PAUL DE TARSE ET LE LOGOS

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Michel FATTAL
PAUL DE TARSE
ET LE LOGOS
Commentaire philosophique
de 1 Corinthiens, 1, 17-2, 16
OUVERTURE PHILOSOPHIQUE
Paul de Tarse et le logos
Ouverture philosophique
Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau,
Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des
travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des
réflexions qu'elles soient le fait de philosophes
« professionnels » ou non. On n'y confondra donc pas la
philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée
être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils
soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences
humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de
lunettes astronomiques.
Dernières parutions
Miklos VETO, Gabriel Marcel. Les grands thèmes de sa
philosophie, 2014.
Miguel ESPINOZA, Repenser le naturalisme, 2014.
NDZIMBA GANYANAD, Essai sur la détermination et les
implications philosophiques du concept de « Liberté humaine »,
2014.
Auguste Nsonsissa et Michel Wilfrid Nzaba, Réflexions
épistémologiques sur la crisologie, 2014.
Pierre BANGE, La Philosophie du langage de Wilhelm von
Humboldt (1767-1835), 2014.
Marc DURAND, Médée l’ambigüe, 2014.
Sous la direction d’Aline CAILLET et Christophe GENIN,
Genre, sexe et égalité, 2014.
Benoît QUINQUIS, L’Antiquité chez Albert Camus, 2014.
Catherine MONNET, La reconnaissance. Clé de l’identité,
2014.
Jean PIWNICA, L’histoire : écriture de la mémoire, 2014.
Jacques ARON, Theodor Lessing, Le philosophe assassiné,
2014.
Naceur KHEMIRI & Djamel BENKRID, Les enjeux
mimétiques de la vérité. Badiou « ou /et » Derrida ?, 2014.
Pascal GAUDET, Philosophie et existence, 2014.
Pascal GAUDET, Penser la politique avec Kant, 2014.
Michel FATTAL
Paul de Tarse et le logos
Commentaire philosophique
de 1 Corinthiens, 1, 17-2, 16
© L'HARMATTAN, 2014
5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-343-03032-6
EAN : 9782343030326
LISTE DES ABRÉVIATIONS
I. Ancien et Nouveau Testament
AT
= Ancien Testament
Ba
Dn
Dt
Ex
Is
Jer
Jg
Gn
Pr
Ps
Sg
= Baruch
= Daniel
= Deutéronome
= Exode
= Isaïe
= Jérémie
= Juges
= Genèse
= Proverbes
= Psaumes
= Sagesse
NT
= Nouveau Testament
Ac
1 Co
2 Co
Col
Eph
Gal
Mat
1 Jn
1P
2P
Phi
Phil
Rom
1 Th
2 Tim
= Les Actes des Apôtres
= Première Lettre aux Corinthiens
= Deuxième Lettre aux Corinthiens
= Lettre aux Colossiens
= Lettre aux Éphésiens
= Lettre aux Galates
= Matthieu (Évangile selon)
= Première Lettre de Jean
= Première Lettre de Pierre
= Deuxième Lettre de Pierre
= Lettre à Philémon
= Lettre aux Philippiens
= Lettre aux Romains
= Première Lettre aux Thessaloniciens
= Deuxième Lettre à Timothée
II. Philosophes présocratiques (Éditions des fragments par H.
Diels et W. Kranz)
D.-K. = Diels-Kranz (Die Fragmente der Vorsokratiker = Les
Fragments des Présocratiques)
III. Épicure
Arrighetti = G. Arrighetti (Epicuro, Opere = Epicure, Oeuvres)
Fr
= Fragment
Us
= Usener
SV
= Sentence Vaticane
IV. Dion de Pruse
Or
= Orationes = Discours
V. Clément d’Alexandrie
Strom = Stromates
VI. Lactance
Institut = Divinae institutiones = Institutions divines
VII. Sénèque
Ben = De Beneficiis = Les Bienfaits
Cons Mar = Ad Marciam de Consolatione = Consolation à Marcia
Ep
= Ad Lucilium epistolae = Lettre à Lucilius
Pro = De Providentia = La Providence
VIII. Stoïciens (Édition des fragments par J. von Arnim)
SVF
= Stoicorum Veterum Fragmenta = Fragments des Anciens
Stoïciens
8
SOMMAIRE
LISTE DES ABRÉVIATIONS ........................................................... 7
AVERTISSEMENT ....................................................................... 11
INTRODUCTION
....................................................................... 13
PARTIE I
Le langage de la croix face à la sagesse du discours............ 23
1. Pourquoi le Christ n’a-t-il pas envoyé Paul baptiser,
mais annoncer l’Évangile ?.................................................................33
2. De quelle manière Paul annonce-t-il l’Évangile ? ..........................41
3. Pourquoi le logos de la croix est-il folie ? ......................................57
4. Pourquoi avoir choisi la folie de la prédication pour renverser
les valeurs humaines ? ........................................................................65
5. Pourquoi les Juifs demandent-ils des signes
et pourquoi les Grecs recherchent-ils la sagesse ?..................................71
6. Le langage de la croix : vers un dépassement de l’ontologie
et vers une éthique de l’humilité ?......................................................75
PARTIE II
L’Esprit qui vient de Dieu face à l’esprit du monde ........... 79
1. Une foi enracinée dans une démonstration réalisée
par la puissance de l’Esprit.................................................................81
2. Le langage universel de Paul ..........................................................85
3. Une sagesse qui n’est pas de ce monde ..........................................89
4. Vers la naissance d’un homme nouveau.........................................93
5. Vivre selon l’esprit du monde et vivre selon l’Esprit qui vient
de Dieu : une anthropologie et une éthique pauliniennes ?.................97
6. Le logos didactique et pneumatique (spirituel) de Paul
face au logos psychique et critique de la philosophie :
une exclusion de la raison ?..............................................................103
7. Pour une conversion du logos grec et païen : le problème
de la raison et de la foi, de l’hellénisme et du christianisme ............109
8. Pour une vision unitaire de l’homme et de la communauté..........113
CONCLUSION
Le logos de Paul : sa raison d’être, sa signification,
ses fonctions et sa portée...................................................... 117
BIBLIOGRAPHIE....................................................................... 123
10
AVERTISSEMENT
Pour le texte grec, j’ai utilisé le Novum Testamentum Graece de
Nestle-Alland, édité à Stuttgart en 1898 et 1979. Pour la
traduction française, je renvoie le plus souvent au Nouveau
Testament, traduction œcuménique, édition intégrale TOB, parue
à Paris en 1988. Cette version a l’avantage d’offrir des notes
infrapaginales importantes et instructives. Pour les autres
versions de la Bible que j’ai également utilisées, le lecteur pourra
se reporter à la bibliographie située en fin d’ouvrage. Il faut noter
que cette bibliographie est indicative et non exhaustive.
INTRODUCTION
La présente enquête qui porte sur le statut du logos paulinien,
et qui est menée à partir d’un commentaire philosophique de la
Première Lettre aux Corinthiens 1, 17-2, 16, s’inscrit dans la
continuité d’une étude publiée il y a quelques années1, dans
laquelle j’analysais le discours de Paul face aux philosophes
d’Athènes rapporté par saint Luc dans les Actes des Apôtres 17,
22-31. Dans son discours à Athènes, Paul ne manque pas de jouer
sur les « lieux communs » qui unissent le judaïsme à
l’hellénisme, le christianisme naissant et la philosophie, dans le
but de convertir son auditoire au Christ et à la résurrection. La
prédication consensuelle de Paul, qui présuppose une véritable
stratégie d’appropriation de l’héritage gréco-romain associée à
son judaïsme, se solde par un semi-échec.
Suite à cet échec devant l’Aréopage d’Athènes, saint Paul,
après un premier séjour à Corinthe (50-52 après J.-C.), rédige de
la ville d’Ephèse où il réside sa Première Lettre aux Corinthiens
(aux environs de 56 après J.-C.)2 dans laquelle il semble changer
1
M. Fattal, Saint Paul face aux philosophes épicuriens et stoïciens, Paris,
L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2010. Voir également du même
auteur, « De la rationalité philosophique gréco-romaine à la rationalité
chrétienne de saint Paul : continuités et différences », in R. Radice e A. Valvo
(ed.), Introduzione di C. Ruini, Dal logos dei Greci e dei Romani al logos di
Dio, Ricordando Marta Sordi, Milano, Vita e Pensiero, « Temi metafisici e
problemi del pensiero antico. Studi e testi 122 », 2011, pp. 147-168.
2
Sur le genre épistolaire et sur le statut des lettres de Paul ou des épîtres
chrétiennes dans leurs rapports à l’épistolographie grecque et romaine, cf. J.
Murphy-O’Connor, Paul et l’art épistolaire. Contexte et structure littéraires,
traduit de l’anglais par J. Prignaud, Paris, Les Éditions du Cerf, 1994 ; C. Salles,
radicalement de tactique et de stratégie à l’égard des Grecs
puisqu’il oppose d’une manière radicale son propre logos
(discours) et sa propre annonce du Christ mort sur la croix au
logos (discours) rhétorique et philosophique. Les formules
utilisées par l’apôtre, significatives d’un affrontement délibéré au
logos des rhéteurs et des philosophes, sont sans équivoque. Il
suffit de citer ici le passage de 1 Co 1,17 où Paul insiste sur sa
fonction d’apôtre venu « annoncer l’Évangile (…) sans recourir à
l’habilité/la sagesse du discours (sophia logou), pour ne pas
réduire à néant la croix du Christ », et où il affirme un peu plus
loin en 1 Co 2, 1 qu’il n’est pas venu chez les Corinthiens « avec
le prestige de la parole (kath’huperochên logou) ou de la sagesse
(ê sophias) », mais qu’il est plutôt venu pour « annoncer le
mystère de Dieu ». « Ma parole (logos) et ma prédication, ajoutet-il en 1 Co 2, 4-5, n’avaient rien des discours persuasifs (ouk en
peithoi(s) logois) de la sagesse (sophias), mais elles étaient une
démonstration faite par la puissance de l’Esprit, afin que votre foi
ne soit pas fondée sur la sagesse des hommes, mais sur la
puissance de Dieu ». Ces formules abruptes et contrastées ont
pour but de marquer une nette opposition entre deux types de
« discours » ou de « langages » : il y a d’une part le logos de Paul
et de sa prédication d’apôtre qui annonce l’événement de la croix,
et il y a d’autre part le logos rhétorique et philosophique. Ces
types de « discours » semblent inconciliables, voire opposés et
antithétiques, exclusifs l’un de l’autre. On est loin de l’approche
consensuelle du Paul des Actes des Apôtres cherchant à concilier
l’héritage de la philosophie gréco-romaine avec l’annonce du
Christ ressuscité.
« L’épistolographie hellénistique et romaine », in J. Schlosser (éd.), Paul de
Tarse - Congrès de l’ACFEB (Strasbourg, 1995) - Paris, Les Éditions du Cerf,
« Lectio divina 165 », 1996, pp. 79-97 ; R. Burnet, Épîtres et lettres Ier – IIe
siècle. De Paul de Tarse à Polycarpe de Smyrne, Paris, Les Éditions du Cerf,
« Lectio divina », 2003 ; et G. Barbaglio, « Les lettres de Paul : contexte de
création et modalité de communication de sa théologie », in A. Dettwiller, J.-D.
Kaestli et D. Marguerat (éds), Paul, une théologie en construction, Genève,
Labor et Fides, « Le Monde de la Bible 51 », 2004, pp. 67-103, et plus
particulièrement pp. 70-78.
14
Afin que le lecteur puisse apprécier le changement de ton et
d’attitude de Paul à l’égard de l’héritage gréco-romain, et plus
particulièrement à l’égard de la rhétorique et de la philosophie de
son temps, il faut inscrire le commentaire proposé du passage
étudié de sa Première Lettre aux Corinthiens, 1, 17 - 2, 16 dans le
cadre plus large des chapitres 1 à 4, qui eux-mêmes ne peuvent
être véritablement compris que si on les situe dans l’ensemble
plus étendu des seize chapitres constitutifs de cette lettre3. La
3
Sur le plan de 1 Co 1-4, et sur les différents découpages des sections
(péricopes) proposés par les exégètes de ces quatre premiers chapitres de la
Première Lettre aux Corinthiens dans lesquels notre texte s’insère, voir R.
Burnet, op. cit., p. 183 ; J.-N. Aletti, « Sagesse », Dictionnaire de spiritualité,
Fascicule XCI, Paris, Beauchesne, 1988, p. 94, et du même auteur, « Sagesse et
mystère chez Paul. Réflexions sur le rapprochement de deux champs
lexicographiques », in La Sagesse biblique de l’Ancien au Nouveau Testament,
Actes du XVe Congrès de l’ACFEB, 1993, Paris, Les Éditions du Cerf, 1995, p.
361, n. 1. On peut également consulter les plans ou les découpages proposés par
P. de Surgey et M. Carrez, Les Epîtres de Paul. I Corinthiens. Commentaire
pastoral, Paris, Bayard Éditions, « Commentaires », 1996, p. 14-15, et R.
Sommerville, La Première Epître de Paul aux Corinthiens, tome 1, Vaux-surSeine, Edifac, 2001, p. 37. Si j’ai choisi de commenter 1 Co 1, 17 à 2, 16, c’est
parce que dans cette partie de la lettre, Paul énonce et explique ce qui constitue
le cœur de sa prédication et de son annonce d’apôtre, à savoir « le langage de la
croix » qu’il oppose à l’« habilité/la sagesse du discours » des sophistes et des
philosophes. Ce « langage de la croix » est en effet annoncé en 1 Co 1, 17 b et
énoncé en 1 Co 1, 18 pour se trouver expliqué et développé, argumenté et
démontré en 1 Co 1,18-25 et 1 Co 2, 1-5. Il faut voir que l’ensemble comprenant
l’annonce du « langage de la croix » en 1 Co 1, 17 b, énoncé explicitement en 1
Co 18 et expliqué en 1 Co 18-25, se trouve suivi des versets 26-31 relatant la
situation des croyants dans le monde. Cette situation des chrétiens est semblable
à celle du Christ crucifié, faible et fragile au regard du monde, mais puissant au
regard de Dieu. Il faut ajouter que le « langage de la croix » s’inscrit dans le
cadre de la « sagesse de Dieu » dont Paul est le porte-parole, une sagesse qui
s’oppose radicalement à la « sagesse du monde » dont les sages, les sophistes,
les philosophes et même ceux qui prétendent posséder un savoir (théologique)
sur Dieu sont les illustres représentants. Les sections 1 Co 1, 18-25 et 1 Co 2, 616 expliquent précisément en quoi consiste cette « sagesse de Dieu ».
L’ensemble 1 Co 1, 17-2, 16 forme donc un tout structuré et cohérent qui mérite
d’être commenté avec précision. L’exposé théologique de Paul, incluant son
opposition à la rhétorique et à la philosophie ou aux prétendus savoirs
théologiques, doit être compris au sein de l’objet de cette lettre adressée aux
Corinthiens, à savoir les divisions et les querelles qui les animent et que Paul
dénonce avec force. Ces divisions sont dénoncées dès le début de la lettre par
15
l’apôtre en 1 Co 1, 10-16 et se trouvent expliquées d’un point de vue
anthropologique deux chapitres plus loin en 1 Co 3, 3-4 (cf. infra n. 5). Le texte
1 Co 17-2, 16 qui fera l’objet d’un commentaire philosophique doit donc être
inséré et compris au sein d’un ensemble encore plus large qui commence en 1
Co 1, 10-16, se trouve expliqué anthropologiquement en 1 Co 3, 1-4 et se
termine en 1 Co 4, 1-13. Le verset 17 du chapitre 1 par lequel j’ai choisi de
débuter ce commentaire constitue un verset charnière, car il clôt le
développement sur le baptême (v. 13 à 16) au terme duquel Paul affirme que le
Christ ne l’a pas envoyé baptiser, mais annoncer l’Évangile (17 a), et ouvre sur
le développement théologique qui suit et qui sera au centre de notre réflexion.
En vue de situer ce texte dans son contexte, ce commentaire n’exclura bien
évidemment pas un renvoi aux autres parties des quatre premiers chapitres, et à
l’ensemble des autres chapitres de la lettre de Paul, si cela s’avère être
nécessaire. Sur le rôle déterminant de la croix et du langage de la croix dans la
théologie de Paul, voir J. Zumstein « La croix comme principe de constitution
de la théologie paulinienne », in Paul, une théologie en construction, op.cit., pp.
297-318 ; et du même auteur, « Paul et la théologie de la croix », Études
théologiques et religieuses 76 (2001), pp. 481-496. Pour les exégètes qui
procèdent à une analyse rhétorique de l’agencement (ordonnancement) des
énoncés (dispositio/taxis) de 1 Co 1, 1-4, le verset 17 b, du chapitre 1, représente
la propositio principale (énoncé de la thèse à démontrer ou prothesis) suivie de
la probatio (ensemble des preuves ou pisteis avancées en vue de l’explication et
de la démonstration) (voir au sujet de ces distinctions, Aristote, Rhétorique 1414
a 30-37). Pour certains, cette propositio principale est relayée par les trois subpropositiones secondaires suivantes de 1 Co 1, 18 ; 1 Co 2, 16 et 1 Co 3, 5. Voir
à ce sujet Ch. Jacon, La Sagesse du discours. Analyse rhétorique et épistolaire
de 1 Corinthiens, Genève, Labor et Fides, « Actes et Recherches », 2006, pp.
176-203, et surtout p. 202-203. Enfin, J.-N. Aletti, « La rhétorique paulinienne :
construction et communication d’une pensée », in A. Dettwiller, J.-D. Kaestli et
D. Marguerat (éds), Paul, une théologie en construction, op. cit., pp. 47-66,
établit un lien entre la rhétorique de Paul et sa théologie. D’après l’exégète,
« l’approche rhétorique des lettres pauliniennes ne doit pas en rester à une phase
purement descriptive de la dispositio ou de l’elocutio, mais (doit) déterminer en
quoi le choix des pisteis et leur progression déterminent fondamentalement » sa
théologie (p. 47). « Outre les dispositiones, ajoute J.-N. Aletti, le lien essentiel
sémantique entre rhétorique et théologie est encore manifeste dans les
métaphores, les métonymies et les paradoxes pauliniens. (…) ces figures
appartiennent à la lexis (elocutio) et peuvent être (à tort) considérées comme un
pur ornatus, elles ont en réalité pour l’apôtre une fonction argumentative
décisive » (p. 65). Dispositio/taxis (ordonnancement et arrangement structuré
des énoncés d’un discours) et elocutio/lexis (forme du discours, figures de style
en usage) qui constituent avec l’inventio, l’actio et la memoria les cinq parties de
la rhétorique, jouent ainsi un rôle important dans l’argumentation théologique de
l’apôtre. Voir infra, la Partie I, chapitres 1 et 2, n. 13, 15, 28, 29 et 30 ce qui est
dit à ce sujet.
16
question qui s’impose au lecteur qui a lu les Actes des Apôtre et
la Première Lettre aux Corinthiens est celle de leur compatibilité.
Comment concilier en d’autres termes le discours consensuel de
Paul à l’Aréopage d’Athènes dans lequel il insiste sur les
continuités et les convergences qui existent entre la philosophie
grecque et l’annonce chrétienne, et le contenu de sa lettre
adressée aux Corinthiens marquant, à l’inverse, sa rupture avec la
philosophie ? Ainsi, face au logos rhétorique et philosophique,
Paul offrirait un autre type de logos. En quoi consiste exactement
la spécificité de cet « autre logos » ? Cela revient à se demander
si l’apôtre s’oppose d’une manière définitive au logos de la
philosophie et de la rhétorique. Le « langage de la croix » dont il
est le porte-parole au verset 18 exclut-il en d’autres termes toute
forme de rationalité philosophique ou tout usage de la raison ? Si
tel est le cas, le « langage de la croix » ne risque-t-il pas d’être
caractérisé par l’irrationnel et la folie (môria) ? Quelle est
finalement la position de Paul face à cette question cruciale du
logos ?
Quel est plus exactement son rapport aux « Grecs qui
recherchent la sagesse » au moyen du logos (discours, raison) ?
Quelle est par ailleurs sa position face aux « Juifs qui demandent
des signes », des miracles, comme légitimation de l’Évangile en
1 Co 22 ? L’affirmation d’un Messie crucifié, qui est « scandale
pour les Juifs, folie pour les Grecs » en 1 Co 23, semble être le
signe d’une opposition réitérée à la philosophie grecque qui est
redoublée d’une opposition au judaïsme. Ces oppositions entre le
logos de Paul qui « prêche » et « proclame » un Christ crucifié
d’une part et le logos des Grecs qui « recherchent » la sagesse et
des Juifs qui « demandent » des signes et des miracles d’autre
part, tranchent par rapport aux formules où il proclame haut et
fort son appartenance au judaïsme4 et laisse entrevoir sa volonté
4
Lettre aux Philippiens 3, 4-6 : « Pourtant, j’ai des raisons d’avoir confiance en
moi-même. Si un autre croit pouvoir se confier en lui-même, je le peux
davantage, moi, circoncis le huitième jour, de la race d’Israël, de la tribu de
Benjamin, Hébreu fils d’Hébreux ; pour la loi, Pharisien ; pour le zèle,
persécuteur de l’Église ; pour la justice qu’on trouve dans la loi, devenu
irréprochable ». Sur les rapports de Paul au judaïsme qui a fait couler beaucoup
d’encre depuis la monographie de P. Sanders, Paul and Palestinian Judaism : a
17
d’assimiler la raison (logos) grecque, ou d’utiliser positivement
l’héritage gréco-romain en vue de le transformer. Toutes ses
remarques nous conduisent immanquablement à déterminer sa
position face à l’hellénisme et face au judaïsme dans le contexte
précis de sa Première Lettre aux Corinthiens 1, 17 - 2, 16 en vue
de voir jusqu’à quel point le logos de l’apôtre s’affirme dans ses
relations aux autres types de paroles ou aux autres registres du
discours, qu’il soit grec ou qu’il soit juif. Il s’agira, en fait, de
montrer au lecteur que ce logos, qui adopte apparemment une
stratégie d’opposition frontale à d’autres types de logoi, est plus
nuancé et plus subtil qu’il n’y paraît. Afin de cerner au mieux
cette stratégie d’affrontement de Paul, il est nécessaire de
restituer le contexte dans lequel Paul a rédigé sa lettre adressée
aux Corinthiens.
Cette lettre rédigée par Paul, à Éphèse, aux environs de 56
après J.-C., soit quelques années après son annonce de l’Évangile
à Corinthe (de 50 à 52 après J.-C.), est censée répondre à
certaines difficultés rencontrées par les chrétiens de Corinthe
tentés de se diviser à cause de l’arrivée à Corinthe de différents
prédicateurs ou missionnaires. De telles divisions risquaient de
transformer la nouvelle Église en secte ou en école de sagesse5.
Comparison of Patterns of Religion, Philadelphia, Fortress, 1977, voir M.
Quesnel, « État de la recherche sur Paul : questions en débat et enjeux sousjacents », in Paul, une théologie en construction, op. cit., pp. 34-39, et tout
récemment, pour un commentaire précis du chapitre 3 de cette Lettre aux
Philippiens, voir Y. Matta, A Cause du Christ. Le retournement de Paul le Juif,
Paris, Les Éditions du Cerf, « Lectio divina », 2013. Dans La Première Lettre
aux Corinthiens qui est ici l’objet de notre propos, Paul prendrait ses distances
par rapport au légalisme juif (cf. R. Bultmann, Le Christianisme primitif dans le
cadre des religions antiques, Paris, Payot, 1950, p. 61) et au prétendu savoir
théologique des docteurs de la Loi (cf. 1 Co 1, 20 et 22, Ch. Senft, La Première
Épître de saint Paul aux Corinthiens, Genève, Labor et Fides, « Commentaire
du Nouveau Testament 7 », 1990 (1979, 1re éd.), p. 38 et p. 40). Voir infra, n. 39
et 50, ce qui est dit au sujet des scribes ou docteurs de la Loi.
5
On l’a vu, plus haut (cf. supra, n. 3), Paul rend compte de ces querelles en 1
Corinthiens 1, 10-16, juste avant notre texte 1 Corinthiens 1, 17-2, 16. Au sujet
de ces divisions entre Corinthiens prenant le parti du brillant orateur Apollos,
Juif d’Alexandrie nouvellement converti au Christ et fin connaisseur des
Écritures, ou prenant le parti de Paul, de Céphas (surnom araméen donné par
Jésus à Simon), ou prenant le parti du Christ (parti qu’il est difficile d’identifier),
18
Aux querelles partisanes entre Corinthiens, que Paul veut
résoudre en faisant régner la paix et l’unité au sein de la
communauté6, viennent s’ajouter les questions que les
cf. les Introductions à la Première Épître aux Corinthiens, dans La Bible,
Traduction française sur les textes originaux par Emile Osty avec la
collaboration de Joseph Trinquet ; Introduction et notes d’Emile Osty et de
Joseph Trinquet, Paris, Emile Osty et Joseph Trinquet-Éditions du Seuil, 1973,
p. 2394 ; et dans le Nouveau Testament, Traduction œcuménique (TOB), Paris,
Les Éditions du Cerf-Société Biblique Française, 1989, p. 484-485. Si les
Corinthiens se sont divisés en partis opposés alors qu’ils partagent pourtant le
« même esprit et la même pensée » (1 Co 1, 10), et qu’il ne leur manque
pourtant aucun don de la grâce (1 Co 1, 7), c’est parce qu’ils demeurent, nous dit
Paul, « des hommes charnels » au lieu d’être « des hommes spirituels » (1 Co 3,
1-4). L’anthropologie paulienne permet d’expliquer ici les querelles et les
désaccords entre Corinthiens remettant en cause la cohésion de la communauté
ou de l’ekklêsia. La situation de l’Église de Corinthe dépend des hommes qui la
constituent. Ecclésiologie et anthropologie sont donc intimement liées. Pour
l’apôtre Paul, les Corinthiens demeurent tributaires des valeurs du monde
opposées à celles de l’Évangile.
6
Voir plus précisément 1 Co 1, 10-3, 23 et 1 Co 12 et 13 où l’événement décisif de
la croix et où les dons de l’Esprit, la métaphore du corps, l’amour, sont censés
apporter une solution aux divisions des Corinthiens en vue d’assurer l’unité de la
communauté chrétienne. Sur la métaphore du corps, sur la diversité des membres
de ce corps constituant la communauté/l’Église et sur l’importance de ce qui les
rassemble (en vue d’assurer définitivement l’unité de cette dernière), voir
précisément 1 Co 12, 4-31. Voir également, dans la suite de cet important chapitre
12, le célèbre chapitre 13 (hymne à l’amour) qui met l’accent sur l’amour fraternel
et qui représente, aux yeux de Paul, « la voie infiniment supérieure » (1 Co 12, 31)
permettant véritablement de relier les uns aux autres les membres de ce corps et
d’assurer ainsi leur unité. L’amour fait ainsi partie de ces dons majeurs et
supérieurs de l’Esprit de Dieu sans lequel les autres dons sont inutiles et sans
lequel l’unité de l’ekklêsia est impossible. Dans de telles conditions, les problèmes
ecclésiologiques (divisions) trouvent manifestement leur solution dans la
christologie (événement de la croix, unité du corps du Christ, amour) et dans la
pneumatologie (les dons de l’Esprit). C’est en rappelant aux Corinthiens les
fondements christologiques et pneumatologiques de leur foi, et la manière dont ils
peuvent et doivent les utiliser, qu’ils seront en mesure de dépasser leurs divisions,
et qu’ils seront, comme les apôtres, de véritables serviteurs de l’Évangile (1 Co 3,
5) au sein d’une Église désormais une et unifiée. Sur l’enracinement christologique
de l’ecclésiologie, voir J.-N. Aletti, Essai sur l’ecclésiologie des lettres de saint
Paul, Paris, J. Gabalda, « Études bibliques 60 », 2009, p. 25. Sur le fondement
christologique de la pneumatologie de Paul, cf. U. Schnelle, « Le présent du salut,
centre de la pensée paulinienne », in Paul, une théologie en construction, op. cit.,
pp. 336-340.
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