la miniaturisation qui sauve en contractant. Toute cette philosophie,
exubérante au possible, débouche sur un éloge du moins. On commençait
par un bazar : Dagognet brocanteur. On termine sur une épure : Dagognet
ascète. De l’hétéroclite à l’ordonnancement chimique, le travail opère en
continu : pas besoin de s’abstraire du capharnaüm pour retrouver, sans les
briser, ses conformations internes.
4/ D’où vient alors le sentiment de choc, qui laisse le lecteur quasiment
groggy ? D’où vient l’impression que cet homme dérange, que cette pensée
exacte et baroque ne trouve pas sa case dans la maison commune ? De ceci
que ses livres enjoignent aux liseurs de quitter la maison des livres et de
prendre la route. D’aller chercher l’information au-dehors, dans les
marges, les bas-côtés du Logos. La lecture de Dagognet sonne « l’agité du
bocal » comme une bouffée d’oxygène à contretemps. Nous n’étions pas
habitués à cela. Fût-il insensible au qu’en dira t-on, l’amateur est pris dans
un champ de forces, institutionnelles et épistémologiques, qui balisent la
carte de ce qui est à penser, hiérarchisent les domaines ou les priorités
intellectuelles d’une génération. François Dagognet n’a pas pensé comme
sa génération, la structure, le signifiant, le modèle formel. Il a pris au
séreux les techniques, en enjambant les interdits logocratiques de l’époque.
C’est un changement de terrain, un renversement des horizons auxquels
rien ne nous préparait. Ni l’actualité, ni la tradition elle-même, depuis un
siècle et plus. Quand il n’y avait pas de professeurs de philosophie, les
philosophes étaient médecins, physiciens, écrivains, navigateurs, opticiens,
soldats, marchands. Et caetera. Ils ne faisaient pas de l’histoire de la
philosophie. Ni de commentaires de textes. Ni d’interprétation
d’interprétations. Ils tentaient de comprendre le monde, en direct, avec les
moyens du bord. À la philosophie, ils faisaient, si l’on ose dire, des enfants
dans le dos (ce sont les plus robustes). Dagognet est de cette lignée. Au
fond, ce grand professeur, ce mandarin qui a assumé au sein de
l’Université française le pouvoir —toujours dangereux— de recevoir,
nommer et promouvoir (et donc de recaler, exclure ou ralentir)
n’appartient pas du tout à la République des professeurs. C’est un allogène,
un immigré de fraîche date, qui est entré dans le sanctuaire par la petite
porte —la médecine— comme tous les grands aînés. Le sanctuaire
philosophique a pour activité essentielle l’histoire de la philosophie. On y
cogite le cogito, on y pense la pensée les autres : entreglose, exégèse,
herméneutique. On y assure un passage contrôlé des textes (sacrés) à
d’autres textes (profanes), en passant par les semi-consacrés (les demi-
classiques que sont les interprètes récemment décédés). Que penser
maintenant d’un homme qui vient nous parler, non de problèmes dûment
répertoriés, non de grandes questions axiologiques ou de sentiments
pathétiques, mais de choses et d’objets qu’on trouve dans la rue ou dans sa
cuisine ? D’un penseur, qui se met à penser le bois, le fil, les sels, les
polymères, la peau, la poix, les verres et les gobelets, les chaises et les
tables, les colles et les consoles, les boîtes et les paniers ? Encore la
philosophie a t-elle ses objets nobles, anciennement accrédités, comme
l’horloge, la lampe ou la chandelle, les verres de lunette. Mais peut-on
prendre au sérieux, universitairement et journalistiquement parlant, la
raclette, le bouton, l’anneau, l’agrafe ? Ces pauvres ustensiles pouvaient
© RÉGIS DEBRAY, 1996. TOUS DROITS RÉSERVÉS 3