Document complémentaire
http://centenaire.org/fr/meuse/interview/les-eparges-travers-loeuvre-de-maurice-genevoix-et-
le-memorial-de-verdun
« J'ai quelques instants pour vous parler un peu des heures que nous venons de vivre. Je
me borne à un récit très bref, qui vous donne une idée sommaire de ce que nous avons fait.
Le 17, à 2 heures, les mines creusées par le génie sautaient. Puis c'était un bombardement
d'une heure, bombardement effroyable qui faisait trembler le sol, emplissait les crânes de
tumulte et donnait une étrange impression de surnaturel et de prodigieux. Puis l'assaut. Nous
avons pris la côte des Eparges, presque sans coup férir. Mais nous marchions sur une terre
bouleversée, calcinée, puante semée de débris de fils de fer, de piquets, de vêtements
hachés et sanglants, de paquets de chair humaine. A cinq heures le bombardement
allemand commençait. Jusqu'à minuit, les gros calibres : 150, 210, et 305. Pendant le même
temps, des mitrailleuses qui tiraient de flancs combinaient leurs effets avec ceux de
l'artillerie. De minuit à 6 heures, bombardement moins intense. Mais, dès 6 heures, la danse
a recommencé, épileptique jusqu'à 9 heures ; et à 9 heures, l'infanterie allemande attaquait.
Nous avons reçu des grenades, des bombes, un tas d'engins infernaux qui affolent nos
hommes. Je me suis lancé en avant, le revolver à la main. J'en ai tué 3 à bout portant. Deux
caporaux m'avaient suivi : ils ont été tués tous les deux. Nous avons perdu les tranchées
conquises. Mais le soir, à 4 heures, nous y retournions et les occupions de nouveau. Nous y
restions malgré les contre-attaques. Nous y restions malgré le bombardement incessant et
formidable. Le plus affreux fut le quatrième jour au soir. Il restait à ma section 20 hommes : 3
dans un petit élément de tranchée, en liaison avec une autre compagnie, 17 avec moi dans
la grande tranchée. Un 305 est tombé dedans devant moi. Mes deux voisins ont été tués net
; celui de droite est resté dans l'attitude qu'il avait au moment où l'obus est arrivé ; il avait à la
main, encore, le morceau de pain qu'il était en train de manger. Deux autres sont morts une
heure après. Sept autres qu'on avait pu emmener, sont restés jusqu'au lendemain matin
dans un entonnoir de mine, m'appelant, moi, me demandant à boire, me réclamant mon
revolver, si je ne voulais pas les achever moi-même, me décrivant leurs blessures, me
demandant d'écrire à leur femme, à leur mère, de leur couper le bras, tout de suite, si je ne
voulais pas qu'ils meurent. J'ai passé une nuit de cauchemar. Porchon avait été tué le matin.
Je restais avec trois hommes, ceux qui étaient séparés de moi. Les 17 autres étaient morts
ou blessés. Moi j'avais la tête douloureuse, la poitrine serrée, le front ensanglanté par un
éclat. Je me suis évanoui dans les bras du commandant. Quand je suis revenu à moi mon
capitaine était parti, le tympan crevé, toute son énergie à bout. J'ai pris le commandement de
la compagnie. Je ne sais pas ce qu'on va faire de nous maintenant. Porchon est mort : il
avait été blessé légèrement ; il allait se faire panser ; un éclat d'obus lui a ouvert la poitrine
au moment même où il arrivait aux abris. Cette guerre est ignoble ; j'ai été pendant 4 jours
souillé de terre, de sang, de cervelle. J'ai reçu au travers de la figure des paquets d'entrailles,
et sur une main une langue, à quoi l'arrière-gorge était attachée. Je suis écœuré, saoul
d'horreur. Je sais que je resterai ; il faut que je reste. J'accepte la responsabilité qui m'échoit.
Je ne sens pas ma force entamée… »
D'après une lettre de Maurice Genevoix à Paul Dupuy, 23 février 1915.
http://crid1418.org/espace_pedagogique/documents/eparges.htm