UNIVERSITE PARIS IV SORBONNE
Mémoire de DEA Philosophie Présenté et soutenu par MELANIE
CHOMARD :
« LE SORT DE LEMBRYON ET LAVENIR DE LA NATURE
HUMAINE »
Directeur de mémoire : M. Renaut
Année scolaire 2003-2004
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INTRODUCTION
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Le dépistage pré-implantatoire est à la fois le symptôme et le lieu d’une réification de
l’homme par lui-même, réification qui met en difficulté la liberté de l’individu et bouleverse
son humanité, rendant ainsi nécessaire, au-delà d’une limitation juridique du dépistage, une
« prévision de la déformation de l’homme »1, qui seule nous permettra de ne pas la subir. Il
devient en outre urgent de s’interroger sur les conséquences des bouleversements actuels et
prochains dans la procréation, conséquences d’ordre psychologique mais aussi éthique et
métaphysique, dans la mesure c’est la compréhension que l’homme a de lui-même qui est
en jeu. Comme au temps des découvertes de Galilée ou de Darwin, l’homme voit se
bouleverser l’image de lui qu’il s’était formée. Mais il n’est peut-être pas légitime de
comparer la situation actuelle aux situations passées, dans la mesure ici ce n’est plus
seulement la place de l’homme dans l’ensemble de l’univers qui est mise en cause, mais
l’homme lui-même dans sa définition : de fruit du hasard qu’il était, l’individu tend à devenir
l’aboutissement d’un projet de ses semblables. Le développement de la technique du
dépistage pré-implantatoire et l’élargissement progressif et prévisible de ses champs
d’application sont un bon exemple des difficultés que l’homme risque de rencontrer, ou
rencontre déjà. Avant de présenter plus avant notre sujet de réflexion, opérons quelques mises
au point techniques qui seront, nous le verrons, d’une importance indéniable pour notre
recherche.
L’UNESCO définit le dépistage pré-implantatoire (ou DPI) comme suit :
Le DPI repose sur la procédure de fécondation in vitro destinée au départ aux couples stériles et le plus
souvent encore utilisée par eux. (…) Dans des conditions in vitro, 70% environ des ovocytes fécondés se
développent en un embryon au stade de 8 cellules le troisième jour. Par micromanipulation, 1ou 2 cellules sont
biopsiées et analysées dans un laboratoire de haute technologie. (…) Les embryons biopsiés qui s’avèrent
atteints sont écartés ou congelés à des fins de recherche et un ou deux embryons sains sont transférés dans
l’utérus le cinquième jour.2
Il convient cependant dès ici de distinguer, au moins provisoirement, le DPI à finalité
purement médicale, visant à éliminer les embryons porteurs de maladies, et le DPI répondant
à un désir parental ou sociétal, c’est à dire permettant de choisir l’un ou l’autre des embryons
selon des critères non thérapeutiques. La différence qui semble, dans un premier abord, la plus
évidente, se situe dans les motivations qui poussent un couple à demander un dépistage pré-
1 Hans Jonas cité par Testart, Jacques, Des hommes probables, à retrouver, p.106
2 Galjaard, Hans, « Rapport du CIB sur le diagnostique pré-implantatoire et les interventions sur la
lignée germinale », Paris, 24 avril 2003, distribution limitée à l’occasion de la dixième cession du CIB.
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implantatoire. Dans le DPI à finalité médicale, les parents sont susceptibles de transmettre une
maladie ou une déficience physique graves à leur enfant, et choisissent donc de faire analyser
les embryons afin de ne conserver que les entités saines. Dans le cas d’un dépistage non
motivé par des raisons de santé, il s’agira de réaliser un projet parental bien précis :
déterminer, autant qu’il est possible à la science, les caractéristiques génétiques de l’enfant à
venir, en procédant à un tri parmi les embryons, voire en « fabriquant » un enfant « sur
mesure ». Il va sans dire que la première motivation nous paraît plus appréciable. Mais la
frontière entre les champs d’application du dépistage est en réali beaucoup moins claire
qu’il n’y paraît. Le DPI à finalité médicale est chargé de dépister les embryons porteurs de
maladies. Mais le panel des maladies existantes est très large. S’agira t-il de repérer un bec de
lièvre ou une trisomie, une narcolepsie ou une leucémie ? Si dans un premier temps le
dépistage ne devait s’atteler qu’à la recherche des maladies graves, incurables, dont la
survenue était certaine, et selon l’intérêt de l’enfant (non celui des parents), une dérive s’est
rapidement opérée vers des malformations physiques légères, des maladies curables, une
probabilité de survenue de 10 ou 20 %, et la prise en compte des conditions économiques et
sociales des parents. Une dérive qui laisse à penser que l’argument médical risque fort de
perdre sa prérogative, et que des considérations plus subjectives (préférences parentales,
sociétales) donneront lieu à une sélection.
Le débat s’avère extrêmement complexe dans la mesure c’est une justification
humaniste qui peut prendre la défense d’un tel usage du pistage. En effet, un couple athlète
et déjà parents de plusieurs enfants possédant les mêmes aptitudes peuvent avancer l’idée
qu’un enfant sans dotation physique particulière sera malheureux dans cette famille. De même
des parents pourront-ils estimer que dans une société donnée mieux vaut posséder telles
capacités, ou, comme c’est le cas en Chine, être du sexe masculin. C’est le drapeau de la
bienveillance qui est brandi. Encore faudrait-il nous entendre sur ce qu’est la bienveillance, en
particulier dans ses rapports à cet autre valeur clef de nos sociétés qu’est l’autonomie.
Dimension sympathique, non rationnelle de l’existence chez Engelhardt, elle prend la forme
d’un devoir large dans la pensée kantienne et se fait toute sollicitude avec les féministes.
Autant de conceptions que nous aurons à étudier. Ainsi, si l’on ne peut nier l’humanisme qui
sous-tend ces raisonnements, il convient d’en dénoncer le danger : comment peut-on
déterminer ce qui rendra heureux ou malheureux un être humain ? Comment conjecturer sur
ce qui sera le fruit de hasards et de choix personnels ? Est-il permis, éthiquement parlant, de
prendre en compte non la liberté, l’autonomie de la future personne (ce qui nous pousserait à
lui conserver sa contingence originelle), mais les valeurs et les désirs de ses parents, qui
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décideraient alors pour elle de ce qui sera susceptible de faire son bonheur ? Le juge
bienveillant ne serait-il pas un juge autoritaire ? Car en effet, les intentions des parents « sont
soustraites aux conditions de réciprocité qui définissent l’entente communicationnelle. »3 Plus
encore, en cherchant à déterminer génétiquement le bonheur d’un individu, ne nions-nous pas
la dimension temporelle de l’homme ? En effet, inscrire dans le seul instant du choix des
caractéristiques génétiques optimales la destinée heureuse ou malheureuse d’un être humain,
c’est nier sa temporalité ternaire, ce passé, héritage et bagage à porter, assumer, assimiler, ce
présent dans lequel il se construit, et ce futur, lieu de tous les possibles. La capacité créatrice,
auto-créatrice de l’homme, son aptitude à s’adapter et à s’improviser sans cesse, que Bergson
s’est appliqué à mettre en relief se voit reniée. Et la distinction cruciale entre l’environnement
interne et l’environnement externe se voit effacée. Est ainsi oublié ce qui fait l’unicité,
l’individualité, l’originalité de chaque être humain. Originalité qui se voit évincée par l’idée
de « normalité ». Aussi difficile soient-ils à définir, les critères de la normalités font partie de
ces arguments en faveur de la sélection embryonnaire. Il sera à ce sujet intéressant de
s’interroger sur la signification d’un tel concept dans les sociétés démocratiques, qui portent
en elles ce paradoxe d’être ouvertes à la multiplicité et de s’unifier dans l’uniformité, et cette
difficulté à concevoir une conception englobante du bien. Si le droit à l’individualité qui
caractérise la démocratie laisserait imaginer des sociétés démocratiques sans unité,
extrêmement variées, l’on aperçoit très vite l’uniformisation des mœurs et des opinions qui
s’y opère, l’apparition de points de vues majoritairement partagés. Dans des sociétés dans
lesquelles la majorité l’emporte, il est compréhensible que d’une part les personne en minorité
soient moins bien intégrées, et d’autre part que l’opinion publique influe fortement sur les
choix personnels, ceux de parents par exemple. Remarquons toutefois cet autre paradoxe
actuel de sociétés dans lesquelles se côtoient désir d’éradiquer les handicaps par la lection
embryonnaire et stérilisation éventuelle de certains handicapés d’une part, et Théléton,
aménagements pour les handicapés et diverses initiatives de l’autre. Un paradoxe sur lequel
nous aurons à revenir. Quant à l’incapacité des démocraties à concevoir une conception
partagée du bien, elle met en exergue la difficulté que l’on rencontre à justifier le choix d’un
embryon plutôt que d’un autre, à décider qu’une vie vaut ou ne vaut pas le coup d’être vécue.
Enfin, derrière cette mise à l’écart des embryons « défectueux », on devine une réminiscence
du fantasme de l’homme parfait, dont nous connaissons les dérives eugéniques.
3 Habermas, Jürgen, L’avenir de la nature humaine, (Vers un eugénisme libéral ?), traduction de
Christian Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2002, p.79-80
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