Elle sait que l’un de ses fils est face à son destin, et elle
tremble dans sa nuisette. Que d’émotions ! Il faut dire que ce
rendez-vous est attendu depuis plusieurs années. Un éditeur, un
vrai, m’attend pour que je lui parle de mon bijou en cours
d’élaboration (ce n’est pas vrai, je n’ai pas commencé une ligne,
j’ai seulement le synopsis du livre à succès), et j’entends bien
repartir avec le contrat, et un chèque à la clé. Je ne suis pas
n’importe qui, je suis BecBD, il faut qu’il le sache. Il le sait, mais
il ne le sait pas assez, pas comme il faut. Certes, je suis déjà un
écrivain, et je compte dans le Tout-Paris. J’écris également des
chroniques dans des torchons divers, sur papiers glacés,
quadricouleurs. Mon genre de piges paye mes agapes et un peu
plus. Mais, malgré mes efforts, je ne parviens pas à percer le puits
sans fonds du Capital sympathie appelé Peuple. Ces anonymes
qui ne sont que des fantômes et peut-être même des robots sans
vie (comme s’en inquiète le Descartes des Méditations – je dis çà
pour vous prouver que je peux faire mon philosophe), ils me
coûtent cher de ne rien me rapporter. Il faut que je les envoie à la
mine, avec mon coup de crayon. Ils vont devoir travailler, donner
de leur temps, de leur argent, pour être plus «riches», d’idées. Car
ce n’est pas de ma faute s’ils ont besoin de se divertir, d’être mis
en mouvement par quelqu’un d’autre qu’eux-mêmes. Les
religions sont, selon les apparences, décédées, mais l’attitude de
l’attente pour les «révélations» n’a pas disparu, bien au contraire.
Nous sommes nombreux à émarger sur Elle. De celles et de ceux
qui m’ont lu et qui me liront, je reconnais que je ne sais rien, et
que devrais-je savoir qui eut la moindre utilité pour moi qui ait les
plus beaux amis que l’on puisse rêver ? C’est mon très cher ami
Etienne-François qui, en une formule saisissante, m’a fait
comprendre que pour devenir enfin un auteur à succès, je devais
un peu fréquenter… le peuple, si bien sur je tiens à lui vendre des
livres. «Tu veux soutirer au peuple ta fortune ?, c’est bien cela»,
me disait-il en souriant, alors tu dois le fréquenter pour savoir ce
qu’il veut que tu lui vendes», et, avait-il ajouté, «je suis presque
surpris de te faire découvrir cette loi première du marketing». Je
devais, pendant quelques jours au moins, vivre peuple, faire
peuple, manger peuple, lire peuple. Cela promettait d’être
ragoûtant. Approcher les intouchables n’est jamais chose facile
pour un fils de la plus haute caste. Car il lui est interdit d’en tirer
la moindre gloriole auprès de celle-ci. Dans le cas contraire, il
faudrait prouver que je suis passé par le nettoyage contre les
poux. Après la réflexion d’Etienne-François, je me promis de
prendre une douche après, que dis-je, un bain. Au moins, ce qui
est simple, avec le peuple, c’est qu’on en trouve partout, même à
deux pas de chez soi, avais-je conclu.