côté d’un certain degré de discipline et de persévérance (aspect
caractériel), le développement d’une faculté de discernement (la raison pratique ou
«phronesis»). Agir en tant qu’individu autonome implique que l’on devrait être à même
de prendre des décisions judicieuses sur base d’un certain nombre d’éléments pertinents dont voici quelques exemples. Comment devrais-je m’entraîner, étant donné mes
faiblesses, mes points forts, ma capacité de récupération, mes objectifs, mes obligations
à l’extérieur du milieu sportif (études, famille, etc.)? Ou encore: Quelle tactique devraisje adopter, étant donné la qualité de l’adversaire, mes propres atouts, les circonstances
dans lesquelles nous devrons jouer, l’enjeu du match, etcetera? Il faut toujours essayer
de prendre la bonne décision en fonction du contexte spatio-temporel spécifique.
L’importance du développement d’une telle faculté d’appréciation ne peut en tout
cas être sous-estimée. Le fait de pouvoir atteindre des objectifs que l’on s’est fi xés grâce
à sa propre action autonome tend à renforcer le respect de soi-même. En outre, cette
prise de conscience et de confiance en ses propres possibilités, ne devrait pas se limiter
au domaine sportif. Le sport peut, par exemple, aider certaines personnes à sortir de
14
Ibid. Une des conclusions du Symposium sur l’Education olympique à Athènes (16-17 octobre 2003) affirmait ce même lien entre les valeurs olympiques et la citoyenneté: Les participants considèrent que les
valeurs olympiques peuvent contribuer à développer une citoyenneté plus active en renforçant les valeurs
de la société civile et à instaurer la paix dans le monde en fondant l’éducation des jeunes sur la notion de
démocratie. http://ec.europa.eu/sport/action-sport/docs/2003-sympol-concl-fr.pdf.
7
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
leur isolement social ou économique. Si on parvient à progresser et à être performant
dans le domaine sportif, pourquoi ne serait-il pas possible d’imiter le même succès dans
l’obtention d’un emploi?
Si on est d’accord sur le fait que le sport peut contribuer au développement de
l’autonomie individuelle, devrait-on en déduire pour autant que la pratique du sport préconise surtout une attitude individualiste? Certainement pas. Tout d’abord, comme on
l’avait déjà remarqué, l’autonomie est une qualité de caractère qu’il faut acquérir tout au
long de sa vie. Mais, ce qui est encore plus important, ce n’est que grâce aux autres que
l’on devient autonome. Cela vaut également pour le sport. Activer l’autonomie d’une personne à l’aide du sport, nécessite la «guidance» et l’encouragement constant des autres.
Deuxièmement, le fait que la pratique sportive puisse contribuer au développement de
l’autonomie individuelle, n’exclut aucunement la capacité de cette pratique de stimuler
la vertu citoyenne.
Sport et sens de la coopération
Mais, qu’en est-il de l’autre valeur clé de la citoyenneté républicaine libérale? Le
sport, peut-il contribuer au développement d’un goût pour la collectivité, d’un esprit de
coopération? La thèse que je veux défendre dans ce contexte comprend deux parties.
Dans un premier temps, j’argumenterai que la communauté sportive constitue indubitablement une communauté éthique. Dans un deuxième temps, je proposerai une argumentation dans laquelle j’avance que l’attitude coopérative au niveau sportif n’entraîne
pas nécessairement une attitude similaire au niveau citoyen.
Dans l’introduction de mon exposé, j’ai déjà fait remarquer que le monde du sport
est en quelque sorte un microcosme où l’homme semble pouvoir faire preuve d’un respect vis-à-vis d’un ensemble de valeurs éthiques, comme la solidarité, la générosité, la
fraternité, le respect de l’autre, le fair-play, etc. En discutant de la définition de la pratique sportive, j’ai avancé une explication possible de ce comportement altruiste. Une
activité sportive est, par définition, une activité qui est imprégnée de certaines valeurs.
L’entreprise dans laquelle les participants ne font plus preuve de respect et de solidarité,
et où tout est permis pour gagner, perd son caractère sportif. Une brève analyse réalisée
à l’aide des cinq conditions avancées par Dagger nous aidera à mieux comprendre pourquoi la pratique sportive est l’activité par excellence où la capacité éthique de l’homme
peut se manifester.
La communauté sportive est, en réalité, subdivisée en plusieurs sous-communautés disciplinaires qui sont toutes régies par leurs propres règles et valeurs. Pensons au
monde du football, celui du cyclisme, de l’athlétisme, de la natation, etc. Ces différents
mondes disciplinaires sont des milieux assez restreints. Aux différents niveaux d’une
compétition sportive, les équipes participantes ou les joueurs participants, se rencontrent régulièrement. Dans ce contexte spécifique, ce n’est pas une bonne idée de vouloir
profiter de la sportivité de l’autre («free-riding»). Le fait qu’il y aura encore d’autres rencontres dans l’avenir avec les mêmes adversaires (stabilité) facilitera l’installation d’un
mécanisme de réciprocité (altruisme conditionnel).
La condition de l’équité est, sans aucun doute, une valeur de base dans n’importe
quelle entreprise sportive. Pour qu’une compétition sportive puisse exister, il faut qu’il y
ait des règles équitables permettant à quiconque de se mesurer à sa juste valeur avec l’adversaire. Il faut en effet que les différents participants disposent d’une «sporting chance»
(chance raisonnable) de l’emporter. Cela implique, entre autres, que les participants qui
entrent en lice devraient être à peu près d’un même niveau sportif. En même temps, les
règles doivent être appliquées d’une manière équitable. Un arbitre qui donne toujours
l’avantage au même joueur, risque non seulement de fausser le jeu, mais aussi de discréditer le sport dans son entièreté. Pensons, par exemple, aux scandales liés au dopage qui
ont sérieusement terni l’image du sport cycliste. Les deux dernières conditions – celle
de la communication et de la participation – sont tellement intégrées dans la pratique
sportive, que leur respect constitue presque une évidence. Sans des participants actifs
qui partagent un savoir commun (règles, culture, coutumes d’un sport), il ne peut être
question d’activité sportive.
Peut-on supposer maintenant que l’attitude coopérative acquise dans le contexte
sportif, se manifeste automatiquement dans le contexte citoyen? C’est en tout cas ce
que l’un des principes de la Charte olympique semble suggérer (voir supra). Le moins
que l’on puisse dire, c’est qu’il ne s’agit pas d’une idée insolite. Assez souvent, on trouve
la notion que les associations et organisations (sportives et autres) de la société civile,
constituent en quelque sorte un espace de citoyenneté qui offre à ses membres la
8
CULTIVER LA CITOYENNETÉ: LES SPORTS PEUVENT-ILS Y CONTRIBUER?
possibilité de vivre, de décider et d’agir ensemble. Mais, il faut que l’on apporte un
bémol à cette hypothèse.
L’appartenance à un club de sport ou à n’importe quelle autre organisation locale
représente, pour la plupart des personnes, un engagement concret et personnel. Le
choix de telle ou telle activité sportive, ou de tel ou tel club de sport, est, dans la plupart
des cas, un choix mûrement réfléchi. Cela peut être expliqué par le fait qu’une telle
décision entraîne quand même un certain nombre d’implications importantes. Il s’agit
tout d’abord d’un investissement considérable de temps et d’effort. Il y a aussi l’aspect
financier (équipement, inscription, assurance, déplacements), et les engagements vis-àvis des autres membres du club, etc. La citoyenneté par contre, est injustement perçue
par beaucoup comme une appartenance plutôt virtuelle et instrumentale. L’aspect virtuel de la citoyenneté s’explique, entre autres, par son caractère peu tangible. Le citoyen
moderne connaît à peine une fraction de ses concitoyens, et l’expérience consciente
de sa citoyenneté est, en général, limitée à sa participation aux élections. L’aspect instrumental de la citoyenneté se manifeste surtout dans nos sociétés libres et ouvertes,
où chaque individu est focalisé sur le développement de sa propre conception du bien.
Une telle approche instrumentale est aussi caractérisée par une mise en exergue de la
dimension juridique de la citoyenneté et non par son aspect éthique.
Le fait que, pour la plupart d’entre nous, la citoyenneté et l’engagement sportif sont deux mondes complètement différents est néfaste pour l’hypothèse avançant
qu’il existe une manifestation quasi automatique de l’esprit coopératif lié à l’engagement
sportif dans le monde citoyen. Et pourtant, tout n’est pas perdu. On peut garder un brin
d’espoir en supposant que les vertus morales développées dans le contexte sportif puissent se manifester dans le contexte citoyen à partir du moment où la réalité citoyenne
est ressentie comme un engagement, et non comme une évidence sociale qui ne suscite
que peu d’émotion. Un premier pas dans cette direction serait de sensibiliser davantage les citoyens au fait que la société n’est pas une entité virtuelle. Au contraire, l’enjeu sociétal est non seulement d’une importance primordiale (assurer le bien-être des
citoyens), la probabilité de pouvoir «gagner le match» pour tout le monde dépendra de
l’engagement de tout citoyen. Faute de cette prise de conscience, nous risquons de finir
tous perdants.
Conclusion
Les sports peuvent-ils sauver la citoyenneté? Soyons clairs sur ce sujet: la réponse
est non. Peuvent-ils contribuer à cultiver la citoyenneté? Oui et non. Oui, parce qu’être
engagé dans une pratique sportive constitue, comme la citoyenneté, une entreprise
sociale dans laquelle des individus sont censés travailler ensemble afin de réaliser un
objectif en commun. Ou, autrement dit, le sportif vertueux et le citoyen vertueux partagent les mêmes qualités: l’autonomie et le sens de la coopération. Non, parce que dans
notre société moderne, la citoyenneté – contrairement à l’engagement sportif – n’est pas
perçue comme une entreprise sociale. Trop souvent, il existe une tendance à accentuer
l’aspect «droits citoyens» et à oublier l’aspect «devoirs citoyens». Cette méconnaissance
de la nature sociale de la citoyenneté est néfaste pour le développement du sens de la
coopération dans le contexte citoyen. Une manifestation spontanée de la solidarité sportive dans le contexte citoyen est, pour cette raison, peu évidente. Le défi à relever est
donc de convaincre les citoyens de la nature coopérative de la réalité citoyenne. Ce qui
est plus important, c’est de se rendre compte du fait que le «jeu sociétal» constitue une
entreprise coopérative dont l’enjeu est d’une importance primordiale. Hors du contexte
citoyen, les «vrais» sports ne peuvent même pas exister.
9
2
Travail Décent et développement
des compétences par le sport
pour les jeunes et les forces
de maintien de la paix
Giovanni di Cola
«Le but fondamental de l’OIT aujourd’hui est que chaque femme et chaque homme puissent accéder à un Travail Décent et productif dans des conditions de liberté, d’équité, de sécurité et de dignité.»
– Juan Somavia, Directeur général du BIT
Travail Décent et Sport
L
e travail décent résume les aspirations des êtres humains au travail. Il regroupe
divers éléments: possibilité d’exercer un travail productif et convenablement rémunéré; sécurité au travail et protection sociale pour les travailleurs et leurs familles; amélioration des perspectives de développement personnel et d’intégration sociale; liberté
pour les êtres humains d’exprimer leurs préoccupations, de s’organiser et de participer
à la prise des décisions qui influent sur leur vie; égalité de chances et de traitement pour
l’ensemble des femmes et des hommes. 1
Le travail décent devrait être au cœur des stratégies mondiales, nationales et locales relatives aux progrès économique et social. Il joue un rôle fondamental dans les
efforts tendant à lutter contre la pauvreté et constitue un moyen de réaliser un développement durable fondé sur l’équité et l’inclusion. L’OIT œuvre à la promotion du travail
décent dans le cadre de ses activités relatives à l’emploi, à la protection sociale, aux
normes et aux principes et droits fondamentaux au travail et au dialogue social. 2 Dans
chacun de ces domaines, on constate partout dans le monde des déficits, des lacunes et
des exclusions sous différentes formes: chômage et sous-emploi; emplois de faible qualité et improductifs; absence de sécurité au travail et précarité des revenus; violations
des droits; inégalités entre les sexes; exploitation des travailleurs migrants; absence de
représentation et de possibilités d’expression; insuffisance de la protection et de la solidarité face à la maladie, aux handicaps et à la vieillesse. Les programmes de l’OIT visent
à trouver des solutions à ces problèmes.
Pour progresser vers la réalisation du travail décent, il faut mener des actions au
niveau mondial en mobilisant les principaux acteurs du système multilatéral et l’économie mondiale autour de cet objectif. Au niveau national, les programmes intégrés
élaborés au niveau des pays par les mandants de l’OIT (représentant les gouvernements
et les organisations d’employeurs et de travailleurs) définissent les priorités et les cibles
au sein des cadres du développement national. 3 L’OIT, œuvrant en partenariat avec
1
Le travail décent est ainsi bien plus qu’une simple notion juridique. Cf. Le travail décent, points de vue philosophiques et spirituels, sous la direction de Dominique Peccoud (Genève BIT, 2004).
2
Le rapport du Directeur général de Juin 2001, dans sa première question à l’ordre du jour, intitulé Réduire
le défi cit de travail décent, un défi mondial est d’ailleurs explicite à ce sujet. On le trouve sur le site Internet:
http://www.ilo.org/public/french/standards/relm/ilc/ilc89/rep-i-a.htm
3
Un ouvrage du BIT explique clairement ces programmes nationaux en 2005. Il s’intitule: ILO Decent Work
Country Program: A Guidebook (BIT, 2005).
11
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
d’autres parties prenantes à l’intérieur et à l’extérieur du système des Nations Unies,
contribue, grâce à ses larges compétences et à ses principaux instruments d’action, à
l’élaboration et à la mise en œuvre de ces programmes, au renforcement des institutions
chargées de les appliquer et à l’évaluation des progrès accomplis.
La promotion du travail décent est une responsabilité conjointe des mandants de l’OIT
et du Bureau. En raison du caractère tripartite de l’Organisation, l’Agenda pour le travail
décent incorpore les besoins et perspectives de ses mandants, à savoir les gouvernements et
les organisations d’employeurs et de travailleurs, mobilisant leur énergie et leurs ressources
et proposant les fondations d’un consensus sur la politique sociale et économique.
Le sport a été intégré à cette démarche de promotion du travail décent, car c’est
un moyen décisif pour atteindre les jeunes. Ainsi, l’OIT élabore de méthodes élargies de
formation sur les questions relatives au Travail Décent par le réseau des universités; elle
contribue par ailleurs aux Initiatives des Nations Unies sur la Jeunesse pour l’emploi et
la formation notamment dans le secteur du sport et par le sport. 4
Une méthodologie pour un partenariat
pour l’emploi, par le sport
En effet, dans le cadre du «Youth sport program», 5 l’action menée par le Bureau
International du Travail part d’un constat: les jeunes travailleurs peuvent acquérir et
améliorer leurs compétences pour l’emploi en développant des aptitudes spécifiquement
«sportives». Cette analyse indique que ces mêmes activités liées au sport peuvent contribuer à promouvoir l’insertion des jeunes dans le monde du travail. Le but est également
d’intégrer les jeunes au monde du travail grâce à un certain nombre de partenariats
pour le développement durable avec la communauté sportive.
Cette idée s’articule autour de différents aspects qui ont permis de renforcer le
développement de compétences professionnelles en utilisant le sport pour les jeunes et,
également dans la mesure du possible, pour les officiers et les soldats intégrant les missions de maintien de la paix.
Évaluer les besoins au niveau local et national
Une enquête de l’OIT auprès de 360 projets sportifs a identifié des compétences spécifiques au sport qui peuvent compléter les compétences requises à l’embauche,
indispensables pour accomplir un travail au niveau local, national ou international. 6
Ces compétences, développées par le biais du sport, peuvent compléter et enrichir les compétences et qualifications pour l’emploi. L’analyse du BIT déjà mentionnée,
conduite sur le terrain, met ainsi en lumière les besoins concernant la formation des
jeunes en vue de leur insertion dans le marché du travail. 7 Les travailleurs ont besoin
d’opportunités pour acquérir et façonner leurs compétences, à travers des activités sportives et des formations spécifiques. 8 Un des aspects essentiels de toute démarche de
partenariat est de répondre aux besoins locaux et nationaux.
Pour évaluer les besoins et les opportunités à tous les niveaux, la mise en commun des capacités techniques de différents partenaires (sportifs, économiques, institutionnels…) s’avère utile. Par le biais de la méthodologie connue sous le nom de Common
Framework for Sport and Development, l’OIT rassemble les équipe pays des Nations unies
(UNCTs), les jeunes, le secteur privé, les agences de l’ONU, les partenaires sociaux,
4
Cf. le site web http://www.ilo.org/public/french/universitas/.
5
Cf. dans le même site: http://www.ilo.org/public/english/universitas/download/initiative/youth_sport_
prog.pdf
6
Cf. Beyond the Scoreboard: Youth employment opportunities and skills development in the sports sector, (Geneva
ILO, 2006) par un tableau précis aux pages 179-184.
7
Cette étude a été réalisée auprès de projets de l’Union Européenne dans le cadre de l’année européenne de
l’éducation par le sport en 2004 (http://ec.europa.eu/sport/action_sports/aees/aees_overview_fr.html) et
d’autres projets soutenus par les Nations Unies en général (http://www.sportanddev.org/en/index.htm).
8
Cf. Beyond the Scoreboard, Op. Cit., page 177, présentant comme exemple une étude réalisée au Mozambique.
12
TRAVAIL DÉCENT ET DÉVELOPPEMENT DES COMPÉTENCES PAR LE SPORT
les universitaires et les organisations non gouvernementales pour procéder ensemble
à ce genre d’évaluation. 9 En effet, il arrive souvent que ces différents acteurs se posent
les mêmes questions, réalisent des études sectorielles similaires, et utilisent du temps
et des ressources (techniques et humaines) alors qu’en collaborant entre elles, elles
seraient encore plus efficaces. Selon ce procédé de développement des partenariats,
l’ONU a reconnu et évalué les besoins et les compétences tirés du sport pour développer
l’emploi. 10
Compétences et valeurs du sport applicables au monde du travail
Comme cela a été dit, il existe des compétences de base issues du secteur sportif,
que tous les compétiteurs développent indépendamment de la discipline sportive dans
laquelle ils évoluent. Le volontariat, le travail d’équipe, la tolérance, l’acceptation et le
respect des règles comptent parmi ces valeurs, comme la franchise, l’estime de soi et la
discipline. Le sens de la coopération, le goût de l’effort et l’acceptation de la compétition
participent aussi de cela. 11 Ces compétences développées par le sport sont, par conséquent, uniques et ajoutent de la valeur aux qualifications pour l’employabilité. Finalement, les compétences, mentionnées ci-dessus, correspondent aussi bien au cadre de
l’OIT, qu’au cadre national et international des compétences pour l’emploi.
Ainsi, la recommandation de l’OIT No.195 (2004) sur «la mise en valeur des ressources humaines: éducation et formation tout au long de la vie» établie un cadre de
compétences pour l’emploi.
L’article 2 de la recommandation définit ainsi quatre éléments clés de ce cadre.
a)
l’expression «éducation et formation tout au long de la vie» englobe toutes les activités d’acquisition de connaissances entreprises pendant toute la durée de l’existence en vue du développement des compétences et qualifications;
b)
le terme «compétences» recouvre la connaissance, les aptitudes professionnelles
et le savoir-faire maîtrisé et mis en pratique dans un contexte spécifique; 12
c)
le terme «qualifications» se réfère à l’expression formelle des aptitudes professionnelles d’un travailleur reconnue aux niveaux international, national ou sectoriel;
d)
le terme «employabilité» se rapporte aux compétences et aux qualifications transférables qui renforcent la capacité d’un individu à tirer parti des possibilités d’éducation et de formation qui se présentent pour trouver un travail décent et le garder, progresser dans l’entreprise ou en changeant d’emploi, ainsi que s’adapter
aux évolutions de la technologie et des conditions du marché du travail.
De la même manière, la notion d’aptitudes relationnelles a été développée. 13 Ces
compétences correspondent à l’ensemble des aptitudes qui influencent la manière dont
on interagit avec les autres. Ce terme inclut des capacités telles que l’efficacité de la communication, la créativité, l’esprit d’analyse, mais aussi la diplomatie, la capacité à résoudre les problèmes, le leadership, l’esprit d’équipe et les capacités d’écoute. L’objectif des
9
Cette méthodologie est présentée aux pages 58, 59 et 60 de l’Offi cial International Handbook de 2004, publié
par la World Federation of the Sporting Goods Industry (www.wfsgi.org). La version intégrale de l’article est
disponible à l’adresse suivante: www.ilo.org/public/english/universitas/download/publi/article_wfsgi.pdf
10
Cf. UN Report on Sport for Development and Peace (Nations Unies, Mars 2003) disponible sur www.un.org/
themes/sport.
11
Ibid. page 8: le tableau sur les Valeurs et compétences acquises par le biais du sport.
12
L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a publié, par la voix du professeur J-J Guilbert, un Guide pédagogique pour les personnels de Santé dans lequel la notion de compétence est clairement délimitée. Les termes
en sont les suivants: «une compétence est une capacité professionnelle requise pour assurer certaines fonctions. C’est l’aptitude reconnue pour faire tel ou tel acte. Il peut s’agir d’une compétence intellectuelle (domaine cognitif), d’une compétence de communication (domaine affectif) ou d’une compétence gestuelle
(domaine sensori-moteur). La compétence est une virtualité dont l’actualisation constitue la performance».
La compétence inclut aussi les indispensables valeurs humaines (honnêteté, persévérance etc.), elle est
néanmoins professionnelle de fait, car liée à une profession. Cf. GUILBERT, J-J., Guide pédagogique pour les
personnels de santé, 6e éd., Genève: Organisation mondiale de la Santé (OMS, Publication offset; no 35), 1998,
ou article résumé: http://www.pedagogie-medicale.org/vol2_tribune.pdf, consulté le 10 juin 2007.
13
Cf. Code of ethics and good practice guide for physical education, par le European Physical Education Association (EUPEA) en Mai 2002 (ISBN: 90-70870-47-9).
13
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
exercices visant à développer les compétences relationnelles est de donner aux jeunes
et, éventuellement, aux officiers membres de forces de maintien de la paix, l’opportunité d’apprendre et développer un nouveau modèle de comportement et ainsi d’améliorer les relations humaines dans le contexte opérationnel du travail. 14
Les capacités habituellement requises et les compétences spécifiques au sport se
correspondent et se complètent. En analysant leurs différences, il apparaît que d’un
point de vue professionnel comme personnel, les jeunes travailleurs intégrant le marché
du travail avec des compétences caractéristiques du monde sportif seront bien équipés
du point de vue de compétences telles que la créativité et l’esprit d’équipe. Par dessus
tout, ils auront un comportement pacifique et respectueux envers la diversité culturelle.
Enfin, il apparaît que les sportifs, qu’ils soient professionnels ou amateurs, possèdent
souvent des qualités de gestion et de management.
Des applications possibles
Plusieurs applications concrètes visant à favoriser l’insertion des athlètes professionnels et des jeunes recherchant un emploi sont possibles dans des secteurs économiques donnés. Ainsi, le coaching et l’éducation physique peuvent contribuer à réaliser des
changements sociaux ainsi qu’à réduire les problèmes d’inégalité en particulier par un
changement d’attitudes. 15 Les coopérations sportives peuvent aussi favoriser des actions
culturelles. 16 Toutefois, la mise en place d’applications plus approfondies peut être utile
pour mettre en avant la manière dont les valeurs du sport se rapprochent des compétences pour l’emploi, par exemple dans le monde de l’entreprise. 17 À cet effet, le programme
Universitas du BIT mène actuellement deux études de cas en Europe qui ont un double
objectif. 18 D’une part, il s’agit d’améliorer la connaissance des capacités et qualifications
issue d’événements sportifs organisés au niveau local et d’analyser l’évolution d’un événement sportif de l’échelle locale à l’échelle globale d’autre part.
Cela nous amène à envisager divers cadres d’applications concrètes de cette
méthodologie, en allant de la formation des officiers jusqu’aux interactions permettant
l’insertion dans le monde du travail, en passant par l’opportunité qu’offrent les missions
de maintien de la paix des Nations Unies dans les pays en conflits.
Dans la formation des officiers
La formation des officiers, en incluant une dimension sportive, peut avoir un
impact important sur le travail décent. Un noyau de compétences et de ressources
humaines aussi important que celui d’une promotion d’officiers formés dans les «Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan» constitue une énorme ressource pour les Nations Unies.
Il s’agit de cadres possédant des qualifications professionnelles et techniques élevées,
d’un savoir faire logistique efficace et d’une capacité de commandement et de leadership
évidente. Ces mêmes officiers sont appelés à agir pour la sécurité des populations et des
travailleurs dans des conditions souvent difficiles pour le maintien de la paix et le retour
à la démocratie, auquel participe le Travail Décent, en particulier par le développement
du dialogue tripartite.
14
Cf. Beyond the Scoreboard, Op. Cit., page 188, US Air Force.
15
Cf. Actividad fìsico deportiva como instrumento para el desarrollo personal y social (Communidad de Madrid,
2002).
16
La Francophonie l’a bien compris en publiant sur le thème Sport et Francophonie, son 9e cahier coordonné
par Monique Pontault (L’Harmattan, 2001). L’article de Marcus Boni Teiga intitulé la francophonie, un drôle
de machin montre aussi ce lien entre action culturelle et coopération sportive. Cet article du journal Le
Bénin Aujourd’hui est disponible sur Internet (consulté le 14 novembre 2007: http://www.potomitan.info/
ayiti/magazine.php).
17
Cf. Advancing key Qualifi cations of disadvantaged young people through sporting activities («Job and sports»
network, Ljubljana, 2005), qui considère le sport comme un medium pour intégrer le marché du travail.
18
Cf. Les cas de la Vallée de Joux et du Allianz Swiss Open Gstaad: Organisation de manifestations sportives locales
recherche action menée par Christel Costa, Claire Bélony et Giovanni di Cola dans le cadre du Programme
Universitas en Août 2007. En cours de publication par le BIT, et disponible dans sa version provisoire sur
Internet http://www.ilo.org/public/french/universitas/publi.htm
14
TRAVAIL DÉCENT ET DÉVELOPPEMENT DES COMPÉTENCES PAR LE SPORT
La recherche et le maintien de la paix passe de plus en plus par des activités de
développement économique et social dont le travail décent est un pilier avec le respect
des normes fondamentales du travail telles la liberté d’association ou l’égalité des chances entre homme et femme. Toute méthodologie de formation découlant d’une démarche participative inspirée par le dialogue social, même dans des secteurs différends
comme le sport et l’insertion pour l’emploi, servirait les intérêts des populations et des
travailleurs, surtout si elle répond aux besoins exprimés par les bénéficiaires.
Les élèves officiers sont, de fait, les premiers missionnés pour construire ou
reconstruire lors des opérations de maintien de la paix. Il faut donc saluer ici le CREC
qui oriente les recherches des élèves officiers vers le sport et l’éthique par cette journée
d’étude utilisant une méthodologie participative. 19 Il convient aussi de s’interroger afin
d’étendre cette initiative qui permet aux futurs officiers de bénéficier de connaissances
utiles en matière de développement économique et social et de sécurité humaine dans
un pays en conflit. 20 Par ailleurs, un séminaire sensibilisant à l’impact social du sport et
à l’enjeu du travail décent aurait un effet notable dans une école qui forme des officiers
qui, pour la plupart, seront appelés à effectuer des missions pour l’ONU.
Dans les missions de maintien de la paix des Nations Unies
Les missions de maintien de la paix des Nations Unies dans les pays en conflits et
en voie de réconciliation ont souvent un rôle difficile; elles ont pourtant une importance
capitale pour promouvoir la paix. Or, sensibiliser les soldats au sport et aux valeurs qu’il
apporte aux populations permettrait ensuite une transmission à ces mêmes populations.
Une réelle connaissance des valeurs du sport, combinant les compétences et les qualifications en tant qu’éléments provenant de la discipline sportive, déterminerait ainsi le genre
de formation requise pour maximiser la reconstruction, la réhabilitation et la réinsertion.
Il serait utile que les membres des missions de l’ONU présentes dans les différents théâtres d’opérations puissent avoir accès à ce type d’informations. 21
Cependant, les missions de maintien de la paix des Nations Unies n’ont pas vocation à demeurer installées en permanence dans les pays où elles sont présentes. Néanmoins, les éléments qu’elles pourraient développer seraient comme un premier pas vers
des recherches sur les besoins en termes de formation et d’apprentissage des enfants et
des jeunes. Un jeune a besoin d’exprimer sa créativité, de savoir communiquer et d’un
esprit d’analyse. Ainsi, la jeunesse de ces pays doit être placée en condition d’adapter
son comportement et de le développer tout au long de sa vie professionnelle. Cela pourra
contribuer activement à la reconstruction et à la réinsertion. 22
Dans le monde de travail
Au niveau des pays en développement, il serait bon d’établir un inventaire structuré des métiers du sport et des activités économiques qui en découlent, comme cela
a été fait, par exemple, en Tunisie où plus de 60 catégories d’activités différentes liées
au sport ont été répertoriées. Le Sénégal et le Mozambique, parmi d’autre pays, sont
intéressés par de telles activités. Cette activité est doublement justifiée. En effet, d’une
part, un inventaire des activités sportives permettrait d’avoir une connaissance plus
19
Les actes des journées internationales des Ecoles de Saint Cyr Coëtquidan du 24 et 25 novembre 2005
(Ministère de la défense Armée de Terre, 2006) rassemblent ainsi plus de 370 pages de Conférences, tables
rondes et discussions sur le thème de l’éthique militaire.
20
Cf. Le rapport du Secrétaire général des Nations Unies de Septembre 2005 sous le titre In Larger Freedom disponible sur Internet en anglais (http://www.un.org/largerfreedom/) et en français (http://www.
un.org/french/largerfreedom/).
21
Cela a été le cas par exemple en Albanie en 2004 et au Mozambique en 2005. Cf. http://www.ilo.org/
public/french/universitas/area/index.htm .
22
Cf. Operational Guide to the integrated disarmament, demobilization and reintegration standards (UN, 2006):
la première étape des stratégies de réintégration des jeunes anciens combattants, au niveau de l’enfance,
y est l’éducation pour un développement physique (page 207) dans un tableau du BIT intitulé: Decent work
in the life cycle.
15
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
approfondie de la situation dans le secteur du sport et les secteurs associés. 23 D’autre
part, cet inventaire permettrait d’évaluer les gisements potentiels d’emploi bien au-delà
du sport proprement dit. Il s’agit donc d’inventorier et de découvrir de nouvelles opportunités d’emplois. 24 Ce travail pourrait ainsi avoir le soutien de l’Union Européenne ainsi
que des partenaires sociaux de l’OIT. 25 Par ailleurs, le soutien d’institutions de recherche
et de formation de haut niveau, telles les Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan, en vue d’une
possible application de telles méthodologies dans les zones de conflits à l’attention des
officiers et, ensuite, des forces de maintien de la paix serait bienvenue.
Dans les universités
Au niveau des études supérieures, il serait utile de mettre en place une collaboration entre les universités et le monde du sport, pour réaliser des programmes de
formation (études secondaires, universitaires et masters) développant des compétences
de bases et relationnelles par le sport. Ces formations viendraient compléter le master, déjà en place, pour la gestion des fédérations sportives et les sciences physiques,
avec une approche multidisciplinaire, qui est un atout indéniable pour les jeunes. Cela
permettrait aussi aux jeunes de s’adapter aux changements de situations et de savoir
identifier les opportunités propres au marché du travail. 26 Il s’agirait donc d’une interaction positive au service de l’emploi. De la sorte, en prenant en compte le sport dans les
formations universitaires, on intègrerait, chez les jeunes notamment, une dynamique
d’insertion à l’emploi et de travail décent, par le sport.
Conclusion
Comme nous venons de le voire, plusieurs applications concrètes d’une méthodologie de partenariat permettant de lier sport et travail décent, sont possibles au service
d’une bonne gouvernance, à différents niveaux.
a)
Dans la formation des officiers, des séminaires multidisciplinaires sur l’éthique
et le sport dans la perspective du travail décent pourraient être réalisés, sensibilisant davantage les cadres militaires à de nouvelles méthodologie.
b)
Dans les missions de maintien de la paix, les soldats pourraient bénéficier de
connaissance sur les valeurs du sport facilitant la reconstruction du pays et la
réinsertion des anciens combattants.
c)
Dans les formations proposées aux jeunes, des programmes interactifs utilisant le
sport et ses valeurs peuvent aider à développer des compétences et qualifications
utiles pour l’embauche.
23
Cf. Beyond the Scoreboard, Op. Cit., particulièrement le chapitre 6 de Jean Camy, page 85, revoyant la situation européenne des opportunités d’emplois dans le sector du sport. Le Chapitre 14 de Giovanni di Cola,
identifiant les emplois, les compétences et qualifications pour l’embauche montre bien aussi (pages 173 à
192) qu’il s’agit très souvent d’emplois ne faisant pas partie du sport à proprement parler mais nécessaire
à sa pratique (infirmière, gérant de stade, journaliste…).
24
À cet effet, l’expérience de l’Observatoire européen de l’emploi sportif (European Observatoire of Sport Employment) inauguré en 1994, est particulièrement intéressante (http://www.eose.org/home.htm). Elle met
à jour l’état et la taille du marché européen du travail du sport et des secteurs liés au sport et contribue à
développer le dialogue social dans tous les pays européens en renforçant les organisations de travailleurs
et d’employeurs dans le secteur du sport. Deux publications coordonnées par Jean Camy et Nathalie Le
Roux du Réseau européen des sciences du sport dans l’enseignement supérieur, respectivement en septembre 1998 et janvier 1999, en ont découlés: European classifi cation of sport occupations and sport related
occupations et European classifi cation of sport and sport related economic activities. Après une telle initiative,
le BIT aimerait mener un travail similaire dans les pays en voie de développement qui nécessitent un tel
inventaire.
25
Cf. Livre blanc de l’Union Européenne sur le sport (http://ec.europa.eu/sport/whitepaper/wp_on_sport_
fr.pdf)
26
L’ouvrage Multiple Intelligences (Basic Books, 2006) de Howard Gardner montre bien (de la page 213 à la
page 232) l’importance de l’encouragement de ce lien entre le monde l’éducation et celui de l’emploi, toujours en mouvement, pour permettre le développement de qualités telles le Leadership et le management
dans le chapitre 12 co-écrit avec Seana Moran.
16
TRAVAIL DÉCENT ET DÉVELOPPEMENT DES COMPÉTENCES PAR LE SPORT
d)
Dans le monde du travail, de nombreuses occupations sont liées au sport, sans
être «sportives». Répertorier et inventorier ces différents métiers révèlerait des
gisements potentiels de nouveaux emplois.
Faire comprendre l’enjeu d’une méthodologie de dialogue pour promouvoir le travail décent à travers le sport, notamment dans la formation, particulièrement militaire,
et dans les universités, c’est réellement innover vers une meilleure gouvernance et une
construction durable de la paix.
17
3
Maîtrise de soi
et lucidité préservée
Guy Guézille
F
ace à toute confrontation ou intervention, l’individu ou le groupe subit une «charge
affective» plus ou moins importante que l’on peut, aussi, qualifier de «stress» ou de
«pression». L’importance de cette charge affective dépend d’un certain nombre de paramètres tels que:
•
L’enjeu de la confrontation ou de l’intervention
•
L’objectif à atteindre ou la consigne à réaliser
•
Le niveau d’investissement de la personne ou du groupe
•
L’environnement ou le contexte de l’action
•
Le déroulement de cette action
•
La qualité et le niveau de l’adversaire ou de l’interlocuteur (individuel ou collectif)
•
La qualité et le niveau du (ou des) partenaire(s) dans le cas d’une confrontation
collective
•
L’état psychologique de la personne ou du groupe concerné AVANT et PENDANT
la confrontation.
Quels paramètres pour la maitrise de soi?
Un seul de ces paramètres non maîtrisé peut entraîner une perte importante d’efficacité. Une maîtrise complète peut permettre à l’individu ou au groupe d’atteindre
110 % de son efficacité qui prend en compte les qualités physiques, intellectuelles et
psychologiques. Cette maîtrise d’une situation pose, donc, le problème d’une maîtrise de
soi permettant de prendre le recul nécessaire pour:
•
Observer, analyser et comprendre le comportement et le mode de fonctionnement de l’adversaire ou de l’interlocuteur.
•
Choisir le mode, le moment, le lieu d’intervention ou d’expression en fonction de
ses propres ressources et qualités d’une part, en fonction de celles de l’opposant
ou de l’interlocuteur (individuel ou collectif) d’autre part.
Elle requiert une lucidité de tous les instants nécessitant, durant l’action, un recul
permanent qui doit permettre à l’individu ou au groupe d’objectiver le choix de sa stratégie d’action et d’être, en quelque sorte, acteur, bien sûr, mais aussi, spectateur de la
confrontation ou de l’intervention.
Ainsi, chaque individu ou groupe possède, au départ, un potentiel de force mentale
plus ou moins important. Toutefois, au-delà de cet aspect «inné», il est possible de «cultiver»
la capacité de réponse de chacun en faisant varier les différents paramètres cités ci-dessus
et en élevant progressivement, le niveau de difficulté de chacun d’entre eux.
Le choix des paramètres et de leur niveau de difficulté déterminera l’évolution et
la progression de l’individu ou du groupe quant à sa capacité à résister à des pressions
de plus en plus élevées. Ce processus doit, entre autre, permettre à l’individu de se
«construire» une véritable «confiance en soi» qui lui servira dans la vie de tous les jours
lorsqu’il sera confronté à un problème.
Ce sont à ces pressions, souvent très élevées, que se trouvent confrontés les sportifs, les éducateurs, les enseignants, les personnages publics tels que les hommes politiques ou les artistes et toutes les personnes ou groupes amenés à se trouver en situation
de confrontation, d’affrontement et d’opposition.
19
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
Je terminerai par l’évocation de deux exemples issus de mon expérience personnelle, de mon parcours sportif et professionnel. Il s’agit, en l’occurrence, du sportif de
haut niveau et de l’enseignant dans l’exercice de ses fonctions.
Le sportif de haut niveau
Tous les paramètres évoqués ci-dessus sont à prendre en compte dans l’approche
de la haute compétition. Comme c’est le cas dans toute mécanique de haute précision,
la machine humaine de haute compétition doit manier et maîtriser de façon très précise
chacun de ces paramètres et cela, en un temps souvent plus que réduit pouvant être du
dixième voire du centième de seconde.
Outre les qualités physiques nécessaires à la performance de haut niveau, ce sont
bel et bien cette lucidité et ce recul qui permettront aux sportifs (mais aussi à toute personne confrontée à une situation de tension) de «décider juste» dans l’instant. Seule une
bonne maîtrise de soi face à l’enjeu, l’adversaire présent, le contexte et l’environnement
permettra ce choix stratégique opportun.
Ainsi, on peut citer le cas d’un athlète qui, en l’absence de son adversaire le plus
redouté, effectuera une excellente performance et qui, face à cet adversaire redouté,
perdra tout relâchement et toute détermination. On peut, aussi, citer l’exemple de celui
qui, avant ou après le jour J, battra son record personnel mais perdra ses moyens ce jour
J, compte tenu de l’enjeu. On peut, enfin, évoquer l’influence du contexte et de l’environnement lorsqu’une équipe de sport collectif joue à domicile ou à l’extérieur.
C’est, en fait, l’accumulation et la répétition de ces confrontations qui, par la maîtrise de tous ces paramètres, «forgera le mental» du sportif de haut niveau et lui permettra de construire son propre processus de réponse à la confrontation.
L’enseignant dans l’exercice de ses fonctions
L’enseignant est, en permanence, amené à intervenir face à un collectif, tout
comme l’homme politique, l’artiste, le comédien, le chanteur etcetera… Tous, à travers
leur intervention, tentent de transmettre un message, un savoir, un savoir-faire. Les
différents paramètres évoqués auparavant (enjeu de l’intervention, objectifs à atteindre,
contexte et environnement, déroulement du cours, du spectacle ou du discours, qualité
et niveau des élèves, du public, état psychologique de la personne) se retrouvent dans
tous les cas. On pourrait aussi mentionner la bonne maîtrise et la bonne connaissance
du sujet à aborder ou du rôle à jouer.
A partir de ces données communes, il faut en ajouter une qui, malheureusement,
prend de plus en plus d’importante dans de nombreux établissements scolaires: les risques d’agression verbale, comportementale voire physique. C’est, manifestement, une
nouvelle donnée qui mériterait une attention toute particulière dans la formation des
futurs enseignants.
On retrouve, en effet, le même processus de maîtrise de soi et de lucidité nécessaire aux sportifs de haut niveau face à ces risques d’agression. Comment, face à ce
risque, adopter le bon comportement, les mots adéquats, le regard adapté? En fonction
de son choix, l’enseignant peut ou provoquer une escalade de la violence, ou calmer
et maîtriser la situation. Comme le sportif, de haut niveau, l’enseignant est souvent,
amené à prendre la bonne décision en un temps très bref. On retrouve aussi, la nécessité d’analyser et de comprendre le fonctionnement de l’élève ou du groupe d’élèves
pour choisir le mode d’ «influence» le mieux adapté. Je citerai, à cet égard, le remarquable ouvrage de M. Marshall B. Rosenberg. Son titre «les mots sont des fenêtres ou bien
des murs» explicite combien le choix d’un mot ou d’un comportement peut entraîner
l’ouverture et le dialogue ou la fermeture et la rupture de ce dialogue. Ce témoignage
montre, s’il en était besoin, combien la capacité à prendre du recul et décider juste peut,
même si l’inné ne peut être exclu, être cultivée à partir d’analyses et de répétitions de
situations adaptées à chacun.
Ce sera, en quelque sorte ma conclusion qui laisse à toute personne en position
de confrontation ou d’opposition, l’espoir d’améliorer sa capacité à analyser et à sélectionner la réponse juste en «cultivant» à partir de mises en situation et des paramètres
évoqués ci-dessus, la prise de recul, la lucidité et la maîtrise de soi.
20
4
Le sport, une arme essentielle
dans la lutte contre le diabète
Nicoletta Sulli
L
a qualité de vie peut être définie par certains critères tels que l’intégration économique, l’insertion sociale, la participation à des activités sociales et physiques, le bienêtre et l’accès aux services. Elle constitue en tant que tel un droit fondamental. Ce droit
inclut ainsi le droit à l’égalité des chances pour ceux qui sont affectés d’une maladie
chronique. Parmi les maladies chroniques, le diabète est une maladie particulièrement
présente dans notre société. La propagation de cette maladie est telle que l’OMS parle
déjà d’épidémie.
En effet, selon les statistiques, en Europe de l’ouest les cas de diabète type 1 ont
augmenté de 36 % entre 1994 et 2010 tandis que les cas de diabète 2 ont augmenté de
54,9 % sur la même période. Dans le monde, en 1995, les diabétiques étaient 135 millions; en 2025, ils seront 300 millions.
La lutte contre le diabète apparaît donc désormais comme une priorité. L’objectif
est double:
•
Pour les personnes affectées: garantir des conditions de vie digne, facilité l’accès
aux services, éviter les phénomènes de ghettos.
•
Pour l’ensemble de la population: favoriser une meilleure compréhension de la
maladie afin de sauvegarder leur propre santé (par exemple en prenant part à des
programmes préventifs).
Pour atteindre ces objectifs, la mise en place d’une stratégie précise et adaptée est
nécessaire. Le diabète est une maladie qui renferme une problématique éthique qui va
bien au delà de sa dimension médicale. Il est donc impératif de prendre en compte cette
dimension afin d’améliorer efficacement la qualité de vie des diabétiques. Dans cette
optique la communication et le sport s’avèrent être des instruments de choix.
I
La nécessité d’adaptation des moyens
de prévention et de lutte contre le diabète
aux particularités de la maladie
Les conséquences du diabète vont au delà de la sphère médicale. De nombreux
préjugés entourent les malades du diabète (A) comme c’est souvent le cas lorsqu’il s’agit
de problème de santé. Il importe donc de communiquer sur la maladie (B).
A
Le diabète: une maladie aux dimensions sociales
Plusieurs problèmes d’ordre éthique découlent du diabète.
Tout d’abord un grand nombre de personnes diabétiques rencontrent des difficultés d’intégration sociale. Ainsi au sein du milieu scolaire il arrive que certains professeurs soient effrayés d’avoir dans leur classe un enfant atteint de diabète. Bien souvent,
ils ne savent pas si ces enfants peuvent manger une nourriture identique à celle de leurs
camarades de classe.
D’autre part, du fait du manque d’informations, au contact des personnes affectées de maladies, les personnes saines sont souvent inquiètes. Beaucoup d’entre elles
ne connaissent de la maladie que les symptômes spectaculaires et les complications
qui sont bien souvent inquiétantes. Toutefois, peu de gens savent que lorsque les symptômes sont rapidement et bien traités, les complications ne sont pas sérieuses. De
même, il circule des idées reçues sur les soi-disant régimes stricts des diabétiques;
21
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
cependant, ces idées sont souvent exagérées et ont pour résultat de stigmatiser les
diabétiques.
Enfin, on remarque que les personnes saines sont peu intéressées par la prévention du diabète. Face au diabète, les patients sont souvent négligents. Beaucoup d’entre
eux ne connaissent pas les conséquences du diabète. Or, beaucoup de cas de diabète
pourraient être évité en pratiquant une activité physique de manière régulière ou bien
même en faisant attention aux risques d’obésité. Le diabète peut, dans certaines situations, poser des problèmes. Mais, grâce à des conseils médicaux et à une bonne hygiène
de vie, les diabétiques peuvent la plupart du temps mener une vie normale. Pourtant,
la population reste mal informée et certains clichés restent tenaces. Il convient alors
d’établir une stratégie afin de remédier à ces problèmes.
B
La communication: un outil au cœur de la stratégie de lutte
conte le diabète
Face à l’ampleur de ce fléau, il faut prévenir l’arrivée de la maladie mais également
ses complications lorsqu’elle est diagnostiquée. La communication s’avère donc être un
outil primordial dans l’amélioration de la qualité de vie. Dans cette optique, plusieurs
mesures sont à prendre, telles que:
•
Utiliser les activités physiques comme outils de communication visant à informer
les personnes malades et saines des caractéristiques de la maladie.
•
Mettre en œuvre des campagnes d’informations sur les maladies chroniques en
mettant notamment à contribution des personnes d’autorité, particulièrement
écoutées telles que des entraineurs sportifs, des instructeurs ou bien même des
personnes non sportives mais qui ont un lien avec le sport.
•
Utiliser des lieux de rencontres tels que les stades et les gymnases afin d’effectuer
des campagnes d’informations auprès des sportifs et de leurs spectateurs.
•
Organiser des manifestations sportives ayant pour but la diffusion d’informations
concernant la maladie.
•
Diffuser des exemples d’athlète atteint de maladie et dont les performances sportives sont remarquables.
La résolution du problème passe par une connaissance complète et objective de la
maladie (prévention, traitements):
1)
2)
II
Pour les personnes atteintes de la maladie:
–
Améliorer les contrôles et prévenir les complications.
–
Améliorer l’estime de soi et l’intégration dans la société (dignité humaine)
Pour la population:
–
Sensibiliser à la prévention.
–
Améliorer l’intégration des personnes affectées par la maladie dans la
société
Le sport: un instrument primordial
pour agir contre le diabète
Même si la recherche progresse et que de nouveaux médicaments apparaissent, le
vieil adage «mieux vaut prévenir que guérir» reste le maître mot de la prise en charge du
diabète. En ce sens, le sport est un élément clé du dispositif préventif (A). À ce titre, différentes études prouvent aujourd’hui que l’exercice physique et la perte de poids s’avèrent d’une étonnante efficacité. Ainsi il apparaît désormais clair que le sport est une
arme essentielle dans la lutte contre le diabète (B).
22
LE SPORT, UNE ARME ESSENTELLE DANS LA LUTTE CONTRE LE DIABÈTE
A
La prévention par le sport
a)
La nécessité de promouvoir l’idée du sport en tant que droit fondamental
pour tout individu:
Cette idée s’articule autour de quelques points:
Organiser des campagnes de promotion d’activités physiques pour toutes les tranches d’âge de la population en utilisant les milieux de rencontre les plus appropriés (par exemple, le milieux scolaire pour les enfants).
Offrir des programmes d’activités physiques adaptées aux personnes auxquelles
ils sont destinés, ceci en fonction de l’âge, de la condition physique, sociale et professionnelle.
Répandre une culture d’intégration par le sport à travers notamment les sports collectifs tels que le football ou des activités sportives collectives comme le marathon.
Organiser des programmes d’activités physiques centrés sur la communication
destinés aux personnes saines aussi bien qu’aux personnes malades.
Promouvoir une idée de l’activité physique qui offrirait les mêmes opportunités
d’intégrations et de résultats aux personnes atteintes de maladie chronique telle
que le diabète qu’aux autres.
•
•
•
•
•
b)
Promouvoir un mode de vie sain par la pratique d’activités sportives et
physiques.
La mise en œuvre des objectifs fi xés passe notamment par la pratique d’une activité physique. Le sport joue en effet un rôle très important dans le traitement et la
prévention du diabète (par exemple en agissant contre l’obésité). Il est donc nécessaire
de développer une meilleure communication à propos de la maladie afin d’assurer une
meilleure information aux personnes affectées ainsi qu’à l’ensemble de la population.
Les points ci-dessous ont pour buts de concrétiser cet objectif:
•
Mettre en place un système de fitness dans lequel serait compris un programme
nutritionnel (comme, par exemple, la prescription d’un régime alimentaire sain
ou le contrôle de l’alimentation).
•
Associer des programmes sportifs à des programmes d’éducation alimentaire.
•
Promouvoir l’idée que le sport est un droit fondamental pour tout individu.
•
Enseigner quels sont les bénéfices qui découlent de la pratique d’une activité sportive (premièrement: prévention de l’obésité, des maladies cardiovasculaires, etcetera… deuxièmement: traitement de ces maladies).
•
Organisation de programmes spécifiques d’activités physiques.
•
Pratique d’activités physiques et sportives visant à promouvoir un mode de vie
sain.
B
Le sport: un élément essentiel dans le traitement de la maladie
Le sport joue un rôle important dans le traitement et la prévention du diabète
et de l’obésité. L’activité physique fait en effet intégralement partie du traitement de la
maladie. Il importe donc d’agir à ce niveau par plusieurs moyens:
•
•
•
•
Inciter les gens à pratiquer une activité physique dans le but de préserver leur
capital santé.
Promouvoir des activités physiques compatibles avec la vie quotidienne, accessibles et peu couteuses telles que l’utilisation des escaliers, marcher, faire du vélo,
éviter l’utilisation des transports à moteurs.
Informer les gens sur le diabète, sur les bénéfices du sport, notamment par le biais
de personnes qualifiées tels les entraineurs sportifs.
Procéder à des analyses visant à mesurer les effets directs d’une activité physique sur le métabolisme. (Par exemple en mesurant la glycémie, le niveau de
cholestérol, ainsi que d’autres indicateurs sur les personnes affectées ou à risques
de même que sur des personnes obèses: dans un premier temps, avant l’activité
physique; dans un deuxième temps, après l’activité physique.)
23
PARTIE 2
SPORT
ET EDUCATION
MILITAIRE
25
1
Treize ans d’expérience
au Commissariat aux Sports
Militaires dans la réglementation
de la pratique du sport
dans les armées
Jean-Claude Aumoine
L
a préparation physique du soldat ne date pas d’hier. Sans remonter trop loin dans le
temps, on peut imaginer les soldats de Napoléon en campagne. Avant d’engager le
combat, ils doivent investir le pays ennemi. Les soldats marchent avec armes et bagages,
les cavaliers pour ménager leur monture marchent aussi. En outre, il faut supporter souvent un environnement climatique très rigoureux. Il faut aussi pouvoir récupérer lors
des haltes, dormir en dépit du stress du combat ressenti. Puis arrive la bataille. Les soldats doivent manœuvrer l’ennemi en franchissant des rivières, gravissant des terrains
accidentés. Mais quand arrive le moment de l’assaut à la baïonnette, de la charge sabre
au clair, les soldats puisent alors dans leurs dernières ressources physiques et morales.
On comprend bien que le soldat fait la guerre avec son corps et son âme. Mais de nos
jours, les soldats disposent de nouveaux matériels et armements, toujours de plus en
plus élaborés.
On serait tenté de croire que la charge physique du combat diminue et que les
meilleurs matériels suffisent pour gagner la guerre. En fait, il n’en est rien. Les crises et
les conflits récents ont prouvé qu’ils exigent de tout soldat des ressources physiques et
morales énormes, le succès lors des engagements des forces dépend autant, sinon plus, de
la valeur physique et morale des hommes que des matériels servis, les plus performants
soient-ils. La lecture des règlements français et américains confirme notre affirmation. 1
Le règlement d’entraînement physique militaire, le TTA 408 édité le 20 Javier 1960, cite
ainsi le Maréchal de Lattre de Tassigny: «…la guerre est une sorte de sport dramatique où le
combattant doit mettre toutes les ressources de son être, son endurance à la fatigue, au froid, à
la chaleur, à la faim, à la peur, sa volonté générale opposée à celle de l’ennemi, son intelligence
prête à saisir toutes les occasions…La carcasse, le cœur, le cerveau entrent également dans
le jeu que l’extrême péril de mort rend sans merci.» Cela fait parfaitement comprendre que
le sport doit faire partie intégrante du programme de préparation du soldat. Mais quels
sports faut-il choisir? Et lorsque l’on a sélectionné des sports, quelles formes doivent-ils
revêtir dans leur pratique? La question qui se pose est bien le «comment», ainsi que nous
y invite la problématique de cette journée de rencontre: «Quelles formes doivent prendre
la pratique ou la contemplation du sport, pour assurer le meilleur rendement en termes de
culture des forces physiques et morales des armées, au service de la politique de notre Etat?».
1
Par exemple, le Mémento de l’entraînement physique militaire de 1946 précise en introduction: «contrairement à ce que l’on aurait pu penser, l’accroissement du matériel dans la guerre moderne n’a pas provoqué
une baisse du facteur humain. Bien au contraire, il semble qu’en définitive la victoire ait été conditionnée
par la qualité de ce facteur, que le dernier mot soit revenu au soldat le plus entraîné physiquement, techniquement et moralement «. Le manuel américain: Field Manual No 21-20, Physical fitness training stipule
en préface: «On 5 July 1950, U.S. troops, who were unprepared for the physical demands of war, were sent
to battle. The early days of the Korean War were nothing short of disastrous, as U.S. soldiers were routed
by a poorly equipped, but well-trained, North Korean People’s Army». En français: Le 5 juillet 1950, les
troupes des Etats-Unis, qui n’étaient pas préparées aux exigences physiques de la guerre, ont été envoyées
au combat. Les premiers jours de la guerre de Corée ont bien failli être un désastre; les soldats U.S. ont été
mis en déroute par une armée de terre du peuple Nord Coréen mal équipée mais bien entraînée.
27
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
Pour essayer de répondre à ce questionnement, nous parlerons de notre expérience au CSM, en posant le problème de la définition du sport, des organismes qui l’ont
régenté de 1945 à nos jours et des doctrines sportives militaires qui ont prévalu pendant
cette période; nous exposerons également les problèmes de l’évaluation des pratiques du
sport ainsi que des effets pervers qui sont apparus dans ces pratiques.
Notre expérience au CSM nous a permis d’appréhender le sport militaire dans sa
complexité, tant dans sa définition que dans son organisation par les états-majors centraux qui se sont succédés depuis le Service central des sports jusqu’au CSM. Le sport
militaire s’est organisé, de 1945 à 2000, autour de trois doctrines et a révélé des problèmes d’évaluation et des effets pervers dans sa pratique.
Essai de définition du sport militaire
Tout le monde croit pouvoir définir le sport militaire car les militaires sont tous
plus ou moins pratiquants. En fait, les confusions sont fréquentes. Pour illustrer notre
propos, nous reproduisons, ci-après, la conversation typique que nous avons souvent
entendue lors des visites de libération.
Le général s’adresse au soldat libéré: «Vous avez fait du sport, soldat, au cours de
votre dernier mois de service?».
Le soldat: «Non, mon général… euh! Si on a joué au foot quand on «était d’alerte»
au quartier».
Le chef de corps du soldat: «Voyons vous exagérez un peu, vous oubliez de dire au
général que la semaine dernière vous avez participé à un raid de 60 km!».
Le soldat: «Mais mon colonel, la marche militaire, c’est pas du sport ça!».
Et voilà! Le mot est lancé. Faire du sport, c’est jouer au ballon en short. Mais s’entraîner sur le parcours du combattant, lancer des grenades, réaliser une marche commando ce n’est pas faire du sport. Pourtant quand on fait un parcours du combattant où
qu’on dispute un match de rugby, on améliore sa condition physique.
C’est donc le CSM qui a voulu éclaircir le sujet, en 1991, en proposant une définition du sport militaire que nous reproduisons ci-après. «En réalité, sous le vocable sport,
nous regroupons les activités physiques (AP), les activités physiques militaires (APM) et
les activités physiques et sportives (APS). Le terme sport prend un sens générique pour
désigner ces trois types d’activités qui, considérées dans leur ensemble, constituent les
activités physiques militaires et sportives (APMS).» 2
L’organisation du sport militaire de 1945 à 2000
Avant la Deuxième guerre mondiale, une grande école militaire avait la charge de
l’organisation du sport militaire et civile: l’Ecole supérieure d’éducation physique de Joinville-le-Pont. Mais en 1939, elle ferme définitivement ses portes. En 1945, il faut réorganiser totalement la pratique du sport, avec ou sans les anciens cadres de l’Ecole de Joinville.
C’est la «cellule sport» dépendant du 3ème bureau de l’état-major de l’armée qui prend le
relais avec la responsabilité de la réorganisation de la pratique de l’entraînement physi-
2
28
Maintenant, les définitions des AP, APM, et APS (toutes regroupées dans le sigle APMS) sont les suivantes:
• Les activités physiques (AP). On entend par activités physiques (AP) toutes les activités qui mettent en
Suvre les muscles squelettiques du corps humain et qui consomment de l’énergie (cette définition est
empruntée à l’Association internationale du sport pour tous), permettant d’entretenir ou d’améliorer la
condition physique. Nager simplement, pour améliorer ses capacités organiques ou se détendre, ou faire
les deux à la fois, C’est pratiquer une AP.
• Les activités physiques militaires (APM). Les APM sont des activités permettant d’entretenir ou d’améliorer la condition physique spécifique du militaire en prévision de l’exécution de sa mission du temps
de crise ou de guerre. Exemples: pratique du parcours du combattant, de la marche commando, du lancer de grenades à main, etc.
• Les activités physiques et sportives (APS). Les APS sont les activités régentées par les fédérations ou
associations internationales et nationales qui permettent également de maintenir ou d’améliorer la
condition physique de base. Exemples: pratique des sports collectifs, de l’athlétisme, du ski alpin, participation au «Raid Gauloises», etc.
TREIZE ANS D’EXPÉRIENCE AU COMMISSARIAT AUX SPORTS MILITAIRES
que militaire (EPM) et du sport dans les unités. 3 En 1948, le Service central des sports est
créé pour ne s’occuper que des sports. 4 Dès lors, c’est encore le 3ème bureau de l’état-major
de l’armée qui règlemente l’entraînement physique militaire par le TTA 408.
Le Service interarmées de l’entraînement physique et des sports (SIEPS) succède
au Service central des sports, de 1962 à 1972 avec de nouvelles missions en plus. Ces
principales attributions nouvelles sont:
•
la coordination des études et l’élaboration des directives générales en matière
d’entraînement physique au sein des armées;
•
le contrôle des méthodes, appliquées dans les unités et formations militaires pour
l’entraînement physique, et des résultats obtenus;
•
la coordination en matière d’infrastructure sportive;
•
la direction de la formation des moniteurs d’entraînement physique. 5
Il est remplacé par l’Inspection technique de l’entraînement physique et des sports
(ITEPS). 6 Le 28 avril 1980, le Commissariat aux sports militaires (CSM) reprend les missions de l’ITEPS en perdant la mission d’inspection technique. Toutes ces structures qui
se succèdent voient leurs missions augmenter au fil du temps; ce qui marque l’intérêt
des armées pour la pratique du sport.
Depuis 1945, avec la cellule sport de l’Etat-major de l’armée jusqu’en 1962, avec
la création de SIEPS, on assiste, en effet, à une montée en puissance des organismes
centraux chargés d’organiser la pratique du sport. Le SIEPS marque une nouvelle forme
d’organisation, à vocation interarmées, interministérielle et internationale militaire
prononcée. Il prend tout en charge, de la pratique du sport (dont celle de haut niveau) à
la formation des cadres et au contrôle technique de l’entraînement. L’Ecole interarmées
des sports (EIS) de Fontainebleau, créée en 1967, parachève ce dispositif. Avec l’EIS sont,
en effet, localisés sur le même site le Bataillon d’Antibes, chargé de la formation des
moniteurs, et le célèbre Bataillon de Joinville, regroupant 450 sportifs de haut niveau.
Le CSM bénéficie, jusqu’à la fin des années 90, de l’expérience des structures centrales
qui l’ont précédé mais aussi de l’aide de commissions consultatives. 7
3
La cellule sport de l’état-major de l’armée s’appuie sur le centre de formation de Pau et le Centre militaire
d’escrime et des sports de combat d’Antibes auxquels elle donne des directives. Elle participe, en la personne de son chef, à la rédaction du nouveau règlement: le TTA 401 (Mémento de l’entraînement physique
militaire de 1946).
4
Le Service central des sports reçoit les missions d’organiser la pratique du sport dans les trois armées et
d’établir des rapports avec tous les organismes officiels ou privés s’occupant des questions sportives ou s’y
intéressant. Il traite des compétitions internationales militaires et recrute des arbitres et officiels militaires. Le Centre sportif des forces armées (qui devient, le 1er juillet 1956, le célèbre Bataillon de Joinville)
et le Service des sports équestres relèvent directement de son autorité. Le Service central des sports ne
s’occupe que du sport et n’intervient pas dans l’entraînement physique militaire (voir en note précédente,
la définition des activités physiques militaires – APM) ni du personnel spécialisé. Il édite, en 1960, un
recueil de textes se rapportant à la pratique sportive dans les armées mais ne participe pas à l’élaboration
du règlement d’entraînement physique militaire, le TTA 408, qui en 1958 remplace le TTA 401 et le manuel
du moniteur de sports de combat (édition de 1954).
5
Le SIEPS établit également le calendrier sportif général des armées et assure les liaisons nécessaires entre
le ministère de la Défense nationale et le Secrétariat d’Etat à la jeunesse et aux sports. Par ailleurs, le chef
du SIEPS dirige la délégation française aux assemblées générales du Conseil international du sport militaire
(CISM). En plus, et ce qui devient important, il apporte, dans la mesure de ses possibilités, son concours
technique aux inspections en matière d’entraînement physique, à la demande des inspecteurs généraux
des armées. L’Ecole interarmées des sports (EIS) de Fontainebleau lui est rattachée organiquement, à sa
création le ler juillet 1967. Le SIEPS reçoit, par rapport au Service central des sports, deux nouvelles missions
importantes: la formation des moniteurs et le contrôle des méthodes. Le SIEPS préfigure les organismes qui
lui succèdent: l’Inspection technique de l’entraînement physique et sportif (ITEPS) et le CSM.
6
L’ITEPS est créée le 23 décembre 1972. Mais par rapport aux missions de SIEPS, il n’y a que peu de changement. L’ITEPS prend le nom d’inspection mais la consultation des archives du sport militaire fait apparaître que cette mission s’est limitée à l’élaboration de fiches techniques, pour conseiller les généraux
inspecteurs de chacune des armées, en matière de sport. Rien de nouveau donc par rapport au SIEPS.
7
Les commissions nationales des sports militaires et les commissions régionales des sports militaires,
créées en 1967 pour la collaboration entre les autorités civiles et militaires compétentes et les fédérations
sportives, au niveau national et au niveau régional, d’une part, et la commission interarmées de l’entraînement physique et des sports, d’autre part, pour la préparation de la réglementation sportive et la formation
des moniteurs dans les armées.
29
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
Après 1945, le sport militaire est donc réorganisé par la création d’organismes
centraux comme le SIEPS et le CSM, son héritier, qui affichent une vocation sportive
(cf. la définition des APS) et interarmées. Mais il ne faut pas oublier la part prise par
chacune des armées dans la préparation physique de ses forces, au moyen d’acteurs,
plus décentralisés que ceux que nous venons de décrire, qui prennent en charge la
composante militaire de l’entraînement (cf. la définition des APM). 8 Les structures centrales que nous venons de décrire, responsables de la préparation des directives et de la
réglementation générale, contribuent à l’élaboration de trois doctrines que nous allons
maintenant présenter.
Les doctrines sportives militaires
La doctrine d’Antibes (1960-1975)
La doctrine d’Antibes (cf. TTA 408 du 20 janvier 1960) assigne à l’entraînement
physique militaire trois buts directs et un but plus lointain. Les buts directs sont «d’amener les recrues à une bonne condition physique, indispensable pour recevoir avec profit
l’instruction militaire de base; de préparer, par des procédés réalistes les futurs combattants à l’accomplissement des gestes de combat dans la cadre de l’unité élémentaire; de
développer les qualités physiques et morales de la troupe et des cadres, afin d’augmenter
le rendement à l’exercice et au combat».
Le but le plus lointain «est de susciter et de développer pour le plus grand nombre le
goût de l’effort physique, des pratiques sportives et de l’hygiène corporelle. Ces pratiques, propres à permettre le maintien en condition d’un certain nombre de réservistes, faciliteront, si les
circonstances l’imposent, leur réadaptation comme combattants».
Pour réaliser les buts fi xés l’entraînement physique comporte trois composantes:
•
l’entraînement physique général (l’EPG), pratiqué «de jour et de nuit», en tenue
d’éducation physique et comprenant «des séances en parcours avec ou sans natation»
des séances sur plateau (cf. méthode Hébert), et des séances à la poutre.
•
l’entraînement physique au combat (l’EPC) pratiqué «en tenue de combat, de jour
et de nuit, par tous les temps». 9
•
l’entraînement sportif (l’ES) constitué d’activités physiques pouvant être normalement inscrites à la progression hebdomadaire et d’épreuves physiques pratiquées
en loisir. 10
La doctrine de Fontainebleau (1975-1990)
La doctrine de Fontainebleau (cf. Manuel de l’entraînement physique et de la pratique
des sports approuvé le 27 juin 1975) est rédigée selon des principes généraux identifiant
clairement les effets à obtenir sur le personnel militaire. Les principes généraux qui
introduisent la doctrine sont essentiellement les suivants:
«Les activités physiques et sportives, rationnellement conduites, développent
non seulement la valeur physique de l’individu, mais également ses qualités de caractère et sa valeur morale. Elles concourent, en outre, à faciliter sa formation professionnelle. Elles sont donc un élément fondamental de la formation générale militaire:
8
A titre d’exemple seulement, nous citerons le centre national d’entraînement commando (CNEC) de Montlouis, l’Ecole des troupes aéroportées de Pau (ETAP) pour l’armée de terre et l’Ecole des fusiliers marins
de Lorient pour la Marine Nationale.
9
L’EPC «comporte des séances de pratique de terrain (programmation de marches et raids), des séances
de progression au combat (ramper, plaquages au sol, etc.) sans arme, puis avec arme. Il comprend aussi
l’entraînement sur parcours (parcours d’obstacles) dont les parcours sur «piste du risque» et parcours du
combattant, le combat de choc (corps à corps, lancer de grenades, préparation physique en vue du tir en
combat rapproché (ou «tir instinctif») et la préparation physique à la survivance en pays hostile».
10
Parmi les activités programmées figure le pentathlon militaire (tir au fusil, parcours du combattant effectué sans arme, parcours nautique de 50 mètres avec obstacles et cross-country de huit kilomètres). Parmi
les activités physiques de loisir on retrouve l’athlétisme et la natation qui prennent la forme de challenges
du nombre, les cinq sports collectifs, le water-polo et la pratique des poids et haltères.
30
TREIZE ANS D’EXPÉRIENCE AU COMMISSARIAT AUX SPORTS MILITAIRES
des cadres dont elles prolongent la jeunesse; des techniciens, qu’elles rendent plus
efficaces; des combattants du rang devenus, grâce à leur pratique, plus aguerris. Sur
le plan collectif, elles jouent un rôle essentiel en concourant au développement de
l’esprit de solidarité, au goût de la réussite collective et au sens de la discipline librement consentie. Pratiquées par les cadres au sein de leur unité, elles sont un facteur
très important de cohésion. Mais parce qu’elle a, dans le cas d’un service militaire
obligatoire la responsabilité de tous les jeunes Français à une période où ils sont
encore réceptifs, l’armée a le devoir de prolonger l’action de l’éducation nationale
dans la recherche du plein épanouissement physique et moral des recrues. Le service
national apporte alors au plus grand nombre un complément de formation et dans
certains cas, une chance de rattrapage inespérée. Le sport amène ainsi l’armée à
assumer à l’égard de la famille, de l’école, de l’université ou de l’entreprise, un rôle de
continuité qui s’avère, sur le plan social, un lien solide entre la nation et l’armée».
La doctrine proprement dite donne une grande place au sport et appuie sa pédagogie sur la compétition. Elle affirme ainsi:
«C’est en effet le sport qui doit être au cœur des programmes car il est incontestablement l’activité la plus complète pour la formation générale. Certes, des procédés fonctionnels adaptés peuvent donner sur le plan physique des résultats aussi
bons, parfois meilleurs, que ceux obtenus par la pratique du sport mais ils n’auront
jamais les mêmes incidences psychologiques sur le plan de l’individu et surtout sur
le plan collectif».
La pédagogie de la doctrine s’appuie sur la pratique sportive qui «débouche en effet
naturellement sur la compétition, dont le goût est inné chez tout individu», générant «la motivation… pierre angulaire du système». Chaque homme est orienté vers une discipline sportive individuelle ou collective. La doctrine précise aussi: «A l’ occasion de cette pratique
sportive, il s’agit de développer, à l’aide des procédés répondant le mieux aux objectifs visés,
toutes les qualités nécessaires au combattant et à l’individu…». II ne s’agit pas, bien sûr, de
former des footballeurs ou des judokas mais, par le biais du sport, de faire pratiquer un
entraînement physique attrayant et dynamique.
La doctrine de 1990
La doctrine de 1990 (cf. Manuel de la pratique des activités physiques et sportives
dans les armées) donne comme but à l’entraînement physique de «préparer le militaire
à assumer sa mission ou son emploi du temps de crise ou de guerre et améliorer son efficacité dès le temps de paix». Cet entraînement physique est conduit après une évaluation
de variables physiologiques individuelles permettant une catégorisation en fonction de
l’âge et du sexe. Il comporte:
•
une mise en œuvre d’activités fondamentales adaptées aux catégories et étudiées
pour atteindre dans un temps donné un niveau théorique de condition physique
moyenne;
•
une élaboration de plans d’entraînement complets adaptés à la spécificité de la
mission et aux astreintes générées par les activités professionnelles et un contrôle
obligatoire des effets de l’entraînement effectué au moyen de tests périodiques
adaptés. Ces plans d’entraînement complets sont conçus sur des objectifs généraux
(mise en condition physique) ou partiels (préparation d’une mission programmée,
d’une activité majeure ou saisonnière) fi xés par le chef. Selon des règles simples
de dosage (variant en fonction des objectifs) et de programmation, les plans sont
constitués par l’amalgame d’activités physiques judicieusement choisies parmi les
procédés d’entraînement, les sports classiques et les sports militaires.
Quelques remarques sur ces trois doctrines
Les doctrines d’Antibes et de 1990 sont assez similaires. En effet, il s’agit de préparer le soldat à son éventuel engagement dans une situation de crise ou de guerre. En 1960,
le sport dans l’instruction militaire, selon la citation du Maréchal de Lattre de Tassigny,
doit «…former des soldats c’est-à-dire des hommes aptes à faire la guerre… Or la guerre est une
sorte de sport dramatique où le combattant doit mettre toutes les ressources de son être…». La
doctrine de 1990 a été élaborée dans les années quatre-vingts qui voient des engagements
militaires français de plus en plus fréquents, même s’ils ne mettent en jeu que des forces
armées relativement modestes (après Kolwezi, il y eut le Tchad, le Liban…). N’oublions
31
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
pas aussi qu’au moment de la rédaction de la doctrine d’Antibes, dans les années 50, la
France fait la guerre d’Indochine et d’Algérie. Il y a lieu d’observer néanmoins que ces
doctrines, pour similaires qu’elles soient dans la part qu’elles réservent à l’entraînement
physique militaire (cf. APM), présentent toutefois des différences. En 1960, on n’adapte
pas. Le fantassin, le pilote de chasse, le sous-marinier doivent disposer des mêmes qualités physiques. Cela n’est plus vrai en 1990 car on affirme que les conditions physiques de
ces militaires sont spécifiques de l’exécution de leurs missions très différentes et, qu’en
conséquence, l’entraînement physique qui doit leur être appliqué est différent.
La situation politique, en 1975, est bien différente. Pour la première fois depuis
longtemps la France est en paix depuis la fin de la guerre d’Algérie, en 1962. En dépit de
l’existence de deux blocs qui font la course aux armements, la probabilité d’une guerre
conventionnelle est très faible. De plus, la France vit à l’abri du bouclier de sa propre dissuasion nucléaire, et, en cas d’agression du pacte de Varsovie l’engagement des armées
américaines est quasi certain… Nous avons pu observer que le texte de la doctrine de
1975 est largement inspiré du travail de la commission: «le sport à l’armée», paru dans
l’essai de doctrine diffusé en 1965 par le Secrétariat de la jeunesse et des sports. Dans
ces conditions, il n’y a rien d’étonnant à ce que la pratique du sport soit instituée comme
moyen de mise en condition physique du combattant et comme outil de formation générale. Et l’on comprend parfaitement que le sport amène ainsi l’armée, constituée d’une
grande majorité d’appelés, à assumer à l’égard de la famille, de l’école, de l’université ou
de l’entreprise un rôle de continuité qui s’avère, sur le plan social, un lien solide entre
la nation et l’armée.
Si les doctrines sportives militaires prescrivent les buts assignés à l’entraînement
physique, et les effets que doit produire cet entraînement sur la condition physique du
personnel, il faut encore savoir si l’entraînement a bien été exécuté, d’abord, et s’il produit les effets escomptés, ensuite. Ce qui introduit la notion d’évaluation.
Les problèmes de l’évaluation
Il est communément admis que c’est au chef qu’il appartient de vérifier la bonne
exécution de ses ordres. C’est ce qui se passe normalement dans les différentes chaînes
de commandement. Mais lorsqu’il s’agit de contrôler l’entraînement physique, les choses peuvent se passer différemment. L’observation des textes réglementant le sport fait
apparaître que l’inspection de l’entraînement physique a bien figuré parmi les souhaits
de certains responsables de structure technique et de conseil. Comme cas d’école, nous
parlerons de l’Inspection technique de l’entraînement physique et des sports (ITEPS),
que nous avons déjà présentée, et du comité d’évaluation de la directive ministérielle
sur la pratique du sport. L’observation du comité d’évaluation nous permettra également
d’appréhender toute la difficulté qui résulte de l’appréciation des effets de la pratique du
sport en regard des objectifs fi xés par directive.
L’évaluation de la pratique du sport par l’ITEPS
Nous avons déjà observé, ci-dessus, que le SIEPS se distingue de son prédécesseur,
le Service central des sports, par le fait qu’il «effectue le contrôle des méthodes appliquées
dans les unités et formations militaires pour l’entraînement physique et des résultats obtenus».
Cette mission de contrôle est reprise par le successeur du SIEPS qui, dans son titre,
porte bien la mission d’inspection. 11 Une enquête sur ses missions d’inspection a été
réellement effectuée, dans le début des années 90, sur demande de la Cour des comptes
qui était venue évaluer le CSM. Après consultation des archives de l’ITEPS, il est apparu
que, dans la pratique, ces missions d’inspection se sont résumées à la rédaction d’une
fiche technique destinée aux généraux inspecteurs d’armée.
Entre temps, les attributions du général chef d’état-major des armées et celles des
chefs d’état-major de chacune des armées sont modifiées. Le général chef d’état-major
11
32
Aux termes de l’arrêté du 23 décembre 1972: «Un offi cier général portant le titre d’inspecteur technique de
l’entraînement physique et des sports remplit, sous l’autorité directe du chef d’état-major des armées, des missions
d’inspection, d’études et d’information en matière d’organisation et de pratique de l’entraînement physique et des
sports dans les armées».
TREIZE ANS D’EXPÉRIENCE AU COMMISSARIAT AUX SPORTS MILITAIRES
des armées ne contrôle que la préparation des forces engagées sur un territoire extérieur
et les chefs d’état-major de chacune des armées sont maintenant seuls responsables de
la préparation de leurs propres forces sur le territoire national. De ce fait, la mission
d’inspection de l’ITEPS n’a plus lieu d’exister. Cependant, des faits nouveaux surviennent, au tout début des années 90, qui permettent de relancer l’inspection du sport au
niveau central et qui aboutissent à la création du Comité d’évaluation de la politique du
sport dans les armées.
Le Comité d’évaluation de la politique du sport dans les armées
Au début des années 90, un fait survient dans l’administration nationale: le premier ministre, monsieur Michel Rocard, décide d’améliorer le fonctionnement du service
public. Les différents ministères doivent intégrer dans leur démarche une procédure
d’évaluation. Il est ainsi demandé, rapidement, à chaque ministre de mettre en œuvre
une évaluation d’une de leurs politiques, à des fins d’expérimentation. Le ministre de
la défense n’échappe pas à la règle et décide que c’est la politique du sport qui doit être
évaluée. Le comité d’évaluation de la politique du sport dans les armées est ainsi crée,
le 21 octobre 1991 par l’instruction no 2999 /DEF/SGA.
Le comité d’évaluation se penche donc sur l’application de la directive no 57 pour
la pratique de l’entraînement physique et des sports dans les armées du 2 janvier 1991
qui précise que:
«L’entraînement physique militaire et sportif garantit une bonne condition
physique et favorise la cohésion des unités. Il représente donc une activité majeure
pour la formation du militaire et par conséquent, pour le maintien de la capacité
opérationnelle des armées. Appelés et engagés, les jeunes Français doivent trouver
au sein des armées l’occasion de situer le sport dans leur existence d’adulte et de
citoyen».
La directive précise également qu’une procédure d’évaluation de la politique sportive est instaurée. Le comité d’évaluation est composé d’un président, désigné par le
contrôle général des armées, du Commissaire aux sports militaires, membre de droit,
et de membres désignés par les inspecteurs généraux des armées, les inspecteurs du
Service de santé et le chef du Service d’information et de relations publiques des armées
(SIRPA). Le comité établit des relations avec le comité scientifique de l’évaluation créé
pour l’amélioration du service public. Aux termes de l’instruction qui le crée, le comité
d’évaluation doit apprécier si la directive ministérielle et les directives propres à chaque
armée permettent effectivement d’atteindre les effets attendus: «au niveau individuel:
acquisition ou maintien d’une bonne valeur physique individuelle; au niveau des unités: amélioration de l’aptitude opérationnelle; au niveau de la Nation: développement de la pratique
sportive et de l’esprit de défense».
Le comité rend son premier «rapport d’étape» le 31 mai 1993. Nous ne rapporterons pas ses conclusions, qui seraient trop longues, mais nous insisterons sur quelques
problèmes rencontrés dans l’évaluation de la directive. Tout d’abord, qu’est-ce que la
valeur physique individuelle? Bien sûr, le Manuel de la pratique des activités physiques et
sportives dans les armées (tome l) instaure un contrôle obligatoire de la valeur de l’aptitude physique individuelle (COVAPI) avec des épreuves physiques assorties de barèmes.
Le comité a pu observer comment ce contrôle était subi (ou pas du tout subi) dans les
armées. Mais ses observations ne pouvaient porter que sur les informations données
dans les comptes rendus annuels des armées qui, comme tout document de synthèse,
peuvent parfois s’écarter de la réalité. Le COVAPI rend-il suffisamment compte de la
valeur physique individuelle par la nature de ses tests. N’y a-t-il pas d’autres tests plus
performants? Des tests d’évaluation des APM par exemple? Un soldat rustique, mais
peu performant aux tests du COVAPI, a-t-il une moindre valeur physique que le soldat
très performant mais peu rustique, parce que moins résistant au froid, au manque de
sommeil? Ce qui démontre aussi la difficulté d’apprécier l’aptitude opérationnelle par
manque de critères d’observation qualitatifs et quantitatifs.
33
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
Les effets pervers d’une directive sportive
Quand l’application d’une directive aboutit à des effets non escomptés allant souvent dans le sens opposé à ce qui avait été imaginé par les concepteurs de la directive, on
observe alors des effets pervers. A titre d’exemple, le comité s’est penché sur les blessures
causées par le sport et s’est rendu compte que la tenue «d’une comptabilité des blessures»
occasionnées par le sport pouvait supprimer le sport lui-même. Cela a été pratiquement
le cas de la pratique du parcours du combattant (PC) dans l’armée de terre, dans les
années 80. L’état-major de l’armée de terre (EMAT) voulant diminuer le nombre de blessés sur le PC (ce qui est bien compréhensible) a pris plusieurs mesures: il a demandé au
Service du génie de sécuriser davantage les aires de réception, par l’utilisation de matériaux plus adaptés; il interdit les techniques de compétitions, provenant de la pratique
compétitive du pentathlon militaire et a demandé également un compte rendu annuel
des accidents observés sur le PC, sur chaque obstacle du parcours. Les effets de ces mesures n’ont pas tardé à venir. Dans un premier temps, certains chefs de corps ont interdit
la pratique du PC sur les obstacles générant le plus d’accidents seulement; d’autres chefs
d’unité ont interdit la pratique du PC, tout court. A la fin des années 80, les militaires qui
pratiquaient le PC étaient rares pour ne pas dire inexistants. Et l’herbe s’est mise à pousser sur la plupart des parcours du combattant de France et de Navarre.
On remarque donc les effets pervers qui peuvent découler de l’application d’une
directive sportive, toutes bonnes que soient ses intentions. Les effets pervers provenant
de la pratique du sport sont plus nombreux que l’on pourrait le croire a priori.
Conclusion
II est permis d’observer que l’amélioration du facteur humain a toujours été prise
en compte dans la préparation des forces armées, en dépit des progrès des matériels et
des armements toujours plus élaborés, et que le sport a toujours été choisi pour améliorer ce facteur. La pratique du sport dans les armées se révèle assez complexe et pour
rendre compte de sa diversité il a été nécessaire de définir le sport, comme terme générique, en activités physiques (AP, APS, APM, APMS).
Les APM pourraient prendre des formes nouvelles, très adaptées à l’engagement
prévisible de nos forces en terrains variés, comme l’«adventure training» pratiqué par l’armée de Terre britannique. Cet «entraînement à l’aventure» prend, par exemple, la forme de
raids accomplis sur des terrains réputés pour leur dangerosité et leur caractère d’insécurité et sans structures d’accueil et de soutien particulières. 12 Les AP pourraient également
être complétées par des activités nouvelles, dont le but est de gérer et réduire le stress.
Ces activités que l’on pourrait désigner comme «activités de relaxation», qui empruntent
certaines de leurs techniques à la sophrologie, peuvent sûrement améliorer le rendement
dans l’exécution de certaines missions (missions de pilotage d’hélicoptère, de char…).
Nous avons pu également remarquer que l’armée a toujours privilégié l’organisation centrale du sport. Après la «cellule sport» de l’état-major de l’armée créée au lendemain de la Seconde guerre mondiale, les structures centrales ont évolué en prenant
davantage de missions dans la réglementation des pratiques sportives. Le CSM des
années 90, héritier de son lointain prédécesseur, le SIEPS, est arrivé à un point d’équilibre dans le fonctionnement de ses composantes. Mais d’autres structures, bien moins
centralisées que le CSM, comme l’Ecole militaire de haute montagne (EMHM) de Chamonix ou l’Ecole des fusiliers marins de Lorient, représentent également les organismes
qui prennent une part importante dans la pratique des APMS, en général, et des APM,
en particulier. Ces écoles particulières sont très efficaces parce qu’elles sont subordonnées à une chaîne de commandement qui, outre qu’elle attribue les moyens nécessaires
à l’accomplissement de leurs missions, bénéficie aussi du pouvoir de contrôler ce qu’elle
leur ordonne. Il est donc permis de se demander si les structures centrales que nous
avons précédemment décrites, n’auraient pas eu davantage d’efficacité encore si elles
avaient été intégrées dans une chaîne de commandement de ce type et non subordonnées à l’Etat-major des armées.
12
34
A savoir: raids dans des zones polaires ou désertiques ou dans des massifs montagneux inhospitaliers…
TREIZE ANS D’EXPÉRIENCE AU COMMISSARIAT AUX SPORTS MILITAIRES
L’analyse des trois doctrines, quant à elles, fait apparaître les différentes formes
que peut revêtir la pratique du sport pour améliorer les forces physiques et morales
des soldats. Si les doctrines de 1960 et de 1990 se ressemblent, parce qu’elles recentrent
davantage le sport sur la préparation opérationnelle des missions du temps de crise
ou de guerre, la doctrine de 1975 marque une étape originale dans l’amélioration des
capacités physiques et morales des militaires, puisqu’elles érige le sport, pris dans son
sens fédéral, comme moyen de formation militaire général de l’individu. L’application
de cette doctrine a eu également le grand mérite de permettre l’établissement de liens
étroits entre l’armée et la nation du fait, entre autres, de la présence, au moment de son
application, d’un contingent très important au sein des forces armées. Les doctrines
évoluent avec le temps parce qu’elles doivent s’adapter aux changements des environnements historique, politique, social…Dans ces conditions, peut-on imaginer la doctrine
future, à l’horizon des années 2010?
Au terme de cet exposé, il paraît évident que cette nouvelle doctrine, quelles
que soient les formes qu’elle puisse prendre, ne pourra pas faire l’économie de la pratique des APMS qui préparent directement à l’exécution des missions du temps de crise
ou de guerre. Si cette doctrine ne comprendrait qu’une forme, c’est bien celle-là parce
qu’elle représente un aspect incontournable de la pratique du sport militaire. D’autres
formes pourraient évidemment lui être adjointes et viser, par exemple, à:
•
améliorer la cohésion au sein des unités;
•
maintenir la santé qui garantit les effectifs du personnel;
•
gérer le stress (aspect qui nous semble important);
•
proposer des loisirs sains (face aux abus d’alcool, du tabac, etc.)…
L’essai du contrôle de la pratique sportive, quant à lui, n’a pas été concluant. En
effet, l’ITEPS puis le comité d’évaluation de la directive ministérielle sur le sport ont eu
cette mission qui n’a pas duré parce que son exécution ne relevait pas d’un organisme
bien intégré dans une chaîne de commandement organique. Il paraît évident que le
meilleur contrôle vient de celui qui ordonne directement et non de celui qui ne peut
que conseiller.
Enfin, il nous a paru utile de dénoncer certains effets pervers dans l’exécution des
directives sportives. Il paraît en effet évident que de tels effets doivent être rapidement
identifiés et corrigés pour la bonne marche de la pratique du sport militaire.
Il nous semble que pour répondre au questionnement de cette journée d’étude,
il nous faille adopter une démarche épistémologique pour essayer d’observer les effets
réels sur les militaires des pratiques sportives en évitant surtout tout a priori.
Sources
•
•
•
•
•
•
Mémento de l’entraînement physique militaire TTA 401, EMAT (Ministère des armées,
1946)
Règlement d’entraînement physique militaire TTA 408, EMAT (Lavauzelle, 1960)
Le sport militaire, Service central des sports, (Berger-Levrault, 1960)
Service interarmées d’entraînement physique et des sports, édition 1972
Manuel de l’entraînement physique et de la pratique des sports, édition 1975
Manuel de la pratique des activités physiques et sportives dans les armées, Tome I,
1989, Tome II 1990.
35
2
Expériences et réflexions
d’un militaire, sportif de haut niveau
Claude Carré
C
e n’est pas sans une certaine émotion que je me retrouve à Coëtquidan, pour y évoquer un des aspects d’une carrière militaire, aux responsabilités multiples et variées,
qui doit tant au sport et à la pratique des activités physiques de toutes sortes. Nombre de
mes camarades, comme le Général Bachelet, le colonel Aumoine et moi-même, pourrait
être là aujourd’hui à vous entretenir de leur expérience de la pratique sportive et «des
réflexions» qu’elle aurait pu leur avoir inspiré. Car le sport, l’entraînement physique,
peuvent-ils ne pas être plus ou moins consubstantiels à la vie militaire?
Permettez-moi, pour commencer, d’évoquer le souvenir de l’un de ces officiers que
les sous-lieutenants de l’EMIA avaient choisi l’année dernière comme parrain: le Colonel
Emile René Guéguen. Son passé exemplaire de soldat, dans les grands moments difficiles qui allèrent de 1943 à 1962, lui a valu cet honneur. Je ne suis pas sûr que tous les
aspects sportifs de sa vie militaire aient été suffisamment mis en valeur. En effet, sportif de «haut niveau» dans une spécialité très militaire, le pentathlon militaire, champion
de tir, il sera le commandant de compagnie des sportifs devenus célèbres effectuant leur
service militaire au Bataillon de Joinville. 1 Plus tard, il mettra au point l’instruction à la
nouvelle Ecole interarmées des sports. 2 Fort de son expérience acquise sur les champs
de bataille, il sera l’inspirateur d’une partie de l’évolution de la pratique sportive dans
les armées durant les années 70. Il est, en même temps, nommé directeur technique
national du pentathlon moderne, grâce auquel la France gagna deux médailles aux JO
de Mexico et Munich. Enfin, devenu civil, il sera directeur technique du Centre de préparation olympique de Vittel. J’imagine les réflexions dont il aurait pu aujourd’hui nous
faire profiter. Le mot qui, pour moi, résume sa vie de combattant, d’instructeur et de
sportif fût: volonté. 3
En évoquant son souvenir, je ne pense pas être hors du sujet. Jeune officier, frais
émoulu des Ecoles, je fus «désigné volontaire» pour rejoindre son équipe. Pendant deux
années intenses, j’ai vécu sous son exigeante bienveillance. Ce que je suis devenu, ce que
fut ma carrière, sportive autant que militaire, relève pour beaucoup de son empreinte.
Jusqu’à l’âge de 20 ans, avant d’entrer dans l’armée au début des années 60, je n’avais
pratiqué aucune activité sportive proprement dite. Au Prytanée militaire, 4 préparant
Saint-Cyr, on me découvrit certaines aptitudes pour la course à pied. A Coëtquidan, 5
et à l’Ecole d’application de l’infanterie, où les compétitions sportives, inter-unités,
inter-écoles militaires, françaises et étrangères, 6 interuniversitaires tenaient alors une
1
Le cycliste Anquetil, les footballeurs Hidalgo et Fontaine, le nageur Bozon, l’athlète Jazy, entre autres.
2
Créée en 1967 à Fontainebleau, regroupant les écoles d’Antibes, de Pau, qui formaient les cadres sportifs de
l’armée de terre, les centres de formation des autres armées. Le Bataillon de Joinville la rejoindra au fur et
à mesure de la mise en place des installations. Ce Bataillon, autrefois à Joinville, près de Paris, est censé
regrouper les militaires, appelés ou engagés, sportifs «espoirs» ou de «haut niveau».
3
Il a laissé un livre de souvenirs: Volontaire, Grasset, 1986
4
Situé à La Flèche (Sarthe), il est actuellement l’un des six «Lycées de la Défense» (quatre pour l’armée de
terre) dont la mission est, pour le secondaire, d’aider les familles de militaires et fonctionnaires, et pour les
classes préparatoires, ouvertes à tous, d’aider au recrutement de candidats aux grandes écoles militaires.
5
Promotion 1963-1965: «Cinquantenaire du Serment de 1914». Le Chef de bataillon Allard, officier parachutiste, futur commandant du centre-commando de Montlouis, était l’officier des sports. L’adjudant-chef
Guyon, futur médaillé d’or en concours complet à Mexico, avec son cheval Pitou, était l’un de nos maîtres
de manège.
6
Je suis alors inscrit au Stade Rennais avec un coureur de 400m, champion de France, Robert Poirier, actuel
directeur technique national de l’athlétisme.
37
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
place importante, ces aptitudes furent exploitées. Même le Général de Gaulle, en visite
à l’Ecole, se laissera aller à me dire: «C’est bien, continuez!». 7 Malgré le surcroît d’activités physiques et de fatigue, dans une école qui, à cette époque, tenait l’endurance à
la fatigue comme un moyen essentiel de formation, je me pris au jeu avec un certain
enthousiasme. L’armée venait alors de rentrer d’Algérie. Les unités n’étaient pas encore
envoyées en opérations extérieures. Le «désert des Tartares» jetait son ombre sur un certain nombre d’entre nous. 8 Mais les armées se voulaient éducatrices des jeunes appelés
qui formaient alors l’essentiel des forces humaines. Elles voulaient également renouer
les liens avec la Nation. Le sport, avec ses aspects de compétition-émulation, autant que
ludiques, apparaissait à beaucoup comme un des moyens privilégiés pour préparer au
combat, former, éduquer, créer la cohésion, l’esprit de corps, mais aussi pour aller à la
rencontre de la jeunesse et des dirigeants. Fils de marin, né face à la mer, et malgré les
sollicitations, je choisis les chasseurs alpins. Un bataillon où le sport de compétition,
d’élite et de masse, était prôné par le colonel. 9 Les officiers s’y adonnaient avec enthousiasme car les équipes régimentaires, de toutes spécialités, devaient alors inclure obligatoirement l’un d’eux. Les appelés en redemandaient quand on savait les motiver. Il y
avait pour cela, la montagne. La conquête du Mont Blanc était l’un des objectifs collectifs
de l’entraînement physique du Bataillon! Une instruction militaire dans un environnement exceptionnel et surtout motivant! Mais Gueguen, et le Colonel Marceau Crespin, 10
nouveau Directeur national des sports qui avait reçu la mission de relancer le sport
après les résultats jugés décevants des JO précédents, obtinrent une décision ministérielle qui m’affectait au Bataillon de Joinville pour faire partie du noyau susceptible de
constituer la future équipe olympique de pentathlon moderne que les armées avaient
pris en charge, entre autres, en vue des prochains Jeux à Mexico. Malgré les appels du
pied de l’EMHM, 11 les mises en garde de chefs préoccupés de mon avenir, j’étais disponible! La mission et le défi étaient à prendre! J’aurais pu avoir à le regretter. Ce ne sera
pas le cas.
Pendant deux ans, sans prérogatives de grade, avec un autre camarade officier, 12
au milieu de jeunes sous-officiers et appelés triés, 13 ce fut, chaque jour, l’entraînement
à temps plein et intensif, avec ses sacrifices, y compris sur le plan familial. 14 Il y eut
les joies des progrès constatés au fil des stages au Centre olympique de Font-Romeu ou
des compétitions, en France et à l’étranger. Parfois les déceptions à surmonter! Ceci
dans les cinq épreuves du pentathlon moderne (équitation, natation, escrime, tir au
pistolet, cross), qui, chacune, sollicitent des qualités physiques et mentales différentes,
voire contradictoires. Coubertin y voyait l’épreuve représentative de l’homme complet
moderne! Au cours de l’entraînement et des compétitions de chacune des spécialités,
nous partagions la vie, les espoirs, les échecs, les désillusions des athlètes et champions
français d’alors ou à venir. Quelques uns des meilleurs entraîneurs nationaux de chacune de ces spécialités nous conseillaient. 15 Il nous fallait progresser tous ensemble
pour le futur succès de l’équipe, tout en se sachant concurrents, car seuls ceux au niveau
et en forme au moment des JO verraient leur rêve ou ambition se réaliser.
7
Au cours d’un stage et d’une compétition à Hossegor, avec Jazy et les «Espoirs» de l’athlétisme français, le
speaker m’avait présenté au public comme le «représentant personnel» du Général de Gaulle!
8
Titre français d’un célèbre roman italien de Dino Buzatti en 1940 «Il Deserto dei Tartari» publié en français
en 1949.
9
7ème BCA à Bourg Saint Maurice, alors commandé par le lieutenant-colonel Tabouis. J’y serai commandant
en second en 1983-1985. C’est avec ce bataillon que je suis allé à la FINUL au Sud-Liban.
10
Ancien aide de camp du Général de Lattre en Indochine, il avait été l’un des concepteurs de l’Aviation
légère de l’armée de terre en Algérie.
11
Ecole Militaire de Haute Montagne de Chamonix, en charge de relancer, en particulier, le biathlon nordique (tir et ski nordique).
12
Le lieutenant Chatillon, (Cyr 62-64). Il sera remplaçant à Mexico. Plus tard il commandera le Centre des
Sports Equestres Militaire de Fontainebleau.
13
Dont Raoul, l’un des fi ls du colonel Guéguen, qui sera plusieurs fois médaillé.
14
J’avais obtenu quelques jours pour mon mariage en février 1967.
15
En natation, l’Australien John Konrads, récent quadruple médaillé d’or et détenteur de plusieurs records
aux JO de Melbourne.
38
EXPÉRIENCES ET RÉFLEXIONS D’UN MILITAIRE, SPORTIF DE HAUT NIVEAU
Pour moi, le pari était ambitieux. C’est ainsi qu’il me manquera quelques mois
pour acquérir le niveau souhaité dans les cinq disciplines. Deux mois avant les JO,
Guéguen m’informa, à sa manière toute militaire, de sa décision et me confia la direction, la sélection, la préparation de l’équipe de France de pentathlon militaire qui devait
participer aux championnats du monde au Brésil. Ce fut la prise en charge d’une quinzaine de sous-officiers issus des unités d’élite des trois armées, tous assez exceptionnels
sur le plan physique, entre autres! Une riche expérience, plus difficile qu’il n’y paraît,
de coach et de «management» sportif. J’en profitais également pour suivre la formation
d’officier des sports. Puis arriva l’heure des choix! Continuer dans la voie sportive, soit
de compétition dans la spécialité pour laquelle on me prédisait des performances jusqu’alors contrariées par la dispersion des efforts, soit dans la voie enseignante ou de
direction sportive. Le Colonel Guy Leborgne, alors directeur des sports militaires, me
conseilla: «C’est dans les unités qu’on a besoin d’officiers sportifs. 16 Plus tard, vous préparerez
l’Ecole de Guerre!». Quoique heureux du parcours accompli, car, à ma place, j’avais quand
même le sentiment d’avoir quelque peu contribué à la médaille de bronze gagnée par
mes camarades à Mexico, ce fut sans hésitation que je décidai de revenir à ce qui n’avait
jamais cessé d’être ma raison de devenir saint-cyrien: servir dans une unité opérationnelle, de préférence d’appelés.
Je choisis une nouvelle fois «mon» bataillon de chasseurs alpins. Je dus encore quelques temps y sacrifier aux volontés d’un nouveau colonel, pourtant peu porté sur l’aspect
sportif, mais qui ne se croyait pas autorisé à déroger à la réputation du bataillon! 17 Pendant quelques mois, il me fallut, cumulant responsabilités, formation montagne et ski,
poursuivre l’entraînement de l’équipe de cross. Je brillai aux Championnats de France. 18
Sélectionné pour les championnats du monde militaires, je m’y retrouvais avec certains
athlètes auréolés de leur récente performance aux JO. 19 Pour la suite de ma vie professionnelle, comment aurait-il pu alors se faire que, ayant bénéficié de cette expérience,
je n’aie pas cherché à en user dans le cadre de mes fonctions de commandement, de
formateur, d’entraîneur d’hommes, d’officier d’état-major, d’enseignant même où j’allai
être successivement affecté?
Pour cela, je l’avoue, j’ai le plus souvent bénéficié d’un environnement motivant:
la montagne d’abord. La garnison de Berlin, où je commandai une compagnie, était
doté d’installations sportives modernes, et j’y retrouvais par hasard, comme lieutenant
adjoint, 20 mon ancien maître-nageur du Bataillon de Joinville, officier des sports complet. Enfin, plus tard, le régiment que l’on me confia avait également des possibilités
assez exceptionnelles. 21 J’avais alors, et j’ai toujours, la faiblesse de croire que l’émulation engendrée par les compétitions, individuelle ou inter-unités, pouvait, entre autres,
contribuer à l’amélioration de la valeur opérationnelle. Je devais beaucoup pour tout cela
à l’aide de cadres, en particulier moniteurs de sport, très souvent compétents et motivés,
jouant le jeu avec enthousiasme pour le plus grand bénéfice de jeunes qui, trop souvent,
comme moi-même, découvraient le sport par leur passage au service militaire.
Enfin, en 1990, je me voyais confier la direction d’un établissement scolaire: le
Prytanée national militaire. Un millier d’adolescents, dont seule une minorité se destinait à la carrière militaire, en scolarité, soit dans le secondaire, soit en classes préparatoires. Etablissement richement doté en moyens sportifs, bénéficiant d’un pool de moniteurs militaires motivés et conscients de leur utilité dans la préparation des examens et
concours, mais surtout dans l’épanouissement individuel de chacun des jeunes élèves,
tous pensionnaires. Dans ce cadre où j’avais moi-même connu les premières émotions
liées à la pratique régulière des activités sportives, ce fut une grande satisfaction de pou-
16
Ancien chef du 3ème RPIMa, il commandera la Division parachutiste. Aujourd’hui peintre officiel des Armées, sous le pseudonyme de «Le Zachmeur».
17
Alors champion de France par équipes.
18
9ème au national et 39ème en Irlande. L’équipe de France terminant à la 5ème place.
19
Le lieutenant tunisien Gammoudi, récent médaille d’or du 5000m. Le Français Boxberger, 6ème du 1500m
au JO.
20
1972-1974; Le lieutenant Colairo. Notre régiment était le 46ème RI.
21
24ème RI dans le Bois de Vincennes et voisin de l’INSEP (Institut national des sports).
39
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
voir faire bénéficier tout un chacun de mon expérience, de mes encouragements. Le plus
dur fut peut-être parfois de convaincre les professeurs, trop souvent même les parents
et la hiérarchie, que ces jeunes, garçons et filles, étaient aussi «de l’os, des tripes… et de
la vie», pouvaient donc, eux aussi, avoir besoin de rêver, de «s’éclater», et que notre rôle
était aussi de les aider à synchroniser leur vie scolaire et les besoins de l’adolescence.
Je voudrais terminer cette partie consacrée à mes expériences en évoquant deux
périodes particulières de mon existence. En le faisant, je ne crois pas, cette fois encore,
être tout à fait hors sujet. La première est celle qui a suivi, en novembre 1970, un accident qui m’a, en partie, privé définitivement des facilités à pratiquer certaines activités physiques de haut niveau 22. Il n’y aurait aucun lieu de s’y appesantir sinon que les
réflexions que j’en ai tirées m’ont particulièrement éclairé sur les raisons qui avaient pu
me motiver dans la période qui avait précédé. Car, finalement cette période d’adaptation ne fût qu’une occasion de compétition nouvelle! La «gagne», comme on dit chez les
sportifs, devenait de retrouver dans un premier temps la possibilité de refaire quelques
gestes de la vie quotidienne, comme ceux d’une écriture lisible, puis ensuite de recommencer progressivement à pratiquer normalement des activités qu’on aurait pu croire
impossibles: maîtriser à nouveau le ski de haute montagne, mon cheval, la planche à
voile, etc… Quel bonheur de pouvoir terminer, même perdu au milieu du peloton, la
fameuse course Trans-jurassienne et ses 70 kilomètres de ski nordique! Ce fut, paradoxalement peut-être aussi, de me lancer avec plus d’intérêt dans des études universitaires
dont mon «immaturité» m’avait peut-être tenu trop éloigné autrefois! L’ambition avait
peut-être changé de niveau, mais, pour moi, chaque victoire, au début au moins, était
de haut niveau. En fait, à y bien réfléchir, les motivations étaient les mêmes: le plaisir
de la «gagne», l’estime de soi, la conscience professionnelle, ne pas décevoir, relever le
défi. Caractère, mauvais caractère, surcroît d’adrénaline? Ne pas se laisser vaincre par
les évènements ou par les autres? Ne pas dépendre des autres? Se dépasser? Orgueil?
Servir d’exemple? Conforter mon autorité, confirmer mon «leadership»? On peut toujours
épiloguer! Toutes ces motivations ont dû probablement jouer leur rôle, simultanément
ou successivement!
Enfin, pour finir sur ces expériences, comment ne pas évoquer, hors de tout aspect
professionnel, la pratique sportive de l’homme que je suis actuellement: le retraité! Cette
période d’une vie pourtant théoriquement plus libre, où il n’y aurait plus grand-chose
à prouver, mais où il faut trouver les motivations pour continuer à poursuivre des activités physiques avec un corps qui aurait tendance à vouloir prétendre au repos et à «se
gripper». Se contraindre à des efforts physiques, même si l’électrocardiogramme doit
remplacer le chrono. Un peu aussi pour ne pas trop mentir à ceux qui me questionnent,
hypocritement ou pas: «Alors tu cours toujours autant?» Pas toujours si facile!
Au fil de cette «introspection-confession», je vous ai déjà livré certaines des
réflexions que, avec le recul, cette expérience m’a inspirées. Bien sûr, il serait prétentieux de vouloir épuiser le débat en quelques minutes.
Tout d’abord, vous avez remarqué que je n’ai guère évoqué les sports collectifs. Je
n’en ai pas eu vraiment l’expérience pratique comme joueur. Si j’ai eu, je crois, l’esprit
d’équipe, je ne suis pas sûr que ces jeux collectifs correspondaient à mon tempérament.
Cette expérience m’a manqué. Quelquefois mal à l’aise devant le spectacle médiatisé des
jeux d’handicapés, je préfère évoquer la performance de «haut niveau» réalisée dernièrement par un de mes anciens élèves 23, héritier d’une lignée de saint-cyriens, devenu
tétraplégique à la suite d’un accident survenu le soir du concours de Saint-Cyr, et qui
vient, malgré son handicap, de sortir de l’ENA 24 et de prendre ses fonctions de magistrat. Comme pour les champions, que de volonté, de patience, de rigueur, de travail et
de sacrifices!
Je n’ai pas évoqué le sport-spectacle. D’autres le feront mieux que moi. J’ai de
la difficulté à communier à ces grandes messes du football par exemple, mais aussi
paradoxalement aux JO tels que je crois les percevoir aujourd’hui. Je ne me résous que
22
Amputation de la main droite et de quelques doigts de la main gauche.
23
Dominique Gilles, petit-fi ls du général Gilles, commandant les parachutistes en Indochine, fils du général
de l’armée de l’air.
24
Ecole nationale d’administration.
40
EXPÉRIENCES ET RÉFLEXIONS D’UN MILITAIRE, SPORTIF DE HAUT NIVEAU
difficilement à considérer comme sportifs nombre de ceux qui manifestent ou se défoulent bruyamment autour des athlètes. Je me demande aussi parfois ce qui peut pousser
des parents à «livrer» leur fille à l’âge de 10 ans à un entraîneur qui la conduira à nager
15 kilomètres par jour, même pour la gloire et beaucoup d’argent! Espérons au moins
que cela contribue réellement à attirer d’autres jeunes à fréquenter les bassins, voire à
apprendre à nager! Si seulement la santé mentale et physique de la jeunesse (consommation d’alcool, tabac, drogues diverses, obésité, jeux vidéos, etc.) ne dépendait que du
nombre des records et médailles de nos champions!
Je vous épargnerai de longues considérations philosophiques sur ces phrases
mille fois entendues, et peut-être utilisées par moi-même: «L’essentiel est de participer!»
que Coubertin n’aurait d’ailleurs jamais prononcé. Même si j’ai éprouvé plus souvent
qu’à mon tour que de terminer une épreuve peut être plus méritoire que d’en être le
vainqueur! A la formule lapidaire: «Quand on veut, on peut!», je préfère, à l’expérience:
«Quand il y a une volonté, il y a un chemin», car j’ai parfois pensé que le sport me permettait au contraire une plus juste connaissance de mes limites!
Ensuite, fort de mes expériences, je crois que l’on peut tout dire, et son contraire,
sur l’utilité, les aspects positifs (physiques et mentaux), les valeurs (volonté, courage,
patience, conscience professionnelle, rigueur… etc.) ou les dérives du sport. Un certain
Esope avait déjà philosophé sur ce sujet autrefois! 25 En effet, on oublie trop souvent que
le sport est avant tout une activité humaine, pratiquée par des hommes et femmes, et
évidemment exploitée, à toutes fins utiles, par des hommes avec toutes les conséquences
afférentes.
Dernièrement, un camarade, lui aussi victime autrefois d’un grave accident,
croyant, à tort d’ailleurs, s’en être sorti moins bien que moi, me confiait: «Toi, tu avais fait
du sport, cela t’a aidé». Sans doute, mais je lui ai fait remarquer que si j’avais fait du sport,
si intensément, c’était peut-être, aussi, et autant, parce que j’avais déjà, auparavant, le
«caractère» pour en faire. Une histoire de «poule et d’œuf» ou … «d’auberge espagnole»!
De même, récemment, dans un grand quotidien français, un journaliste, à propos
des incidents ayant marqué quelques unes des dernières rencontres sportives, croyait
découvrir et révéler à ses lecteurs «l’ambivalence» du sport: «D’un coté, il est conquête sur
soi-même, de l’autre, volonté de domination. D’un coté, il oblige à cultiver la maîtrise de soi;
de l’autre, il développe l’agressivité… Il serait naïf d’attendre du sport ce qu’il ne peut pas donner. Sa vocation n’est pas de contribuer à la fabrication de citoyens et à la moralisation de la
société». 26 Soit! Si je n’avais pas le plus grand respect pour la performance qui consiste
à assurer la chronique quotidienne sur le sujet du jour, je lui dirais qu’il découvre un
peu «la lune». Peut-être parce qu’il n’a pas eu assez l’occasion de fréquenter le monde
hétérogène du sport, et donc, surtout, le grand nombre, de tous niveaux, qui loin des
dérives condamnées, s’adonne avec plaisir à leur sport, surtout ceux, la majorité, qui
ne bénéficient d’aucune médiatisation, voire financement? Je lui rétorquerai peut-être
aussi que cela concerne également bien d’autres activités humaines, à commencer par
la presse, mais aussi sans doute, entre autres, l’école ou l’armée. Une médaille, olympique ou non, a toujours un revers! Ces dernières activités, comme le sport, sont censées
également contribuer à «fabriquer des citoyens». Elles y contribuent souvent, mais pas
toujours!… Elles peuvent aussi déraper. Elles ne sont pas à l’abri des tentations. Cela ne
les condamne pas à se voir refuser quelque rôle dans la société! Mais, à travers cette amicale polémique, je perçois déjà que ce journaliste est en train de penser que je maîtrise
mal mon agressivité naturelle de sportif, voire de militaire?
Par contre, comment ne pas être interpellé par ces écrits du journaliste et écrivain
Thierry Maulnier? 27 «Le jeune homme… dans le stade, il court. Où va t-il? Nulle part… Ce
qu’il fait là ne sert à rien… Ils sont pourtant nombreux autour de lui, qui voudraient que ce qu’il
fit servit à quelque chose… le médecin… l’éducateur… le militaire… le dictateur… l’homme d’affaire… Le sport est en lui-même inutile… Qu’une nation puisse accroître par le sport son capital de vigueur et de courage, c‘est probable… (mais) ce bienfait vient par surcroît». Comment
25
La langue d’Esope! Fabuliste grec du Vème siècle avant JC.
26
Alain-Gérard Slama, Le Figaro du lundi 27 novembre 2006.
27
«L’Equipe de France, anthologie des textes sportifs de la littérature française»; p.301; Gilbert Prouteau; Plon;
1972. Thierry Maulnier (1907-1988): écrivain, montagnard et skieur averti, crossman, champion de France
des «Ecrivains sportifs».
41
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
ne pas y retrouver les accents des souvenirs du grand alpiniste Lionel Terray dans les
Conquérants de l’inutile? 28 Je me souviens du Capitaine de corvette Tabarly disant de
façon provocatrice: «Ce n’est pas la mer que j’aime, c’est la vitesse et les records». 29 Pour
l’avoir fréquenté, je crois quand même que c’était un peu les deux!
Oui, je crois que le sport est une activité humaine qui peut se comparer à bien
d’autres. Le philosophe, et sportif accompli, Paul Valéry écrivait: «Dans les matières dites
intellectuelles, les règles imposées aux jeux de l’esprit sont proches parentes de celles imposées
aux jeux du stade…». 30 Les sacrifices, la rigueur, l’effort, les risques physiques ou non, la
remise en question régulière, le professionnalisme, la volonté, le souci d’aller «plus loin,
plus haut, plus fort» ne sont pas un domaine réservé au sportif. En ce qui me concerne,
la volonté de convaincre, celle de l’officier, du diplomate, celle de l’enseignant face à ses
élèves, m’ont parfois conduit à faire appel à des ressorts qui me rappelaient ceux utilisés
en des circonstances plus physiques! C’est, sans doute, la même hargne qui, dans ces
amphis, me faisait «me battre» pour sortir mes saint-cyriens de leurs rêves de héros et
les convaincre de l’importance du sujet traité. Le Killy des médailles d’or de Grenoble
était le même que celui des affaires et de l’organisation des JO d’Albertville!
Pour en rester à mes compétences, je crois que j’ai été confronté à tous les débats
qui ont animé les états-majors, mais aussi les «popotes», au sujet du sport dans les armées:
place de l’officier? Sport professionnel ou amateur? Elite ou masse? Sport, entraînement
physique militaire (EPM) ou entraînement physique et sportif (EPS)? Faire effort sur
l’endurance ou la force, par exemple… Sport et compétition ou simple jeu, voire détente
et divertissement? Sport et relations publiques? Féminisation et sport militaire! Peut-il
y avoir une «doctrine» valable pour tous et en tous lieux? Quel sport? Car il serait utile,
mais sans doute trop long, d’épiloguer ici sur le sens à donner au mot «sport» lui-même.
Mes fréquents séjours dans cette école m’ont permis de suivre, même d’un peu
plus loin, mais en «historien» que j’étais un peu devenu par la suite, les débats récurrents autour du choix des méthodes et spécialités sportives pour la formation du jeune
élève-officier et, je pense que ces débats doivent se poursuivre. Formation à l’endurance
ou… formation du futur formateur capable d’utiliser tous les moyens pour entraîner à
tous les niveaux? Place de l’esprit de compétition? Je lisais dernièrement dans un petit
journal interne qu’un élève-officier étranger avait été surpris de constater l’absence de
la pratique des sports de combat, pourtant à la base de la formation sportive militaire
des officiers dans son pays. Vieux débat remis régulièrement au goût du jour depuis au
moins ma sortie de l’école…Mais, ne comparons pas! Je l’ai dit au début de mon exposé,
sans aucun doute, les missions, les contraintes de formation, la vie de nos armées ne
sont plus celles de mes «jeunes années».
Enfin, en ce lieu de formation d’officiers, je ne peux manquer de terminer sans
vous faire part de ma conviction profonde que l’éthique de la pratique du sport, même
au sens élargi du terme, dépend certes beaucoup de la valeur, acquise ou non, des pratiquants eux-mêmes, mais tout autant de ceux qui les encadrent et les dirigent. J’ai connu
des chefs qui ont été des exemples pour moi, comme pour beaucoup de ma génération,
et qui, sans complexes, n’avaient pas peur de mouiller le maillot et même leurs étoiles
éventuellement. Comment ne pas chercher à faire aussi bien qu’eux?
A ce propos, tout athlète, même professionnel, médiatisé, grassement rémunéré,
mais soumis aux pressions et à la fatigue peut «péter les plombs». Pourtant, on peut
s’étonner que ceux en charge de la moralisation de la société aient pu sembler parfois
accepter trop facilement, une faute professionnelle, un manquement à l’éthique qu’ils
auraient sévèrement sanctionné chez n’importe lequel de leurs fonctionnaires.
Quant à moi, je le répète, j’ai bénéficié de l’aide de moniteurs qui, outre leurs compétences techniques, savaient communiquer leur foi, leur enthousiasme, leur «éthique»,
et même leur simple expérience d’adultes et ce, sans grandiloquence, sans diplômes
autres que techniques. Je crois que la force du milieu sportif des années 70, en France,
dans les domaines de l’athlétisme, du ski, de la natation, de l’escrime, celui que j’ai
connu, relevait beaucoup de la qualité de ce corps des entraîneurs civils dont le souvenir
28
1921-1965; ancien du Bataillon Stéphane dans le Vercors, mort en montagne.
29
Peu avant sa mort tragique, il était venu au Prytanée encourager les candidats à l’Ecole navale.
30
1871-1945; Ouvrage cité; p.403.
42
EXPÉRIENCES ET RÉFLEXIONS D’UN MILITAIRE, SPORTIF DE HAUT NIVEAU
de certain reste indélébile dans ma mémoire. 31 Beaucoup savaient d’ailleurs ce qu’ils
devaient à leur passage dans les armées!
N’ayant peut-être pas eu la même «rage de courir», 32 et donc à défaut d’avoir vraiment été un sportif de haut niveau, je n’ai pas eu, à la lumière de mes expériences
suivantes, à relativiser l’importance et le «bonheur» de quelques titres et performances
exceptionnelles. 33 Mais j’ai eu la chance, suivant en cela un «ordre de mission», de partager, un temps, la vie de nombre de champions. J’avais adhéré de mon mieux à ce défi, à
cette aventure, parce que, dans les circonstances du moment, ils me semblaient, d’une
certaine façon, ne pas contredire, et même correspondre, certes de façon inattendue et
originale, à ce qui avait motivé mon choix d’entrer à Saint Cyr, et parce que cela devait
aussi, sans doute correspondre à mon tempérament.
J’aurais aimé aller jusqu’au bout de la démarche… Mais j’avais, dès l’origine, fait
d’autres choix. Peut-être aussi que le temps de la jeunesse insouciante était terminé?
Nul doute que l’expérience, les techniques et les réflexes acquis m’ont été fort utiles
pour remplir mes responsabilités d’officier. Je pense avoir mis la même passion, avoir
été aussi motivé, eu le même état d’esprit, dans l’accomplissement des responsabilités,
parfois également inattendues et originales, qui m’ont été confiées par la suite. En tous
cas, la plus grande partie d’entre elles m’ont apporté le même plaisir et satisfaction du
devoir accompli.
Après ces quelques réflexions, dont certains d’entre vous sont en droit de contester
l’originalité, j’espère quand même avoir réussi à retenir votre attention et avoir répondu
aux attentes de ceux qui m’avaient demandé de témoigner!
31
Frassinelli, Thomas (athlétisme), Lacampagne, Oprendeck (épée), Bonnet, Munster (montagne)… etc.
32
Titre d’un livre de souvenirs de Michel Bernard (Calmann-Lévy, 1975), plusieurs fois finaliste du 1500 m
au JO, détenteur de nombreux records. En 1973, il accepta gentiment de venir témoigner devant les cadres
et soldats du 46 RI de Berlin.
33
Témoignage de Roger Bambuck trois fois finaliste et médaillé de bronze au 4x100 aux JO de Mexico. Champions en liberté, Calmann-Lévy, 1973.
43
3
La contribution du sport à la
formation éthique du combattant
Patrick Le Gal
D
ès l’antiquité, et notamment dans l’antiquité tardive et la réflexion chrétienne, l’expérience sportive a été utilisée comme métaphore pour parler du combat (spécialement du combat spirituel) et de ses exigences. Le changement de statut du sport entre
la culture grecque et la culture romaine – où le sport prend une dimension ludique et
la forme d’un spectacle – va changer quelque peu les termes de la métaphore sans pour
autant en supprimer l’intérêt. A vrai dire, dans la littérature chrétienne de l’antiquité
tardive, la métaphore sportive pour parler du combat spirituel côtoie bien souvent une
autre analogie, tirée de l’expérience militaire et du combat du soldat. Cela n’a d’ailleurs
rien d’étonnant puisque, dans la culture grecque antique, le sport est d’abord un sport
de combat. 1
Malgré les nécessaires transpositions dues aux variations sociales et culturelles
sur deux millénaires, le recours à l’expérience sportive pour comprendre les exigences
du combat spirituel, voire s’y exercer, demeure pertinent. De même, le combattant, au
sens du militaire en opération, devrait trouver dans l’expérience sportive – aujourd’hui
encore – quelques repères pour sa préparation morale et spirituelle à l’exercice de son
métier, préparation pour une large part personnelle, mais collective aussi. 2
Bien évidemment, le militaire peut s’entraîner efficacement à travers des exercices, des manœuvres… Cela concernera cependant surtout un apprentissage de gestes
ou de savoir-faire professionnels et, dans une moindre mesure, le registre moral, ne
serait-ce que du fait du caractère de «simulation» qu’implique tout exercice, alors que la
pratique du sport et de la compétition ne se limite pas à des entraînements, mais permet
de vivre et de multiplier les engagements «réels» où les uns triomphent tandis que les
autres sont éliminés.
L’expérience sportive implique l’acquisition
d’une force morale dans quatre directions
fondamentales utiles
Tout d’abord dans l’ordre de l’aptitude à tisser et à vivre des relations interpersonnelles exigeantes dans un contexte tendu. Le sportif doit se situer vis-à-vis de son
concurrent (de son adversaire) qu’il doit respecter, mais aussi connaître pour bien se
situer et prendre l’ascendant sur lui en vue de gagner. Cela implique un esprit de compé-
1
Cf. Marie-Hélène Congourdeau, Du bon usage des métaphores sportives, RCI Communio XXXI-2 2006,
pp. 25-37 Voir aussi Marie-Françoise Baslez, Le Christianisme face à la culture sportive du monde gréco-romain, ibid pp. 15 23.
2
Dans l’antiquité grecque, le sport était un des lieux essentiels à la formation civique des jeunes patriciens
sans doute parce qu’il s’agissait d’éduquer leur aptitude et leur volonté à combattre. Dans l’antiquité romaine, cela a disparu, le sport devenant spectacle et divertissement. Il ne serait pas inutile aujourd’hui
de réfléchir à la place que pourrait reprendre l’expérience sportive à côté de sa dimension ludique et
de spectacle, en matière de formation civique dans le sens d’un goût de l’effort, de l’engagement et de
l’esprit militant.
45
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
tition, une force combative qu’il s’agit cependant de maîtriser. 3 Le sportif doit se situer
par rapport à ses coéquipiers (et/ou son entraîneur) et apprendre à établir une véritable
cohésion, un respect du rôle propre de chacun… Il doit aussi savoir se situer par rapport
au public et aux supporters, pour en recevoir un véritable encouragement, tout en modérant d’éventuels excès et en ne se laissant pas entraîner hors du champ du fair-play (ni
dans les dérives des supporters!).
Un deuxième aspect de cette force morale acquise à travers l’expérience sportive
est de l’ordre de la maîtrise de soi et cela dans deux directions:
•
La première est de l’ordre de l’ascèse, c’est-à-dire d’un ensemble de pratiques et
de renoncements en vue d’acquérir et de garder la forme physique ad hoc. C’est
souvent «l’intérêt» que l’on voit d’abord à la pratique du sport; sans trop remarquer
que l’effort physique et l’ascèse sont d’abord des exercices de volonté, utiles et
même, nécessaires à l’acquisition de cette force morale.
•
La seconde est de l’ordre du respect attentif des règles du jeu et du fair-play, quelque soit l’engagement personnel en vue de la victoire… La chose n’est pas si évidente quand le contexte est dégradé et que beaucoup trichent peu ou prou, ou que
l’enjeu de la compétition paraît essentiel.
La pratique du sport suppose volonté et endurance. Il s’agit de savoir se préparer, parfois longuement, sur plusieurs années, en vue d’épreuves ardues et hautement
concurrentielles. Il s’agit d’être capable de se concentrer pour atteindre une performance, en tous les cas une qualité exceptionnelle de jeu, en allant au bout de ses forces.
Il s’agit de développer courage et force d’âme, conviction intérieure au service des compétitions envisagées, ce que les grecs appelaient le thumos. 4
La pratique du sport et de la compétition implique de développer une intelligence pratique, à la fois pour définir une stratégie compte tenu de «l’adversaire», de ses
qualités et de ses propres forces; il s’agit aussi de pouvoir peser et décider, dans l’action,
de prises de risques judicieusement calculés. Il s’agit encore de savoir chercher et accepter les conseils d’un entraîneur et d’autres intervenants dans le soutien du sportif.
Ces quatre points – on l’aura remarqué – font écho aux quatre grands axes de formation morale que distinguait Marcus Tullius Cicero, en vue de l’acquisition de la vertu.
Ces grands axes étant la justice, la tempérance, la force et la prudence.
Intérêts spécifiques et limites de l’expérience
sportive comme contribution
à la formation éthique du combattant
La pratique du sport au long des jours où, dans une certaine mesure, le fait d’en
être un attentif spectateur, est l’occasion d’une prise de conscience pratique de la nécessaire acquisition d’une force morale à côté de l’apprentissage technique et de l’entrainement physique. De même, elle est occasion de vérifier notre suffisant – ou insuffisant
– affermissement dans la maîtrise des qualités morales requises, de constater les inconvénients de tout relâchement dans l’ascèse et de l’importance de maintenir une attention vigilante soutenue.
3
Une réponse de Felice Gimondi, grand coureur cycliste, est éclairante à cet égard «S’il existe un coureur qui
se rapproche de mes caractéristiques, bien qu’il ait remporté beaucoup moins de courses que moi, c’est sans doute
Ivan Basso. Lui aussi est extrêmement timide et se comporte avec beaucoup de correction au sein du peloton où
il ne va jamais embêter personne. Sa manière de se conduire me plaît beaucoup. Il y a cependant une différence
dont, en ce qui me concerne, je ne me suis aperçu qu’après avoir cessé ma carrière. Pour ne pas sombrer dans
un idéalisme facile, il faut être capable dans une course d’être méchant, de s’imposer, ce que Basso ne semble pas
vraiment réussir à faire. A l’inverse, moi, je réussissais à être méchant. J’étais très exigeant avec mes équipiers et,
avec mes adversaires, quand c’était mon tour de passer je passais, même s’il fallait pousser un peu ou provoquer
des chutes. Si on veut gagner, il faut aussi être capable de se dire «quand c’est à moi d’y aller, c’est à moi d’y aller».
Les champions doivent nécessairement avoir l’esprit de compétition». Interview de Felice Gimondi, vainqueur du tour de France en 1969 – in R.C.I. Communio XXXI-2, 2006, p. 59.
4
Sur ce sujet en particulier, on pourra se reporter à la communication de Rémi Braque au cours de ce même
colloque.
46
LA CONTRIBUTION DU SPORT À LA FORMATION ÉTHIQUE DU COMBATTANT
Intérêts de cette expérience sportive
Cette école en matière de vigueur morale que peut constituer l’expérience sportive est évidemment essentiellement pratique dans la répétition jour après jour de l’effort requis pour acquérir cette maîtrise de jeu plus grande sous ses différents aspects.
Cette école pratique présente aussi l’avantage de pouvoir être aujourd’hui encore
«idéologiquement» bien acceptée, ne s’appuyant en fait que sur le bon sens et la nécessité de parvenir à un résultat dans l’ordre de cette maîtrise de soi, de cette endurance et
autres vertus nécessaires dans la pratique du sport et dans la compétition. En tout état
de cause, le meilleur discours sur le sujet, quelque bien accueilli qu’il soit, n’empêcherait pas la nécessité d’une pratique, d’une assiduité à des exercices et à un discernement
quant aux progrès réalisés pour acquérir cette force morale.
A cet égard, il n’est pas sans importance que le sport permette une multiplication
des exercices, des compétitions et donc des occasions d’apprentissage et de vérifications,
à meilleur compte que des manœuvres militaires plus longues, plus coûteuses et avec les
limites de toute simulation (qui réduit strictement les enjeux et le risque encouru alors
que dans la compétition sportive les enjeux ne sont certes pas du même ordre que dans
une opération militaire réelle, mais il y a cependant victoire ou défaite et un risque qui
peut se mesurer en terme de qualification, de réputation, voire d’enjeux financiers).
Sous un autre angle, le fait que l’expérience sportive d’une manière ou d’une autre
(y compris à travers la contemplation du sport) soit partagée par un très grand nombre avec ferveur aujourd’hui, permet de disposer d’un terrain à partir duquel faire plus
aisément comprendre la nécessité d’enjeux éthiques et moraux analogues dans d’autres
disciplines (que le sport) par exemple au service du métier des armes. Cela n’est pas
sans intérêt potentiel pour aider à l’acceptation de règles comportementales et autres
exigences de la vie militaire à de jeunes engagés a priori peu enclins à une ascèse et à
une discipline exigeantes, et sans doute, encore moins, à un discours moral. Cela n’est
pas sans intérêt non plus pour pouvoir communiquer avec le grand public et lui faire saisir le bien fondé des enjeux éthiques dans la vie militaire, en analogie avec l’expérience
sportive et la pratique du sportif de haut niveau. 5
Limites de l’apport de l’expérience sportive
Certes, la limite de l’expérience sportive comme repère et lieu de formation éthique pour le combattant est évidente. On ne saurait expérimenter, à travers le sport, le
conditionnement propre des opérations militaires dans leur diversité. L’agressivité, la
conflictualité, même si elles peuvent exister sur le terrain de sport, ne sont pas caractéristiques du sport; alors qu’elles font partie, intrinsèquement, de l’expérience du combat. De même, l’expérience du danger, et les risques liés à l’usage des armes de guerre,
avec l’éventualité de blessés (pas seulement par accident) et de morts, ne font pas partie
de l’expérience sportive et sont cependant inhérents à l’action militaire.
D’autres qualités encore font partie des vertus attendues chez un militaire à
la différence du sportif, par exemple, la vigilance et la patience dans la durée, dans
des opérations où il s’agit plutôt de s’interposer et d’éviter la reprise des combats, ou
encore la retenue, voire la réserve, dans l’usage des armes et l’ouverture du feu, dans
le but de ne pas provoquer d’escalade, alors que le sportif va d’emblée solliciter au
maximum ses possibilités.
Une certaine expérience et une pratique du sport, incluant notamment la compétition de haut niveau, peut sûrement contribuer – bien conduite et réfléchie – à la
formation éthique du combattant, sans toutefois s’avérer suffisante en tout état de cause.
La valorisation de cette contribution impliquera sans doute une relecture de cette expérience sportive et de ses exigences dans le cadre plus général de la formation éthique
du combattant.
5
On remarquera encore que l’expérience sportive, à travers l’organisation de vastes compétitions au niveau
mondial (par ex. les jeux olympiques ou les coupes du monde), est aujourd’hui l’un des rares lieux où se
manifeste un sentiment national voire patriotique. Certes, il conviendrait d’analyser de plus près ces manifestations et leur sens. Néanmoins, il est possible que, là aussi, l’expérience sportive puisse être source
utile à la formation du combattant ou plutôt à la formation à l’esprit de Défense du peuple tout entier, qui
passe nécessairement par une formation civique et un sentiment national / patriotique.
47
4
Morale militaire et sport: point
de vue d’un militaire britannique
Colonel David Benest
C
omment aborder un thème tel que la morale militaire et le sport sans faire référence à la bataille de Waterloo, qui, selon ce que l’on prétend, aurait été gagnée sur
les terrains de jeux d’Eton? En réalité, la bataille fut bien entendu gagnée par l’arrivée
opportune des Prussiens commandés par le Maréchal Blücher. De même, n’oublions pas
l’opération, en cours de commémoration, menée avec succès il y a cinquante ans, par
la France et la Grande-Bretagne pour s’emparer du canal de Suez. Après l’intervention
principale, un match de football devait avoir lieu entre les deux alliés; il fut toutefois
annulé en raison de «l’impossibilité pour la France de faire venir ses joueurs célèbres». 1
Cet article expose les opinions d’un officier britannique en activité, qui doivent plus
être considérées comme les commentaires personnels d’un Huguenot britannique que
comme ceux des forces armées britanniques. En bref, nous avancerons ici qu’il n’y a pas
de lien réel entre la morale du sport et celle du champ de bataille.
Pas de lien entre les morales du sport
et du champ de bataille
Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas des similitudes entre ces deux domaines.
Les lois régissant les conflits armés sont finalement semblables à des «règles du jeu». De
même, il est nécessaire que des règles régissent les comportements aussi bien dans le
domaine du sport que sur le champ de bataille. De fait, le sport est encouragé dans la
plupart des forces armées pour les vertus qu’il apporte, telles que le sens du fair-play,
de l’esprit d’équipe, du respect des autres, du «leadership», ainsi qu’une forme de détente
par rapport au devoir. En Grande-Bretagne, le football et le rugby sont probablement les
sports dominants; le premier est considéré comme un sport de gentlemen joué par des
voyous et le second comme un sport de voyous joués par des gentlemen. 2 Le sport a ainsi
permis la création d’un lien vital entre ces deux groupes sociaux complètement stratifiés qui n’aurait pas existé sinon. Au sein des forces armées britanniques, le sport a pu
facilement devenir une forme de combat de gladiateurs, joué non plus par simple plaisir
comme, mais dans le but de gagner à n’importe quel prix – avec ici les mêmes vices
que le sport professionnel – et ce, aux dépens du contribuable. On peut se demander, à
juste titre, pourquoi cela est toléré. Ainsi, par exemple, est-il nécessaire de recruter des
bataillons de Fidjiens pour battre la «Royal Navy» au rugby?
La comparaison du sport et de la profession des armes est ancienne. Elle prend
ses racines en 1812 lorsque l’écrivain sportif, Pierce Egan, écrivit que la boxe serait un
atout pour le soldat dans le sens où elle inspire une certaine «générosité de l’esprit» et
une «humanité du cœur». 3 Lawrence James mentionne aussi comment durant la retraite
de La Corogne en 1808, on proposait des primes aux artilleurs s’ils étaient capables
d’abattre un général français, comme on parie sur des chevaux lors de courses. 4 Le sport
1
Rapport de l’opération MUSKETEER, Tactical Headquarters 2 (British) Corps, London, dated 1 February 1957.
2
Respectivement, a gentleman’s game played by ruffians et a ruffians game played by gentlemen.
3
Pierce Egan fut un écrivain marquant sur la culture populaire et particulièrement la boxe à l’époque
victorienne.
4
Lawrence James, (écrivain et journaliste contemporain reconnu par ses pairs, spécialiste de l’histoire militaire de l’empire britannique) «Warrior Race – A History of the British Army», Little Brown and Company,
2001, p345-346
49
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
a permis d’aller au delà de la rigidité des barrières de classes dans les forces armées
britanniques. Les analogies sportives ont été utilisées à maintes reprises pour décrire
des situations de combat, autant que pour banaliser le danger mortel. Pour beaucoup,
la guerre n’était qu’un prolongement du sport. En effet, Kitchener recrutait sa Nouvelle
Armée avec des slogans tels que «Send More Men from the Sportsman’s Battalion». 5
L’anthropologue Konrad Lorenz compare le sport à des combats ritualisés, «une
forme spécifiquement humaine de combats amicaux, régis par la rigueur de règles en
continuel développement». Ainsi, en 1917, Robert Graves est allé jusqu’à sélectionner des
recrues pour sa section de combat sur la base d’«une certaine dureté de jeu excluant l’incorrection mais impliquant la rapidité de réaction». 6 Comme Richard Holmes le remarque,
les parallèles entre un sport d’équipe basé sur la rapidité, comme le rugby, et les actions
requises sur un champ de bataille ne sont pas dénuées de sens. Les sports violents, devenus bien évidemment illégaux en Grande Bretagne, sont également souvent comparés au
style de vie du militaire, particulièrement au regard de celui des cavaliers britanniques.
Le sport continue de retenir considérablement l’attention dans les annales de la
vie militaire britannique. The Infantryman 2005 a, par exemple, consacré une partie
entière de son journal au sport militaire, énumérant ainsi plus de 20 variétés de sport.
Le journal annuel du corps d’entraînement physique de l’armée, Mind Body and Spirit,
existe depuis 87 ans. L’entraînement à l’aventure est également un élément essentiel de
la vie militaire permettant de simuler les dangers rencontrés sur un champ de bataille
dans des conditions strictement contrôlées. L’auteur de ce texte est passé de la violence
du rugby, à la course d’orientation, à la randonnée, à l’escalade, à l’alpinisme et durant
ces 12 dernières années, au ski alpin. Il se peut qu’ici, les expériences du danger, des
qualités de chef, de la crainte, de l’endurance face au froid et aux intempéries soient
toutes mises en jeu lors de la haute route d’Argentine à Chamonix complétée en 1994.
Ici cependant, les similarités avec le champ de bataille s’arrêtent et le souvenir préféré
de votre serviteur demeure une fête de ski alpin tenue dans un environnement civil, ni
avec des collègues militaires, ni avec des subordonnés.
Pas de lien entre éthique sportive
et éthique militaire
Au risque, grave, d’offenser les organisateurs de la conférence de Saint-Cyr, l’analogie établie entre les éthiques sportives et militaires n’en est pas une. La guerre, comme
Clausewitz nous le rappelle, est la poursuite de la politique par d’autres moyens; ce n’est
pas un jeu. La stratégie, comme ne cesse de nous le rappeler le professeur Colin Gray, est
difficile et fondamentalement Clausewitzienne par nature. Trop fréquemment négligée,
probablement à cause des énigmes juridiques et éthiques qu’elle comporte, la stratégie
n’est pas donnée à n’importe quel soldat ou politicien. Intrinsèquement liée à la géographie ou géopolitique, la stratégie dépend de la technologie, réfléchit sur les normes
culturelles, et trop souvent, nous fait profondément défaut. 7
Lorsque l’on examine les principes du jus ad bellum, leur rapport avec le sport est
révélateur. 8 Peut-on imaginer un jeu dans lequel une clause de légitime défense justifierait le coup d’envoi? Ou bien un jeu dans lequel la punition serait le mobile de l’action?
Ou encore un jeu dont la raison d’être serait la protection contre l’outrage moral? Un jeu
qui devrait être mené avec des intentions justes, sous l’autorité d’un souverain approprié, un jeu joué en dernier recours, uniquement si la victoire est probable, et qui aurait
5
Correlli Barnett, Britain and Her Army – A Military, Political and Social History of the British Army 1509-1970
(Penguin Press, 1970), p378; Horacio Herbert Kitchener fut ministre de la guerre au cours de la première
guerre mondiale, après une carrière militaire remarquable et avant de mourir en héros national dans un
accident d’avion en 1916.
6
Richard Holmes, Firing lines, Jonathan Cape, London, 1985, p55
7
Colin S. Gray, «Modern Strategy» (Oxford, 1999) et Colin S. Gray, «Strategy and History – Essays on Theory and
Practice» (Routledge, 2006).
8
Le jus ad bellum exprime les us et coutumes du droit à la guerre, des règles qui conditionnent l’utilisation
des forces militaires.
50
MORALE MILITAIRE ET SPORT: POINT DE VUE D’UN MILITAIRE BRITANNIQUE
comme but une paix juste? Aucune de ces conditions qui traditionnellement justifient la
guerre n’est présente dans le sport.
Les divergences entre l’éthique sportive et celle relative au conflit apparaissent
également lorsqu’on examine les principes du jus in bello.9 Il se peut que le droit de la
guerre ait quelque résonance proportionnelle avec celui du sport. Cependant, l’immunité du non combattant et le droit de tuer un adversaire sont des choses un peu fortes
dans la réalité sportive, où les duels sont, quand même, un trait des temps passés. De
plus, un jeu, où des règles seraient requises pour interdire le viol, le vol et le pillage
des membres de la communauté adverse, donnerait une perspective fascinante mais,
par chance, s’avérant difficile à soutenir. Il se peut que le rôle de la déception ait une
dimension égale dans le sport à celle qu’elle occupe dans la guerre. Pour autant, et c’est
très important, il n’y a pas d’arbitre sur les lieux de guerre pour déterminer si des fautes
ont été commises, bien que depuis 2002, la Cour Pénale Internationale (CPI), fournisse
maintenant une sorte de jugement collégial a posteriori.
La morale de la guerre lui est donc propre et ne peut pas être comparée à celle du
sport. La guerre utilise parfois des moyens peu respectueux de la liberté pour atteindre
des fins qu’elle considère comme libérales. Contrairement au monde du sport, il n’existe
pas de code universel de l’éthique militaire. La guerre se retrouve dans le domaine de la
morale publique et non dans le domaine de la morale privée et individuelle. Isaiah Berlin, dans son célèbre essai L’originalité de Machiavel, nous rappelle que ces deux domaines de l’éthique sont distincts. 10 Selon lui, une personne ne peut s’occuper sérieusement
des problèmes de moralité publique que si elle y accorde plus de valeur qu’à ses valeurs
d’ordre privé. Machiavel l’avait compris, à l’inverse de beaucoup d’hommes politiques et
de militaires parmi nos contemporains. Ivan Ilac fit un commentaire semblable lorsqu’il
observa combien les vertus militaires étaient similaires à celles développées par les
moines, à l’inverse des sportifs, notamment professionnels; en effet, pour ces derniers,
bénéficiant d’une forte rémunération, gagner a plus à voir avec un bonus (financier)
qu’avec une question d’amour propre et de réputation.
Pourtant, en dépit de l’énorme importance du sujet de l’éthique militaire, on n’y
prête que très peu d’attention au sein des forces armées du Royaume-Uni. Une formation au droit des conflits armés (Laws Of Armed Conflicts) est bien donnée mais il n’y
a pas de publication sur l’éthique militaire équivalente à celle, récente, publiée par les
Néerlandais en octobre 2006 destinée à tous les échelons de ses forces armées. 11 Ceci ne
doit pas nous faire douter de l’importance vitale de l’éthique chez les militaires. En effet,
l’éthique a été LA grande préoccupation du 20e siècle, notamment du fait de l’implication
britannique dans de nombreuses guerres, plus ou moins régulières durant les dernières années de ce siècle: en Afrique du Sud, en Somalie, au Soudan, au Moyen-Orient,
en Palestine, près de la frontière nord-ouest de l’Inde, en Irlande, au Kenya, à Chypre,
en Egypte, à Oman et maintenant en Irak et en Afghanistan. Dire que le sport a été une
source principale de motivation chez les Anglais durant ces campagnes reviendrait à
ignorer la bien plus grande importance des effets de la religion, de la culture, de l’éducation, des médias, des scrutins parlementaires et de la règle de droit comme mesure
d’incitation à des comportements appropriés. L’actuel jugement en cour martiale d’un
collègue, à propos de décisions prétendument prises ou pas, tout récemment en Irak,
est un rappel constant que les sanctions sont toujours présentes lorsque l’on échoue sur
cette corde raide qu’est la morale.
9
Le jus in bello désigne «le droit de la guerre», C’est à dire des règles qui s’imposent aux militaires et à ceux
qui les conduisent au cours de l’utilisation des forces armées.
10
Isaiah Berlin est un universitaire britannique du 20e; bien que d’origine slave, cet universitaire d’Oxford,
spécialiste de philosophie politique, présida la British academy et fut anobli par la reine.
11
Le site des affaires étrangères des Pays-Bas explique bien cette volonté politique: http://www.minbuza.
nl/nl/actueel/speeches,2006/04/the_dutch_approachx_preserving_the_trinity_of_politicsx_security_
and_development.html
51
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
Conclusion
Il est vrai que le monde civil et le monde militaire sont liés par des valeurs communes issues de règles coutumières. Nous, militaires, ne sommes après tout, ni plus
ni moins, que des civils en uniforme autorisés par l’Etat à donner la mort lorsque cela
s’avère nécessaire. Mais les règles du sport ne sont pas celles du champ de bataille. Certes, le sport peut servir à insuffler une autorité morale aux soldats, marins et aviateurs.
En effet, les qualités associées à l’éthique et aux qualités de leader d’un militaire (décision, intégrité, capacité à communiquer, savoir-faire professionnel, humilité, volonté
d’innovation ou d’expérimentation, aspiration ou vision et, par dessus tout, la capacité à
construire une équipe qui gagnera une bataille) sont étroitement associées aux qualités
requises dans le domaine du sport. Néanmoins, et comme Clausewitz nous le rappelle,
si le sport n’est habituellement pas en lien avec la politique; la guerre l’est toujours.
52
Annexe
A
Le sport et le métier des armes:
convergences et limites
Jean-René Bachelet
L
e métier des armes, plus que toute autre activité, réclame un engagement de l’être
tout entier, intellectuel, physique et moral, au sein d’une collectivité qui exige de
chacun de ses membres un dévouement hors du commun. Or, les activités sportives,
dans leur grande diversité, répondent pour une bonne part à ce besoin.
Individuellement, c’est un truisme, le développement des capacités physiques
relève très largement du sport: force, adresse, équilibre général, endurance. Mais aussi
ce que les sportifs appellent le «mental»: audace, goût du risque et du dépassement de
soi, sens de la discipline, confiance en soi, esprit de décision (ainsi peut-on considérer
que certains sports constituent de véritables éducatifs à la décision, pour le passage délicat du temps de la réflexion et de la circonspection au temps de l’action, de la complexité
à la binarité).
Collectivement, le sport est l’école de la solidarité, de l’émulation, du sens du
travail en équipe, de la volonté collective de gagner.
Toutefois, quelle que soit la convergence qu’il peut y avoir entre pratique des
sports, individuels et collectifs, et formation au métier des armes (on a bien dit «formation»), il est nécessaire de bien mesurer en quoi cette pratique diffère radicalement de l’action militaire effective, sauf à s’égarer sur de fausses pistes.
La première différence tient au rapport à la mort: dans le sport, la mort
survient par accident et tout doit concourir à éviter celui-ci. En revanche, la mort reste
toujours à l’horizon de l’action militaire, dont la spécificité réside dans l’usage de la force
au cœur d’affrontements où la vie même est en jeu.
La seconde différence a trait aux comportements des protagonistes: la pratique du sport suppose des règles communes qui s’imposent à tous les pratiquants ou
protagonistes, dont la non observation disqualifie le déviant et le place «hors jeu»; il
y a nécessairement symétrie et harmonie entre tous. L’action militaire, quant à elle,
expose à devoir faire face à toutes les déviances; on peut même se demander, dès lors
que l’évidence de violences insupportables justifie l’emploi de la force pour y mettre un
terme, si la norme de l’action militaire n’est pas de plus en plus dans la dissymétrie des
comportements entre les belligérants.
En bref, le sport est par excellence une activité pacifique (dans le monde grec, la
guerre s’arrête pour les Olympiades) où les vertus sont exaltées, quand l’action militaire,
par définition, s’exerce sur le théâtre de la guerre, sous l’ombre omniprésente de la malignité de l’homme.
Un tel constat permet d’identifier des limites:
•
d’une part, la pratique du sport est un volet déterminant de la formation des militaires, tant physique que morale (au sens des «forces morales»); mais, au-delà des
aspects techniques, elle n’en couvre pas tout le champ: elle est notamment bien
incapable de préparer à affronter la violence déchaînée.
•
d’autre part, en écho, la métaphore guerrière, dès lors qu’elle s’exprime sur ce
même mode de la violence, comme on le voit trop souvent, ne peut impunément
inspirer le monde du sport.
Mais, précisément, à la violence déchaînée et à la malignité de l’homme, nous
avons, sauf à trahir nos valeurs de civilisation, à opposer une force maîtrisée. A l’éthique du sport répond ainsi une éthique encore plus exigeante, celle du métier des armes,
l’une et l’autre se renforçant de leur pratique commune.
53
PARTIE 3
SPORT,
VEHICULE DE VALEURS
55
1
Avoir du cœur:
le sport et le «Thumos»
Rémi Brague
Une faculté oubliée
J
e voudrais ici évoquer une faculté de l’âme aujourd’hui quelque peu oubliée, et qu’il
vaudrait la peine de se rappeler. Elle a été dégagée et décrite par Platon, dans la République. 1 Je vous rappelle que ce dialogue a pour objet l’éducation des gardiens de la cité,
lesquels sont des guerriers. Je vous rappelle aussi que cette éducation doit se faire par
deux groupes d’activités: la musique, au sens large, qui englobe tous les arts des Muses,
et la gymnastique.
Platon distingue donc trois facultés de l’âme: une par laquelle nous calculons, une
par laquelle nous désirons, et une intermédiaire, qu’il appelle thumos. De la faculté de
calcul, nous avons fait, à partir du latin ratio, «calcul», la «raison». La faculté désirante
regroupe la faim, la soif, l’appétit sexuel. La thumos n’a pas reçu de nom qui lui correspondrait exactement dans les langues modernes. Allan Bloom, dans sa traduction
anglaise de la République, le rend par spiritedness. Quant à moi, je laisserai le mot provisoirement en grec, sans le traduire.
Contrairement à ce que nous avons pris l’habitude de faire, Platon distingue non
pas deux parties dans l’âme humaine, la raison et les instincts, mais bien trois. Il les
classe par ordre de valeur: La capacité de calcul est la faculté la plus noble. La faculté
de désirer est la plus vile. Le thumos est entre les deux, moins digne que le calcul, mais
plus que les désirs.
En même temps, Platon fait correspondre ces trois facultés à des parties du corps
humain. On retrouve donc le classement par ordre de dignité dans un classement parallèle, très concret, qui va du haut au bas du tronc. La raison trône dans la tête. Les désirs
sont relégués dans l’abdomen. Le thumos est logé dans le thorax. Entre la tête et le thorax,
il y a un isthme, le cou. Entre le thorax et l’abdomen, il y a une barrière, le diaphragme. 2
Ce parallèle entre le physiologique et le psychologique n’est pas entièrement sérieux.
Platon mélange toujours le grave et le plaisant. Mais ce parallèle n’est jamais totalement
arbitraire, et reste toujours plausible.
Du souffle au cœur
C’est à partir de cette dimension physiologique que s’éclaire le mot grec que j’ai
laissé jusqu’à présent sans traduction. Ce mot est entré dans le français savant, sous sa
forme latin thymus, pour désigner une glande du sternum. Les cuisiniers le connaissent
sous le nom de «ris de veau» (angl. sweetbread).L’étymologie du mot n’est pas très claire. 3
Mais l’usage de ce mot et la place que Platon assigne au thumos permet de deviner comment les Grecs le percevaient. Il suffit pour cela de prononcer le mot comme les Grecs
le faisaient sans doute: θumoss. C’est le souffle humain. Mais non pas la brise rafraîchissante que peut dire le mot psukhè («âme»). C’est le souffle lorsqu’on en entend le sifflement, donc le souffle de qui est déjà essoufflé et doit forcer. Le thumos est la faculté que
le sport met en jeu et qu’il cultive.
1
Platon, République, IV, 439d-441b.
2
Platon, Timée, 69c-70b.
3
Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, t. II, Paris, Klincksieck, 1970, s.v., p. 446ab.
57
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
Pour donner à cette faculté intermédiaire une dimension concrète, Platon choisit
la respiration et les poumons qui en sont l’organe. Ce n’est peut-être pas par hasard. La
respiration possède en effet une caractéristique objective tout à fait singulière. Elle est le
seul processus physiologique qui soit à la fois instinctif et volontaire. Les autres activités
de notre corps sont soit volontaires soit instinctives, mais pas les deux. Certes, certains
yogis arrivent à un contrôle exceptionnel de toutes leurs facultés. Mais justement, il y a
là une exception. Normalement, la digestion est instinctive et nous n’avons pas barre sur
elle. Les activités liées à la respiration sont de la sorte l’illustration concrète de la façon
dont la dimension supérieure de l’âme peut agir sur la dimension inférieure.
Le mot grec désigne le bouillonnement de la colère, la rage qui monte au nez. La
colère en question n’est pas le simple fait de se fâcher. Elle est ce qui nous permet de
refuser le déshonneur de se soumettre, ce qui nous fait nous affirmer nous-mêmes dans
notre indépendance et combattre pour celle-ci. Le thumos est le «cœur», au sens que
ce mot avait dans le français classique, où il signifiait «courage». Il n’est pas seulement
ce qui nous permet de nous défendre. Plus profondément, il est ce qui fait que, déjà,
nous avons quelque chose à défendre, à savoir une identité et une liberté. Allons encore
un peu plus profond: Le thumos est le principe de notre liberté parce que, déjà, il est le
principe de l’action. En effet, ni la faculté calculante ni le désir ne peuvent, à eux seuls,
être ce principe de l’action. Ils ont un point en commun: ils nous laissent passifs devant
le résultat de nos calculs ou devant la pulsion qui nous entraîne vers l’objet désiré. Le
thumos, lui, est ce qui nous permet de prendre l’initiative.
Une faculté intermédiaire
Le thumos comme faculté intermédiaire permet à la raison de ne pas se contenter de regarder passivement ce qui s’offre à son regard contemplatif, mais de s’engager
dans l’action. C’est par elle que la raison devient pratique – une expression de Kant, mais
qu’il avait empruntée à une tradition bien plus ancienne, qui trouve son origine chez
Aristote. 4 Celui-ci ne parle pas du thumos au sens de son maître Platon, mais il reconnaît
lui aussi son équivalent dans l’âme humaine. Il préfère y voir une dimension inférieure
de ce qu’il appelle logos, «discours», et que nous traduisons par «raison». Cette forme
inférieure n’est pas elle-même capable de parler, mais elle peut au moins comprendre ce
que lui conseille la raison proprement dite. Elle est comme le serviteur qui ne donne pas
d’ordres, mais peut au moins les comprendre et leur obéir. 5
Le nom de cet intermédiaire, thumos ou raison inférieure, importe peu. Mais son
rôle est capital. Il permet à la raison d’agir sur les désirs, de les réprimer quand ils passent leurs bornes, de les guider quand ils se trompent sur l’objet qui peut vraiment les
satisfaire, et donc de les éduquer, de les raffiner. Sans le thumos, il n’y aurait plus rien qui
puisse nous dire comment bien faire: manières de table, politesse, morale, tout ce que
l’on appelle «culture» disparaîtrait.
Le thumos est ce qui nous distingue des autres êtres vivants. Car les deux autres
facultés ne sont pas notre propriété exclusive. La «raison», nous l’avons en commun avec
les anges, s’ils existent. Et à supposer que la raison ne soit qu’une capacité de calcul, les
ordinateurs la possèdent aussi, et peut-être mieux que nous. Les désirs, nous les partageons avec les animaux. La «colère», elle, n’existe que chez l’homme dont elle est le
privilège. Qui plus est, c’est le thumos qui nous unifie. Sans lui, nous serions une raison
posée sur des désirs. Il serait tentant de se croire issu d’une chute de la raison exilée
dans la boue de la concupiscence. Tentant aussi d’avoir honte de ce corps désirant et
impur, et de chercher par tous les moyens à le fuir au plus vite. La présence médiatrice
du thumos permet à l’homme de vivre en paix avec soi-même. Elle le réconcilie avec son
destin d’être intermédiaire, «ni ange ni bête».
4
Kant, Kritik der praktischen Vernunft (1787).
5
Aristote, Ethique à Nicomaque, I, 13, 1102b28-1103b3.
58
AVOIR DU COEUR: LE SPORT ET LE «THUMOS»
Une faculté à retrouver
Sans cette faculté intermédiaire, on aurait ce que l’on a appelé bizarrement des
«hommes sans thorax». 6 En rigueur de termes, ces êtres privés de thumos, donc de liberté,
ne seraient même plus vraiment hommes. Bien dès siècles après Platon, un penseur du
Moyen Age, Pierre de Jean Olivi, les a caractérisés: des «bêtes dotées d’un intellect». 7
Chez de tels êtres, la raison ne pourrait pas agir sur les désirs. Les deux facultés
extrêmes seraient laissées chacune à elle-même. Du coup, elles se porteraient toutes
deux à leur forme la plus intense et la plus exclusive, en une «double frénésie». 8 La raison
s’affolerait dans un rêve de calculabilité et de planification universelle. De leur côté, les
désirs se refuseraient à tout ce qui pourrait les ennoblir.
Lorsque les deux se rencontreraient, ce serait pour mettre la technique la plus
perfectionnée au service des instincts les plus brutaux: la chimie au service de la Shoah,
la physique nucléaire au service de la guerre d’extermination, Internet au service de la
pornographie.
Notre tâche actuelle n’est surtout pas de limiter la «raison superbe». Elle est au
contraire de redonner à la raison sa pleine dimension, de la rendre à nouveau capable
de nous dire non seulement ce qui est vrai, mais aussi ce qui vaut la peine d’être fait, de
reconquérir tout ce que nous risquons d’abandonner à l’irrationnel. Notre tâche est en
un mot de redécouvrir le thumos. Tâche indispensable, tâche difficile. Et donc, à tous les
sens de l’expression, «il va y avoir du sport!»
6
C. S. Lewis, The Abolition of Man, Londres, Geoffrey Bless, 1943, ch. 1: Men without chests.
7
Pierre de Jean Olivi, Quaestiones in II. Sententiarum, LVII, éd. B. Jansen, Florence, Quaracchi, t. 2, 1924, p. 338.
8
Mot de Bergson dans Les deux Sources de la morale et de la religion (1932), IVe partie.
59
2
Sagesse du sport? L’alpinisme
ou la transcendance intérieure:
«voyage au pays du réel»
Pierre-Henry Frangne
Pour Michel Jullien
(Car toute chose, vois-tu,
Lui expliquait le livre,
Est signe, signe d’autre chose. Même la pierre
La plus brute, la plus informe, la plus absente
Des conseils de l’esprit, est signe encore,
Du chaos, disons, du néant. […])
Et l’étudiant: Qu’est-ce, se disait-il,
Courbé, un peu somnolent, sur son livre,
Que n’être que cela, une chose,
Sans rien, sans absolument rien, pour donner prise
Au besoin instinctif de créer du sens,
De nommer? Pierres,
Je sais que je vous aime, comme peut-être
On peut aimer Dieu, mais ce n’est
Qu’en vous donnant un nom: ce nom le vôtre seul […].
Yves Bonnefoy 1
Q
uelle est la dimension éthique du sport? La question n’est pas pour moi de savoir si le
sport possède une vertu d’ordre moral c’est-à-dire la capacité d’apprendre à l’homme
qui le pratique les normes du bien et du mal, du permis ou du défendu, au sein de notre
société. La question est plutôt de saisir, plus fondamentalement encore à mon sens, en
quoi le sport permet à tout homme de construire pour lui-même une sagesse pratique lui
conférant de façon ouverte le sens de sa liberté et de sa responsabilité. En quoi le sport
participe-t-il de l’élaboration de la personne humaine, non à partir de règles de conduite,
mais à partir des valeurs qui la constitue et qui sont celles de son autonomie, de sa
rationalité, de sa dignité et de sa vulnérabilité? Pour répondre à cette question et pour
ne pas être noyé dans son extrême généralité, je traiterai de la dimension éthique d’un
sport singulier qui possède la particularité de poser à celui qui le pratique la question,
non seulement de sa fragilité, mais de sa mortalité. En courant le risque de la chute et de
la mort d’une part, en ne pouvant sortir quand bon lui semble du terrain de jeu d’autre
part, en s’affrontant violemment à la sauvagerie de la nature enfin, l’alpiniste plus que
tout autre sportif peut-être, 2 fait l’épreuve de la petitesse de son existence et aussi de ce
que Pascal appelait sa «grandeur.» 3 Il mesure avec une singulière acuité le sens de l’existence humaine comme ce voyage, semblable à celui d’Ulysse, au sein duquel il connaît
lui et le monde en un parcours chèrement payé et toujours risqué. Il mesure avec une
grande intensité la signification de son humanité.
Pour approcher le sens éthique de l’alpinisme, il faut à mon sens penser les
moments constitutifs de son émergence en considérant que ces moments ne sont pas
fondamentalement historiques ou chronologiques, mais qu’ils sont surtout logiques ou
philosophiques. En tant que tels, ces moments se dépasseront certes, mais, comme ils
1
«Passant, veux-tu savoir?», in Revue Conférence, no 23, automne 2006, pp. 89-90.
2
On pourrait dire de même du marin par exemple.
3
Blaise Pascal, Pensées, frag. 346, 347, 348 (édition Brunschvicg).
61
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
sont des moments de pensée, ils se conserveront aussi en se ré-enveloppant de façon
circulaire, au fur et à mesure de leur élaboration. En repérant ces moments, on verra
apparaître le sens éthique de ce sport tout entier circonscrit dans la signification de ce
que les Anglais nomment disport, c’est-à-dire déport ou divertissement. C’est au creux
de ce divertissement, c’est à l’intérieur même de son jeu comme de la réalité naturelle
ou humaine sur laquelle il est complètement enté ou plutôt immergé, que l’alpinisme se
définira comme la recherche et l’effectuation toujours précaire et approximative de ce
que j’ai appelé une transcendance intérieure ou une transcendance dans l’immanence.
C’est donc paradoxalement dans le déport ou le détour du sport que se livrerait la vérité
de l’homme en son sens moderne. Et dans ce paradoxal détour se livrerait un second
paradoxe qui est celui du sens que nous accordons à la liberté. Or, ce sens est paradoxal
dans la mesure où, pour nous, la connaissance et l’épreuve de notre finitude sont la
connaissance et l’épreuve de quelque chose de notre infinité. Inversement, l’infinité de
notre liberté et de notre volonté ne saurait avoir d’effectivité sans son aliénation ou sa
négation dans la finitude des situations, des efforts du corps et du risque toujours présent de la mort.
Les trois moments et les trois significations constitutives de l’alpinisme sont selon
moi le moment pétrarquien, le moment saussurien et le moment stephenien. Présentons-les sommairement.
Le moment pétrarquien se condense en quelques phrases que le poète écrivit
dans la célèbre lettre familière du 26 avril 1336:
«Aujourd’hui, mû par le seul désir de voir un lieu réputé pour sa hauteur, j’ai
fait l’ascension d’un mont, le plus élevé de la région, nommé non sans raison Ventoux.
[…] Quand je cherchais parmi mes amis un compagnon de route, aussi étonnant que
cela semble, je ne trouvais personne qui répondît entièrement à mon attente: tant est
rare, même entre des êtres chers, une parfaite concordance d’idées et de comportements. […] En fin de compte – qu’en penses-tu – j’eus recours à mon unique frère, plus
jeune que moi et que tu connais bien. Rien n’aurait pu lui faire plus plaisir, il était
heureux de pouvoir se considérer à la fois comme mon frère et mon ami.» 4
D’un coup et pour la première fois, se livrent ici au moins deux idées qui seront
constitutives de l’alpinisme pleinement constitué. D’abord, le désir et la volonté de
grimper sur une montagne, non pour passer de l’autre côté à des fins commerciales ou
militaires par exemple, mais pour le seul plaisir de grimper ce lieu particulier, pour le
seul désir de le connaître et de voir le panorama du sommet afin de contempler pour
lui-même ce panorama c’est-à-dire de le transformer en paysage au sens esthétique du
terme. La lettre de Pétrarque est ainsi le récit précis d’une ascension qui est à elle-même
sa propre fin, qui ne vaut pas pour son caractère utilitaire (technique) mais pour la mise
en œuvre même de son exercice. Pour parler comme Aristote, 5 l’ascension n’est pas le
moment d’une production (poésis); c’est une action (praxis) dont la valeur ne tient pas
dans le produit mais dans le processus lui-même. Alors et en conséquence, au sein de
la description de ce processus évidemment difficile, la montagne abandonne ce qu’elle
était avant Pétrarque et ce qu’elle pourra encore être, bien après lui, par exemple chez
Nietzsche au début de la troisième partie du Ainsi parlait Zarathoustra: 6 un pur décor
abstrait ou l’espace symbolique d’une ascension ou d’une conversion spirituelles. 7 Au
contraire ici, la montagne est un lieu singularisé (localisé si je puis dire) dans lequel
la subjectivité engage sa propre singularité par l’entremise de la narration manifestant
toujours le présent et la présence de l’aspect sensible d’une expérience individuelle. Or,
et c’est la seconde idée, cette expérience de soi avec soi par la médiation d’une montagne
réelle et concrètement escarpée est aussi l’expérience de soi avec l’autre qui est chez
Pétrarque «un compagnon de route» et qui deviendra plus tard un compagnon de cordée.
4
François Pétrarque, Lettre du 26 avril 1336 à Dionigi de Borgo San Sepulcro, professeur de théologie; Lettre
première du Livre IV des Lettres familières, in Joachim Ritter, Paysage. Fonction de l’esthétique dans la société
moderne, Besançon, Les éditions de l’Imprimeur, 1997, pp.36-38.
5
Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre VI, chap. 2 et chap. 4. 1139b et suivantes.
6
F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, «De la vision et de l’énigme», Idées/Gallimard, p. 195 et suiv.
7
Voir par exemple, Denys l’Aréopagite, La théologie mystique, in oeuvres complètes, Aubier, 1943, p. 182.
62
SAGESSE DU SPORT? L’ALPINISME OU LA TRANSCENDANCE INTÉRIEURE: «VOYAGE AU PAYS DU RÉEL»
Or cet autre, il n’est pas une personne symbolique là encore; c’est quelqu’un qu’il est
difficile de trouver et de choisir parce qu’il doit permettre d’engendrer concrètement et
avec soi «une parfaite concorde d’idées et de comportements», parce qu’il doit être un ami
au sens ancien de celui qui appartient à une même totalité et au sens moderne de quelqu’un que l’on a élu par affinités réciproques. C’est donc bien l’amour de l’immanence
qui s’exprime dans la lettre de Pétrarque; 8 c’est l’amour de l’immanence d’une relation
au monde et à autrui qui apparaît avec lui et qui constitue le lieu et le but même de
l’ascension. Or, comme vous le savez, ce but est finalement manqué. Car après le récit
circonstancié des péripéties de l’ascension et qu’il donne à voir, Pétrarque ne voit plus
ce qu’il était justement venu voir. Au sommet en effet, il pense à ce qui ne se voit pas:
à son enfance passée, à son avenir, à son salut et finalement à l’éternité qu’il ne voulait
pas considérer en grimpant. Tout entière occupée de l’invisible, l’âme de Pétrarque se
trouve distendue entre l’espace du panorama qu’elle embrasse d’un seul regard et les
pensées intérieures qui montent en elle. 9 On sait ainsi qu’après avoir beaucoup médité
au sommet, Pétrarque sort de son sac les Confessions de saint Augustin, 10 les ouvre au
hasard et lit à son frère Gérard: «Et les hommes vont admirer les cimes des monts, les vagues
de la mer, le vaste cours des fleuves, le circuit de l’Océan et le mouvement des astres, et ils
s’oublient eux-mêmes.» 11
Alors, s’amorce la descente de Pétrarque «furieux de l’admiration des choses terrestres» et acceptant la formule de Luc: «Car quiconque s’élève sera abaissé, et quiconque
s’abaisse sera relevé.» 12 L’alpinisme entrevu et permis un instant est donc bel et bien
empêché et comme barré dans le suspens ou l’hésitation même de son entrevue. Dans
la mesure où le texte est encore soumis à la logique et à l’ontologie médiévale, le sens
littéral (que Dante appelait aussi historial) et que Pétrarque livre dans son récit, révèle
immanquablement un sens allégorique caché qui dit ce que l’on doit croire, puis un
sens moral qui dit ce que l’on doit faire, enfin un sens anagogique qui dit ce à quoi il
faut tendre. 13 Derrière le sens «qui ne s’entend pas au-delà de la lettre» se cache «comme
sous un manteau» une «vérité dissimulée sous un beau mensonge» qui doit permettre une
édification ou une instruction sous la lumière des «souveraines choses de la gloire éternelle.» 14 C’est cette instruction sous la lumière de l’archè ineffable et transcendante à
laquelle Pétrarque nous convie finalement et à laquelle il revient après l’avoir un temps,
le temps de l’ascension, oubliée alors qu’elle était déjà là, dans son dos, et qu’il la portait
depuis le début mais sans nous l’avoir dit, bien cachée au fond de son sac sous la forme
du livre d’Augustin. Voilà pourquoi, la naissance de l’alpinisme et de la philosophie qu’il
contient, suppose le second moment que j’ai appelé le moment saussurien.
Ce moment, il est celui qui apparaît 450 ans plus tard, le 2 août 1787 quand, un
an après que Balmat et Paccard soient montés au sommet du mont Blanc, le savant
naturaliste Genevoix Horace Benedict de Saussure y grimpe à son tour en substituant à
son nom traditionnel de mont Maudit le nom, désormais moderne et définitif, de mont
Blanc. Or, cette ascension préparée depuis 20 ans par Saussure s’effectue au nom de la
science et de ce que Kant appelle, se référant à Saussure dans la Critique de la faculté de
juger, «l’instruction des hommes.» 15 En montant le mont Blanc afin d’y installer ses thermomètres, ses hygromètres, ses baromètres et tous ses instruments de mesure, Saussure
confère une finalité externe et théorique à l’accession du sommet, finalité qui est expli-
8
Voir Christophe Carraud, «Pétrarque, Baudelaire et la photographie: brèves variations sur la pensivité», in
Esthétique et mélancolie, Institut des Arts Visuels d’Orléans, 1992, p. 58.
9
Voir Jean-Marc Besse, Voir la terre, six essais sur le paysage et la photographie, Actes Sud, 2000, Chapitre I,
«Pétrarque sur la montagne: les tourments de l’âme déplacée», pp. 13-34.
10
Avouant ainsi que le souci de l’immanence était dès le début de son entreprise relié contradictoirement au
souci de la transcendance.
11
Saint Augustin, Les confessions, X, VIII, 15. Cité par Pétrarque, op. cit., p. 50.
12
Evangile selon saint Luc, 14, 11. Voir aussi le lettre familière de Pétrarque, Livre 1, 6: «le voyageur s’élève
d’autant plus haut qu’il approche de la descente, et, si l’on pouvait le dire ainsi, c’est en s’élevant qu’il descend.»
13
Dante, Epître XIII, in OEuvres complètes, bibliothèque de la pléiade, Gallimard, 1965, p. 795.
14
Dante, Il Convivio, II, 1, in Œuvres complètes, op. cit., p. 314.
15
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, § 29.
63
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
citement dite par lui en 1834 dans ses Voyages dans les Alpes juste au moment où il fait le
récit de l’arrivée au sommet:
«Au moment où j’eus atteint le point le plus élevé de la neige qui couronne
cette cime, je la foulai aux pieds avec une sorte de colère plutôt qu’avec un sentiment de plaisir. D’ailleurs mon but n’était pas d’atteindre le point le plus élevé, il
fallait surtout y faire les observations et les expériences qui donnaient quelque prix
à ce voyage, et je craignais infiniment de ne pouvoir faire qu’une partie de ce que
j’avais projeté.» 16
Seconde colère donc, après celle de Pétrarque; seconde colère sans personne pour
se quereller et en laquelle se manifeste la nécessité de soumettre l’acte de grimper à
un projet plus haut que lui: le projet d’une appropriation à la fois corporelle et cognitive de la nature qui engendre sa désacralisation comme le corollaire indispensable du
progrès infini de la connaissance humaine. Alors, le mont Olympe, le mont Sinaï ou le
mont Thabor s’effacent comme s’écroulent les montagnes de perfection ou d’orgueil, les
montagnes de justice ou de contemplation. 17 C’est désormais à la lumière naturelle de
la raison calculante que se découvrent les rochers, les glaciers, les phénomènes atmosphériques dont la pensée veut expliquer la très longue et très lente histoire à jamais
séparée de l’éternité. Mais, comme dans le moment pétrarquien, ce qui est entrevu est
dans le même temps refusé, car c’est de la volonté exploratrice de la nature qu’est sorti
l’alpinisme et c’est par cette volonté aussi qu’il est empêché par le surplomb de ce qui
n’est plus une substance ni un cosmos éternels mais ce qui est un travail infini: celui
du progrès de l’humanité dans son entreprise de connaissance d’une nature désormais
désenchantée, silencieuse comme eût dit Pascal, c’est-à-dire dépouillée de toute signification à interpréter. 18 C’est la raison pour laquelle le moment saussurien qui a rendu disponible le milieu naturel de la montagne, doit être relayé par le moment que j’ai appelé
stephenien et où naît pleinement le sens de l’alpinisme.
Ce moment porte le nom de Leslie Stephen, le père de Virginia Woolf, qui fut un
grand alpiniste au moment de la conquête de presque tous les sommets alpins jusqu’en
1865 qui est l’année où Edward Whymper escalada coup sur coup l’aiguille Verte, les
grandes Jorasses et le Cervin. 19 En 1871, Stephen rassemble beaucoup de ses textes de
récit d’escalades sous un titre significatif: Le Terrain de jeu de l’Europe. 20 Si la nature
sauvage en général et le massif alpin en particulier deviennent ainsi «a Playground,»
c’est qu’ils ne sont désormais plus une forêt de symboles ni un organisme complexe à
parcourir pour l’expliquer; ils sont le lieu délimité d’une activité corporelle, gratuite et
plaisante par elle-même que les Anglais appellent sport et dont on trouve la définition
chez Georges Hébert en 1925:
«On appelle sport tout genre d’exercice ou d’activité physique ayant pour
but la réalisation d’une performance et dont l’exécution repose essentiellement sur
l’idée d’une lutte contre un élément défini: une distance, une durée, un obstacle,
une difficulté matérielle, un danger, un animal, un adversaire et, par extension,
soi-même.» 21
Dans l’acte de grimper pour grimper comme en tout sport, l’homme opère de
multiples réductions qui montrent que le mouvement d’élévation que l’alpiniste effectue
doit d’abord être rendu possible par un mouvement inverse de descente: la réduction
de notre monde à un seul et unique monde; la réduction de ce monde à son seul caractère matériel ou spatial; la réduction de l’existence de l’homme à celle de son corps;
16
Horace Benedict de Saussure, Premières ascensions au Mont-Blanc 1774-1787, La Découverte, 2005, pp. 205-206.
17
Voir les études rassemblées dans le no 99 (juillet-août 2006), de la Revue de l’Institut Catholique de Paris et
intitulé «Transversalités.»
18
Blaise Pascal, Pensées, frag. 206 (Brunschvicg).
19
En 1864, il enchaîna le mont Dolent, l’aiguille de Trélatête et l’aiguille d’Argentière.
20
Leslie Stephen, Le Terrain de jeu de l’Europe, trad. franç. de Claire-Eliane Engel, Editions Hoëbeke, 2003.
21
Georges Hébert, Le sport contre l’éducation physique, 1934, pp. 6-7, cité par Nicolas Giudici, La philosophie du
mont Blanc, Grasset, 2000, p. 205.
64
SAGESSE DU SPORT? L’ALPINISME OU LA TRANSCENDANCE INTÉRIEURE: «VOYAGE AU PAYS DU RÉEL»
celle de son corps à un simple effort comme un «fait primitif» (comme dirait Maine de
Biran) par lequel nous sentons et exerçons notre vitalité et notre activité; celle enfin
de l’effort comme un simple acte de persévérance au sein d’un combat où s’unissent
dans leurs affrontements même des forces opposées, internes ou externes. Cette quintuple réduction indique que le corps dont sommes faits et que nous sommes, ne saurait
être traversé c’est-à-dire dépassé et qu’il cherche simplement ce qu’il peut en déployant,
sur un modèle polémologique ou agonistique, toutes ses virtualités cachées sans autre
finalité que celle de dépasser sa puissance, de s’étonner de cette puissance dont il ne
connaît pas les limites: la performance pour la performance, l’acte de se surmonter ou
du dépassement d’un soi corporel qui dit simplement «plus haut, plus vite, plus fort» et
qui conquiert l’inutile.» La formule est de Lionel Terray bien sûr. Elle se trouve pourtant
chez Jules Michelet dès 1868: «La cruelle, l’orgueilleuse qui est là-haut, elle [la montagne]
aura toujours des amants, toujours on voudra monter. Le chasseur dit: «C’est pour la proie»; le
grimpeur dit: «pour voir au loin.» […] Le réel dans tous ces efforts est qu’on monte pour monter;
le sublime, c’est l’inutile.» 22
Dans l’immanence du corps propre et de l’espace matériel, dans l’immanence
aussi du combat qui s’établit entre les deux, se dégage le sens d’une transcendance entièrement rapatriée dans le présent et la présence de l’effort pour lui-même. Ce sens possède cependant plusieurs couches constitutives dont la plus récente et la plus moderne
(la couche correspondant à l’alpinisme et au sport contemporain) possède la possibilité
de conserver les traces des couches les plus enfouies qu’elle a dû abolir afin de s’inventer
sur leurs décombres ou sur leur subversion si l’on peut dire.
Le sens le plus superficiel et qui correspond au moment stephenien que je viens
de dire est le sens de ce que Nietzsche appelle un «devenir davantage» 23 ou un «débordement nécessaire par delà toutes les limites.» 24 «Ce n’est pas un «tu dois», mais un «il faut que je»
de l’hyperpuissant-créateur» 25 qui est l’exigence de l’homme moderne faisant comme une
sculpture de soi sans autres limites que celles que, corporellement, il supporte, repousse
ou déborde constamment. L’homme moderne, à l’image de l’alpiniste qui grimpe pour
grimper est bien un athlète et un ascète au sens strict de celui qui souffre dans l’épreuve
et le combat d’une part (athlon), de celui qui s’efforce dans l’exercice (askesis) d’autre
part, afin de développer indéfiniment et pour elle-même sa puissance. Mais l’exigence
de cet athlète ou de cet ascète sont toutes les deux prises dans une démesure qui est
le fond abyssal de notre culture contemporaine lui conférant cette sorte d’irrationalité
contre laquelle John Ruskin protestait de façon véhémente et que l’on retrouve dans de
nombreux récits de montagne contemporains comme ceux de Louis Lachenal, Lionel
Terray et Maurice Herzog par exemple. 26
Sous le discours de l’hybris se tient cependant encore le discours de l’épanouissement et de la formation de soi qui correspond au moment des Lumières et de Saussure.
L’homme, semblable à un germe ou à une plante (Saussure est botaniste), doit être développé par l’effort corporel. Il se constitue et s’éduque comme individu perfectible mais
aussi comme société, culture et histoire. La construction (Bildung) de l’individu n’est pas
indépendante de l’institution d‘une relation à autrui que la cordée manifeste et construit
tout à la fois. C’est dans la perspective de cette construction de soi qu’il faut comprendre
les textes de Walter Bonatti, le vainqueur du K2 en 1954 et en 1955, en solo, du pilier sudouest du Dru. Dans son ouvrage Montagnes d’une vie, l’alpiniste italien considère que la
pratique de l’alpinisme «marque d‘une façon indélébile l’âme d’un jeune homme et déstabilise
son assiette encore insuffi samment affermie.» 27
22
Jules Michelet, La montagne, 1868, cité par André Hélard, John Ruskin et les cathédrales de la terre, Editions
Guérin, 2005, p. 316.
23
F. Nietzsche, Fragments posthumes, Gallimard, 1977, tome XIV, p. 91.
24
F. Nietzsche, Fragments posthumes, Gallimard, 1977, tome XIII, p. 62.
25
F. Nietzsche, Fragments posthumes, Gallimard, 1977, tome X, p. 106.
26
L. Lachenal, Les carnets du vertige, Pierre Horay, 1956, p. 229. L. Terray, Les conquérants de l’inutile, Gallimard, 1965, p. 85 et p. 466. M. Herzog, Annapurna premier 8000, Artaud, 1952, p. 197.
27
Walter Bonatti, Montagnes d’une vie, Artaud, 2005, p. 98. C’est moi qui souligne.
65
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
«La montagne – dit-il – m’a permis de satisfaire le besoin inné chez tout
homme de se mesurer et de s’essayer, de connaître et de savoir. Entreprise après
entreprise, là-haut je me suis senti toujours plus vivant, plus libre, plus vrai: je
me suis réalisé. […] A mon avis, la valeur d’une montagne, et donc de son escalade, résulte de divers éléments, esthétique, historique et éthique, qui ont tous leur
importance. Jamais je ne pourrai séparer ces trois facteurs ou m’en désintéresser,
car ils sont à la base de l’idée que je me fais de la montagne.» 28
On peut estimer, alors et enfin, que sous ce discours se tient encore la plus profonde et la plus antique parole de l’athlon et de l’askèsis; la parole où s’exprime une
pensée de l’accomplissement et de l’épreuve qui faisait dire au grand anthropologue
Marcel Mauss:
«Je crois que l’éducation fondamentale dans toutes ses techniques consiste à
faire adapter le corps à son usage. Par exemple, les grandes épreuves du stoïcisme
qui constituent l’initiation dans la plus grande partie de l’humanité, ont pour but
d’apprendre le sang-froid la résistance, le sérieux, la présence d’esprit, la dignité,
etc. La principale utilité que je vois à mon alpinisme d’autrefois fut cette éducation
de mon sang-froid qui me permit de dormir debout sur le moindre replat au bord
de l’abîme.» 29
Il ne s’agit plus évidemment d’advenir à la perfection du corps glorieux du héros
ou de l’athlète grec; il ne s’agit plus de participer au cosmos ni au logos dans une divinité et une éternité qui n’existent plus. Il s’agit pourtant encore de faire l’épreuve du
corps afin de s’essayer et de se connaître comme le dit Bonatti, afin de connaître ce
qu’il appelle son moi réalisé et sa valeur, conçus tous les deux sur le modèle, non d’une
assise pérenne, mais d’une simple assiette. La métaphore est équestre et profondément
montanienne, au sens où elle se trouve chez Montaigne mais au sens aussi où Montaigne
signifie bien montagne. Cette métaphore suppose la perte irrémissible de tout fondement. Elle nous indique que le moi et la valeur qui lui est attachée n’est qu’un simple
équilibre nécessairement mouvant, approximatif, précaire et toujours à refaire dans le
risque toujours présent et toujours conjuré de sa perte.
Cela suppose trois idées pour terminer. D’abord, le sens de notre fugacité et de
notre mortalité qui n’est jamais plus aiguisé ou intensifié que dans l’escalade au bord
de l’abîme. Ensuite, le sens de notre présent et de la présence du présent comme notre
seul et véritable lieu qui est «la santé du moment». 30 Être là n’est pas seulement un fait; 31
c’est aussi une exigence que la pensée ancienne (l’épicurisme et un certain stoïcisme)
et la pensée moderne (celle de Nietzsche) nous ont transmise de manière à nous faire
saisir la nécessité de «la prise de conscience de l’imminence de la mort, de l’unicité de la vie,
de l’unicité de l’instant.» 32 Enfin, l’effort corporel ou l’impulsion active nous confèrent le
sens d’une réserve, d’une prudence ou d’une sagesse sans lesquelles l’alpiniste court
de grands dangers. C’est cette réserve qui produit cette sorte de douceur que celui qui
a longuement et difficilement abandonné son poids à la morsure de son piolet et de ses
crampons dans la glace, éprouve. Celui-là sait que c’est cette douceur 33 paradoxalement
28
Ibid., p. 5.
29
Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, 1950, Les techniques du corps, p. 385.
30
Dans le Second Faust, Goethe écrit: «Alors l’esprit ne regarde ni en avant ni arrière. Le présent seul est notre
bonheur.»
31
Mallarmé écrit en 1895 au jeune homme déchiré par la conscience de la crise de la littérature et de la
société C’est-à-dire par «l’écart» ou le «suspens» qui brisent le temps: «Aussi garde-toi et sois là.» L’action restreinte, Œuvres complètes, biblio de la pléiade, Gallimard, 1945, p. 372.
32
Pierre Hadot «Le présent seul est notre bonheur», in Diogène, no 133, p. 67.
33
Douceur dont parlent à leur manière Marc-Aurèle et Nietzsche. «Il y a des signes certains, écrit Nietzsche dans le
Monologue du voyageur dans la montagne, que tu as avancé et que tu es arrivé plus haut: la vue est plus libre et plus
riche autour de toi que tantôt, le souffle de la brise est sur toi plus frais, mais aussi plus doux (car tu as désappris la
folie de confondre douceur et chaleur), ton allure s’est faite plus vive et plus ferme, ton courage à grandi en même temps
que ta lucidité: – pour toutes ces raisons, ta route pourra maintenant être plus solitaire et en tout cas sera plus dangereuse que l’ancienne, mais pas autant à coup sûr que le croient ceux qui te regardent, voyageur, du fond de la vallée
embrumée marcher sur la montagne.» Humain trop humain, trad. franç., Gallimard, 1968, tome 2, pp. 108-109.
66
SAGESSE DU SPORT? L’ALPINISME OU LA TRANSCENDANCE INTÉRIEURE: «VOYAGE AU PAYS DU RÉEL»
enfouie dans la souffrance de l’effort qui permet la force la plus efficace et la plus achevée parce qu’elle est la force maîtrisée. 34
Ce sont ces trois éléments que l’on retrouve dans ce beau texte de Victor Segalen
extrait d’Equipée, voyage au pays du réel et racontant le passage du col. Ce texte, il nous
fait comprendre que «sortir» en termes d’alpinisme ne désigne jamais l’accession à une
autre et supérieure réalité, mais simplement le moment plein et humain, pleinement
humain, de l’arrivée à l’arête ou au sommet âprement gagnés. Ce texte, il nous rappelle
la célèbre exigence de Pindare: «Ne crois pas, ma chère âme, à la vie éternelle / Mais épuise
le champ du possible.» 35
«Le regard par-dessus le col n’est rien d’autre qu’un coup d’œil; – mais si
gonflé de plénitude que l’on ne peut séparer les triomphe des mots pour le dire, du
triomphe dans les muscles satisfaits, ni ce que l’on voit de ce que l’on respire. Un
instant, – oui, mais total. Et la montagne aurait cela pour raison d’être qu’il faudrait
se garder d’en nier l’utilité pesante. Tout le détour de l’escalade, le déconvenu des
moyens employés – ces rancunes sont jetées par-dessus l’épaule, en arrière. Rien
n’existe en ce moment que ce moment lui-même.
Quelques pas avant d’y atteindre, et l’on s’avoue encore très dominé, très surmonté. […] Alors, ne pas s’élancer, ne pas s’arrêter, mais donner à point le dernier
coup de reins pour s’affermir sur la hauteur conquise, et regarder. Regarder avant,
en respirant à son aise, en renforçant tout ce qui bourdonne des orgues puissantes
et de la symphonie du sang, des humeurs mouvantes dans la statue de peau voluptueuse. C’est ainsi que la possession visuelle des lointains étrangers se nourrit de
joie substantielle. C’est la vue sur la terre promise, mais conquise par soi, et que nul
dieu ne pourra escamoter: – un moment humain.» 36
34
Voir Pierre Hadot, La citadelle intérieure, Fayard, 1992 p. 242.
35
Pindare, Troisième Pythique, trad. Robert Brasillach, in Anthologie de la poésie grecque, Club des libraires de
France, Stock, tome 1, p. 257.
36
Victor Segalen, Equipée, voyage au pays du réel, Gallimard, 1983, pp. 32-33.
67
3
Sport, éthique et morale:
la connection du mental
et du physique
Mike Spino
«If you can trust yourself, when all men doubt you» 1
From IF, by Rudyard Kipling
Introduction et théorie générale
E
n prenant du recul pour observer le sport et en utilisant la connexion du physique et
du mental, on se rend compte qu’il est une préparation idéale au développement des
potentiels. Au-delà d’une influence positive sur la personnalité, le sport a une dimension intégrale qui se révèle à l’étude des méthodes des entraîneurs de légende. Les défis
relevés par le sportif sont aussi instructifs. Le fait que chaque sportif débutant s’imagine
résistant, fair-play et calme face à la foule, à la pression du stress et à l’épreuve physique
peut aussi l’aider dans la vie quotidienne ou, pour le militaire, sur le champ de bataille.
Dans cet état d’esprit, il semble que le sport puisse former à la force morale. Le
leadership et la capacité à prendre des décisions justes sont des aptitudes importantes,
sur lesquelles doivent reposer des programmes de formation sportive visant à agir sur
la force morale. Ces qualités s’avèrent souvent utiles au quotidien. De tels programmes
auraient donc pour objectif d’inculquer certains mécanismes moraux permettant la
prise de décisions. Ces capacités peuvent être développées à travers le sport, mais elles
prennent pleinement leur sens lorsque nous devons faire face aux moments difficiles
de la vie.
L’auteur de cet article soutient ainsi qu’une connexion des qualités mentales et
physiques qui peuvent être enseigné par le biais du sport est nécessaire pour atteindre
ce sens éthique et moral de la prise de décisions. En outre, les comportements héroïques
et éthiques peuvent être développés par une formation sportive alliant le corps et l’esprit. En effet, le sport permet d’améliorer simultanément les performances physiques et
les capacités mentales. L’approche du sport alliant le corps et l’esprit peut favoriser une
certaine vivacité d’esprit, améliorer les capacités physiques, et ainsi améliorer l’intégralité de l’individu. En résumé, l’objectif final est de former des dirigeants responsables,
modèles pour les différentes étapes de la vie.
Sport, éthique et approche mentale
Une conférence sur le sport et sur l’éthique présuppose qu’il y ait une moralité
et des prises de décision éthiques dans les sports bien joués. Le sport doit permettre
l’apprentissage de compétences caractéristiques du leadership moral et éthique. Il se
peut qu’une évaluation en profondeur d’une formation sportive alliant le corps et l’esprit révèle une méthodologie permettant de revoir la notion d’éthique et son fonctionnement opérationnel.
L’éthique personnelle résulte de processus mentaux pendant une prise de décision. Bien qu’elle naisse de la pensée, l’éthique est classée généralement dans le domaine
1
Si tu peux croire en toi, quand tous les hommes en doutent.
69
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
de l’action. Par conséquent, l’éthique, alliant le corps et l’esprit, est un phénomène similaire à celui du sport. Elle met en avant l’élégance, le courage et la patience, dans le
contexte du sport. Dans la vie et dans le sport, elle repose sur l’idée de servir une équipe
ou le bien commun.
Le lien entre le sport et l’éthique devient évident lors de l’analyse du fonctionnement de l’esprit pendant une activité sportive. Par exemple, le sportif qui aura su
développer pleinement ses compétences mentales, a toujours une longueur d’avance sur
le jeu. Un athlète mentalement entraîné, arrive à identifier l’action qui mène au succès
parmi une multitude de choix. Le choix d’une action morale ne peut pas être statique car
la frontière entre le bien et le mal est mouvante. La limite entre les actions héroïques et
les actions déshonorantes peut, en effet, être obscure.
La formation d’un décideur éthique est donc à la fois lente et rapide; l’intégrité se
construisant au fil des expériences, que le sport apporte en nombre. Parfois la moralité
ne fait pas gagner; cependant, une réflexion éthique, connectant le corps et l’esprit évite
de succomber à la rage et au désespoir. En clair, il apparaît que la formation éthique
nécessite un lieu où les expériences sont nombreuses et intenses pour être évaluée, une
arène idéale comme le sport.
Leçons des expériences
des «Master Sport Coaches»
Les entraîneurs de renom entraînent leurs athlètes en fonction de leur personnalité. Ils basent leurs enseignements aussi bien sur des instructions physiques que sur le
développement du caractère. Ils rectifient à la fois l’esprit et le corps, et préparent leurs
élèves à utiliser leurs capacités et à puiser dans leur personnalité à un instant donné
certaines attitudes positives. Ils permettent ainsi aux étudiants de s’améliorer et réussir
l’exécution de mouvement de plus en plus difficile. Ils assimilent ainsi le fait qu’il existe
aussi bien des exercices formateurs sur le plan physique que sur le plan mental.
Deux entraîneurs des plus importants, John Wooden et de Percy Well Cerutty ont
élaboré des théories philosophiques à partir de leurs approches personnelles. Pyramid of
Success 2 de Wooden et la philosophie Stotanism de Cerutty (tel qu’elle est expliqué dans,
«Running with Cerutty», 3 et «Success in Life and Sport») 4 sont l’héritage d’un type d’entraînement qui enseigne simultanément des capacités et le développement de soi.
Les entraîneurs tels que Wooden et Cerutty basent leurs enseignements sur l’effet à long terme de leur instruction et savent que des comportements à succés peuvent
être définis et une fois que ces comportements se combinent, ils produisent des grands
athlètes et des personnes accoplies. Vu de cette manière, même les exercices difficiles
sur le terrain et les décisions laborieuses dans la vie peuvent être préparé. Les méthodes
d’enseignement de Wooden et de Cerutty attestent de ce point de vue. Selon eux il y a un
lien entre développer d’excellentes personnes et gagner en compétition. La combinaison
de ces deux éléments est cruciale dans notre problématique. Toute la difficulté réside
dans la création d’un programme d’études dans lequel on pourrait enseigner avec succès
ces qualités et compétences.
Si cette spéciale interaction entre l’entraîneur et l’athlète est un indice de succès,
nous pouvons constater aussi qu’un certain type d’instructions sportives peut contenir
les clefs de l’action légitime, de la rapidité de décision et de la conduite courageuse. Par
exemple, selon la philosophie de l’entraineur John Wooden, «le succès commence par le
développement des traits de base de la personnalité qui fait évoluer une équipe vers une
famille de joueurs.» 5
2
J. Wooden and S. Jamison, Wooden on Leadership, McGraw Hill, N.Y, 2005, p. 3
3
P. Cerutty, Running with Cerutty, Track and Field News, 1958
4
P. Cerutty, Success in Life and Sports, Pelham Press, London, 1964, p. 54
5
M. Spino, Journal of Ethics in Leadership, Kennesaw State Press, Vol.2, No. 1, 2006, p. 146
70
SPORT, ÉTHIQUE ET MORALE: LA CONNECTION DU MENTAL ET DU PHYSIQUE
Saint-Cyr, son inspiration
et les questions soulevées
Une journée d’étude telle que celle organisée à Saint-Cyr est une idée inspirée.
Un tel cadre alliant la simplicité et la grandeur est fertile pour réfléchir sur ce lien entre
sport et éthique. Son inspiration soulève quelques questions qu’il me semble important
de développer ici.
La première question que je me suis posée a découlé d’une prise de conscience:
j’ai réalisé qu’un soldat, lorsqu’il agit, fait face aux mêmes difficultés qu’un sportif de
haut niveau en ce qui concerne le corps et l’esprit. De ce fait, les activités sportives peuvent être un excellent outil d’amélioration de santé physique et d’acquisition de compétences. De même, à une époque où les conflits internationaux dépendent aussi bien du
maintien de la paix que des intimidations de l’ennemi, on doit former différents types
de chefs, avec des attributions plus diverses, car pouvant être nécessaires. Le but d’une
telle formation sportive serait de former des soldats de la paix aussi bien qualifiés en
diplomatie et que dans l’art de persuader.
Les apports de la présentation du Général de brigade Chander Prakash, ont mis
en évidence l’influence de la culture d’une nation sur l’éthique enseignée et appliquée
dans un contexte militaire. 6 Intégrant d’une certaine façon le soldat à la tradition méditative de l’Inde. Ces arguments m’incitent à penser que les travaux sur le développement humains sont meilleurs lorsqu’ils s’appuient sur une philosophie ou un système de
croyance, tiré de la tradition.
En ce sens, une vision complète de l’homme, intégrant le corps et le mental me
semble capable d’aider au développement humain.
Adoption d’une approche alliant le corps et l’esprit
comme outil du développement humain
L’adoption en sport, d’une approche corps/esprit, permet une meilleure adéquation entre le corps et la pensée. Peu d’activités offrent une telle possibilité. En examinant le sport, on retrouve également la question fondamentale des connaissances pratiques acquises sur le terrain de sport: comment ces éléments sont ils appliqués dans les
diverses situation de la vie? De même, comment les capacités mentales, développées,
consolidées et utilisées dans des activités sportives peuvent être utilisées lors de situations similaires exigeant une capacité de discernement équivalente? Par-dessus tout,
comment pourrait-on intégrer les capacités du mental et celles du corps à la prise de
décision et à l’éthique?
Pour développer une théorie selon laquelle le sport est un agent de croissance et
de changements, on doit comprendre les liens entre processus mentaux et la prise de
décision rapide résultent par la réalisation de jeux et d’activités physiques. Par exemple,
les éléments les plus importants dans le sport tiennent à la pression. Ne pas abandonner
lorsqu’une situation parait désespérée est l’une des caractéristique que l’on attribut le
plus souvent au sport, exprimant quelque chose de l’invincibilité de l’esprit humain. En
dehors du sport, il existe peu d’occasions permettant à une personne d’exprimer son
caractère héroïque, de croire en ses valeurs et ses perceptions et de les faire fructifier.
Lorsque l’on utilise une approche mentale du sport, l’accès à la dimension spirituelle semble facilité. Quel est l’impact du mental sur le «souffle» dans une perspective
globale? Si sport et spiritualité sont synonymes, peut on dire que l’on agit de manière
plus «éthique» lorsque l’on a expérimenté ces dimensions?
Il y a des précédents pour répondre à ces interrogations. À l’académie militaire
américaine de West Point, les chefs du centre pour l’amélioration des performances
proposent, en effet, d’«employer des méthodes de formation dérivées de la psychologie
6
Le Général de brigade Chander Prakash, attaché militaire de l’Inde, a présenté une conférence sur ces
thèmes.
71
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
sportive appliquée pouvant être utilisé dans d’autres contextes.» 7 Le programme d’études emploie une terminologie issue du monde sportif. Un des premiers modules proposé
par le centre traite des processus mentaux expliqués dans cet article. Ce programme
crée un lien entre l’imagination et la visualisation dans un «processus de voir, de sentir
et d’éprouver des résultats désirés.» 8 Cela résonne ici d’un langage autant employé pour
une équipe de sport se préparant pour un championnat que dans un programme d’entraînement au commandement de cadet sur le champ de bataille.
Réflexions conclusives
Le but de cet article est d’apporter une introduction à un programme qui pourrait
utiliser le sport comme moyen de développement humain, de prise de décisions éthiques et de responsabilité. Certains entraîneurs ont compris que c’est en développant la
personne dans son ensemble que de réelles victoires sont remportées tant sur le terrain
que dans la vie. L’initiative des Ecoles de Saint-Cyr relayée par le BIT a élargi l’horizon
de nos études sportives en ouvrant de nouvelles voies. Les bases d’une approche sportive
alliant le corps et le mental sont développées en annexe. 9 Ces textes veulent introduire
une méthode de formation par le sport.
Dans ma carrière, j’ai souvent vu des équipes et des individus transformés par un
entraînement sportif alliant corps et esprit, passant du chemin de la défaite à un état
d’esprit favorisant le succès. De surcroît, les lendemains de victoire permettent la prise
de conscience spirituelle de certaines valeurs importantes. Cette enquête sur le sport
et l’éthique a donc renforcé notre point de vue. Si, à la surface, l’éthique du sport peut
signifier juste le respect des règles du jeu sous le regard d’arbitres; en profondeur, cette
volonté de bien faire va pouvoir s’étendre aux autres domaines de la vie. De mon point
de vue, j’ai maintenant mieux compris la dimension essentielle du lien de l’éthique et du
sport pour toute la vie. Des entraîneurs pourraient profiter de cette étude pour transformer le sport en véhicule du développement de la personne et de la paix durable.
7
Nathaniel Zensser, PhD. ET. Al, military Application of performance-Enhancement Psychology, Military
Review, September/October 2004 p.63
8
Ibid, p.64
9
Cf. l’annexe à la partie III (en anglais) intitulée Background to the Mind/Body Sport Training Curriculum.
72
4
Ethique et sport:
entre paralogismes et évidences
Dominique Bodin, Stéphane Héas et Luc Robène 1
Questionner des évidences pour mieux cerner
la portée idéologique des discours…
L
e titre de cet article renvoie à un problème majeur. Car, circulant depuis plus d’un
siècle, s’impose aujourd’hui, dans les esprits, l’idée que le sport est porteur, par
essence, d’une éthique, elle-même socialement valorisée. A y bien regarder, l’historien
et le sociologue décèlent derrière ce monument doré à l’or fin que symbolisent dans la
pensée commune les «valeurs éternelles du sport», la marque oratoire du baron P. de
Coubertin. Comme un montage habile, rarement interrogé dans ses fondements culturels, moraux, idéologiques ni dans ses perspectives sociales discriminantes. Portée par
le temps, développée par le CIO, reprise avec révérence par la plupart des médias, dynamisée par certains courants pédagogiques, l’idée d’un sport naturellement vertueux,
survolant les vicissitudes de la vie quotidienne pour apporter la bonne parole éducative,
a fait son chemin au cours du 20ème siècle, alors même que s’effritaient pourtant les
espoirs d’un sport vierge de toute salissure, échappant notamment à l’instrumentalisation politique. Il suffirait de prêter l’oreille au ronronnement médiatique contemporain
ainsi qu’aux discours de la rue, notamment en période de grandes compétitions ou de
rassemblements emblématiques (Jeux olympiques notamment), pour saisir tout ce que
la force du discours a pu rassembler derrière elle: le sport est nécessairement «bon» car
porteur de la règle, de la vertu, du respect des autres, de soi, porteur de repères, d’une
forme quasi «innée» de régulation des affects et des comportements humains… Bref, le
sport relèverait d’une éthique quasi intemporelle…
En réalité, derrière l’association «Ethique et Sport», se cache un problème social
et politique majeur dont l’un des aspects les moins visibles – et pour cause – demeure
précisément la dimension idéologique du discours qui véhicule avec force l’évidence de
ce couplage instrumental.
Mais ce n’est pas le seul problème que soulève cette articulation. Se pose en effet
corollairement à cette dimension idéologique, un questionnement en termes de définition. Car, qu’est-ce qu’en réalité que «le» sport? Que recouvre ce concept surdéterminé?
Si la notion d’éthique ne demande pas immédiatement d’éclaircissement particulier
(nous y reviendrons néanmoins), le terme de sport est plurivoque par culture. Son histoire même, comme la diversité des approches historiques relatives aux théories de sa
genèse, notamment en termes de continuités ou de ruptures, invite à beaucoup de prudence quant aux conclusions qu’il serait possible de tirer d’une analyse des modèles de
la pratique physique, de leur généalogie, et des positionnements des exercices du corps
sur l’échiquier culturel et social à différents moments de leurs histoires.
Mais, même en tenant compte de ces facteurs qui définissent le sport et ses production, comme une activité historiquement et socialement située, disons-le franchement: les rapports du sport ou des sports ou plus particulièrement des «sport professionnel et/ou de haut niveau», à l’éthique relèvent plus de la profession de foi et de
l’incantation que d’une réalité avérée. A contrario des idées reçues et des présupposés
laudatifs qui l’entourent, le sport, activité passionnelle, brillant et séduisant spectacle,
1
Maîtres de conférences habilités à diriger des recherches à l’UFR APS Haute Bretagne Rennes 2 et, respectivement, directeur et membres du Larés-Las (Laboratoire d’Anthropologie et de Sociologie) EA 2241.
73
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
peut, dans bien des cas, masquer l’exercice d’un pouvoir, minimiser par ses attraits les
réalités de l’exclusion et de la ségrégation ou rendre invisible l’expression d’une domination, l’exercice de la violence, la production de tricheries, de corruptions… Bref, le sport
a maintes occasions de manquer ainsi totalement la cible «éthique» qui lui est assignée
de façon pourtant quasi consubstantielle. Du moins en théorie.
Mais, en énonçant cela n’en vient-on pas tout simplement à poser la question du
«normal et du pathologique», c’est-à-dire, le problème des normes communément admises dans un groupe particulier mais considérées comme déviantes dans un autre ou plus
simplement dans le groupe dominant?
Pour lier ces deux notions il convient sans doute de mieux préciser nos axes de
questionnement afin de tenter de comprendre:
•
d’où vient l’idée d’un sport porteur intrinsèquement de valeurs éthiques au point
qu’aujourd’hui son usage soit recommandé dans bien des contextes: dans la cité,
en milieu carcéral, dans la rue, etc.;
•
pour mieux, ensuite, distinguer et sérier ce qui est de l’ordre de la mise scène, du
sport spectacle ou du show, objet de tous les manquements à l’éthique, d’autres
formes de pratiques qui la respectent davantage peut-être;
•
avant, d’observer, enfin, que ce n’est peut-être pas le «sport» qui présente, développe ou permet l’approche d’une éthique mais bien les modalités de pratiques
mises en œuvre, les finalités poursuivies et un élément essentiel du développement de l’homme: l’éducateur.
•
Et, si en fait cette question d’éthique n’était ni au fondement du sport, ni fondamentale pour le sport?
Ethique et sport: les démêlées d’un vieux couple
Dopage avéré en cyclisme, notamment durant le Tour de France, mais également
en athlétisme; matchs arrangés en première division du Football italien mais aussi en
France, à Marseille; investissement des mafieux russes dans le Football professionnel international; tenniswoman poignardée, joueurs drogués et empoisonnés; hooligans entourant les matchs de football mais également des rencontres de Water-polo, de
Cricket, ou de Basket-ball; tricheries concernant les notations dans le patinage artistique; athlètes contraints de participer aux compétitions malgré de graves blessures;
affairisme, clientélisme, dominations et exclusions dans le champ de la compétition
et du spectacle sportifs… La liste n’est guère limitative. 2 Comment dès lors arriver à
lier «Ethique et Sport»? Formuler une telle question et surtout y apporter réponse ne
confine-t-il pas à l’utopie?
Certes, il pourrait être tentant de critiquer ces exemples en remarquant qu’ils
se rapportent essentiellement au seul sport «professionnel» ou au sport de très haut
niveau. Ce serait, en fait, nier les rapports du Comité de Pilotage de Lutte contre le
Dopage (CPLD) 3 qui montrent, chiffres à l’appui, que l’on se dope aussi dans le sport
amateur et ce, très jeune. Ce serait nier encore les violences qui se déroulent dans le
football amateur et qui conduisent les ligues et comités à interdire de compétition certains clubs de toutes petites villes évoluant dans les plus basses divisions. 4 Ce serait
oublier également que des arbitres de rugby se font parfois lyncher par les joueurs et…
les dirigeants, lors de modestes rencontres de rugby amateur. 5 Ce serait enfin fermer
les yeux de manière éhontée sur les comportements des dirigeants, éducateurs mais
aussi parents qui, lors des rencontres pupilles de football, encouragent leur progéniture
à «casser» leur adversaire…
2
Pour un panorama plus complet, voir: Bodin, D., Robène, L., Héas, S. (2004a), Sports et violences en Europe,
Strasbourg, Editions du Conseil de l’Europe.
3
Conseil de l’Europe: http://www.coe.int/DefaultFR.asp.
4
Par exemple le club de Cussac Fort Médoc, commune girondine de 800 habitants, suspendu de toutes compétitions durant la saison 2004/2005.
5
Citons ainsi le cas de M. Larbalétrier qui, le 11 juin 1995, à la fin d’une finale honneur opposant Castelnau
Magnoac à Nissan, a été violemment pris à partie par les joueurs, dirigeants et supporters nissanais.
74
ETHIQUE ET SPORT: ENTRE PARALOGISMES ET ÉVIDENCES
Ces dérives ont été dénoncées depuis fort longtemps. Soit dans le cadre d’une
approche socio-philosophico-critique, largement imprégnée des thèses freudo-marxistes. 6
Dans cette perspective, le «sport», appareil idéologique d’Etat, opium du peuple, espace
propice au déchaînement des «meutes sportives», est mis en accusation à travers le procès de l’instrumentalisation économique et politique généralisée de pratiques culturelles
approchées comme rouages incontournables du pouvoir, de la domination et de la guerre
de tous contre tous. Soit dans des perspectives plus systémiques, recoupant approches
historiques, socioéconomiques et anthropologiques, éclairant les effets pervers 7 suscités
par la mise en spectacle des sports et les dérives passionnelles qu’elles peuvent parfois
engendrer. 8
En réalité, les sports ne sont pas plus éthiques ou vertueux, par essence, qu’ils ne
sont, à l’opposé, consubstantiellement marqués du sceau de l’infamie. Ils sont beaucoup
plus vraisemblablement, et de manière extrêmement complexe, le résultat et le reflet de
l’activité des hommes vivant en société. Un construit historique et social qu’il convient
dès lors d’analyser comme tel en évaluant la portée des enjeux et des marquages culturels, sociaux, idéologiques, politiques et économiques qui participent précisément à en
définir les fonctions et à en produire les dérives dans les contextes situés et changeants
de nos sociétés modernes…
L’étymologie même du mot éthique nous invite du reste à privilégier cette hypothèse. Le mot grec êthikos, êthikê, à l’origine du terme éthique, ne signifie-il pas mœurs,
lesquelles, à moins de les interpréter à la seule lumière de la morale judéo-chrétienne,
ne sont pas obligatoirement «bonnes». Comment pourrait-il, d’ailleurs, en être autrement
lorsque le sport possède cette étrange et paradoxale particularité de «rassembler en un
même lieu les individus pour mieux les opposer»? 9
Il y a là une double question qui constitue le double mouvement de ce texte: l’une
est sociologique, interrogeant cette «naturalisation» du sport, l’autre, tentant de saisir ce
qui est de longue durée dans cette union – ou cette désunion – du sport et de l’éthique,
relève de l’anthropologie historique.
Ainsi structurée notre analyse tente de répondre à plusieurs questions. Comment
comprendre que dans les représentations collectives ordinaires, mais aussi politiques, le
sport puisse être considéré, très souvent, comme «éthiquement correct», essentiellement
nourri de respect à l’égard de l’adversaire, de l’autre, de l’arbitre ou des règles? Comment
concevoir qu’il soit apprécié comme un espace ou s’exprimerait, davantage qu’ailleurs,
une certaine «distance au rôle»? 10 Comment expliquer que l’on puisse imaginer que
l’éthique acquise en sport soit transférable au reste de l’activité sociale ordinaire? Comment expliquer que cette éthique supposée acquise, ou présente, dans le sport puisse
conduire à considérer ce domaine d’activité comme hygiénique, insérant, intégrant,
socialisant, etc. au point de le concevoir, arbitrairement, comme un élément essentiel
de l’éducation dans nos sociétés modernes et d’en faire également un axe occupationnel
fort en milieu carcéral 11 ou un «contre-feu immédiat à la violence des cités»? 12
6
Brohm, J-M. (1993). Les meutes sportives. Critique de la domination. Paris, L’harmattan. Brohm, J-M. (1992).
Sociologie politique du sport. Nancy, PUN.
7
Comme effets inattendus: Boudon, R. (1977). Effets pervers et ordre social. Paris, PUF, coll. Quadrige.
8
Citons par exemple et entre autres: Bodin, D., Robène, L., Héas, S. (2004a). Sports et violences en Europe.
Strasbourg, Éditions du Conseil de l’Europe. Brissoneau, C. (2003a). Entrepreneurs de morale et carrières
de déviants dans le dopage sportif. Thèse soutenue à l’université de Paris X Nanterre. Bromberger, C.
(1995). Le match de football, ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin. Paris, Maison des
sciences de l’homme. Duret, P., Bodin, D. (2003). Le sport en questions. Paris, Chiron, coll. Sports études.
9
Jeu, B. (1987). Analyse du sport. Paris, PUF, Coll. Pratiques corporelles, édition 1992.
10
Goffman, E. (1956). La mise en scène de la vie quotidienne. Paris, traduction française 1973.
11
Sempé, G., Bodin, D., Robène, L., Héas, S. (2006). Le sport carcéral chez les «courtes peines»: une approche comparative franco-canadienne en prisons pour femmes. Esporte et Sociedade. Resvista digital,
4, http://www.esportesociedade.com/. Bodin, D., Robène, L., Héas, S. Sempé, G. (à paraître décembre
2006). Le sport en prison entre insertion et paix sociale. Jeux, enjeux et relations de pouvoirs à travers
les pratiques corporelles de la jeunesse masculine incarcérée. Le Temps de l’histoire, revue d’histoire de
l’enfance «irrégulière», 8.
12
Duret, P. (2001). Le sport comme contre-feu à la violence des cités in D. Bodin (dir.), Sports et violences.
Paris, Chiron, coll. Sports études, pp. 109-118.
75
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
Les sports modernes: héritage des jeux anciens,
de la chevalerie ou fonctionnalisme?
Peut-être faut-il en premier lieu rechercher les origines de cette utopie dans l’histoire et la genèse des sports modernes en considérant que l’éthique dont il est question
n’est que le reflet et l’héritage d’un idéal bourgeois judéo-chrétien. Un idéal qui, cherchant à domestiquer les corps et les esprits, oppose les bien nés, privilégiant la «distance
au rôle», à ceux qui ont besoin du résultat pour construire leur identité et se valoriser.
Quelle que soit l’approche retenue pour observer la genèse des sports modernes,
théorie du «sport éternel», 13 théorie du sport comme transformation des pratiques et des
normes chevaleresques du Moyen-Âge 14 ou théorie du sport approché comme élément
participant à la structuration des sociétés modernes: 15 les sports sont conçus avant toute
chose comme des pratiques distinctives, fortement ségrégatives.
Le socle culturel sur lequel Pierre de Coubertin a bâti sa propre idéologie sportive
à la fin du 19ème siècle ne déroge pas à ce constat qui place les pratiques physiques des
athlètes grecs, modèle idéalisé, au pinacle de l’édifice vertueux d’un sport dé-socialisé,
apolitique, coupé des vicissitudes et enjeux sociaux et économiques de la vie ordinaire.
Or, force est de constater que la Grèce ancienne n’a pas plus créé le sport qui pacifie,
qu’elle n’a créé la raison, qui imprégnerait de règles et d’harmonie les jeux antiques et les
gymnopédies: cela fait suffisamment longtemps que le «miracle grec» a été déconstruit,
à la suite de Gernet 16 par l’école de psychologie historique. 17 L’idéal grec est dès l’origine
un idéal aristocratique et il le restera dans les périodes démocratiques, de démocratie esclavagiste et xénophobe, basée sur la citoyenneté en tant que droit conjugué et
restrictif du sol et du sang. Le sport est réservé aux meilleurs (ariston), aux bien nés
(eleutherion) qui sont aussi également dotés des vertus physiques et morales (le noble
se doit d’être kalos et agathos, beau et bon), sans oublier que l’activité est réservée aux
seuls hommes, qui plus est, libres. Si le sport grec est êthikos c’est uniquement dans le
cadre restreint de cet idéal aristocratique, en tant que pratique classante, distinctive et
excluante qui renforce et garantit un ordre social inégalitaire et voulu comme tel.
De son côté, en observant les pratiques nobiliaires, Duby voit dans les valeurs
éthiques, associées traditionnellement aux sports modernes (fair-play, respect des
règles, loyauté…), un héritage lointain «de la morale du guerrier du XIème siècle». 18 Pourtant, si tournois et joutes participaient d’un idéal chevaleresque, ils n’en représentaient
que l’une des formes les plus abouties dans une société d’ordre, masculine, hautement
inégalitaire, dominée par la logique des lignées, des alliances (la femme est à ce titre
une richesse convoitée) et par la dynamique guerrière des conquêtes de fiefs et de terres
sur lesquelles nul cerf ou vilain ne pouvait prétendre à d’autre considération que celle
d’objet. Ces mœurs guerrières, distinctives, que Jusserand décrit fort justement dans la
construction d’une circularité ou dans l’interpénétration totale du tournois comme préparation à la guerre et de la bataille comme prélude au tournois, 19 définissent une éthique chevaleresque qui ne répond que très partiellement à celle que l’imagerie populaire
à pu élaborer, lointain héritage des chroniques, ces histoires construites à la demande
de ceux dont elles devaient précisément vanter les qualités et les vertus par troubadours
et trouvères interposés. Pour ne prendre qu’un exemple, loin de toujours défendre le
pauvre et le faible, la veuve et l’orphelin, les chevaliers n’hésitaient pas à commettre un
certain nombre de méfaits et d’atrocités chez l’ennemi, qui pouvait pourtant n’être que
13
Citons entre autres: Jeu, B. (1975). Le sport, la mort, la violence. Lille, PUL. Jeu, B. (1977). Le sport, l’émotion,
l’espace. Paris, Vigot. Jeu, B. (1987). Analyse du sport. Paris, PUF, Coll. Pratiques corporelles, édition 1992.
14
Duby, G. (1984). Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du monde. Paris, Fayard, coll. Les inconnus de
l’histoire.
15
Elias, N., Dunning, E. (1986). Sport et civilisation. La violence maîtrisée. Paris, Fayard, traduction 1994.
16
Gernet, L. (1917). Recherches sur le développement juridique et moral en Grèce. Paris, Leroux.
17
Vernant, J-P., Vidal-Naquet, P. (1986). Mythes et tragédies, II. Paris, La découverte.
18
Duby, G. (1986) EPS interroge Georges DUBY: des tournois au sport moderne, EPS, p. 10.
19
Jusserand, J.-J. (1901), Les sports et jeux d’exercice dans l’ancienne France, Genève, Champion éditions (réédition 1986).
76
ETHIQUE ET SPORT: ENTRE PARALOGISMES ET ÉVIDENCES
le voisin ou l’ancien allié, voire sur leurs propres terres. Au point, précisément, que les
tournois ont pu aussi apparaître pour une partie de la noblesse comme un moyen commode d’occuper une jeunesse et ses trublions et de canaliser la violence des chevaliers. 20
Non pour l’humanisme que cette pacification aurait pu représenter mais bien pour la
dimension économique (récoltes préservées, main d’œuvre épargnée) qu’elle signifiait
matériellement. L’idéal chevaleresque était donc là encore un idéal socialement situé,
niant l’autre, le paysan, le manant, le pauvre et l’invisible, dont les jeux physiques comme
la soule, étaient, par ailleurs, également le théâtre de maints dérèglements et violences,
au point qu’en nombreuses occasions, l’église dût en interdire la pratique.
Lorsque Elias s’intéresse à la genèse des sports, non plus dans une approche de
filiation ou de généalogie des modèles de la pratique physique mais bien dans une perspective de rupture, il le fait au regard des (re)structurations sociétales et des transformations sociales à l’aube du 18ème siècle. La tendance en Europe est à la pacification des
sociétés à travers, notamment, la «monopolisation étatique du contrôle de la violence». 21
Pour Elias, les sports modernes émergent à la même époque et se structurent conjointement à la réorganisation des formes de la vie politique, concourant au même mouvement. Ces nouvelles pratiques auraient pour fonction «l’apprentissage de l’autocontrôle
des pulsions» en offrant dans le même temps un «lieu de débridement toléré des émotions». 22 Lorsqu’il évoque la genèse des sports, Elias le fait à travers l’émergence d’une
pratique aristocratique, la chasse au renard, dont les codes normatifs, réglementaires et
sociaux vont s’imposer jusqu’à structurer les sports collectifs entre autres. Ces derniers
participent, au 19ème siècle, à l’éducation de la gentry au sein des publics schools.
La boucle est ici bouclée. Car en rénovant les Jeux Olympiques, Coubertin ne fait
que renforcer cet idéal aristocratique, fortement élitiste, qui oppose dans ses pratiques
et expressions, les classes dominantes et dominées. Fortement inspiré par les thèses
sociales de Frédéric Le Play, Coubertin cherche à imposer la conception d’un sport ségrégatif dont l’amateurisme et la masculinité constituent les angles les plus visibles, dans
une perspective conservatrice. Le sport coubertinien tel qu’il se présente jusqu’en 1912,
moment à partir duquel le baron, contraint et forcé par l’affaiblissement de ses positions
institutionnelles, envisage une éventuelle et très relative démocratisation sportive, est
profondément marqué dans sa conception par tout ce qui le distingue des pratiques plus
populaires: le désintéressement, la distance au rôle, le détachement au regard des résultats, la volonté éducative. Le sport, pratique d’élite, doit ainsi participer à l’édification
d’une société pour laquelle les puissants demeurent au sommet de l’édifice, quand les
dominés, cantonnés dans des pratiques physiques roboratives (gymnastique, exercices
physiques militaires, etc.) en fortifient la base… Au sport coubertinien correspond la
vision d’une société figée dans les destins sociaux qu’elle impose de manière conservatrice aux dominants et aux dominés, aux hommes et aux femmes. 23 Dans la France des
années d’occupation, durant le régime de Vichy, Pétain et Borotra vont encore renforcer
cet idéal conservateur alors même qu’il s’agit d’intégrer l’ensemble de la population au
projet de Révolution nationale. Mais Vichy veut des chefs et «Le sport, cette chevalerie
moderne» pour reprendre le slogan du Commissariat Général à l’Education générale et
aux Sports constitue l’un des socles à partir duquel doit s’ériger la nouvelle France, celle
qui, singulièrement, prône un retour aux valeurs éternelles, aux traditions et aux cultures de terroir. 24 Dans cet esprit, le sport participe de ce que l’historien Eric Hobsbawm
a décrit sous le nom d’«invention de la tradition»: 25 la formation d’une élite et de ses
croyances apparaissant comme enracinées dans un passé immémorial dont en réalité
on reconfigure les éléments pour servir à la construction des identités ou à l’édification
20
Duby, 1986, op. cit.
21
Elias, N. (1969a). La civilisation des mœurs. Paris, Calmann-Lévy, coll. Agora, traduction française 1973.
Elias, N. (1969b). La dynamique de l’occident. Paris, Calmann-Lévy, coll. Agora, traduction française 1975.
22
Elias, N., Dunning, E. (1986). Sport et civilisation. La violence maîtrisée. Paris, Fayard, traduction 1994
23
Il faut en effet rappeler que Pierre de Coubertin était opposé, sinon à la participation des femmes aux Jeux
Olympiques, au moins à l’autonomisation des sportives dans des fédérations et dans l’organisation de jeux
parallèles: «Pas d’olympiades femmelles»!… Le baron s’est notamment employé à briser les velléités de
celles qui, comme Alice Milliat, ont osé enfreindre cette règle d’airain…
24
Gay-Lescot, J.-L. (1991). Sports et education sous Vichy, Lyon, PUL.
25
Hobsbawm, E., Granger, T. dir. (1983) The invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press.
77
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
des foules. Le sport pur, vierge, dominé par un amateurisme imposé, devient alors le
vecteur de cette régénération de la race qui exclut naturellement les «parias» à commencer par les professionnels du sport et bientôt les Juifs. La recomposition des exclusions
et des formes de ségrégation atteint les sommets du cynisme lors de la publication des
Instructions officielles d’éducation physique, en 1941, lorsque le pouvoir en place vante
la force d’une éducation corporelle placée sous la tutelle de la philosophie de H. Bergson
alors même que le régime condamne le philosophe comme juif!… Plus que jamais, le
couplage Sport et Ethique demande à être réinterrogé.
Il serait sans doute possible, en détournant le titre de Weber à notre profit, 26 de
parler plus globalement, dans la longue durée, de la naissance, en Occident, d’un lien
très fort entre une Ethique judéo-chrétienne et l’esprit du sport, ce dernier étant organisé,
pensé et structuré par des élites en fonction de leurs propres normes et valeurs censées jouer un rôle déterminant dans l’orientation et la régulation de l’activité «sportive»
humaine. L’exemple de Vichy montre aussi que c’est précisément l’absence d’éthique
dans le «code génétique» du sport qui le constitue en creux, comme parfait vecteur idéologique, susceptible d’être instrumentalisé pour les pires causes.
Quoiqu’il en soit, la promulgation de normes demeure au centre de l’utilisation du
sport, de sa définition même, voire de la manière par laquelle il constitue un commode instrument de normalisation, d’exclusion, de ségrégation ou, plus simplement, de distinction.
Ce qui est vrai pour certains
ne peut l’être pour tous
Seul problème: les normes et valeurs que l’on tente d’inculquer et de promouvoir
sont celles du groupe dominant. Les relations s’étalonnent alors autour d’une opposition
classique en sociologie entre dominants et dominés, «Etablis» (Established) et «Marginaux» 27 (Outsiders), comportements «normaux» et «déviants». 28 Si, aux plans organisationnels et institutionnels, il semble impossible de réfuter ce lien formel; le considérer
comme une évidence plus générale revient à nier, d’une part, l’existence d’autres formes
et d’autres modalités de pratiques (non compétitives; uniquement ludiques; à risques;
en d’autres lieux que l’association sportive) et, d’autres part, l’existence d’autres types
de pratiquants.
Adhérer au premier point consiste à nier toute approche anthropologique considérant que le sport contribue, principalement, à créer de l’humanité contre de l’animalité, qu’il rendrait obligatoirement raisonnable et arriverait par des mouvements réglés
ou par la contrainte institutionnelle à contenir les passions déraisonnables. Dire cela
revient en fait à réactiver le vieil idéal platonicien du Timée qui calmait les mouvements
de l’âme animale par des mouvements contraires et par des figures imposées. 29
Accepter le second point revient à négliger de prendre en compte l’émergence
historique de nouvelles activités physiques et sportives qui semblent s’opposer à toute
idée de contrôle social: pratiques autogérées (VTT acrobatique, Planche à roulette ou
Skateboard, Sports de rue, Surf, etc.), pratiques non fédérées et/ou non compétitives.
L’éclosion de ces nouvelles manières de penser et de faire le sport pose pourtant
un certain nombre de questions. Les normes et, parmi elles, l’éthique, imposées par
la société sportive depuis le 19ème siècle, ont-elles encore une réelle signification en ce
début de 21ème siècle? En conséquence ne risque t-on pas de se priver d’un formidable
analyseur social?
Il convient ici de dépasser la proposition d’Elias qui affirmait avoir «conscience
que la connaissance du sport était la clé de la connaissance de la société», 30 pour postuler
26
Weber, M. (1905). L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Paris, Presses Pocket, coll. Agora, 1985.
27
Elias, N., Scotson, J.L. (1965). Logiques de l’exclusion. Paris, Fayard, traduction 1997.
28
Sayeux, A-S. (2006). Surfeur, l’être au monde Analyse socio anthropologique de la culture des surfeurs, entre accords
et déviance. Doctorat Staps de l’Université Rennes 2 Haute Bretagne soutenu et acquis le 18 janvier 2006.
29
Bodin, D., Debarbieux, E. (2001). Le sport, l’exclusion, la violence in D. Bodin (dir.) Sports et violences. Paris,
Chiron, coll. Sports études, pp. 13-34.
30
Elias et Dunning, Op. Cit. p. 25.
78
ETHIQUE ET SPORT: ENTRE PARALOGISMES ET ÉVIDENCES
que les activités physiques et sportives, dans nos sociétés occidentales modernes, ont
probablement le pouvoir de peser sur la société. Il suffit d’observer l’extrême tolérance
des sportifs (pratiquants et spectateurs) au regard de comportements outsiders comparativement à la place accordés aux mêmes comportements dans la société, que ce soit les
homosexuels, les tricheurs, ou encore les dopés/drogués.
Que dire en effet du recours au dopage vilipendé et condamné «officiellement» par
l’institution au nom de l’éthique sportive, bien avant que de penser à la santé des athlètes, et considéré comme «normal» dans nombre de sports. 31 Ceci s’explique: la norme
n’est que le reflet du modèle dominant qui, pour être imposé à tous, n’est pas obligatoirement accepté de tous. 32
De la transformation des sports
Force est de constater que le sport est devenu aujourd’hui un véritable phénomène social. Un «fait social total» pourrait-on dire en reprenant Mauss. Le nombre de
pratiquants est en constante augmentation. Son importance, traversant de part en part
la société, est croissante au sein même de la sphère des loisirs. Sa mise en spectacle ne
peut plus échapper à personne à moins de vivre isolé, loin du monde, coupé de tout lien
social concret, voire médiatique ou numérique. Le sport est devenu un véritable phénomène culturel: on en parle, on le vit, on s’habille en sportswear, on se remémore le
destin de certaines équipes ou de quelques sportifs. C’est aussi un phénomène culturel
en permanente mutation.
En intitulant son ouvrage «Du jeu ancien au show sportif. La naissance d’un mythe»,
l’historien Georges Vigarello montre combien le sport donne à croire et à espérer, en
s’adressant à chacun, en valorisant un modèle méritocratique et démocratique idéal
à travers l’agon et l’alea. 33 Mais en proposant une forme de miroir convenant parfaitement aux exigences médiatiques de l’image, du spectacle et de l’évènement, le sport est
également soumis à de nouvelles pressions qui le transforment fondamentalement. De
nouveaux comportements «sportifs» émergent privilégiant l’Illynx (vertige) au détriment
de l’Agon (compétition), éloignant les sportifs des cadres fédéraux et des associations
pour les rapprocher de sites «sauvages», non dédiés initialement au sport, déplaçant la
violence du terrain aux tribunes ou aux rues. 34 Bref, il conduit à penser probablement
d’autres formes et d’autres rapports entre sport et éthique.
Et l’éthique dans tout cela?
Comment dès lors isoler «scientifiquement» la part d’éthique qui irrigue le sport
autrement que dans les discours qui participent à en promouvoir la croissance, la vente,
la pratique réelle ou la consommation médiatique voire la consommation politique?
Imaginons une grande école militaire basée quelque part en France. En discutant
de la place du sport avec quelques élèves et gradés celui-ci serait, a priori, susceptible
d’inculquer, en dehors de la simple sélection ou de l’aspect préparation physique, un
certain nombre de normes et de valeurs morales aux élèves en formation: sens de l’effort, esprit d’équipe, cohésion du groupe, solidarité, dépassement de soi, respect des
règles… Comment vérifier concrètement la portée d’un discours qui, plus largement, a
irrigué les textes officiels de l’éducation physique scolaire en France, durant les années
soixante? 35
31
Bodin, D., Héas, S., Robène, L., Sayeux, A-S. (2005). Le dopage entre désir d’éternité et contraintes sociales.
Leisure and society, 28-1, 211-237.
32
Bodin, D. (2003). En guise de conclusion. Normes sociales et normes sportives: le mélange des genres in
Le sport en questions, P. Duret, D. Bodin (dir.). Paris, Chiron, 173-185.
33
Vigarello, G. (2002). Du jeu sportif au show moderne. La naissance d’un mythe. Paris, Seuil, coll. La couleur
des idées.
34
Reprenant la terminologie de Caillois. Caillois, R. (1958). Les jeux et les hommes. Paris, Gallimard, édition 1985.
35
Voir notamment les Instructions officielles du 19 octobre 1967.
79
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
Force est de constater que le sport pratiqué ici est concurrentiel, qu’il participe
au classement final des élèves réservant un quota de points appréciable, qu’il est, à ce
titre, individuel, que les pratiques collectives comme le rugby ne sont pas intégrantes
mais réservées à une certaine «élite», que les élèves femmes doivent conquérir de haute
lutte leur place…
Le sport ne revêt ici aucune éthique particulière. Certains élèves n’hésitent pas
à affirmer qu’ils se sont dopés, certes avec des produits dérisoires, mais qui leur sont
indispensables pour être certains de faire mieux que les autres. Ce qui est noté est la
performance. Ni les efforts, ni les progrès réalisés ne sont pris en compte. En-dehors
bien évidemment parfois, et comme partout, des «notes de gueule».
Alors comment rendre ce sport éthique? Deux possibilités essentielles s’offrent
à nous.
La première solution consisterait en une réforme de l’existant tant au niveau organisationnel qu’évaluatif. Peut-être faudrait-il, tout d’abord, le concevoir comme solidaire,
en intégrant totalement la notation de binômes, de trinômes ou de groupes restreints, la
notation des uns dépendant de la performance des autres. Peut-être faudrait-il ensuite
qu’il soit juste, incluant l’évaluation des performances initiales et finales. Peut-être faudrait-il encore qu’il prenne en compte, réellement, des pratiques collectives susceptibles
de favoriser la coopération. Peut-être faudrait-il également s’intéresser davantage à des
pratiques et des activités plus variées, voire inhabituelles, qui imposent l’humilité et
nivellent les compétences comme les APPN (Activités Physiques de Pleine Nature).
Le deuxième élément de réponse, consisterait à réfléchir la formation des cadres
de l’armée à partir des qualités que l’on souhaite trouver chez chacun d’entre eux. Il faut
alors se poser des questions simples. Quelles sont les aptitudes morales que doit posséder un officier? Quelles valeurs doit-il montrer et défendre? Quels comportements doit-il
développer au sein d’un collectif et/ou à titre individuel?
Si l’on admet qu’un officier efficace ne peut-être qu’un «leader charismatique» au
sens wébérien du terme: comment favoriser la genèse de leaders par la pratique sportive?
Quelles procédures devons-nous mettre en œuvre pour favoriser l’esprit de groupe et
de corps? Etc. L’objectif est, ici, d’inventorier des qualités, d’identifier des finalités et de
mettre en œuvre, par le choix de pratiques sportives appropriées, mais aussi de formules
d’évaluations adéquates, un système de formation qui permette de les développer.
La troisième solution consiste à concevoir la pratique sportive à travers l’apprentissage de rôles distincts. La formation des officiers à «une» éthique sportive qui favoriserait la notion d’effort, l’engagement individuel, l’engagement pour un collectif, le don
de soi et bien d’autres choses encore, ne peut être acquis par la seule et simple pratique. L’organisation et l’encadrement de la pratique de ses condisciples, l’engagement en
faveur de pratiquants distincts de l’armée (cause des handicapés, écoles de sports, etc.),
l’organisation d’épreuves sportives doivent venir compléter cette formation dans et par
le sport.
En proposant cela, il ne s’agit bien évidemment pas d’effacer d’un trait de plume
tout ce qui se fait aujourd’hui. Mais de le compléter par d’autres modalités, finalités et
objectifs qui viendront parfaire la formation des cadres dirigeants de l’armée française.
Conclusion
Le sport n’est pas éthique intrinsèquement ou par nature. Il ne développe pas
non plus l’éthique par la seule mise en jeu du corps ou par l’engagement de la personne
dans l’activité. Ce serait tout à la fois naturaliser le sport et les sportifs que de penser le
contraire. A l’inverse, il ne se limite pas non plus, loin de là, et fort heureusement, à une
«peste émotionnelle» ou à un lieu de «tyrannie» même s’il offre parfois toutes les raisons
d’être critiqué. 36 Le sport n’est en réalité que le résultat de l’activité humaine mais, aussi
et surtout, des modalités de pratiques mises en œuvre, des finalités qui lui sont attribuées, de l’action de l’éducateur qui l’encadre ou le promeut.
L’éthique sportive dépend bien de l’éducation qui est véhiculée par, et à travers, la
pratique. C’est ce principe que défendait déjà en 1942 Maurice Baquet lorsqu’il affirmait
36
80
Brohm, J-M., Perelman, M. (1998). Le football une peste émotionnelle. Paris, éditions de la Passion. Brohm,
J-M. (2006). La tyrannie sportive. Théorie critique d’un opium du peuple. Paris, Beauchêne.
ETHIQUE ET SPORT: ENTRE PARALOGISMES ET EVIDENCES
que «le sport a des vertus mais des vertus qui s’enseignent (…)». 37 Autrement dit, l’activité n’est rien sans l’élaboration raisonnée des cadres humains, matériels, pédagogiques
qui doivent en forger l’utilisation profitable, humainement et socialement parlant. Dans
cette perspective, rien ne peut distinguer ici le sport de l’éducation physique et des
activités sportives scolaires et/ou périscolaires qui constituent, sans aucun doute, l’un
des vecteurs essentiels de la prise en compte d’un sport sain, équilibré, respectueux de
certaines règles, de certains principes.
Arrêtons enfin de penser que, par une simple activité sportive, non raisonnée,
nous arriverions à inculquer à un individu lambda des valeurs morales, qui seront, qui
plus est, transférables à d’autres sphères de l’activité sociale. L’Ethique sportive est en
réalité une configuration axiologique socialement située. Rien n’empêche un joueur
d’être à la fois un honnête homme sur un terrain de sport et l’auteur de violences conjugales le reste du temps. Il reste que, la réduction de l’écart est une hypothèse sociale
séduisante qui propose un défi audacieux aux éducateurs. Mais, finalement le sport
n’est qu’un «jeu de société» 38 qui invite indubitablement à se poser une question: peut-il
et/ou doit-il être meilleur que le reste de la société? S’il semble illusoire de changer les
hommes en changeant les sports ou en les chargeant de vertus hypothétiques, il est sans
doute plus ambitieux et plus réalistes malgré tout de se donner les moyens de changer
à la fois les cadres dans lesquels les uns et les autres évoluent et les horizons de la pratique sportive. A ce titre, la construction d’un «sport équitable» demeure, en Europe,
une ambition digne de figurer aux frontons des institutions variées (Ecole, Fédérations,
Associations, Prison, Armée, etc.) qui en ont la charge.
37
Baquet, M. (1942). Education sportive, Paris, Les éditions Godin.
38
Jeu, B. (1993). Le sportif, le philosophe, le dirigeant. Lille, PUL, coll. Travaux et documents.
81
5
La dépénalisation du dopage:
le point de vue d’un juriste
Eric Ghérardi
Introduction
L
a loi du 5 avril 2006 relative à la lutte contre le dopage et à la protection des sportifs
vise à améliorer l’efficacité de la lutte contre le dopage en accentuant la répression
des trafics de produits dopants, en améliorant l’efficacité des sanctions disciplinaires
à l’encontre des sportifs dopés et en développant la prévention du dopage. 1 Affirmant
spécifiquement l’harmonisation internationale des règles relatives à la lutte contre le
dopage, elle constitue la troisième intervention du législateur en ce domaine depuis
moins de vingt ans. 2
La répression du dopage introduite en 1965 par le premier texte visant à endiguer
ce phénomène avait un caractère purement pénal. 3 L’usage de produits dopants était
considéré comme une contravention, l’incitation au dopage comme un délit. Une rupture décisive dans les modalités de répression du dopage intervient avec la loi du 28 juin
1989 qui dépénalise l’usage de produits dopants, faisant du dopé une victime, à l’instar
du toxicomane. 4 Restent seuls passibles de poursuites pénales ceux qui administrent
ou appliquent des substances prohibées, ceux qui incitent à leur usage ou facilitent leur
utilisation. 5 Cette conception de la répression du dopage a été confirmée par la loi du
23 mars 1999 et celle du 5 avril dernier. Ces deux dernières réformes n’introduisent en
effet de changement que dans les modalités techniques de la prévention et de la répression à l’égard du dopage, mais ne modifient en rien le principe posé en 1989.
La répression pénale du dopage n’était guère populaire dans les milieux sportifs. Ainsi, Antoine Blondin pouvait-il écrire dans son célèbre ouvrage Sur le tour de
France, référence mythique pour les admirateurs des forçats de la route: «quand quatre
individus vêtus d’imperméables, frappent à votre porte pour réclamer vos urines et vos
papiers, voire pour fouiller votre valise, nous ne sommes plus sur le Tour de France,
nous sommes dans une rafle à Pigalle». 6 Indépendamment de son impopularité exprimée par Antoine Blondin, en plus de sa connaissance de la nuit parisienne de l’époque
mentionnée en filigrane, cette répression pénale avait le mérite d’apporter le signe la
réprobation sociale à l’égard du dopé. Celui-ci avait enfreint une règle sociale qui à la
fois imposait la loyauté dans les compétitions sportives et prohibait l’usage de certaines
substances. La sanction pénale imposait classiquement le retour à la règle, permettait à
1
Loi no 2006-405 du 5 avril 2006 relative à la lutte contre le dopage et à la protection de la santé des sportifs,
JORF 6 avr. 2006.
2
CF. loi no89-432 du 28 juin 1989 relative à la prévention et à la répression de l’usage des produits dopants
à l’occasion des compétitions et manifestations sportives, JORF 1er juil. 1989 abrogeant la loi no 65-412 du
1er juin 1965 tendant à la répression de l’usage des stimulants à l’occasion des compétitions en milieu sportif, JORF 2 juin 1965, premier texte en la matière; loi no 99-223 du 23 mars 1999 relative à la protection de
la santé des sportifs et à la lutte contre le dopage, JORF 24 mars 1999.
3
Loi du 1er juin 1965, V. note précédente.
4
V. sur cet aspect J-C Rognon, La répression du dopage des sportifs, analyse de la loi no 89-432 du 28 juin
1989, D. 1990.
5
Loi du 28 juin 1989, art. 14.
6
Antoine Blondin, Sur le Tour de France, in album Joies de la bicyclette, Hachette 1977. V. du même auteur sur
le même sujet, Tours de France, Chroniques de l’Equipe 1954-1982, La table ronde, coll. Vermillon, 2001.
83
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
l’auteur de l’infraction de racheter sa faute à l’égard de la société et se voulait dissuasive
à l’égard de la réédition de pareil comportement.
Cette réprobation sociale a aujourd’hui disparu dans sa matérialisation la plus
classique et la plus symbolique, remplacée par de simples mesures administratives.
Une telle situation apparaît doublement paradoxale alors que d’une part des événements récents comme le déclassement du vainqueur du Tour de France 2006 ont
montré que l’opprobre sociale pouvait tomber sur le dopé et que, d’autre part, notre
droit connaît une multiplication des incriminations spéciales et plus généralement une
pénalisation croissante dans des domaines jusqu’alors réservés aux sanctions administratives ou civiles.
La dépénalisation du dopage en milieu sportif s’est imposée pour des motifs d’efficacité en contradiction avec l’évolution générale des dispositifs répressifs dans notre
droit (I). Cette dépénalisation pose des questions d’éthique juridique fondamentales en
ce qu’elle ravale le sportif au rang de l’animal et hypothèque le principe même d’efficacité de la sanction (II).
I
La recherche de l’efficacité de la lutte contre
le dopage au prix de l’incohérence avec
l’évolution générale des dispositifs répressifs
A
Dépénalisation pour des motifs d’efficacité
Cette dépénalisation de la lutte contre le dopage, au profit exclusif de sanctions
administratives a été motivée par des motifs d’efficacité pratique. La dissuasion pénale
ne fonctionnait pas puisque le phénomène du dopage prenait une ampleur croissante. 7
En outre, la mise en œuvre du dispositif répressif prévu par la loi du 1er juin 1965 se
révélait assez contraignante. Le texte disposait en effet que les prélèvements et examens
médicaux destinés à établir la preuve du dopage devaient être effectués sous contrôle
médical par des officiers ou des agents de police judiciaire, à la demande d’un médecin
agréé par le ministère en charge des sports. La lourdeur de cette démarche limitait les
contrôles à des opérations d’envergure mais peu fréquentes et interdisait en pratique
toute opération inopinée.
La procédure de contrôle destinée à l’exercice d’une sanction administrative se
révèle beaucoup plus légère à mettre en œuvre puisque des agents agréés de l’inspection
de la jeunesse et des sports peuvent, à compter de l’entrée en vigueur de la loi du 28 juin
1989, procéder seuls aux enquêtes, contrôles, perquisitions et saisies destinés à lutter
contre le dopage. 8 L’efficacité du premier dispositif sera compromise par l’inertie des
instances compétentes pour prononcer les sanctions disciplinaires (Commission nationale de lutte contre le dopage et fédérations) 9 au point de laisser alors peser des doutes
sur la volonté réelle d’éradiquer le dopage. 10 Le dispositif de 1999 se révélera de ce point
de vue beaucoup plus cohérent et efficace.
Cet abandon de la répression pénale au profit de la sanction administrative pose
un triple problème moral. En effet, il marque tout d’abord l’abandon, de la part de la
société défendue par le Ministère public, de toute démarche en réparation à l’encontre
7
Cette tendance se poursuivra après 1989, attestant de l’inefficacité du premier dispositif de sanctions disciplinaires, ce qui incitera le législateur à intervenir de nouveau en 1999 avec cette fois-ci davantage de
résultats. CF. Alain Dufaut, Rappport sur le projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale, relatif à la lutte
contre le dopage et à la protection de la santé des sportifs, doc. Sénat no 12, session 2005-2006, p. 2.
8
CF. articles 4 et 5 de la loi du 28 juin 1989.
9
La fédération française d’haltérophilie se verra même retirer son agrément le 15 avril 1998 pour défaut de
sanctions contre ses licenciés convaincus de dopage. V. Alain Néri, Rapport sur le projet de loi adopté par
le Sénat relatif à la protection de la santé des sportifs et à la lutte contre le dopage, doc. AN no 1188, session
1998-1999.
10
Ibid.
84
LA DÉPÉNALISATION DU DOPAGE: LE POINT DE VUE D’UN JURISTE
du sportif qui a enfreint les règles. Le respect de l’éthique sportive cesse donc d’intéresser la société dans son ensemble, n’est plus considéré comme une norme d’application
générale pour ne plus constituer qu’un principe spécifique à une activité particulière;
des instances à compétence spéciale étant logiquement chargées de veiller au respect de
ces normes contingentes à la pratique sportive.
De surcroît, la disparition de l’infraction pénale entraîne celle de la dimension
morale de l’infraction, sanctionnée au même titre que la dimension matérielle. Cette
dualité de la répression pénale disparaît au profit d’une sanction administrative qui se
fonde de façon univoque sur un caractère matériel, à l’exclusion de toute dimension
morale.
Enfin, la dépénalisation pour seul motif d’inefficacité de la répression pénale est
le signe manifeste d’un double renoncement de la puissance publique. A défaut de pouvoir imposer le respect de la loi, celle-ci délègue la compétence répressive tout en la
dénaturant. Ce recul de la puissance publique marque l’affirmation d’une conception
pathologique d’un délinquant victime de son entourage (seul l’entourage du dopé reste
passible de poursuites pénales). Cette approche du phénomène criminel, idéologiquement connoté et étrangère à notre tradition pénale. Ce renoncement est en réalité à
double détente puisque la répression pénale n’est pas incompatible avec la sanction
disciplinaire, ces deux formes de punition venant sanctionner deux manquements de
nature distincte. L’exercice des contrôles par des agents administratifs assermentés restait parfaitement compatible avec la répression pénale. L’administration des douanes,
de la consommation et de la répression des fraudes, pour ne citer que ces exemples,
pratique quotidiennement le signalement au parquet des infractions constatées dans le
cadre de leur activité administrative de surveillance.
Quoi qu’il en soit, l’Etat a bien abandonné totalement l’exercice direct de la sanction du dopage pour se concentrer exclusivement sur des objectifs de santé publique.
Ainsi, l’article 1er de la loi du 5 avril 2006 fait-il totalement l’impasse sur quelque forme
que ce soit d’action répressive directe de la part du gouvernement. Le pouvoir de
sanction est délégué aux fédérations sportives, à l’Agence française de lutte contre le
dopage ou aux instances internationales. Une telle logique est manifestement incompatible avec le principe même de sanction pénale puisque l’action publique est insusceptible de délégation.
Cette disparition de la répression pénale au profit de la seule sanction administrative assimile de façon inattendue le sportif à un animal.
B
Une dépénalisation en rupture avec l’évolution générale
des dispositifs répressifs:
Depuis un peu plus de trente ans, notre droit évolue dans le sens d’une pénalisation croissante. Ainsi, on assiste à une multiplication des incriminations spéciales. Il est
désormais fréquent qu’un texte relatif à l’environnement, à l’hygiène ou encore plus spécifiquement à la santé publique (domaine au cœur duquel se trouve placée la question
du dopage) prévoie des dispositions répressives spécifiques pour réprimer l’infraction
aux nouvelles règles posées.
Ce mouvement normatif s’accompagne d’une évolution jurisprudentielle concordante. Le juge pénal est saisi de façon croissante pour engager la responsabilité pénale
personnelle d’auteurs d’actes qui, en d’autres temps, n’auraient débouché que sur une
responsabilité personnelle civile, voire une responsabilité administrative pour faute de
service. Le domaine de la santé publique se distingue en la matière de façon particulièrement emblématique. Ainsi, la recherche de l’engagement de la responsabilité hospitalière, domaine de prédilection de la faute de service est-elle de plus en plus fréquemment
supplantée par une démarche pénale directe à l’encontre des personnels hospitaliers.
Le législateur a même crû bon d’intervenir pour limiter ce mouvement de pénalisation
jurisprudentielle croissante à l’endroit notamment des élus et agents publics. La loi du
10 juillet 2000 a ainsi été adoptée afin de limiter les possibilités de poursuites contre les
auteurs d’actes d’imprudence.
L’objection selon laquelle ces incriminations ou ces décisions de justice ne viseraient
qu’à réprimer les atteintes aux droits d’autrui ne peut qu’être écartée pour deux raisons:
d’une part, le sportif dopé spolie ses concurrents immédiats en les privant d’une victoire,
voire des conséquences de la victoire (primes, honneurs, retombées publicitaires, etc.);
d’autre part, le juge administratif, comme le juge répressif ont admis tous deux que le droit
85
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
pénal pouvait réprimer les actes d’action ou d’omission qui ne peuvent porter préjudice
qu’à leur auteur (comme le défaut de port de la ceinture de sécurité ou du casque). 11
Dès lors, la dépénalisation du dopage ne peut, bien au contraire, prétendre relever
d’un mouvement d’ensemble. Elle s’inscrit à contre-courant de l’évolution de notre droit.
II
Une dépénalisation génératrice de questions
éthiques fondamentales
La dépénalisation de la lutte contre le dopage ne peut que susciter un profond
scepticisme quant à sa portée éthique. En effet, elle conduit à traiter juridiquement le
sportif tel un animal (A). De surcroît, elle hypothèque le principe même de l’efficacité
de la sanction (B).
A
Un sportif dopé traité juridiquement au même titre qu’un animal
En effet, les dispositions du texte de 1989 prononçant la dépénalisation de la lutte
contre le dopage assimilent le régime des sanctions infligées au sportif à celui applicable
aux animaux convaincus de dopage. Ainsi la définition du dopage est-elle posée pour le
dopage des animaux «dans les mêmes conditions» que celles prévues pour les sportifs. 12
L’organisation des contrôles prévoit la même procédure pour athlètes et animaux et un agrément identique «des médecins ou des vétérinaires». 13 Les sanctions disciplinaires encourues
par les sportifs (interdiction temporaire ou définitive de participer aux compétitions, manifestations ou entraînements) sont également identiques à celles applicables aux animaux.
La loi du 23 mars 1999 remplace les dispositions applicables aux athlètes tout en
affirmant le maintien en vigueur de la loi de 1989 pour la lutte contre le dopage des animaux. 14 La loi du 5 avril 2006, quant à elle, aménage un titre spécial pour la lutte contre
le dopage animal. 15 Ces réformes de 1999 et 2006 ne visent toutefois que les modalités
de la procédure applicable aux poursuites disciplinaires et le quantum de la sanction. Le
principe de cette sanction reste identique. Il vise à protéger la santé du sportif comme
de l’animal et à écarter le dopé des compétitions, qu’il soit bipède ou quadrupède. 16
La sanction pénale reste donc bien le seul élément susceptible de distinguer le
sportif de l’animal, ce qui illustre, s’il en était encore besoin la profonde altération du
fondement moral de la lutte contre le dopage lorsque celle-ci se limite à une seule sanction administrative. 17 Cette indifférence de la procédure disciplinaire à l’intention coupable explique que l’athlète et l’animal puissent alors être traités indistinctement. Un
tel constat ne peut qu’être considéré comme profondément avilissant pour l’athlète et
l’aménagement de procédures distinctes pour les hommes et les animaux dans les textes
les plus récents relève fondamentalement du leurre.
On peut, s’il était encore besoin relever que l’identité du régime de sanctions
entraîne la similitude des moyens de défense apportés par les entraîneurs des athlètes
ou des animaux lorsque leur poulain a été convaincu de dopage et l’invocation systématique de traitements médicaux mal appliqués. 18
11
Pour l’exemple du défaut de port du casque ou de la ceinture de sécurité, V. Bouvet de la Maisonneuve et
Cass.crim.
12
CF art 1er – II de la loi du 28 juin 1989.
13
Ibid. art. 8 pour la procédure et art. 4 pour l’agrément.
14
CF art. 30 de la loi du 23 mars 1999.
15
Titre IV de la loi du 5 avril 2006.
16
Les cas de dopage animal concernent pour l’essentiel les courses hippiques.
17
L’exercice de poursuites pénales contre des animaux est Aujourd’hui impossible en France même si des cas
ont pu exister par le passé.
18
CF explications pour le dernier vainqueur du prix d’Amérique et pour l’escrimeuse Laura Fleyselle.
86
LA DÉPÉNALISATION DU DOPAGE: LE POINT DE VUE D’UN JURISTE
B
Un problème d’éthique juridique:
Le dopage a connu, au cours des dernières décennies un développement considérable. Le constat doit être fait: le dopage est efficace. S’il ne transforme pas un athlète
médiocre en champion, le dopage améliore substantiellement les performances physiques. Dès lors, dans le contexte ultra concurrentiel dans lequel sont placés les sportifs
de haut niveau, situation encore aggravée par les enjeux financiers de la majorité des
compétitions sportives, ces derniers se laissent tenter par l’usage de méthodes et de
substances prohibées. Cette tentation apparaît alors plus forte que la raison qui devrait
les dissuader de mettre sciemment en péril leur santé pour d’hypothétiques résultats
à court terme. Il apparaît en revanche aujourd’hui illusoire d’invoquer la contradiction manifeste entre l’usage du dopage et l’éthique du sport. Le législateur lui-même a
renoncé à légitimer son action par cette référence à l’éthique sportive. Ainsi, les références à la dimension éducative du sport, à l’éthique sportive, à l’image du sport, à la
perversion des bienfaits de la pratique sportive largement développées dans les rapports
parlementaires rédigés à l’occasion de l’adoption de la loi du 28 juin 1989 ont-elles disparu de ces mêmes travaux pour l’adoption de la loi du 23 mars 1989 et du 5 avril 2006. 19
Ces références sont remplacées par la seule mention d’un objectif de protection de la
santé publique. 20
Dès lors, le juriste peut y voir un double problème éthique.
Tout d’abord, cette évolution marque un renoncement social à imposer une règle
largement transgressée. Le droit recule devant le fait. A défaut de pouvoir poursuivre
les auteurs d’infraction, on procède à l’abrogation de l’infraction plutôt que de chercher à
améliorer l’effectivité de la réponse pénale. Cet exemple est dangereux en soi, dans son
principe, car il entérine non seulement l’impuissance des pouvoirs publics face à une
forme de délinquance, mais aussi leur recul face aux délinquants. Trop de publicité ne
doit donc pas être donnée à ce précédent. Et ce d’autant que ce précédent affaiblit dangereusement les discours officiels relatifs à la lutte contre la toxicomanie. Les tentatives
récurrentes de dépénalisation de la consommation de stupéfiants, facteur de dépendance physique et psychologique, relèvent de la même logique que celle qui a abouti à la
dépénalisation du dopage qui, du reste, s’apparente parfois à une forme de toxicomanie.
Le constat selon lequel le droit recule devant l’infraction est des plus inquiétant car il
remet en cause le fondement même du pacte social.
Le second problème éthique posé au juriste concerne une autre conséquence de
la dépénalisation du dopage qui est la rupture définitive entre le sportif de la société.
Le sport de haut niveau est désormais quasi exclusivement encadré par les fédérations
nationales, notamment celles des sports olympiques. Le sportif vit désormais dans un
univers juridique spécifique, avec ses propres sanctions qui échappent au droit commun
de la punition: le droit pénal. Même dans la transgression des règles morales les plus
élémentaires, le sportif de haut niveau échappe au commun des mortels.
Cette évolution juridique n’est pas incohérente avec les phénomènes de demi déification dont font l’objet certains sportifs. Peut-on soumettre le demi dieu, le héros, aux
règles du commun des mortels? Le juriste considérera que cela devrait être, même si
cela n’est plus; car si le sportif n’est pas exemplaire dans son comportement, s’il porte
gravement atteinte à l’éthique sportive, il devrait être sanctionné de façon elle aussi
exemplaire. Non pas moins que le commun des individus lorsqu’ils transgressent une
règle, comme c’est le cas aujourd’hui, mais davantage. Le sportif dopé ne transgresse pas
seulement une règle de droit. Il porte atteinte à des règles morales et trahi l’exemplarité
que lui imposerait son statut. En cela, il ne devrait en être que plus sévèrement puni et
cumuler sanction disciplinaire et sanction pénale.
19
V. par exemple rapport Néri, doc AN no 683, op. cit.
20
V. par exemple cette référence à l’éthique du sport largement développée dans le rapport AN (op. cit.) sur le
projet de loi de 1988 et absente des rapports pour le projet de loi de 1998 comme pour celui de 2005 (ibid).
87
6
Sport et éthique: le point de vue
d’une jeune génération
Anne Berteloot, Samuel Hess, Maëva Le Goïc
École Normale Supérieure de Cachan, Antenne de Bretagne
A Samuel, étudiant doué et cultivé; talentueux et curieux; drôle et souriant; chaleureux
et sensible; tu t’étais investi un maximum pour ce colloque, nous te dédions l’œuvre finale. 1
Notre cœur en peine bat pour toi
Tes amis dévoués
L
’objet de notre intervention dans ce colloque est d’une part, de montrer notre vision
de l’éthique du sport dans la société contemporaine au travers de notre expérience
en tant que pratiquants et théoriciens des activités physiques et sportives (APS). D’autre
part, nous développerons et exploiterons celle-ci à des fins éducatives en éducation physique et sportive (EPS).
Tout d’abord, une première série de questions peut être soulevée. Quels regards
portons-nous sur le sport et ses valeurs aujourd’hui grâce à notre expérience et à notre formation pluridisciplinaire? Toute force morale repose-t-elle sur l’éthique? Comment les pratiques sportives sont-elles utilisées en EPS pour développer les forces et valeurs morales?
Si le sport, par sa nature, nous semble un puissant allié pour développer les forces
morales chez des individus, il semble nécessaire de nuancer. «Fait social total», le sport
n’est pas par essence éthique. 2 Néanmoins, nous postulons que le sport est potentiellement facteur de forces morales. En rendant le sport éducatif, l’EPS exploite l’éthique et
les valeurs sportives que la société a parfois sacrifiées pour diverses raisons (économique, politique…).
Dans un premier temps, nous définirons les différents termes utilisés lors de notre
analyse, puis nous évoquerons ce qui nous a amené à choisir la filière Sciences et Techniques des APS (STAPS). Ainsi nous verrons que ce choix est né d’une passion commune
qui nous procurait, et procure encore, bien-être physique et psychologique.
Dans un second temps, nous montrerons que notre formation en STAPS et à l’École
Normale Supérieure (ENS) nous a permis d’une part, de prendre du recul par rapport
au sport et relativiser l’éthique dont il est soi-disant porteur, et d’autre part, de prendre
conscience des bienfaits physiques et moraux qu’il apporte.
Enfin dans une dernière partie, nous nous attacherons à montrer comment le
sport est utilisé en EPS comme moyen favorisant la promotion de valeurs et le développement de forces morales.
La place prise par le sport dans la vie quotidienne et dans les grandes manifestations est une caractéristique forte de nos sociétés contemporaines. Le sport véhicule
nombre de valeurs et de mythes à travers des «héros» tels C. Lewis ou Z. Zidane. Ces
sportifs sont admirés, presque «déifiés» et assimilables à un idéal humain, en raison de
leurs forces physiques et morales. Ainsi pour ses promoteurs, le sport sollicite et développe: la volonté («la hargne» dans le jargon sportif), le sens de l’initiative, la capacité à
se battre contre soi et l’environnement, la résistance, le dépassement de soi, la tolérance
à la souffrance, l’équilibre mental; en somme il permet à l’individu d’agir et de réagir, de
s’adapter à n’importe quelles circonstances et situations. Il s’agit de «vouloir faire plus et
mieux». 3 L’individu doit pouvoir, grâce à ses forces morales, mettre en œuvre des moyens
1
Samuel Hess, l’un des auteurs de cet article, est décédé le 18 décembre 2006
2
M. Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 1950
3
G. Hébert, Le sport contre l’éducation physique, Paris, 1925
89
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
et des savoir-faire divers, mais aussi être capable de modifier promptement et profondément son comportement 4. Toutefois, le fondement ultime des forces morales réside dans
les valeurs pour lesquelles l’individu se bat, par rapport à son éthique personnelle.
Quelques définitions…
En ce sens, l’éthique n’est pas universelle: elle est l’affaire de chacun, qui par
son éducation, sa culture, a acquis (ou non) des principes, une morale, des valeurs…
Elle permettrait de juger si une action est bonne ou mauvaise ainsi que les motifs et les
conséquences d’un acte. La finalité de l’éthique elle-même en fait donc une «science pratique»: il ne s’agit pas d’acquérir un savoir pour lui-même mais de nous rendre à même
d’agir de manière responsable. 4 Chacun, qu’il soit sportif ou spectateur, peut y puiser
des règles de conduite individuelles comme des valeurs collectives. Nous voyons dès lors
qu’il n’est pas simple d’établir un consensus sur l’éthique. En effet, pouvons nous définir
ce qui est bon ou bien de manière absolue et universaliste? Nous ne le prétendons pas
et proposons ici plutôt un point de vue culturaliste sur l’éthique. En effet, par notre formation en STAPS et à l’ENS, école républicaine missionnée par l’État, notre regard est
porté sur les valeurs attribuées au sport en France. Un des premiers promoteurs français de ces valeurs fut Pierre de Coubertin, rénovateur des Jeux Olympiques. 5 Éducatif
par essence, le sport serait une «éthique en acte»: le sport, faisant appel à la contrainte
sur soi-même, au sang-froid, à l’observation… relèverait autant de la psychologie que de
la physiologie, agissant sur le caractère et la conscience. En ce sens, il constitue au sens
coubertinien du terme, un «agent de perfectionnement moral et social».
De plus, l’éthique sportive repose, selon A. Ehrenberg, sur le «mythe de justice méritocratique». 6 Le sport se base sur une égalité de départ imposée par les règles sportives
qui permettent une incertitude totale quant à l’issue de la compétition; ainsi, celle-ci est
faite pour que «le(s) meilleur(s) gagne(nt)». Humilité dans la victoire, résistance dans la
défaite, fraternité dans l’effort, respect du règlement, ces principes sont fondateurs de
l’éthique sportive, principes que l’on ne retrouve pas toujours dans sa pratique sportive.
En effet, il peut y avoir un décalage entre les forces morales requises et l’éthique d’un
individu. Par exemple, nous avons pu interroger une joueuse de tennis qui a débuté la
compétition dès l’âge de 7 ans. Avec une prise de recul sur sa pratique tennistique, elle
ne perçoit pas aujourd’hui d’aspects qui aient réellement été positifs pour son bien-être
physique, mental et moral. Placée sous la pression d’entraîneurs qui cultivaient chez elle
et chez ses parents l’espoir d’en faire une future championne, les forces morales qu’on
lui demandait de déployer se basaient sur un narcissisme exacerbé, une valorisation
excessive d’elle-même, divers éléments qui laissent peu d’espace à la valorisation de la
solidarité et du respect de l’autre.
En conséquence, du fait des dérives liées à la compétition, telles que la tricherie, l’affairisme, la corruption, infléchissant inexorablement la morale sportive, 7 nous
constatons aujourd’hui l’émergence et la diffusion de nouvelles pratiques dites «libres»,
marquant ainsi, d’après D. Le Breton «le rejet de la culture sportive traditionnelle» (et avec
elle son éthique?). 8 Dès lors, le sport semble concurrencé par le sport lui-même. Nous
pouvons expliquer cela par le fait que le sport «colle mathématiquement» aux valeurs des
individus et évolue avec elles. 9
Enfin, c’est en partie à cause de ces «déviances» que l’EP a cherché à se distinguer
du sport avant la Vème République. Pour le sens commun, sport et EPS se confondent,
en témoignent les derniers discours de certains hommes politiques. Or dès la naissance
du sport en France, celui-ci doit cohabiter en opposition avec une autre pratique corpo-
4
Wikipédia, l’Encyclopédie libre
5
P. De Coubertin, Pédagogie sportive, Histoire des exercices sportifs;Technique des exercices sportifs. Action morale et sociale des exercices sportifs, Paris, 1922
6
A. Ehrenberg, Le culte de la performance, 1991
7
P. Duret, P Trabal, Le sport et ses affaires, Paris, PUF, 2001
8
D. Le Breton, Passion du risque, Métailié, 1991
9
C. Bromberger (dir.), Des sports, Paris, Ministère de la culture et de la communication, 1995
90
SPORT ET ÉTHIQUE: LE POINT DE VUE D’UNE JEUNE GÉNÉRATION
relle formalisée, la gymnastique, 10 «ancêtre» de l’EPS actuelle. La gymnastique, pratique
collective, exalte la discipline, le respect d’autrui, permet un développement intégral et
harmonieux du corps alors que le sport, hédonique et spécialisant, ne serait, pour ses
détracteurs, qu’un divertissement entraînant l’excès. Sport et EPS se distinguent dès
leur naissance et véhiculent des valeurs et normes différentes. Dans les programmes,
les activités physiques et sportives sont les moyens de l’EPS. L’objectif de la discipline
dépasse l’organisation et l’enseignement de ces pratiques: «la finalité de l’EPS est de former, par la pratique des activités physiques, sportives et artistiques (APSA), un citoyen cultivé,
lucide, autonome». 11 Ainsi, au niveau éducatif, et plus particulièrement en EPS, les «forces
morales» qu’il s’agit de développer (au travers d’un sport aseptisé, institutionnellement
protégé de ses méfaits) sont par exemple, maîtriser ses émotions, avoir le goût de l’effort, de la persévérance, forces qui reposent selon les programmes d’EPS sur la lucidité,
l’autonomie, la responsabilité, la solidarité… Comme nous le démontrerons, «le sport a
des vertus, mais des vertus qui s’enseignent». 12
Sport et éthique: une expérience personnelle
Il nous semble important ici de montrer quel cheminement sportif et intellectuel
nous a poussé à choisir la filière STAPS. Notre position d’élèves de l’ENS Cachan dans
le département EPS souligne notre attachement à ce domaine que sont les APS et aussi
notre conviction de l’apport du sport pour le bien-être global de l’individu. En effet,
si nous nous sommes engagés dans le sport, c’est que nous croyions, encouragés par
nos proches, aux nombreuses vertus du sport. Pour n’en nommer que quelques-unes: le
sport serait éducatif, socialisant, bon pour la santé; il favoriserait l’intégration; il aurait
une fonction cathartique; il permettrait de former des hommes (et non des femmes…)
d’action (Pétain). 13
Mais les sports sollicitent-ils tous les mêmes ressources? Sont-ils tous basés sur les
mêmes valeurs morales? Ont-ils tous la même éthique? P. Yonnet distingue par exemple, la compétition contre soi-même (sports d’endurance, de résistance) et celle contre
les autres (sports collectifs). 14 Ces deux modalités ont des logiques de fonctionnement
propres. Ainsi, par exemple au lycée, à la veille de chacun de ses matches de handball,
Samuel rêvait des buts qu’il inscrirait le lendemain. Si cela peut être perçu comme synonyme de goût de l’effort, respect des règles (d’où son expérience d’arbitre régional),
dépassement de soi, intégration à un groupe, esprit d’équipe, acceptation de l’échec,
humilité dans la victoire, il peut être conçu aussi comme volonté d’écraser l’autre, ce qui
ne semble pas très éthique… Nous percevons dès lors quelques effets pervers liés à la
compétition. De plus, si celle-ci est mal vécue (stress), les forces morales peuvent être
amoindries (baisse de l’estime de soi, de la confiance en soi et donc de la combativité
dans l’effort…). Cette pression s’exerce sur bon nombre de sportifs, compétiteurs ou
non, et va parfois à l’encontre du bien-être des individus.
Néanmoins, si nous avons choisi cette filière, c’est que le sport semblait nous
apporter davantage de bénéfices que l’inverse. Le sport est une passion sur le terrain
et / ou à la télévision. Ainsi, pour de nombreux jeunes et moins jeunes, les Jeux Olympiques ou le Tour de France sont à chaque fois des moments de grandes émotions. Les
athlètes sont admirés, les gens s’identifient à eux, tentent de reproduire leurs gestes.
Il semble alors que nous ayons eu le même raisonnement: si la pratique sportive nous
apporte tant de bien-être, si ce qui nous enchante avant tout dans la semaine, c’est de
pratiquer ce sport, alors pourquoi ne pas faire de celui-ci notre métier? Ainsi, nous voulions transmettre aux autres cette passion qui nous animait.
Enfin et surtout, le sport contribue à développer diverses qualités: rigueur de vie,
efficacité de travail, capacité à faire face à la difficulté, etc. Cette organisation et efficacité
de travail acquises très jeune en partie grâce au sport, sont manifestes chez les élèves de
10
E. Weber, Gymnastique et sport en France à la fin du XIXeme in A. Ehrenberg, Aimez-vous les stades? 1980
11
Bulletin Officiel no 6, 30 / 09 / 2000, Programme EPS au lycée
12
M. Baquet, Éducation sportive. Initiation et entraînement, Paris, Godin, 1942
13
N Elias, E Dunning, Sport et civilisation, la violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994
14
P. Yonnet, Huit leçons sur le sport, Paris, Gallimard, 2004
91
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
l’ENS aujourd’hui, qui concilient études à l’université et à l’ENS, pratique d’un sport (parfois de haut niveau), et autres activités comme entraîneur ou musicien…
En bref, même si le sport nous a fait vivre des moments difficiles, le choix de cette
filière témoigne de notre conviction des nombreuses valeurs inhérentes au sport et de
notre volonté de les transmettre au travers de l’EPS à l’école. Néanmoins, à la suite des
quatre années dans ce cursus, ces valeurs nous paraissent-elles toujours autant «aller de
soi»? Nous analyserons notre parcours sportif au regard de différents apports scientifiques issus de notre formation afin de préciser notre point de vue et savoir si l’éthique du
sport est toujours aussi évidente.
L’éthique sportive au regard de divers champs
scientifiques
Nous analyserons dans cette partie notre parcours sportif en utilisant différents
apports scientifiques issues de notre formation. Au travers notamment de l’histoire
et la sociologie du sport, nous démontrerons que l’éthique sportive est un concept à
relativiser.
Sport et éthique: perspectives historiques
Tout d’abord, il paraît intéressant de porter un regard historique sur la façon dont
a pu être perçu le sport depuis sa naissance. En effet, si les discours sur les vertus éthiques du sport ont bercé notre enfance, l’histoire nous montre que cet éloge de la pratique
sportive a sans cesse été questionné, nuancé, voire réfuté.
Par exemple, J.M. Delaplace montre comment les discours sur les «vertus éducatives» du sport restent plutôt confidentiels au début du siècle. 15 Pourtant, les instigateurs
du mouvement olympique vont très tôt promouvoir l’idée que les sports sont éducatifs.
Outre P. De Coubertin, son ami le père dominicain H. Didon, va très clairement dans ce
sens au congrès olympique du Havre en 1897 lorsqu’il parle «de la puissance éducatrice
et de l’action morale des exercices physiques de plein air sur la jeunesse, sur la formation du
caractère et le développement de la personnalité». Mais le sport jugé dangereux, violent,
encourageant l’individualisme, est loin de faire l’unanimité. Par exemple, après les Jeux
Olympiques de Paris 1924, les critiques se font entendre, notamment par la voie de
H. de Montherlant, à propos de la finale olympique de rugby opposant les États-Unis à la
France: «Voici que maintenant s’ajoute aux désagréments du sport une sorte de nationalisme
échauffé qui solidarise l’honneur d’un pays avec les athlètes auxquels on a confié le drapeau.
Grâce aux fameux jeux olympiques, des défis sont jetés de peuple à peuple, la presse s’irrite, les
sentiments s’aigrissent et de bons amis se considèrent avec une sourde animosité». La question
de l’éthique du sport semble donc se poser depuis les origines du mouvement sportif.
De surcroît, l’analyse de la place et de la fonction du sport dans la société sous
l’Occupation ou pendant la guerre froide témoigne la façon dont il a été instrumentalisé.
En effet, c’est dans le but de bâtir une France saine, disciplinée, solidaire qu’est créé le
7 août 1940 le Commissariat Général à l’Education Générale et Sportive (EGS). Cette
institution tente de mettre en œuvre la politique éducative du Maréchal Pétain. 16 Les
idéaux de l’EGS sont clairs: «être fort pour mieux servir». A travers l’initiation, l’entraînement et la compétition sportive, l’EGS permet d’embrigader la jeunesse. En effet les
activités de l’EGS doivent «dans l’oubli de soi, exalter, enrichir les âmes et les conduire, sous
l’effet des mêmes émotions, à rechercher les mêmes fins». L’État français veut inculquer au
peuple «le sentiment du devoir, le renoncement, l’esprit de sacrifice dans l’intérêt de la patrie»
(Appel de J.Borotra, 1941). Sous Vichy, en les incitant à la pratique physique ou sportive,
l’État indique aux jeunes Français la façon dont ils doivent se comporter. Cela implique
le respect de valeurs morales, normes et règles de conduite bien spécifiques. En ce sens,
le sport se prévaut d’une certaine éthique.
15
J.-M. Delaplace, 3ème séminaire de l’histoire du sport, Copenhague, décembre 1998
16
M. Attali, J. Saint-Martin, L’éducation physique de 1945 à nos jours, 2004
92
SPORT ET ÉTHIQUE: LE POINT DE VUE D’UNE JEUNE GÉNÉRATION
De même, après la guerre, dans un climat international très tendu, les rencontres
sportives sont le théâtre de farouches affrontements entre États. Les matchs URSS /
Hongrie en water-polo (en 1956 à Melbourne) et URSS / Tchécoslovaquie en hockey sur
glace (en 1968 à Grenoble) se sont ainsi terminés en batailles rangées. Si les sportifs
représentent des emblèmes de la force morale d’une nation, renforçant ainsi la cohésion
nationale, on peut se demander si cette force est mise au service du maintien et du rétablissement de la paix.
Données économiques, politiques et historiques de l’éthique sportive
Ces regards sur le passé interrogent nos pratiques actuelles. Pourquoi et pour qui
fait-on du sport aujourd’hui? Même si s’engager dans une discipline sportive est devenu
relativement banal et nettement valorisé, c’est essentiellement dans la seconde moitié du
XXème siècle que le phénomène sportif se développe de manière exponentielle. En France,
par l’intermédiaire, entre autre, des Instructions Officielles de 1967, l’éducation sportive
est officialisée à l’école secondaire, non sans susciter de vives critiques. Actuellement, un
certain nombre d’auteurs considèrent le sport comme le symbole d’un modèle de société
opposé aux intérêts du plus grand nombre. «Refusant de penser le sport naïvement, les courants contestataires relient son organisation et son développement à des principes politiques et
idéologiques». 17 Le sport conserverait toujours un rôle d’instrument, ainsi que le conçoit
Georges Vigarello, lorsqu’il assimile les pratiques sportives à un travail de répétition et de
rendement: «les gestes toujours les mêmes, enferment le sportif dans un monde clos d’éternel
retour et présentent beaucoup d’analogies avec les tâches parcellaires du machinisme industriel
[…]. La spécialisation, la répétition, la mécanisation placent entraîneur et sportif dans une voie
d’appauvrissement progressif». 18 De même l’apparente liberté du pratiquant dans l’exercice
sportif masquerait en fait les contraintes sociales exercées sur les masses populaires. C’est
la thèse que défend J.M Brohm en considérant le sport comme «un opium visant à dissimuler
le fonctionnement d’une société impérialiste». 19 Le sociologue montre qu’en agissant essentiellement sur la jeunesse, le sport viserait à faire intégrer l’autorité et la discipline dès le plus
jeune âge et permettre le renforcement du système en place. Le sport participerait à l’intériorisation de principes issus d’un modèle de société aristocratique. De ce fait, il «aliènerait»
l’individu. Enfin, la plupart des auteurs montrent que dans le dernier quart du XXème siècle,
le sport s’est profondément transformé en empruntant les voies de l’économie de marché.
Luc Robène présente par exemple la situation du marché du sport comme préoccupante. 20
Il met en avant le fait que la logique marchande «engage insidieusement à réduire des êtres
humains […] aux conditions et à l’expression de leur capital et potentiel technique.» Et c’est cette
«chosification de l’humain sur le mode de la transaction […] qui gomme l’humanité et les vertus du
sport désormais soumises aux valeurs dominantes du marché et de l’économisme sportif».
Ces aspects critiques questionnent profondément notre vision du sport. En effet,
comment accepter de «contempler» les compétitions sportives tandis que derrière se
cachent des enjeux économiques et politiques dont la dimension éthique est plus que critiquable? Soutenir son équipe, son pays, n’est-ce pas entrer dans un système où domine
une logique de sélection acharnée, où seule une élite est «déifiée» alors même que bon
nombre de sportifs sont abandonnés, laissés à eux-mêmes? Comment ne pas voir dans
nos propres pratiques cette «normalisation» dont parle J.-M. Brohm. D’un côté, nous sommes sensibles à cette approche critique qui vient remettre entièrement en cause les
valeurs éthiques traditionnellement attribuées au sport mais dans le même temps, nous
gardons le sentiment que la pratique sportive peut réellement contribuer au développement physique, moral ou social.
Il s’avère donc assez délicat de cerner précisément une conception unique de l’éthique
sportive. Nos réflexions ont systématiquement amené à davantage de questions que de réponses. En effet, selon nous, une même forme de pratique peut faire augmenter ou au contraire
décroître la force physique et morale des individus. Nous prendrons trois exemples.
17
M. Attali, J. Saint-Martin op. cit.
18
G. Vigarello, in Revue Partisans no 28, 1966
19
J.M. Brohm, Sociologie politique du Sport, in Partisans, no 28, 1966
20
L. Robène, La marchandisation des techniques sportives in L’homme en mouvement, 2006
93
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
Sport, forces morales et mentales
Tout d’abord, le sport peut être considéré comme un lieu d’apprentissage de l’autocontrôle des pulsions, de maîtrise de soi. La pratique sportive permettrait d’apprendre
à devenir moins violent. Or, les recherches sur ce sujet sont peu nombreuses, et les
conclusions varient, selon le type et la forme des pratiques étudiées. Marc Durand, suite
à l’analyse des différents résultats issus des recherches en psychologie, semble plutôt
conclure au «caractère quelque peu mythique de l’effet cathartique généralement attribué à
la pratique des activités physiques et sportives». 21 Dans nos expériences de sportifs, cette
question de la «violence maîtrisée» reste assez ambiguë. 22 Samuel, par exemple a pu observer que, quel que soit l’âge des pratiquants, les matchs de handball pouvaient être le lieu
d’affrontements physiques, d’injures, d’intimidation, de provocation. Mais il est évident
que beaucoup de situations, même compétitives, amènent les joueurs à faire preuve de
sang-froid et de respect. Il a été montré que dans les sports d’opposition individuelle
(par exemple, sport de combats) ou collective, les comportements agressifs sont les plus
susceptibles de se produire notamment parce que leurs règles autorisent les contacts
corporels. Cependant, c’est également grâce à ces règlements que ces pratiques incitent
(plus que dans d’autres sports) à rester lucide dans des situations difficiles et à prendre
des décisions rapidement. Sur ce point, les théories du traitement de l’information ont
permis de mieux comprendre les stades «perceptif-décisionnel-effecteur» intervenant dans
l’acte neuromusculaire. Ainsi dans de nombreuses activités tactiques, le temps de perception, de décision et d’exécution est limité. C’est le cas lorsqu’il s’agit de négocier par
exemple une situation de «trois contre deux» en sport collectif. La pression spatio-temporelle-événementielle est élevée; la notion de choix tactique en fonction des actions ou
réactions environnementales est primordiale. Le porteur de balle doit agir, analyser les
réactions des adversaires (perception) pour décider de l’élaboration d’un programme
moteur (décision) et de son déclenchement (effection). C’est pourquoi les sports peuvent
être perçus comme de véritables outils pour développer les capacités psychomotrices
des pratiquants et susciter des apprentissages moteurs.
Sport et forces physiques
Ensuite, on peut voir le sport comme un moyen à privilégier pour progresser physiquement et pour se dépasser. Les pratiques telles que la natation ou l’athlétisme sont
propices à l’évaluation du progrès. Le pratiquant en développant ses ressources (fonctions cardio-respiratoires, coordination motrice, etc.) améliore de manière globale sa
«force physique». Toutefois dans ces mêmes pratiques se posent les problèmes du surentraînement, des blessures, de la fatigue. L’augmentation de la force physique n’a de sens
que si dans chaque situation d’apprentissage ou d’entraînement, l’intensité de l’effort, la
durée du travail, les répétitions et les séries, les temps de récupération sont conçus dans
le respect de l’évolution ontogénétique des pratiquants.
Le sport, d’un point de vue sociologique
Enfin, si l’on regarde le sport d’un point de vue macrosociologique, on peut
s’apercevoir que «l’idéal d’égalitaire» est souvent remis en question. Ainsi, le sociologue
C. Pociello adopte la perspective structuraliste de Bourdieu pour déterminer les rapports
d’affinité qui s’établissent entre certains types de sport et certains groupes sociaux. 23 Il
postule l’existence d’un espace social structuré en positions distinctes et hiérarchisées,
cet «espace des positions sociales» à partir duquel C. Pociello lui a superposé l’«espace
des sports». On obtient ainsi le «champ des pratiques sportives», ou «système des sports».24
Dans cette perspective, le sport apparaît comme un moyen pour les différentes classes
sociales de se distinguer. Toutefois, à plus petite échelle, on observe qu’une équipe (ou
un club sportif) peut être un lieu d’intégration dans lequel des individus se regroupent,
21
M. Durand, L’enfant et le sport, 1987
22
N. Elias, B. Duning, op cit
23
C. Pociello, Sports et société, 1981
24
C. Pociello, Les cultures sportives, 1995
94
SPORT ET ÉTHIQUE: LE POINT DE VUE D’UNE JEUNE GÉNÉRATION
s’associent, et partagent un projet commun. De notre point de vue, il est évident que nos
expériences sportives nous ont permis d’apprendre à fonctionner en groupe: s’organiser
à plusieurs, être responsable, s’affirmer tout en acceptant les différences.
En résumé, nous avons vu que s’il peut être analysé selon des angles très variés,
le sport est selon nous, un facteur de développement moral, physique, et social pour
l’individu. Finalement, plus que les qualités éthiques intrinsèques des sports, ce sont
les aménagements didactiques qu’on leur fait subir qui leur permettent de viser l’amélioration des «forces physiques et morales». Ainsi que le souligne G. Andrieu, «le sport n’a
de valeurs que celles que nous lui donnons». 25 Nous allons tenter à travers la présentation
d’une forme particulière de la pratique sportive, l’EPS, de considérer la manière dont il
est possible de tirer le meilleur parti du sport, en transmettre son éthique, et cultiver des
forces morales, individuelles et collectives.
Le sport, facteur de forces morales en EPS
Malgré une expérience très réduite d’enseignement, la formation reçue et notre
vécu sportif ont pu édifier en nous certaines valeurs et idéaux éducatifs. Ainsi, notre
conception de l’EPS de demain nous permet de tenter d’apporter une réponse à la question suivante: «Comment tirer le meilleur parti du sport et son éthique pour cultiver des
forces morales individuelles, collectives, et cultiver le leadership en EPS?»
Nous avons pu aborder précédemment quelques tensions sous-jacentes à cette
question, comme la nécessité de définir le sport dont il est question car le champ des
pratiques sportives actuelles s’est largement complexifié et diversifié. 26 Nous avons
interrogé la notion d’éthique sportive et la spécificité de la morale sportive, potentiellement vecteur du développement de forces morales. En EPS, la culture du leadership ainsi
que celle de forces morales individuelles et collectives ont respectivement été référées
aux notions de responsabilité, autonomie, sens de l’initiative, goût de l’effort, maîtrise
des émotions, dépassement de soi, lucidité, adaptation, solidarité, tolérance, etc. D’autre
part, nous avons insisté sur la distinction existant entre l’EPS et le sport, car celle-ci
semble représenter un réel enjeu quant à la légitimité et la justification de la place de
l’EPS à l’école. En effet, «le sport – entendu au sens compétitif de haut niveau –, au niveau
éthique est considéré comme un modèle de moins en moins présentable». 27 Dans cette dernière partie, nous nous attarderons plus précisément sur la question pratique du «comment», qui nous laisse présupposer la nécessité de transformer, sélectionner, en tout cas
opérationnaliser certains éléments issus du sport afin d’en faire un facteur de forces
morales. Faut-il transformer le sport pour le rendre éthique et facteur de forces morales?
Faut-il en sélectionner des aspects et dans une telle mesure, lesquelles: certaines pratiques, certaines modalités de pratiques?
L’EPS semble en mesure d’apporter quelques réponses à ces questions: elle éprouve
la double volonté de s’ancrer dans les pratiques sociales, mais également de s’en distinguer (fait compréhensible à l’heure actuelle…); pour cela, elle a choisi de faire du sport
une «pratique sociale de référence». 28 Il est intéressant de noter que cela ne revient pas à
«considérer le sport comme une référence» mais plutôt à analyser les racines des APSA, et
ce qui les fonde de manière originale et originelle afin d’instaurer une norme à partir de
laquelle on établit une démarche éducative.
25
G Andrieu, Enjeux et débats en E.P. 1886-1966. Actio, 1998
26
Enquête INSEP Les pratiques sportives en France, 2000
27
P. Duret, L’héroïsme sportif, PUF, 1993
28
J.-L. Martinand, «Pratiques sociales de référence et compétences techniques. A propos d’un projet d’initiation aux
techniques de fabrication mécanique en classe de quatrième», in A. Giordan (coord.) Diffusion et appropriation du savoir scientifi que: enseignement et vulgarisation. Actes des Troisièmes Journées Internationales sur
l’Education Scientifique. (pp. 149-154) Paris: Université Paris 7, 1981
95
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
EPS, discipline de la citoyenneté?
Il convient dans un premier temps de comprendre les raisons sous-jacentes aux
grands objectifs éducatifs assignés à l’EPS, particulièrement en termes de forces morales. En effet, ceux-ci répondent à des préoccupations spécifiques exprimées par les
éducateurs face à des constats inquiétants: la montée de la violence scolaire, l’intolérance «chronique» observée entre les élèves et par rapport à l’enseignant, la perte
des valeurs de civilité des jeunes, la méconnaissance des règles de vie en collectivité
parfois accompagnée d’un refus du «vivre ensemble», le refus de l’autorité et de la soumission aux règles, le délitement du lien social rendant l’occurrence de discussions
argumentées, pacifiques, non agressives rares; bref, autant de signes qui témoignent
d’une «crise de l’école». 29 Ces constats ont donc fait émerger des préoccupations spécifiques parmi les éducateurs, provoquant un regain d’intérêt pour la question de la socialisation. Les débats se sont organisés autour d’une maîtrise de la violence quotidienne
et des incivilités par une éducation à la sécurité, à la citoyenneté et à la responsabilité,
suivant le postulat selon lequel la montée de l’insécurité était liée aux «non apprentissages». L’EPS, à l’instar des autres disciplines, est interpellée par la volonté de développer
la citoyenneté des élèves en «formant, par la pratique des APSA un citoyen cultivé, lucide et
autonome». 30 Plus explicites, les textes du collège 31 concrétisent l’assignation de grands
objectifs éducatifs à l’EPS, illustrant par là l’espoir politique de croire au «remède miracle» de l’EPS. 32 «En offrant des occasions concrètes d’accéder aux valeurs sociales et morales,
notamment dans le rapport à la règle, l’EPS contribue à l’éducation à la citoyenneté. L’accès
concret à ces valeurs (éprouver sa volonté de vaincre dans le respect de l’adversaire, accepter
la décision de l’arbitre, perdre et gagner loyalement) participe à l’éducation civique du futur
citoyen». En 1998, l’objectif de former un citoyen actif et responsable en EPS est poursuivi: «le cours d’EPS et la participation à l’AS permettent aux élèves d’être acteurs de leurs
pratiques, de prendre des décisions et des responsabilités, et d’occuper des rôles différents». 33
L’EPS se présente donc comme une «spécialiste des acquis de savoir-faire sociaux et savoir
être solidaire par et dans le jeu à l’école»; 34 par la diversité des environnements qu’elle
permet, elle peut prétendre à la mission d’éducation à la santé, sécurité, solidarité, responsabilité et autonomie: «Les APSA offrent des expériences corporelles collectives et individuelles qui permettent l’accès à une citoyenneté en actes. Parmi ces expériences, les lycéens
ont la possibilité de réaliser des performances, s’adapter à différents environnements, occuper
des rôles différents, se confronter à autrui selon un code, des règles et une éthique. Chaque
activité permet une expérience dominante, porteuse de sens». 35 Ainsi, les APSA constituent
pour l’EPS le moyen de faire vivre aux élèves des expériences corporelles variées, permettant la construction, en acte, de valeurs sociales et morales.
Toutefois, il nous semble important de signaler ici que la contribution de l’EPS
à une éducation à la citoyenneté, de même que la poursuite d’une pratique sportive
au développement de forces morales ne sont pas évidentes: il ne suffit pas de proposer
des sports collectifs pour développer de manière automatique un respect des règles et
des autres. «Le sport a des vertus, mais des vertus qui s’enseignent». 36 L’enseignant doit
développer un véritable travail spécifique pour mettre en jeu les processus d’acquisition
de ces valeurs. En amont de la mise en œuvre de ces compétences professionnelles,
nous soutenons l’idée que c’est par le processus de «transposition didactique» qui transforme les pratiques sociales sportives en des pratiques scolaires originales que le sport
devient éducatif et potentiellement porteur d’une éthique favorable à la culture de forces
29
Amiel, La règle… il faudrait peut être qu’on m’explique, 1999
30
Orientations générales de l’enseignement de l’EPS au lycée, 2000
31
Programmes d’EPS de la classe de 6ème, 18 juillet 1996
32
P. Duret, Le sport comme contre feu à la violence des cités:mythes et réalités, in Sport et violence, Paris Chiron,
2001
33
Programmes d’EPS de la classe de 3ème, 1998
34
D. Bodin, C Blaya, L Robène,S Héas, Violences à l’école et EPS, in revue Agora 37, 2005
35
Programmes d’EPS des lycées, 2002
36
M Baquet, op cit
96
SPORT ET ÉTHIQUE: LE POINT DE VUE D’UNE JEUNE GÉNÉRATION
morales. 37 Il est important de ne pas se baser sur des a priori quant à des propriétés
éducatives innées aux APSA, bien que celles-ci possèdent des enjeux de formation spécifiques. C’est à l’enseignant qu’il revient de les valoriser, au moyen d’innovations didactiques et de méthodes pédagogiques appropriées.
Nous allons à présent aborder les modalités et formes de pratiques à mettre en
œuvre pour espérer atteindre les objectifs spécifiques visés en terme de culture de forces morales, à travers l’exemple concret de différentes APSA considérées comme utiles
pour servir les objectifs visés.
Culture de forces morales individuelles en EPS
Le développement de forces morales individuelles en EPS auquel nous pouvons
notamment faire référence concerne la maîtrise de ses émotions, la capacité à réagir et
à s’adapter rapidement à des conditions incertaines et changeantes, le goût de l’effort, le
dépassement de soi, etc. Les forces morales individuelles auxquelles nous avons choisi de
nous intéresser ici concernent le goût de l’effort, le dépassement de soi, et la maîtrise de
ses émotions. Par exemple, pour développer le goût de l’effort chez l’élève, nous pourrions
choisir des activités telles que l’athlétisme et plus particulièrement la course de longue
durée. Généralement, celle-ci déplaît aux élèves, qui sont peu empreints à l’effort. En proposant un mode d’entrée tel que le test Luc Léger aux élèves, ou une entrée sous forme
de défi, de relais ou de jeu, 38 l’enseignant s’assure d’un accueil plus favorable: le défi personnel et le caractère nouveau et ludique peuvent prétendre à l’engagement des élèves.
La stratégie adoptée ici concerne le passage de ce que l’on appelle une «éthique du désir»
pour atteindre une «éthique de l’effort sportif formateur». 39 Concernant la maîtrise de ses
émotions (gestion du stress, peur, etc.), les pratiques dites «à risque» présentent un avantage certain. La prise de risques réside surtout dans le risque subjectif que représente la
situation, car, dans le contexte scolaire, le risque objectif doit être réduit au minimum. 40
Parmi les pratiques concernées, on peut citer la gymnastique, l’escalade ou l’acrosport.
Ces pratiques sont intéressantes du fait de la sollicitation prépondérante des ressources
affectives chez les élèves. De plus, elles répondent aux besoins des élèves: s’éprouver
individuellement et collectivement, de se sentir exister, de ressentir des sensations inédites, de risque, de nouveauté, etc. Par exemple, la gymnastique nécessite du cran et de
l’engagement; elle permet aussi de surmonter ses appréhensions. Pour développer ces
forces morales, les moyens à disposition de l’enseignant sont par exemple l’aménagement
matériel, qui permet de réguler le niveau de risque perçu par l’élève. 41 Un niveau important de risque perçu mobilisera le courage de l’élève pour qu’il s’engage dans la situation,
alors qu’une faible perception du risque peut l’amener à se laisser aller à un comportement dont il ne saisira pas le caractère dangereux. L’aménagement «humain» autour du
pratiquant (enseignant, autres élèves aux rôles de pareur, aide, juge…) permet également
à l’élève de s’engager malgré l’appréhension. Cela procure d’autres avantages à la gymnastique ou autre pratique à risque: rendre les règles signifiantes, notamment les règles
de sécurité et rendre les actions individuelles interdépendantes, ce qui peut permettre
de faire émerger la solidarité et le respect de l’autre.
Culture de forces morales collectives en EPS
Les forces morales collectives, en EPS, résident dans la solidarité, la citoyenneté,
le respect des règles et des autres. Pour les cultiver, certains sports sont particulièrement
37
Y. Chevallard, La transposition didactique du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La pensée sauvage,
1985
38
T. Choffin, L. Lemeur, Enseigner l’EPS à des élèves diffi ciles. Choix didactiques et pédagogiques, in Revue EPS
no 309, 2004
39
C. Pigeassou, Les éthiques dans le sport: voyage au cSur de l’altérité, in Corps et Culture, Plaisirs, spectacles et
pratiques
40
Sécurité des élèves. Pratique des activités physiques scolaires. Note de service no 94-116 du 09.03.1994.
41
D. Delignières, Risque préférentiel, risque perçu et prise de risque,in Famose et coll., Cognition et performance, 1993
97
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
appropriés, tels que les sports collectifs, les sports de combat, les sports de raquette, ou
autres pratiques rendant les élèves dépendants autour d’un projet commun.
Comme nous l’avons montré, la gymnastique peut aussi favoriser l’émergence de
la solidarité, mais c’est aussi le cas par exemple, du volley-ball, qui dès son origine, en
1895 lorsqu’il a été inventé par Morgan, avait pour axes prioritaires «la formation physique, morale et sociale: le rejet de l’individualisme, le sens du dévouement, de l’entraide et du
sacrifice dans la poursuite d’un objectif commun». Ainsi, la solidarité est une valeur constitutive du volley-ball puisque par son système de règles et l’impossibilité de conserver
individuellement la balle, il limite les conflits entre les opposants tout en exacerbant
les relations d’entraide et de coopération entre les équipiers. En effet, c’est un moyen
d’interaction intense entre les membres d’un groupe restreint, car l’équipe a un projet
commun, et pour le concrétiser, elle doit développer aussi bien dans les phases offensives que dans les phases défensives cette «relation entre des personnes ayant conscience
d’une communauté d’intérêt qui entraîne pour les uns l’obligation morale de ne pas desservir
les autres et de leur porter assistance» (définition Le Robert). Le sens tactique révèle une
présence individuelle bénéfique à tous.
L’exercice de la citoyenneté par le respect des règles et des autres s’apprend également grâce à la pratique sportive. «On n’est pas ou on ne naît pas citoyen, on le devient»
et pour cela, toutes les APS sont intéressantes, car elles contiennent toutes des règles,
qui apparaissent comme nécessaires, fondatrices de l’activité humaine investie dans
ces pratiques. 42 Il s’agit de présenter la règle sportive non plus comme une contrainte
extérieure et intangible mais comme la condition du jeu. Ainsi, elle peut prendre sens
car sans elle, il n’est pas possible d’agir, et selon Méard et Bertone, il peut alors y avoir
modification du rapport aux règles. 43 En rugby par exemple, un moyen de donner du
sens aux règles est de proposer comme point de départ une situation sans règles. Progressivement, grâce à la négociation et à la discussion, les élèves construisent les règles
du jeu (exemple: pas le droit de shooter dans le ballon lorsqu’il est à terre car cela peut
faire mal à un camarade qui s’apprête à la ramasser). Les règles deviennent une condition essentielle pour que le jeu ait lieu, elles prennent sens, et «contaminent» d’autres
familles de règles (institutionnelle, groupale, etc.). 44 Cette redéfinition du rapport à la
règle responsabilise les élèves et instaure davantage de respect entre eux. Il est possible
de proposer dans de multiples activités des situations «ouvertes» pour que naisse le désordre (ex: foot multiballons, ultimate, etc.), favorisant ainsi l’acquisition de compétences
sociales, la négociation ou le «conflit» sous une forme pacifique et démocratique.
Defrance décrit les moyens d’intérioriser les règles, par l’explication, la parole, la
discussion, la négociation de celles-ci. 45 Les acteurs peuvent par exemple déconstruire
les règles, effectuer des transactions, marchander et co-déterminer de nouvelles «règles
instituantes» et non définitives. Ainsi, cela permet de s’orienter vers un fonctionnement
«hédoniste» de la loi (plaisir à travailler ensemble, à construire des règles, à respecter la
loi), qui montrerait que l’ordre et la liberté ne sont pas contradictoires. Les élèves «se
forment sans se conformer» et s’imprègnent de valeurs (tolérance, respect, laïcité, solidarité, justice, refus de la violence), d’attitudes (participation active, autonomie, sens
critique) et de savoirs (droits et devoirs, principes de fonctionnement), ce qui revient
aux trois pôles de l’éducation à la citoyenneté proposés par Tozzi: axiologique, praxéologique et théorique.
En résumé, les APSA permettent l’apprentissage de comportements essentiels tels
que l’entraide et la solidarité, par des activités collectives telles que les définissent les
programmes des lycées: «Sont considérées comme collectives, non les activités qui se contentent d’additionner les prestations individuelles (relais en natation par exemple), mais celles qui
impliquent une collaboration obligatoire entre les élèves: par exemple, sport collectif, acrosport,
chorégraphie en danse, relais en athlétisme, double dans les activités de raquette […]. Dans les
activités collectives, la collaboration est une condition essentielle de la prestation». 46
42
A. Davisse, Lettre à nos remplaçants, in dossier EPS no 31, 1996
43
J. Méard, S. Bertone, L’autonomie de l’élève et l’intégration des règles en EP, Paris, PUF, 1998
44
J Méard, S Bertone, op cit
45
J. Defrance, Sanction et discipline à l’Ecole, 1993
46
Programmes d’EPS des lycées, 2002
98
SPORT ET ÉTHIQUE: LE POINT DE VUE D’UNE JEUNE GÉNÉRATION
Les sports sont porteurs d’une certaine «éthique du devoir» à laquelle il est essentiel
de former les élèves, afin de voir émerger un véritable engagement moral. 47 Les moyens
à disposition de l’enseignant pour développer ces forces morales collectives sont par
exemple le plaisir, le jeu et la convivialité; et puis surtout, un fonctionnement «contractualiste» de la loi et le respect d’une part d’autonomie laissée à l’élève.
Culture du leadership en EPS
Begerson (1979) définit le leadership comme «l’ensemble des activités et communications par lesquelles un individu exerce une influence sur le comportement des membres
du groupe dans le sens d’une réalisation volontaire de certains objets communs». Ainsi, le
leadership peut se concevoir comme «un processus et une propriété» dans le sens où il
consiste à utiliser une influence non coercitive pour diriger et coordonner les activités
des membres d’un groupe. Il fait référence à l’ensemble des qualités et des caractéristiques attribuées aux membres qui exercent avec succès cette influence et cette capacité
de mobilisation. La culture du leadership en EPS se conçoit autour de l’acquisition d’un
sens de la responsabilité, de la prise d’initiative, d’un esprit critique et d’un jugement
éthique et moral. De plus, elle concerne l’acquisition de compétences dites «organisationnelles» telles que la capacité à l’observation, la prise de décision, la capacité d’analyse et
de critique, la capacité à mener un projet, à diriger un groupe et à faire valoir un point
de vue dans un collectif, en y assumant différents rôles.
Les moyens à disposition de l’enseignant pour cultiver le leadership à travers la
pratique sportive concernent en particulier sa compétence à donner la position de décideurs aux élèves, et à les investir de vraies intentions et responsabilités de manière à
ce qu’ils exercent un pouvoir dans la classe. Les APSA représentent un véritable intérêt
éducatif grâce à la multiplicité des statuts et rôles sociaux qu’elles offrent, permettant
ainsi à l’enseignant à dévoluer des responsabilités. Il est préférable qu’il fonctionne lui
même mais également qu’il valorise aussi entre les élèves un style de leadership «démocratique», favorable aux interactions et aux influences réciproques entre les acteurs.
Afin de laisser cet espace de liberté nécessaire aux interactions et développer l’autonomie dans les conduites individuelles et collectives – essentielles aujourd’hui pour gérer
sa vie physique –, l’enseignant peut par exemple organiser des moments où l’activité
d’expérimentation, de recherche de solution, d’essais / erreurs permettent l’organisation
individuelle et collective des apprentissages, de par la réflexion collective, les débats,
les discussions qu’ils suscitent (négociation, coopération, opposition, conflit, etc.). Ces
moments permettent de mobiliser différentes ressources cognitives et affectives qui
amènent les leaders à accepter et à gérer des conflits, à être capables d’argumenter, de
négocier, d’accepter les contradictions, les critiques d’autrui, de prendre des décisions et
de prendre position comme un individu à part entière en étant à l’origine de ses actes,
par l’acceptation du mérite ou du démérite de ceux-ci. En bref, ils favorisent l’acquisition d’une pensée scientifique rationnelle qui permet d’avoir un regard critique sur sa
démarche d’apprentissage.
Certaines pratiques nous semblent plus favorables au développement du leadership,
notamment les APSA dites «à don de soi», qui offrent la possibilité d’apprendre plusieurs
statuts, rôles et sous-rôles. L’enseignant peut donc profiter de cet avantage que procure
les APSA en multipliant les domaines d’expertise et en dévoluant des responsabilités,
pour multiplier les hiérarchies. Par exemple, la gymnastique nous semble intéressante
car elle permet d’assumer les rôles de gymnaste, juge, observateur, pareur, entraîneur,
etc. A travers le rôle de juge, nous pouvons mettre l’élève en position de donner un avis
objectif en argumentant sur une prestation, et ainsi développer un esprit critique. Pour
le gymnaste observé, cela revient à accepter la contradiction et la critique. L’enseignant
doit favoriser des moments propices à la réflexion collective, au débat, à la discussion,
en organisant des conflits sous une forme pacifique, par exemple en cherchant une solution à un problème moteur ou tactique posé par la confrontation à autrui. L’enseignant
favorise ainsi l’autonomie dans les conduites individuelles et collectives, et laisse les
élèves s’auto organiser, chose essentielle de nos jours dans les pratiques dites «libres».
Les sports collectifs permettent ainsi à un leader désigné en tant que chef d’équipe de
47
C. Pigeassou, op cit
99
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
gérer et surmonter les conflits, en acceptant la contradiction et la négociation. En ce
sens, les sports collectifs sont également intéressants puisqu’ils permettent aux élèves
d’être dépendants d’un projet commun: il s’agit par exemple pour eux de composer avec
les ressources de chacun et se reconnaître attaquant ou défenseur, pour ensuite mettre
en place des intentions de jeu. De même, en acrosport, les élèves distribuent les rôles de
porteur, voltigeur et pareur en fonction des possibilités de chacun, et ont pour obligation
de s’arranger et collaborer pour mener à terme un projet en toute sécurité.
Nous avons pu montrer que le sport permet de cultiver chez les élèves le «sens du
commandement», à travers différents rôles sociaux, grâce à un choix d’APSA spécifiquement riches à ce niveau. La multiplicité d’expertises qu’elles offrent permet d’éviter une
hiérarchisation. Cependant, il est également possible d’exploiter les interactions sociales
dans les apprentissages, notamment dans la constitution des groupes en EPS. Lafont
et Winnykamen ont mis en évidence qu’en associant un élève expert ou spécialiste, à
un élève de niveau plus faible, des relations sociales s’établissent entre les deux élèves:
l’«expert» prend le statut de «tuteur» ou entraîneur et aide le second à résoudre des problèmes moteurs en le conseillant. 48 Ce type de regroupement se justifie notamment par
ce que Lave et Wenger nomment «communauté de pratique» dans laquelle l’apprentissage
s’organise métaphoriquement de la périphérie (néophytes – peu de relations) vers le
centre (experts qui développent des relation riches et variées avec les autres élèves). 49
En repérant ces «leaders», l’enseignant intègre ainsi plus facilement les moins bons. L’enseignant doit promouvoir chez les élèves un style de leadership dit «démocratique», et le
concernant, il semble également préférable qu’il fonctionne sur ce modèle: en laissant
aux élèves un «espace de contestation règlementé» possible, il permet leur consultation,
et donc rend la négociation, la discussion possible. 50 Par une pédagogie non directive,
il dévolue les responsabilités et rend les élèves véritablement acteurs / auteurs de leurs
actes, respectueux de l’autre et d’un code de civilité. Cependant, il doit savoir poser des
limites ou «lignes jaunes» – selon les termes de J.L. Ubaldi, – à ne pas franchir, notamment en termes de fonctionnement en sports collectifs. 51 En effet, pour que ces derniers
éduquent à la solidarité, à la fraternité et repoussent le chauvinisme, il faut qu’un sens
leur soit insufflé et que des règles de comportement soient imposées, ce qui est du ressort de l’enseignant.
Dans des pratiques dites à risque, il est nécessaire de fonctionner sur un leadership plutôt autoritaire ou charismatique, car il est des règles de sécurité qui ne sont
pas négociables. En fonctionnant sur un modèle qui alterne commande et autonomie,
on peut dire que l’enseignant reste le premier leader en classe. 52 En somme, nous soutenons l’idée que l’apprentissage de statuts différenciés permet de développer les qualités
de leader: «C’est l’éducation à être et à devenir par et dans l’action, par et dans le contrôle de
soi qui prime à travers l’apprentissage de statuts différenciés». 53 L’exemple de l’arbitrage est
à ce titre significatif, puisque l’élève placé en position d’arbitre perçoit la nécessité de la
règle, et la difficulté à la faire respecter.
En résumé, pour cultiver des forces morales individuelles, collectives et le leadership en EPS, il nous semble important de sélectionner les activités sportives au
regard de leurs enjeux de formation vis-à-vis de l’éducation morale; diversifier ces pratiques pour une mise en acte variée de valeurs sociales et morales; et profiter de la
richesse relationnelle offerte par les APSA en multipliant les domaines d’expertise pour
multiplier les hiérarchies. De plus, il est intéressant de privilégier des buts et modalités
orientées vers la maîtrise et la créativité; sans pour autant délaisser des situations de
compétition. Mais celles-ci sont à rendre «éducatives» en ne faisant pas dépendre l’appréciation finale de l’élève uniquement sur les résultats compétitifs, mais plutôt sur les buts
de maîtrise et les moyens développés à travers une réflexion sur les progrès réalisés, sur
48
L. Lafont, F. Winnykamen, Place de l’imitation modélisation parmi les modalités relationnelles d’acquisition: le
cas des habiletés motrices, in Revue française de pédagogie no 92, 1990
49
Lave et Wenger, Situated learning, 1991
50
J-L. Ubaldi, Une EPS de l’anti-zapping, in revue EPS 309, 2004.
51
Professeur agrégé d’EPS qui s’est intéressé à l’enseignement de l’EPS en milieu difficile.
52
M. Durand et M. Arzel, Commande et autonomie dans la conception des apprentissage scolaire, 1997
53
D. Bodin, op cit
100
SPORT ET ÉTHIQUE: LE POINT DE VUE D’UNE JEUNE GÉNÉRATION
ce qui aurait pu être amélioré, etc. Ainsi, on change le sens accordé à la victoire ou à la
défaite et on fait de l’échec une réussite relative. A ce titre, il est intéressant d’évoquer
la construction de pratiques sportives spécifiquement scolaires, telles que le basket-ball
multi-score proposé par Ubaldi, où trois lignes de gagne sont possibles (paniers, tir seul,
diminution de pertes de balle).
Quelques interrogations…
Après avoir envisagé les pistes d’action possibles en EPS pour rendre le sport facteur de forces morales, nous souhaiterions nous attarder sur diverses questions subsidiaires. La première concerne la transférabilité ou généralisation possible des forces
morales acquises par le sport. En effet, ce que l’on a pu construire chez les élèves en
EPS leur sert-il hors du cours ou de l’école, lorsqu’ils sont confrontés à la réalité des pratiques et du spectacle sportif? Selon les textes, l’EPS permettrait aux élèves de «porter
un regard critique et éclairé sur les pratiques des sports dans la société, et sur leur dimension
de spectacle»; 54 au lycée «les excès en société sont l’objet d’études critiques et distanciées», 55
mais comment s’assurer de ce transfert et d’une généralisation des compétences et des
forces acquises de manière stable et durable? Nous émettons l’hypothèse que l’accès à
une «éthique en actes» par et dans l’action conditionne ce que Varela a appelé un «savoir
éthique»: il s’agit de comprendre ce qu’est être bon plutôt que d’avoir un jugement correct dans une situation particulière. 56 Pour Varela, l’individu sage est celui qui sait ce
qu’est le bien et qui le fait spontanément. Ainsi, on développe une aptitude à faire face
immédiatement aux événements. C’est ce qu’il appelle un «savoir-faire éthique» dans la
mesure ou l’action sans intention est devenue un comportement incarné, après un long
apprentissage. Mais cela engendre d’autres questions: faut-il former à l’esprit critique
avant d’apprendre à respecter les lois? Mais alors, que faire de l’existence supposée par
Kolhberg (1969) de «stades moraux» chez l’individu? Comment expliquer la distinction
progressive des stades de l’éducation à la citoyenneté proposés dans les textes: civilité,
fair play, vouloir vivre avec les autres, respecter les normes du vivre ensemble en 6ème
(conformisation), participation active et responsabilisation au lycée, où l’on exprime
son avis, on intervient à l’égard de ses droits et devoirs.
Une autre de nos interrogations concerne l’idée selon laquelle l’EPS doit peut-être
aujourd’hui «se désportiviser». 57 Dans les années 60, l’éducation physique est devenue
EPS par nécessité de représentativité culturelle, face à la sportivisation de la société.
Aujourd’hui, Faucon pose la question d’une EPS qui devrait redevenir EP face à la «désportivisation» de la société pour les mêmes raisons. On assiste en effet à la montée de
nouvelles pratiques, révélatrices d’un rapport au corps nouveau, de nouvelles valeurs,
représentations et normes. L’EPS doit-elle s’adapter et se tourner vers l’avenir? En intégrant les Activités Physiques Artistiques, les Activités Physiques de Développement Personnel, et les Activités Physiques de Pleine Nature, les avancées sont prometteuses,
mais restent difficiles car l’idéologie scolaire a longtemps rejeté la culture de loisirs
et l’intégration de valeurs telles que le plaisir, le jeu ou la liberté étaient «étrangères à
la maison école». 58 Cependant, cela pourrait lui permettre d’opérer un retour vers ce
qu’était le sport à son origine, tel que l’entendait Coubertin, de renouer avec son éthique
originelle au sens de «desport» (divertissement, liberté, égalité) et ce serait peut-être le
moyen de permettre au sport de redevenir à un élément de culture. J. Gleyse 59 propose à
ce titre d’ériger le plaisir corporel, l’émotion, l’expérience du sensible en éthique de vie,
et nous sommes convaincus qu’une approche ludique, conviviale et créatrice du sport
permet d’atteindre des objectifs plus sérieux tels que le sens de l’effort, le dépassement
de soi, etc. De cette question émerge celle du rapport au corps véhiculé par le sport. Le
54
Programmes de 3ème, BO HS no 10 du 15 octobre 1998
55
Orientations générales de l’enseignement de l’EPS au lycée, BO HS no 6 du 31 aout 2000
56
F.J. Varela, Quel savoir pour l’éthique? Action, sagesse et cognition, 1996
57
O. Faucon, «EPS ou initiation sportive: les profs d’EPS sont ils vraiment indispensables?», in AFRAPS, Et si
l’on parlait du plaisir d’enseigner l’EP, 2003
58
P. Arnaud, Les savoirs du corps,1983
59
J. Gleyse, L’EP inversée, in Revue EPS no 258, 1996.
101
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
sport permet certes de bien se sentir dans sa tête et dans son corps, mais… le sport ne
conçoit-il pas le corps comme un outil, ne rationalise-t-il pas de manière instrumentale ce «corps-objet» par les techniques sportives? N’est-il pas temps de réinterroger ces
valeurs et promouvoir un corps qui soit non plus objet mais devienne sujet, symbolique,
créatif et libre? Ne serait-ce pas revenir à une conception plus éthique du corps?
En conclusion, il nous semble que la pratique sportive véhicule un certaine éthique du plaisir et du devoir: le sport, par ses règles et les relations interpersonnelles qu’il
occasionne, est vecteur du développement de nombreuses ressouces à l’individu. En
effet, la dimension collective, l’engagement moral, le respect de soi et des autres, la maîtrise de ses émotions, le courage, la capacité à mener un groupe et à être responsable,
etc. se trouvent au cSur de l’éducation (inculcation de valeurs) et de la formation civile et
militaire. Le sport permettrait donc le développement d’une intelligence aux multiples
facettes: motrice et pratique, sociale et humaine, morale et intellectuelle.
Nous avons pu aborder quelques tensions sous-jacentes à la relation sport et éthique. Nous avons en effet démontré que la pratique sportive ne garantissait pas l’éthique.
Le sport n’est ni vertueux ni intégrateur en soi. En prenant l’exemple de l’EPS, nous
avons montré le sport constituant un outil potentiellement porteur de valeurs éducatives. En outre, la culture du leadership ainsi que celle de forces morales individuelles et
collectives ont respectivement été référées aux notions de responsabilité, autonomie,
sens de l’initiative, goût de l’effort, maîtrise de ses émotions, dépassement de soi, lucidité, adaptation, solidarité, tolérance, etc.
En EPS, il s’agit de former, éduquer et instruire les futurs citoyens, qui ont entre
leurs mains la construction du monde de demain. S’il nous est impossible de généraliser
et de faire des perspectives pour les situations militaires, nous affirmons que le sport,
même s’il n’est pas éducatif en soi, peut être un excellent moyen éducatif pouvant former et éduquer les hommes de tous âges. 60
Remerciements
Nous remercions Patrice Quinton, directeur de l’antenne de Bretagne de l’ENS Cachan,
pour sa participation, son aide, ses conseils; Henri Hude, professeur à l’Ecole Saint-Cyr de
Coëtquidan qui nous avoir permis de participer à ce colloque; Dominique Bodin, professeur de
sociologie à l’Université Rennes 2, Jacques Prioux, directeur du département EPS de l’antenne
de Bretagne de l’ENS de Cachan et Olivier Kirzin, professeur agrégé à l’antenne de Bretagne
de l’ENS de Cachan pour leurs conseils et leur aide; Eric, Frédéric, élèves de l’ENS, pour leurs
conseils et corrections, et tous ceux qui nous ont aidés à réaliser ce travail.
60
M. Baquet, op cit
102
Annexe
A
Background to the mind / body sport
training curriculum
Mike Spino
A
s a runner, I was fortunate to touch upon the spiritual aspects of sport. One day at
the end of a hard training season, I ran a very fast time and wrote the experience
into a narrative “called Running as a Spiritual Experience.” During the run, I seemed
to go beyond myself and experienced a kind of new self perception. “Who was it that
had run this time and had this experience? Was it me who had accomplished this life
changing feat or the person I was becoming?” 1
As an aspiring athlete, I read books and articles about the exploits of the master
coach Percy Wells Cerutty of Australia. I was inspired by the stories of his coaching
exploits. His finest athlete, Herb Elliott, became the world’s best middle distance runner
aided by his adoption of Cerutty’s viewpoint that, “Running as I teach it is more than
a sport, or a physical activity; its rather a complete expression of ourselves, physically,
mentally and spiritually. ”2 His tales of having Elliott run up sand dunes imagining he
was St. Francis and getting mentally into “an altered state” for days before a record
attempt were precursors to a more formalized mind / body sport training program.
Esalen Institute and the Esalen Sports Center
The human development tools utilized at Esalen Institute’s program were
initially established during my formative years. Esalen gained notoriety during the
period of change in the United States during the 1960’s. In the beautiful scenery of
Big Sur, California, Michael Murphy and Richard Price established a center of learning
and personal development. Esalen filled the need of individuals seeking insight and
awareness. At Esalen, one of the primary objectives is for individuals to investigate
the ethics and meaning of their lives. Some of Esalen’s practioners, such as Fritiz Perls
with Gestalt Therapy, became identified with various methodologies of instruction that
sparked what became known as “the human potential” movement.
During the 1970’s, fueled by phenomena such as the “jogging boom”, and the
popularization of sport participation by non-elite athletes, Esalen created a center
that combined the insights gained through the human potentials movement and the
new edge of sports-mental awareness. Leaders emerged through the development of
“workshops” and instructional experiential books. As workshop leaders we were learning
from each other and formulating ways to use mental and physical capacities as tools for
self-knowledge. Michael Murphy’s (Golf in the Kingdom), Tim Gallwey’s (The Inner
Game of Tennis) and George Leonard’s (The Ultimate Athlete), David Meggyesy’s (Out
of their League) and my book Beyond Jogging became classics in this new way of sport
participation.
To unify this new trend and growing interest, the Esalen Sports Center was created.
I eventually became the Director of this Center as we mobilized the link between our
1
M. Spino, Running as a Spiritual Experience, The Athletic Revolution by Jack Scott, (p.224-228), Free Press,
New York, 197
2
P. Cerutty, Running with Cerutty, Track and Field News, Palo Alto, 1958
103
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
teachers and clients through workshops and conferences. Meggyesy, who was an original
Director of the Esalen Sport Center, went on to become the West Coast representative for
the players union of the National Football League. Now retired, he continues to probe
the exceptional capacities of sport, and utilize his experience as an organizer and union
representative to assist community groups.
Internationally, we studied the advances of the East German sport mental training
system and studied the work of Swedish sport psychologist Dr. Lars Eric Unesthal who
stressed that for sport to unify mind and body “it needs to be practiced in unison with
physical skills preparation”. 3
We invited track coach Percy Cerutty to the United States for a series of lectures
that extended our knowledge of using sport as a mechanism for physical and mental
growth. I sought to enhance my workshops so they reflected the same atmosphere as
Cerutty’s gatherings in which small talk was kept to a minimum “so as, to focus on politics,
philosophy and the great masters”. 4 For me, this meant that sport was a means to personal
growth and fulfillment that started with basic questions that led to large aspirations.
Today Esalen continues to thrive, always on the cutting edge of discovery and
innovation. Esalen’s Russia-American Center, founded by Dulce W. Murphy, was the first
American group to host Boris Yeltsin of Russia during the beginning of the thaw between
the two nations. Recently, they have hosted workshops to explore such subjects as Christian
and Muslim fundamentalism as a way to foster better communicate and cooperation. For
more information on Esalen Institute refer to their website at Esalen.com.
As a University cross country and track coach at Georgia Tech and Life University,
I have used the techniques outlined in this paper to win twelve national championships,
and coach numerous international athletes. Applying a mind / body method of coaching,
my athletes had the good fortune to run well when it counted and stay clear of injuries
or run well when slightly injured. For the last few years I have been working with the
ILO (International Labour Organization) hosting an international conference in 2005
during the International Year of Sport and Physical Education (IYSPE), and formulating
conceptual viewpoints for a greater application of sport training.
How to set up a mind / body sport program
Rather than just present a theoretical overview of a mind / body sport program, I
have laid out an introductory outline that provides a framework from which a complete
program and curriculum can be expanded. This mind / body sport integration program
is probably best accomplished at the beginning or pre-season or as part of “basic training”
when there is more time to concentrate on learning new methods. To improve command
leadership, the entire mind / body sport performance program can be extrapolated into
a larger curriculum that includes more in-depth mental awareness practice for ethical
choices. Applied correctly by skilled instructors it can produce spiritual insights and
personal transformations.
Expected Outcomes of the Mind / Body Sport Program
During the first four weeks of mind / body training, the following outcomes can be
accomplished. This particular program is suggested for people who are participating in a
sport activity and are presently involved in at least a modicum of physical participation.
Each participant will improve about 15 % in cardio vascular performance as
reflected in their time for the one mile run.
Each participant will demonstrate increased ability to look inward to decipher
one’s own mental mind sets.
Each participant will become aware of the bridge between what one thinks, how
one acts, and how this is reflected in their moral choices and personal morality.
Each participant will know how to use mental imagery in a sport situation, and
become cognizant of how this links to other aspects of their life.
3
Lars Eric Unesthal, Mental Aspects of Gymnastics, Mouvement Publications, England, 1983, 5.
4
G. Sims, Why Die? The extraordinary Percy Cerutty, Thomas C. Lothian, South Melbourne, 2003, p. 67
104
BACKGROUND TO THE MIND / BODY SPORT TRAINING CURRICULUM
The Cardio Vascular Assessment
Begin the training program by having each team member establish his / her
level of fitness by running one mile on a flat surface. Because the physical outcome is
essential, I will outline the process and way of conditioning for improving one’s running
fitness dramatically over a four week period. I will then reference you to sections of my
books that explain how to use the mind / body techniques that are suggested
During the assessment, individuals will normally distribute into the following
categories:
•
10+ minutes – Somewhat inactive people (beginners)
•
8-10 minutes – Those who participate in regular physical activity (intermediate)
•
61 / 2 to 8 minutes – The majority of a fit sport oriented group (advanced)
•
5-6 minutes – Those playing sport at a highly competitive level (excellent)
Chart the results of this trial, and I will explain how to set up a plan that provides
five workouts a week that are accomplished over four weeks. These workouts will improve
each person’s cardio-respiratory condition. Each week will consist of three interval type
workouts and two constant movement or continuous training. The process by which
these are accomplished needs to be taught to a group, or learned by an individual.
Teaching or Learning the Interval Process
To teach a group how to do the intervals part of the workouts, I suggest utilizing the
following demonstration. If you are learning this process by yourself, follow along with
this description, and apply the workouts to your own situation. . The instructor begins
by facing the group directly on a grass field and demonstrates the forms and speeds
of running used in the interval training. Effective training takes a sensibility of pace
and an understanding of the best forms of running movement to achieve physiological
efficiency. Speaking to the group as they line up to do a 100 meter run, the instructor
explains that a gait is the form of movement (such as leg lift and stepping out) for the
tempo accomplished (which is the velocity at which the person is running).
As the instructor gives these gaits and tempos specific names, he / she is also
developing a language by which they can be communicated. Coach Mihlay Igloi of
Hungary’s language works well in this regard as fresh swing tempo is assuming a gait
and velocity to run at about 60 % effort, good swing tempo approaches speeds from 60 to
80 % and hard swing tempo is between 80-95 %. We rarely sprint as this has a tendency
to limit the training capacity and diminish the results that are gained by training.
100 Meter Strides Training Method
During the training period, participants should set up workouts that consist of
intervals that are accomplished in fresh swing tempos of approximately 100 meters.
Two days a week the group will do 100 meter strides, preferably on a grass field.
The number of intervals below corresponds to the results of the one mile time trial. One
interval means running down the field and walking or jogging back.
•
Beginners
– 10 times 100
•
Intermediate
– 12 times 100
•
Advanced
– 14 times 100
•
Excellent
– 16 times 100
The 24 Step Method of Interval Training
Another form of interval training that we will use is called the 24-Step Method.
In it there are cycles of walking, jogging, or running with planned sequences in which
stopping is part of the process.
You stop because it creates the physiological state necessary for improved fitness.
In the 24 step method you know you are supposed to stop, so you don’t feel defeated.
105
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
The term refers to the number of steps taken in each cycle of the workout. The method
has nine permutations.
•
Walk: light, moderate, brisk
•
Jog: light, moderate, brisk
•
Run: light, moderate, brisk
Under walk there are 24 steps at a light pace, followed by 24 Steps at a moderate
walk, then 24 steps at a brisk walk. If one were to move through a complete sequence
there would be eight changes of pace within the 216 strides
Example of a 24 Step Workout
Out: 7 minutes jog / walk
Back: 2 walk 24 step method / 1 jog 24 step method
2 jogs 24 Step method
1 times 100 meters brisk jog
2 Walks 24 Step Method / 1 jog 24 Step Method
Full Body Recovery
Example of how the excellent level of intervals
Monday and Wednesday for first two weeks:
16 times 100 meters fresh swing (walk back to start as recovery)
Tuesday / Thursday – 30 minute jog
Friday – Rest
Saturday – 24 Step Method for 30 Minutes
Sunday – Rest
Second Two Weeks Training Schedule
In the second two week period increase your tempo from fresh to good swing, and
break the grouping into two sets and add 4 intervals. Continue the use of the 24 Step
Method workouts in your plan. For instance, beginners will increase their number
of intervals to 14 accomplished in two sets at good swing tempo. Intermediate level
participants will go to two sets of eight 100’s at good swing, and so forth.
Physiological Principals applied in the Cardio-Respiratory Program
Keeping the pace of the workouts at good swing or brisk pace, rather than sprinting,
allows the participant to stay below their anaerobic threshold and builds cell endurance
without fatiguing the cell.
Cardio vascular power is built by cardiac output (blood the heart pumps during one
minute), and stroke volume (quantity of blood pumped during each contraction of the heart).
This is occurring during these workouts. Our gaits and tempos and 24 Step Workouts allows
the body to operate at various levels of stress which maximizes one’s Exercise Heart Range.
106
BACKGROUND TO THE MIND / BODY SPORT TRAINING CURRICULUM
Adding mental training to cardio fitness
and sport training
Instilling Inner Focusing to an Interval
Interval training is the ideal method for adding inner focusing visualization
techniques that transforms a merely physical workout into a mind / body exercise. If
you would like to add this dimension, which makes the workout easier and allows a
person to practice instilling thoughts into action, scan through one of my books such as
Mike Spino’s Mind Body Running Program published by Bantam Books. You will find the
techniques of ‘active visualization’ such as ‘soft eyes’, which allows you to use positive
inner insights, to make running easier and more enjoyable…
Breathing Drills and Breathe Awareness
Breathe is the doorway of self insight. Breathing techniques can assist in gaining
optimum fitness and be a doorway for looking inward during mental training sessions.
Auxiliary running methods such as tidal breathing and focusing attention with the surge
technique help with gaining your fitness attainments. Attaining deep relaxation assists
in all physical training and is the beginning of spiritual insight. The concentration
techniques outlined in my books begins by observing one’s breathe and following the
flow of thoughts. Practicing ‘inner observation’ for even five minutes a day can be the
beginning of an overall practice.
Introduction of Mental Training – The Full Body Recovery Technique
Although most of the methods and techniques I suggest have been referred to
my books, I’ve chosen to describe the most effective introductory mind / body method
called the full body recovery. This is a technique introduced at the end of a workout at
the beginning of the training period. Take your group to a quiet somewhat secluded
location and apply the following Progressive Relaxation.
“Ask the group to close their eyes, and think of a color that is relaxing and calming.
It can be blue, green or white. Any color that reflects a soothing, and reflective mind
state, will be adequate. You will be mentally bringing this color and sense of calmness
into each sequential section of your body. Beginning in the feet and rising to the face and
head, imagine the soothing colors by tightening and relaxing each part of your body.
Complete the sequence in your face – squench it towards a point at the tip of your
nose. Finally, bend and tighten your whole body and imagine a cool color entering and
calming yourself so that at the end your are completely relaxed and totally recovered
from the workout sensing calm and relaxation throughout your body”
According to John Mason, a researcher of the work of Progressive Relaxation
inventor Edward Jacobsen, “Jacobsen designed over 200 exercises to relax the muscles by
teaching muscle awareness and relaxation by tensing individual muscles.” He continues
that PR is the most commonly used relaxation technique in modern physiological
practice.” 5 It is the most assured way to successfully begin the mind / body process.
Use the full body recovery as a lead-in to guided imagery techniques. When you
have the group at a deep state of relaxation, take the opportunity to bring up a few positive
mental images. Ask the group to imagine them playing well, moving with flow and
precision, feeling strong and in control, with team unity. “These images and impressions
that begin at the beginning of the season will create feeling tones for a championship.
Stored in a place deeper than your mind, deeper than your consciousness, in a place
where they can be retrieved any time you wish.” 6
5
J.Mason, Guide to Stress Reduction, Celestial Arts, Millbrae California, 2001, p.52.
6
M. Spino, Breakthrough: Maximum Sports Training. Pocket Books, New York, 1984, p. 135
107
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
Completion of four week program / introduction
of sport mental training
Mental Rehearsal before Mile Run Trial
Just before the run, you can use a short event rehearsal. Research in mental
visualization demonstrates that when you combine physical practice with visualization,
you enhance your chances of a successful performance. Event rehearsal is a good way
to have your group mentally review and rev up for a time trial. At the end of the four
week period, when the group is preparing for a second timing, have them do this mental
exercise leading into the second trial Dr. Unesthal describes mental rehearsal as “a filmlike picture in which the person sees himself performing the correct act.” 7 This is the
theory that participants will use during this rehearsal.
Once the four week cardio vascular mind / body introductory program is complete,
participants will be in better physical condition. You can prove this by going to the same
location as the original run, and have them give it another go. You will find that most
will have improved from 10 to 15 %. Just before the trial run you may wish them to
‘mentally rehearse’ the event by seeing it in their mind’s eye a few times in the days
leading up to the run. The scripts for this rehearsal can be found in my books, especially
in Breakthrough: Maximum Sports Training which was published by Pocket Books.
Individualizing Mental Training – Developing a Questionnaire
A good way to individualize the mental training is to create a questionnaire to
determine which exercises can be most helpful to those being instructed. An example of
this kind of questionnaire can be found on my website: www.visualrunning.com.
Mental trainer, and author Dr. Richard Suinn, points out examples of the successful
use of mental training by world class athletes during the rigor of big time training and
competition. He reports that the great French skier, Jean-Claude Killy, won a major
competition without physical training. “John Claude had the ability to prepare for a race
with only mental practice as a result of an on-snow accident.8 These are the kinds of
techniques that are used in the US Military Academy project.
A good way to teach mental training is to use it to improve game skills. Here are
a few of these visualizations for various sports. Remember to do a few minutes of easy
breathing and relaxation before mentally rehearsing skill visualization.
A Perfect Pass in Soccer
You have just been passed the ball and you are taking it up the field. You notice
a weakness in the opponent’s defense and begin to maneuver yourself so that you can
make a perfect pass to a teammate. You have an ideal signal from your teammate who is
moving towards the goal. You kick the ball to her at the precise moment when she is in
position for transferring the kick to the goal. She makes contact perfectly, and kicks the
ball pass the opponent’s goalie for a score.
Mental Preparation for Military Action
You are in the approaching a group on a road with a number of soldiers under your
command. You must decide what if any engagement should occur. You take a quick deep
breathe inward to focus your attention, and think through quickly the various scenarios
that can or may follow. Just like a football player approaching the line of scrimmage
looking for the opportunity for yardage, you are now mentally and physically able to
respond in the best manner to the situation of the moment.
7
Lars Eric Unesthal, «The Scandinavian Practice of Sport Psychology», Coach, Athlete and Sport Psychologist, p. 260
8
R. Suinn, Visualization in Sports in Imaging in Sport and Physical Performance edited by Anees Sheikh
and Errol Korn, Bay World PC, 1994, p.135
108
BACKGROUND TO THE MIND / BODY SPORT TRAINING CURRICULUM
Another good example is provided by Suinn as he relates an interview he had with
world champion golfer Jack Nickluas, who said, “I never hit a shot, not even in practice,
without first a very sharp picture in my mind.” 9
Creating Questionnaires for Mental Training Scripts
Making a correct choice may take only a moment, but the internal mechanisms
behind these reactions and responses are a process of internal discovery. In working with
a group, it is helpful to find the person’s strengths and weaknesses and create a mental
training protocol based on these inquiries. One of the best ways to utilize the idea of
guided imagery rehearsals is to create a questionnaire that asks who are being instructed
what areas of their game or personality they would like to improve or develop further.
Here are some examples of headings that can be used for a sport / personal
growth questionnaire. Each group will have their own background that will warrant
what the specific categories should entail. This is only one possible list of desired
improvements. Different areas of concentration can be developed from your own
group inquiries. You can rank their interest in the areas scores from one to four. Listed
are a few examples:
1. More Energy
1234
2. Battle Field Situation Awareness
1234
3. More Confidence
1234
4. Body Awareness as a Way to Perform Better
1234
5. More Sensitivity to self and others
1234
6. Increased ability to Concentrate and Avoid distractions
1234
7. Nutrition and mind / body functioning
1234
8. Sizing up friends or enemies from increased intuition
1234
Below is an example of an imagery rehearsal to increase one’s energy. It can be
used as a model for others with different approaches and similarities.
Example of Script for Gaining Energy
Feeling light and mobile is one way to increase your energy. Here is sample guided
imagery for improving energy awareness. Following is a guided imagery rehearsal in
which the Autogenic Training technique of Charles Schultz. Author Dr. Kari Kermani
explains that AT is “A series of visualization exercises in which one focuses on parts of
the body to reach optimum mental states known as passive concentration. This is one
of the main techniques used in the inner game approach as featured in many of Tim
Gallwey’s books that show how to optimize one’s mental capacities in sport participation.
Below is a basic autogenic exercise that produces more energy.
Lie comfortably on the floor, eyes closed, and place your hands by your sides,
palms up. Inhale, and as you do, feel the weight of the parts of your body that are in
direct contact with the floor. Imagine that each body part leaves an oil-like residue on
the floor. With each breath free you of heaviness so that you feel purified and clean
inside. Each breath fills you with light cleansing air. Now that the heaviness is almost
gone, place your awareness on the tips of your nostrils. Imagine a light, refreshing,
helium-like vapor, blue or light green in color that, on each inhale, automatically give
you a lift. As each breath brings lightness into every part of your body and any feeling
of heaviness leaves through your fingertips and toes, you begin to feel anticipation
and readiness for your practice or event. Each exhale is smooth and full, and each
cleansing inhale brings in a surge of fresh energy so that even your face muscles are
alive with readiness. When you open your eyes you will feel ready and full of personal
power. 10
9
Ibid, p. 145
10
M. Spino, Mike Spino’s Mind / Body Running Program, New York. Bantam Books, 1985, p 12
109
SYNTHESE
ET CONCLUSION
111
Synthèse et conclusion
Par Thierry Pichevin
C
e colloque «Ethique et sport» a rassemblé des personnalités de différents pays tels
que la France, la Belgique, les Etats-Unis, l’Inde, l’Italie et le Royaume-Uni, et d’horizons aussi divers que le monde militaire, le milieu sportif ou l’éducation nationale. Il a
été l’occasion de réfléchir au sport comme un outil d’éducation promouvant l’autonomie,
la responsabilité et la liberté. Dans cet article, je voudrais rassembler et synthétiser ce
qui, à mon avis, a constitué l’essentiel de cette journée, tant dans le cadre des tables rondes qu’au cours de la séance plénière finale qui a donné lieu à des échanges particulièrement riches. Le sport est utilisé comme moyen éducatif dans de nombreux domaines
(citoyenneté, métier des armes, etc.), car il porte un certain nombre de vertus (esprit
de décision, lucidité, courage, solidarité, etc.). Il est également le lieu de nombreuses
déviances (corruption, dopage, tricherie) dont résulte une certaine tension qui conduit
à la question suivante: Comment recourir au sport de façon éthique?
Le sport, moyen éducatif
Un certain nombre d’interventions ont montré que le sport était utilisé dans plusieurs domaines extra-sportifs comme moyen éducatif. Carl Ceulemans a ainsi étudié le
domaine de la citoyenneté dans nos sociétés occidentales contemporaines, et a montré
que la pratique du sport pouvait contribuer à promouvoir un équilibre entre la demande
croissante d’autonomie individuelle (valeur libérale) et la nécessaire vertu citoyenne
(valeur républicaine). Dans un tout autre registre, Giovanni Di Cola s’est intéressé aux
compétences que le sport peut apporter au monde du travail. Il a montré comment il
permettait de développer un certain nombre de compétences et d’aptitudes pour l’emploi comme la coopération ou le leadership. Dans le domaine médical, Nicoletta Sulli a
indiqué que le sport, en dépit de son bienfait direct sur la santé, peut contribuer dans
l’intégration des malades ainsi que dans l’information du grand public sur les maladies.
Guy Guézille, de son coté, s’est penché sur l’importance du sport dans la gestion du
stress, notamment chez les enseignants qui y sont particulièrement soumis.
Le domaine de la formation militaire a été abordé par plusieurs auteurs. JeanClaude Aumoine a retracé la politique sportive dans les armées depuis 1945 et a posé le
problème de l’évaluation de telles politiques. Patrick Le Gal, Jean-René Bachelet et David
Benest ont également montré que le sport peut être utilisé comme un moyen éducatif
à fin de développer certaines valeurs chez le combattant telles que la maîtrise de soi, la
force morale, l’intelligence pratique, l’endurance et la dimension collective. Ils en ont
aussi souligné les limites, comme nous le verrons plus loin.
L’utilisation du sport comme outil éducatif, repose sur un certain nombre de vertus propres au sport, que certains auteurs sont venus illustrer.
Au-delà de l’effort physique, le sport est un instrument de connaissance de soi.
Rémi Brague a décrit la notion de «thumos» mis en avant par Platon. Le «thumos», intermédiaire entre nos pulsions animales et notre raison froide et calculatrice, permet de
nous définir comme êtres humains capables d’assurer un équilibre entre les exigences
du corps et celles de la pensée. Le sport nous aide à cultiver cet «organe» et à maîtriser
nos passions. D’autre part, Mike Spino a montré qu’une bonne préparation des compétiteurs nécessite une vision globale «corps-esprit» de l’être humain, et un entraînement
correspondant. Pierre-Henry Frangne, enfin, a montré à quel point l’alpinisme permet
la progression de notre liberté en faisant grandir la conscience de notre fragilité et de
notre mortalité.
Le sport n’est pas seulement un instrument de connaissance de soi; il est aussi
un instrument de connaissance de l’autre, car il requiert le décentrement indispensable pour mieux comprendre et contrôler la situation, le partenaire et le concurrent.
Un tel décentrement est riche de potentialités dans de nombreuses autres situations,
telles que la prise de décision dans la difficulté, ou l’amélioration de la communication
entre les personnes.
113
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
Difficultés
Malgré les nombreuses vertus attribuées de la sorte au sport, certains auteurs en
ont souligné les limites. Pour Dominique Bodin, Stéphane Héas et Luc Robène, ainsi
que pour Anne Berteloot, Samuel Hess, Maëva Le Goïc et Claude Carré, le sport n’est
pas naturellement éthique, c’est-à-dire porteur de valeurs de liberté et de respect de la
dignité. Les fréquents scandales d’abus de biens sociaux, de corruption, de tricherie, de
violence, le soulignent régulièrement. Au fond, le sport n’est que ce que l’homme en fait.
Le recours au dopage, abordé par Eric Gherardi, va bien entendu dans le même sens; il
est le signe d’une double faillite: faillite dans le rapport à soi (comment se connaître si
on se transforme?) et faillite dans le rapport aux autres (par la tricherie).
Nous avons également abordé des notions problématiques sur le plan sémantique:
les notions d’adversaire et d’ennemi, de haine et d’agressivité. Ces notions peuvent éclairer les réflexions tant dans le domaine de la compétition sportive que dans celui de la
guerre. Peut-on considérer ses opposants comme des adversaires? Comme des ennemis?
Peut-on gagner sans haine? Sans agressivité? On s’oppose à un adversaire, on rejette
l’ennemi. Dans le premier cas, l’avenir, l’après conflit, est préservé; notre opposition se
traduit par l’agressivité, et l’individu que l’on veut vaincre est reconnu comme un représentant d’une fonction ou d’une institution. Dans le second cas, l’avenir est hypothéqué;
notre opposition se traduit par la haine qui se déchaîne contre l’individu lui-même.
L’agressivité est une volonté de vaincre qui nous permet de déployer notre énergie; dans
la haine, on perd le contrôle de soi, la situation nous échappe au point que nous risquons
d’enfreindre nos propres valeurs.
D’autres difficultés ont été évoquées, à savoir que le sport n’est pas forcément
adapté entièrement à la finalité éducative recherchée. Cet aspect a été particulièrement
illustré par les observateurs militaires. Patrick Le Gal, Jean-René Bachelet et David
Benest se sont ainsi accordés pour souligner les différences de taille qu’il y avait entre
pratique sportive et métier des armes, avec en particulier, du côté du militaire, la présence d’enjeux autrement considérables (enjeux politiques, enjeux de vie ou de mort), et
la nécessité de continuer la guerre même en cas de violation par l’adversaire des «règles
du jeu» (sur lesquelles d’ailleurs les belligérants ne s’accordent parfois même pas!).
Nous avons également abordé la distinction qui devait être faite entre sport et
aguerrissement. Cette dernière notion, au vocable typiquement militaire, est très certainement utile dans de nombreux contextes. Militaires et sportifs de haut niveau doivent
travailler dans trois domaines pour atteindre un équilibre: le domaine sensori-moteur
(la technique), le domaine cognitif (l’intelligence tactique) et le domaine affectif (la maîtrise émotionnelle). Le tout s’acquiert par un long entraînement dont la finalité ultime
est une bonne connaissance de soi. Militaires et sportifs doivent travailler les deux premiers domaines de façon similaire. En revanche, si l’entraîneur sportif tente de procurer
à son poulain un environnement psychologique aussi stable que possible pour lui éviter
tout tracas, le militaire, lui, est entraîné à l’aguerrissement, c’est-à-dire à la capacité de
faire face dans un environnement psychologiquement déstabilisant.
Une autre différence entre militaires et sportifs de haut niveau est que, pour les
seconds, la réalisation d’une performance individuelle se fait dans un «lâcher prise»; le
sportif «plane» dans un état second. Les militaires, au contraire, doivent toujours conserver à l’esprit les objectifs opérationnels.
Rendre le sport plus éducatif
Pour faire face à la difficulté d’adapter le sport aux buts éducatifs recherchés, David
Benest, Anne Berteloot, Samuel Hess et Maëva Le Goïc ainsi que Dominique Bodin,
Stéphane Héas et Luc Robène proposent la démarche pragmatique suivante: Quelles
valeurs considérons-nous comme importantes? Quel sport est le plus approprié pour
promouvoir ces valeurs? Comment faut-il éventuellement adapter ce sport pour parvenir au mieux à nos fins? Anne Berteloot, Samuel Hess et Maëva Le Goïc suggèrent que
l’Education physique et sportive (EPS) pourrait être un vecteur intéressant de valeurs, à
condition toutefois que l’enseignant développe un travail spécifique pour mettre en jeu
des processus d’acquisition effective de ces valeurs. Dans le même ordre d’idées, Dominique Bodin, Stéphane Héas et Luc Robène proposent des pistes de réflexions dans les
domaines de l’organisation de l’éducation par le sport et de l’évaluation des élèves (tenir
compte des progrès réalisés en prenant en considération les performances initiales;
114
SYNTHÈSE ET CONCLUSION
attribuer des notes collectives pour favoriser l’esprit d’équipe; proposer des activités
inhabituelles imposant humilité et nivellement).
La contribution de Jean-Claude Aumoine montre comment la doctrine militaire
en matière de sport a tenté de s’adapter aux besoins. Ainsi, les doctrines de 1960 et 1990
mettaient l’accent sur la préparation opérationnelle de missions du temps de crise ou de
guerre, tandis que la doctrine de 1975 recherchait l’amélioration des capacités physiques
et morales des militaires, et le renforcement des liens entre l’armée et la nation. La doctrine actuelle promeut de nouvelles disciplines telles les sports de combats rapprochés
(boxe) ou les techniques «para sportives» comme la préparation mentale (TOP = technique d’optimisation du potentiel).
La distinction entre sport individuel et sport collectif doit être faite. Dans le sport
individuel, on cherche à développer le sens de l’effort, à mieux se connaître, etc. L’importance d’apprendre non seulement à dépasser ses limites, mais aussi à les déplacer, a
été soulignée (notamment par Roger Bambuck, présent à la journée d’études). Dans le
sport collectif, en revanche, ce sont d’autres notions (respect des règles, solidarité), qui
peuvent être développées.
115
COMMENTAIRE
Par le Conseiller spécial du Secrétaire général
des Nations Unies pour le sport
au service du développement et de la paix
117
Le sport comme vecteur de paix
et de réconciliation
Par Adolf Ogi
Conseiller spécial du Secrétaire général des Nations Unies
pour le sport au service du développement et de la paix,
Secrétaire général adjoint des Nations Unies,
Ancien Président de la Confédération suisse.
J
e tiens à saluer l’initiative conjointe du Centre de Recherche des Ecoles de Saint-Cyr
Coëtquidan et de l’Organisation internationale du Travail. En s’associant dans l’organisation d’une journée d’études pluridisciplinaire sur le sport, l’éthique et le travail
décent, dont le présent ouvrage expose les conclusions, elle répond parfaitement au
besoin formulé par le Secrétaire général des Nations Unies dans le plan d’action contenu
dans son rapport sur le sport au service du développement et de la paix, présenté à
l’Assemblée générale en 2006. Il y encourage en effet les instituts universitaires et de
recherche «à élaborer des programmes de collaboration concernant le sport au service
du développement et de la paix, y compris la documentation, l’analyse et la validation
des expériences et la mise au point de méthodes et d’outils d’instruction, de suivi et
d’évaluation».
La présente publication constitue une nouvelle occasion de mettre en avant les
nombreuses vertus du sport: physiques et psychologiques bien sûr, mais aussi éducatives.
Ce potentiel indéniable ne doit toutefois pas occulter les aspects moins reluisants du sport.
Corruption, dopage, violence ou encore racisme nous prouvent trop souvent que le monde
du sport est loin d’être parfait: il n’est que le miroir d’une société traversée de dérives.
Nous ne devons pas nier ou oublier ces problèmes, bien au contraire. Nous devons les
combattre sans relâche et sans concession. Nous ne pouvons pas laisser ces maux ternir
l’image du sport alors que ce dernier peut faire tant pour améliorer notre monde.
En matière de maintien et de consolidation de la paix, par exemple, le sport constitue un outil aussi précieux qu’efficace. Au sortir de conflits armés, le sport permet, grâce
aux valeurs qu’il véhicule, d’amorcer un dialogue et une réconciliation. Il offre un terrain neutre où l’énergie est canalisée et la normalité reprend ses droits. Il favorise la
réintégration, notamment celle d’anciens enfants soldats. Dans de telles situations, le
sport demeure souvent le plus petit dénominateur commun, grâce auquel les individus
et populations, auparavant en conflit, réapprennent à vivre ensemble. Il rend également
possible une rencontre directe et spontanée entre communautés locales, humanitaires
et militaires présents sur place. Sans oublier le rôle qu’il joue dans la formation et l’entraînement de ces derniers.
En janvier 2006, Kofi Annan, alors Secrétaire général des Nations Unies, et moimême nous sommes rendus au siège du Comité international olympique (CIO) pour rencontrer son président, Jacques Rogge. Ensemble, nous avons jeté les bases d’une action
conjointe destinée à promouvoir la paix grâce au sport. Cette collaboration s’est concrétisée une première fois en République démocratique du Congo (RDC), en août 2006, à
l’occasion de la première édition des «Jeux de la Paix – Kinshasa 2006», co-organisée par
le CIO et la mission de l’ONU en RD Congo (MONUC).
Ayant eu le privilège de parrainer cette première édition, je peux témoigner de
son impact hautement positif auprès des populations et acteurs locaux. Elle a permis de
contribuer à instaurer un climat de collaboration et de dialogue dans une période particulièrement sensible, entre le premier tour des élections présidentielles et législatives et
l’annonce officielle des résultats. Les «Jeux de la Paix» ont également permis d’instaurer
une relation de confiance entre les quelque 3000 habitants de Kinshasa et 300 casques
119
ETHIQUE, TRAVAIL DÉCENT ET SPORT
bleus qui ont participé aux diverses activités sportives proposées (courses à pied, course
cycliste, tournois de football et de basket-ball, etc.).
Dans le sillage des «Jeux de la Paix» a été lancée, en mars 2007, une opération du
même type, au Libéria. Ce programme, «Sport for Peace», qui a duré cinq semaines et
s’est étendu à l’ensemble du territoire national, a contribué avec succès au processus de
réconciliation engagé dans le pays, ravagé par quatorze années de guerre civile. Il est le
fruit d’une collaboration entre la Mission des Nations Unies au Libéria (MINUL), le CIO,
le gouvernement libérien et mon bureau.
Des initiatives comme celles-ci constituent de remarquables plates-formes d’action. Elles mettent pleinement à profit le potentiel du sport comme levier de changement. Il faut désormais aller plus loin, en approfondissant et en généralisant l’utilisation
du sport dans le cadre des opérations de maintien de la paix de l’ONU. Le sport n’a
aucunement la prétention d’être la panacée universelle, c’est certain. Il peut néanmoins
constituer un instrument efficace et innovant pour créer un monde meilleur, plus pacifique et plus juste. Le sport est un langage universel qui unit les peuples et fait tomber les
barrières, qu’elles soient ethniques, religieuses, psychologiques, sociales ou de genre.
120
Téléchargement