1 – L’aphorisme aux Champs Elysée Ce matin-là, une fois de plus, j’ai bien du mal à accepter le signal du réveil. «Petit-bourgeois», me dis-je. Encore une journée, comme les autres, et tu seras, comme les autres, un travailleur. Que veux-tu, tu es trop fainéant pour ne pas travailler. Rendu à moi-même, ne serais-je pas une loque ? Non, car je pense, moi. Et c’est un travail, le travail essentiel. Qu’importe les autres activités définies à l’avance. La vie sera ainsi lorsque je serais… Chut, il ne faut pas le dire, l’éventer, sinon… «Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève» ! reprends-je en cœur, avec le passant considérable. Rimbaud, dès 11 heures le matin, c’est une belle journée qui s’annonce ! Debout, face à mon immense miroir (15 mètres de long et trois mètres de haut), je me demande comment le monde peut ignorer ma beauté. Pas pour longtemps, ris-je. Les filles de pub, je vais les remplacer moi. Du BecBD partout, elles vont connaître l’esthétique. Je ris encore de mon humour. Je suis beau, je me fais rire – que demande le peuple ? Je ris encore. Vais-je savoir m’arrêter ? Sur le miroir, je vois mon talon d’Achille dans le menton. «Le haut blesse», dis-je, et je ris encore. Lorsque j’ouvre mon dressing, je laisse échapper un soupir de fatigue. Des centaines de chemise côtoient des centaines de pantalon, et il faut choisir. Mais que choisir ? Je récite alors mon petit existentialiste de poche : je n’ai pas le choix d’avoir le choix, ma nécessité, c’est la liberté, et comme il n’y a pas de vérités astrales ou destinales, je dois donc choisir comme je peux, avec le talent ou la folie du hasard. Je mets la main sur une chemise blanche disponible à 20 exemplaires et un pantalon cloné tout autant. Un bon choix ? La question s’adresse à mon génie intérieur. Car comme tout un chacun, mon génie est autre que moi, mais je le cache, et n’en parle pas. Je ne vais pas faire mon Socrate, moi. Je suis d’une autre extraction. La réponse est apparemment positive. Alors que je cherche mon téléphone portable pour commander un taxi, celui-ci sonne. Maman me disje, en soupirant une nouvelle fois. Allo, maman, mais oui, j’ai bien dormi, mais oui, je suis prêt, mais oui, je suis bien habillé, mais oui, je sais que ce rendez-vous est sérieux. Je vais le gagner, le Jackpot. Comme cela, je pourrais vous offrir un cadeau très spécial, quelque chose d’unique. Mais oui, maman, je vous aime, je vous rappelle après. Je raccroche. Je me demande si tous les parents des enfants bien nés suivent ainsi les affaires de leur progéniture au jour le jour. Car je ne lui avais rien dit, et elle est pourtant au courant. Le Tout-paris sait toujours tout sur tout. Mais ma mère est sentimentale. Elle sait que l’un de ses fils est face à son destin, et elle tremble dans sa nuisette. Que d’émotions ! Il faut dire que ce rendez-vous est attendu depuis plusieurs années. Un éditeur, un vrai, m’attend pour que je lui parle de mon bijou en cours d’élaboration (ce n’est pas vrai, je n’ai pas commencé une ligne, j’ai seulement le synopsis du livre à succès), et j’entends bien repartir avec le contrat, et un chèque à la clé. Je ne suis pas n’importe qui, je suis BecBD, il faut qu’il le sache. Il le sait, mais il ne le sait pas assez, pas comme il faut. Certes, je suis déjà un écrivain, et je compte dans le Tout-Paris. J’écris également des chroniques dans des torchons divers, sur papiers glacés, quadricouleurs. Mon genre de piges paye mes agapes et un peu plus. Mais, malgré mes efforts, je ne parviens pas à percer le puits sans fonds du Capital sympathie appelé Peuple. Ces anonymes qui ne sont que des fantômes et peut-être même des robots sans vie (comme s’en inquiète le Descartes des Méditations – je dis çà pour vous prouver que je peux faire mon philosophe), ils me coûtent cher de ne rien me rapporter. Il faut que je les envoie à la mine, avec mon coup de crayon. Ils vont devoir travailler, donner de leur temps, de leur argent, pour être plus «riches», d’idées. Car ce n’est pas de ma faute s’ils ont besoin de se divertir, d’être mis en mouvement par quelqu’un d’autre qu’eux-mêmes. Les religions sont, selon les apparences, décédées, mais l’attitude de l’attente pour les «révélations» n’a pas disparu, bien au contraire. Nous sommes nombreux à émarger sur Elle. De celles et de ceux qui m’ont lu et qui me liront, je reconnais que je ne sais rien, et que devrais-je savoir qui eut la moindre utilité pour moi qui ait les plus beaux amis que l’on puisse rêver ? C’est mon très cher ami Etienne-François qui, en une formule saisissante, m’a fait comprendre que pour devenir enfin un auteur à succès, je devais un peu fréquenter… le peuple, si bien sur je tiens à lui vendre des livres. «Tu veux soutirer au peuple ta fortune ?, c’est bien cela», me disait-il en souriant, alors tu dois le fréquenter pour savoir ce qu’il veut que tu lui vendes», et, avait-il ajouté, «je suis presque surpris de te faire découvrir cette loi première du marketing». Je devais, pendant quelques jours au moins, vivre peuple, faire peuple, manger peuple, lire peuple. Cela promettait d’être ragoûtant. Approcher les intouchables n’est jamais chose facile pour un fils de la plus haute caste. Car il lui est interdit d’en tirer la moindre gloriole auprès de celle-ci. Dans le cas contraire, il faudrait prouver que je suis passé par le nettoyage contre les poux. Après la réflexion d’Etienne-François, je me promis de prendre une douche après, que dis-je, un bain. Au moins, ce qui est simple, avec le peuple, c’est qu’on en trouve partout, même à deux pas de chez soi, avais-je conclu. Le monde n’est plus sûr, nous le savons bien, depuis l’attentat contre ce pauvre Ferdinand qui a mis le feu au poudre dans les Balkans. La guerre nous a bien vengé, il y eut quelques Bardamu, mais rien qui pouvait arrêter notre Kali. Maintenant, les peuples circulent partout – le libéralisme est décidément une horreur. Je sors donc, direction la fange.. Pour cela, je me suis déguisé.. J’ai ajouté une fine moustache, ajouté un chapeau à la Proust, et endossé un lourd manteau. Chut, je suis incognito, me dis-je. Je mets donc les pieds et la tête dans les magasins. Parce que le peuple, çà achète, çà passe même son temps devant les vitrines. La contemplation de ce qui est beau et ce qu’ils n’ont point fait le récit de toute leur vie. Mon Dieu ! qu’ils sont si utiles. Et devrais-je dire, «elles» sont si utiles. Les femmes n’existent que si elles achètent. L’action fait l’Etre. La lumière qui se dégage de l’argent sorti des poches illumine les cerveaux de ces pies. Quand elles le font, elles y mettent bien sur ce temps qui, la plupart du temps, tue leurs compagnons, idiots qui les abandonnent plutôt que de les suivre et de jeter un œil, pervers, et, elles se regardent, se jaugent, se comparent, se reniflent. Le syndrome de la Princesse frappe dans les tous les magasins de fringue du monde : je «suis la plus belle», «miroir, mon beau miroir…» Et non ! c’est Blanche-Neige ! Mais elles préfèrent l’oublier. Moi, je connais Blanche-Neige, et elle est canon, et elle est pas du genre à se faire avoir par une vieille peau. Lorsqu’elle épousera un Prince de sang, il faudra qu’explose aux oreilles profanes la joie de ce feu d’artifice, cette pornographie qui ne dit pas son nom. C’est sûr, j’écrirai un papier dans «Point de vue du Beau Monde» pour raconter cet Opéra. J’ai donc opté pour le grand magasin «nés». Cela grouille. Pour savoir donner de la tête, il faut être entraîner, me dis-je. Un gynécée ouvert ! Un harem pour chasseurs, même de têtes, mais je découvre que la femme ne pense pas. Elle s’intéresse très sérieusement aux habits. Elle calcule centimètres et taille, le prix, … Rien d’autre ne peut sortir d’une telle cervelle dans un moment pareil. Je ressors au bout d’une heure, dépité. Le flux cérébral féminin paraît actif, mais je préfère penser qu’elles dorment debout. Ce n’est pas avec elle que je vais entendre les cris et les poèmes de la révolte populaire, si tant est qu’ils existent ! Je dois donc me rabattre sur un troquet, près de Bastille. Les Parisiens se félicitent d’être, comme les Viennois, des clients de ces cafés. Mais, parce qu’ils sont ouverts à tous, je les trouve sale. Il faut se méfier des poux et des puces, je l’ai déjà dit. Je ne choisis pas de m’asseoir, mais de rester appuyé, au comptoir. Un serveur me sert mon whisky, exécrable, mais je suis là pour écouter et pas pour prendre une nouvelle cuite. L’heure qui suit est formidable. Les brèves de comptoir se sont accumulées. Bien sûr, il y a les ritournelles : les politiques ne sont que des gars comme les autres qui pensent à leur pomme, et ils s’en foutent du petit peuple. L’égoïsme réciproque donnera toujours un peu d’intelligence, et je reconnais là le fameux «bon sens populaire» (sic !). Le Président en prend certes pour son grade, mais le Premier Ministre aussi, et les Ministres… Tous dans le même sac ! Un petit philosophe de comptoir retient mon attention. Il reprend les premiers interlocuteurs, et affirme qu’il faut aussi mettre en cause les petites gens. La provocation est osée, et courageuse, et ce n’est pas moi qui y aurais risqué mon menton de Dalton. Car qui vote demande t-il ? Qui élit ces gens que vous critiquez ? Et puis qui passe son temps à dépenser son argent ? Finalement, conclue t-il, vous rêvez tous d’être des bourgeois, comme eux, et vous vous plaignez qu’ils ne vous aident pas à gagner assez pour parvenir à cela. Je suis soufflé. Il a osé. Je me demande comment ils vont réagir. En fait, ils se marrent. L’un d’eux reconnaît même qu’il a raison. Il reconnaît qu’il aimerait s’acheter la dernière voiture de Renault, dont il a vu la publicité. Je me cache : c’est moi qui l’ai conçu ! Mais je relève la tête lorsque je l’entend affirmer que c’est la publicité, «bien faîte» ajoute t-il comme il aurait parler d’une poule, qui lui a suggéré ce désir. Notre jeune philosophe de comptoir sourit, fier de sa victoire. «La publicité», tonne t-il d’une voix de stentor. Avec çà, ils font de nous ce qu’ils veulent. Ils nous disent : vous manquez de cela, et alors qu’on ne manquait de rien, voilà que l’on ne peut plus vivre sans. Je me demande jusqu’où ces raisonnements vont le conduire, et je m’inquiète un peu d’être reconnu, par un mauvais hasard. Dénoncé au milieu d’une telle foule, je serais sans doute puni par le goudron et les plumes. Une jeune femme prend la parole, et je comprends que je suis tombé dans un café-philo. Oh, non ! pas l’intelligence au peuple, sinon nous sommes foutus, me dis-je. Ce peuple révolutionnaire trouve toujours les moyens de prétendre penser. Et si j’intervenais pour contredire les développements de l’animateur ? me dis-je. Je me tâte, et finalement, je me décide à lancer la boule «Liberté». Je la connais bien. Comme un chien dans un jeu de quille, la «liberté» rend fou l’esprit de l’homme, qui part dans tous les sens. Mon intuition est juste. Le débat part dans tous les sens, «la liberté» a libéré la parole de chacun, et dès lors, ils parlent tous en même temps. Le jeune philosophe est stupéfait d’assister aux dégâts de ce qu’il considérait être une Idée divine ! Un mot ! Un mot, et je prends le pouvoir sur les esprits, l’habitude. Je quitte le café, ravi, aux anges. Quelques erres du peuple de Paris viennent de m’offrir le concept de mon livre à succès, et, comme par hasard, je suis un expert de l’objet de sa critique, «la publicité». Pour la première mais pas pour la dernière fois, merci ! Mais il faut raffiner la critique. Pour commencer, je ne puis envisager un essai. Je ne sais pas écrire des essais. Il faut être informé et il faut exprimer des raisonnements. Le style sérieux de la pensée me fatigue. Et puis avec un essai, je pourrai démontrer que la publicité relève de la manipulation mentale, et je serai bon pour aller me chercher une île, afin d’échapper à la colère de mes confrères qui gagnent très bien leur vie. Et mon souci n’est pas la vérité. La vérité, c’est une passion pour les fous. Non, le roman est obligatoire. Mais un roman exige un héros au moins. Qui ? Moi, bien sûr ! Je vais être le manipulateur et le cobaye de cette mise en scène critique. L’auteur noble a le droit, le devoir, de faire partager les moindres mouvements de sa vie. Il faut bien faire rêver, car, certains n’ont tout de même pas de chance devant la glace, dans la rue, chez le boucher, avec les femmes. Ceux qui réussissent en tout devraient le faire partager. Je sais : c’était bien l’obligation et la définition de la vraie «aristocratie», mais depuis 1789…, depuis 1789, nous avions pris l’habitude de nous cacher. Nous ne devions pas faire envie. Quelle autre motivation psychologique peut expliquer ce 19ème siècle en deuil, de l’esthétique ? Car nos aïeuls n’en finirent pas avec l’aisance, mais ils étaient désormais sous la surveillance d’un peuple jaloux. Désormais, l’affaire est entendue. Nous pouvons nous exhiber, nous sommes «people», et quelle est la catégorie de presse la plus vendue, je vous le demande ? People, are, people so. Cette presse doit avoir sa littérature, illumination qui m’a rendu euphorique pour une après-midi entière et j’en ai chanté, «je serai ton rentier». La substance même de Paris va faire de moi une étoile. Mon rendez-vous m’attend. Je fonce. Enfin ! L’un des maîtres des clés va m’offrir un aller simple pour la vraie notoriété, l’âme populaire, la vitrine. Entrer dans la lumière ! Mes efforts n’auront pas été vains. BecBD va s’annoncer everywhere. Une mise parfaite ! Pour mon rendez-vous avec mon éditeur –je dis mon car c’est lui qui m’appartient-, je suis parfait, gendre idéal, jeune penseur, pubard génial, … Mes multifacettes vont l’illuminer, ses pupilles se dilateront, comme si la poudre prenait le chemin de ses synapses ! Comme vous le savez déjà, ma garde-robe est pléthorique. Et puis, je n’ai que le choix de l’élégance. Je peux logologiser les plus grandes marques. Il faut bien afficher son monde. J’ai choisi du Jean-Paul Gauthier. Le taxi me dépose. J’entre chez Maxim’s. Michel est déjà au rendez-vous. Le client est donc appâté et impatient. Je m’assoie, nous nous embrassons, presque sur la bouche. Les vrais baisers, cela celle les vrais amis, comme dans la Mafia, ou chez les ex-cocos rois du monde. Je lui sors mon «Pognon». Voilà une pépite, dis-je, et pas petite ! J’estime son potentiel à un demi-million de lecteurs, France – grâce à une habile campagne de com’, et vous savez que j’en suis spécialiste. Michel me regarde, en souriant, mais suggère une difficulté, méchante. Oui, c’est vrai, vous en êtes spécialiste, mais vous n’êtes pas aimé. Justement, je vais renverser la situation. Ce «Pognon» va faire de moi le copain de chaque français anti-mondialisation. Je leur dis : je vous vends mes secrets, et je passe à vos côtés. Vous le savez mieux que moi, ils sont crédules. Nous rions. Crédules, c’est la définition que nous donnons à lecteurs. Un demi-million d’ânes bâtés, ce n’est pas mal, non ? Je m’y engage, par contrat, un contrat assuré par la maison ATA. Vous ne prenez aucun risque. Mais, en conséquence, je demande une avance. J’énonce le chiffre, à l’oreille. Michel siffle d’admiration. Les clients du restaurant se tournent vers nous et nous regardent sévèrement. Vous n’hésitez pas, vous, au moins, on voit que vous venez d’une famille qui sait faire du… «Pognon», dis-je. C’est exact. Et donc… ? Sur un joli chéquier au nom d’une banque anglaise –à mon sens, les seules dignes de confiance-, Michel aligne quelques zéros et un 5 devant. Bien. Me voilà donc enfin payé de mes efforts. Maintenant, je n’ai plus qu’à faire le clown, et endosser l’habit, contrit, du vilain qui se repend de ses fautes, à coucher sur le papier les aveux de…