la diagonale du sage web

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© RÉGIS DEBRAY, 1996. TOUS DROITS RÉSERVÉS
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Intervention au colloque « François Dagognet, médecin, épistémologue, philosophe »
organisé les 26 et 27 avril 1996 à l’université de France-Comté.
François Dagognet ou la diagonale
du sage
1/ Plutôt que de pratiquer un prélèvement d’organe, un sectionnement
anatomique sur cette « philosophie à l’œuvre », sur cet organisme sans
cesse croissant, multipolaire et polyvalent —j’aurais aimé pouvoir me livrer
ici à une recherche physiologique : comment ce corpus protéiforme
fonctionne-t-il ? Son principe de régulation ? Sa loi de composition ? Sur
quelle lancée court son auteur, en tous sens si l’on veut, mais toujours en
un certain sens et d’une certaine manière ? J’aurais souhaité pouvoir
examiner le noyau organisateur de cette boulimique, rayonnante et
tentaculaire arborescence. Surprendre le cœur secret de ce buissonnement
encyclopédique… Pour atteindre le niveau méta-Dagognet, peut-être
faudrait-il être soi-même un sur-Dagognet et posséder une science surencyclopédique. Il faudrait à tout le moins savoir quelque chose des
sciences biomédicales, puis des sciences physico-chimiques, et enfin des
sciences éthico-juridiques —pour reprendre le cheminement chronologique
de notre Maître ou du moins de son œuvre toujours en mouvement. La
tâche est impossible. En ce qui me concerne, onirique. Je dois donc me
contenter de lire, un par un, ses ouvrages, qui me submergent par leur
originalité et leur densité d’information. Ce sont de simples impressions de
lecteur que je livrerai ici, sans fard ni élaboration. Et la première sensation
d’un lecteur moyennement instruit de philosophie, je ne le cacherai pas, est
celle d’un dépaysement. L’amateur est à la fois éclairé et désorienté par
cette œuvre : éclairé par le morceau, désorienté par l’ensemble. Chaque
livre fait lumineusement le point sur une question ardue (le corps,
l’écriture, le musée, la peau, etc.) dans une langue admirablement claire
qui déplie le compliqué et, ce faisant, nous simplifie la vie. Mais tous ces
éclairages à la suite nous font tourner la tête. Chaque morceau du puzzle
nous permet d’escalader assez agilement une face nord de la modernité en
multipliant les prises sous nos pieds ; mais la variété des randonnées nous
désarçonne. Aurions-nous, enfermés comme nous le sommes dans les
signes, désappris le monde et ses objets les plus familiers au point que les
retrouver sans façons sous nos yeux nous dépayse comme une excursion
exotique ? Aurions-nous oublié l’éclectisme des intérêts cartésiens et le
nomadisme d’un Bergson allant de la physique à la biologie en passant par
l’esthétique et la religion ? La pensée classique, où l’on allait par sauts et
gambades, était infiniment plus baroque que nos armoires universitaires…
2/ Et d’abord, où le situer, ce diable d’homme ? D’où sort-il ? De quel
croisement ? Il a surgi au carrefour de la machine et de la vie. De la
médecine et de la technique. Comme son maître Canguilhem. Il ne mélange
pas les genres, il les confronte. Rejet d’une biologie de type mécaniste.
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Rejet d’un physicalisme régressif (pas le retour aux choses mêmes,
l’avancée vers l’objet). Il se tourne vers la nature, sans vitalisme, sans
exalter une natura naturans métaphysique. Il se tourne vers les techniques,
sans technicisme, sans croire au Deus in machina. Exploration des
biotechnologies qui réconcilient les ordres en les compénétrant. Dès ses
premiers ouvrages, Dagognet avance vers un monisme heureux, non
belliqueux, mais fureteur et exigeant. Il veut réconcilier les forces et les
formes, les réalités sensibles et les combinatoires, l’ivresse des choses et la
précision des alphabets. On comprend son amour pour Jünger et les
« chasses subtiles » de l’entomologiste. L’abécédaire du monde leur est un
programme commun. Ce systématicien ouvert à toutes les fêtes de
l’exploratoire veut lui aussi réconcilier Linné et Goethe. Ce projet
intellectuel, cette contradiction sans cesse relancée —intégrer l’exubérance
romantique et nocturne du monde dans une taxinomie solaire et sans
bavures—, tel serait le pari de départ. Il me semble réussi, dans le fait —au
point qu’on peut regretter qu’il ne l’ait pas thématisé dans une
épistémologie prescriptive, un Discours de la méthode bien à lui, apte à
voyager et à convaincre au loin (tous ceux qui n’ont pas son bagage).
François Dagognet est trop modeste. Il reviendra à ses élèves d’être
ambitieux pour deux.
3/ L’unité interne de cette totalité en effervescence, peut-être faut-il la
chercher au-delà ou en deçà des concepts, dans une certaine humeur ou un
certain ton. Ceux de l’optimisme. C’est la veine Diderot, si l’on veut (mais
un Diderot ici sans journalisme ni littérature, philosophe à temps complet
et à part entière). On retrouve le même molto vivace, le même appétit de
découvertes, la même allégresse dans l’attaque des complexités, la virevolte
qui décape, le raccourci qui illumine. Un lyrisme transféré de la nature aux
appareillages. Ici aussi, on visite les manufactures et les ateliers, les
galeries et les labos. Ici aussi on est heureux, parce que « le malheur de
tout philosophe vient de ce qu’il a été coupé du monde, de ses
changements, de ses productions ». Mais l’optimisme n’est pas un simple
salut à la profusion productive, un hommage à l’abondance, au
débordement sans bornes des richesses matérielles et matiéristes. Il est
évidemment moins poétique et plus roué, sans émerveillements
phénoménistes. Ce que cet optimiste admire et nous fait admirer, à tout
bout de champ, c’est la faculté qu’à la matière de collaborer
dynamiquement à sa propre connaissance, par quoi la célébration des
matériaux et des substances échappe à toute niaiserie, à toute passivité. Le
réel est dispersé, volatile, illimité mais il peut se différencier, se classer, se
ranger. L’inépuisable est réductible par traduction. Il n’est pas à recevoir, il
est à dominer (mais recenser, c’est déjà maîtriser). D’où la valorisation des
montages techniques. D’où le minutieux éloge des capteurs, convertisseurs,
codeurs et décodeurs, enregistreurs, traceurs et numériseurs. Tout ce qui
transcrit, transforme ; tout ce qui transforme, libère. La conversion
informationnelle des phénomènes vaut presque pour promotion
ontologique. C’est pourquoi écriture et iconographie ne sont pas
descriptives mais inventives : il y a toujours plus d’information dans la
graphe que dans la chose même, la carte est plus nutritive que le territoire.
L’exaltation devant la multitude qui excite mais submerge se retourne dans
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la miniaturisation qui sauve en contractant. Toute cette philosophie,
exubérante au possible, débouche sur un éloge du moins. On commençait
par un bazar : Dagognet brocanteur. On termine sur une épure : Dagognet
ascète. De l’hétéroclite à l’ordonnancement chimique, le travail opère en
continu : pas besoin de s’abstraire du capharnaüm pour retrouver, sans les
briser, ses conformations internes.
4/ D’où vient alors le sentiment de choc, qui laisse le lecteur quasiment
groggy ? D’où vient l’impression que cet homme dérange, que cette pensée
exacte et baroque ne trouve pas sa case dans la maison commune ? De ceci
que ses livres enjoignent aux liseurs de quitter la maison des livres et de
prendre la route. D’aller chercher l’information au-dehors, dans les
marges, les bas-côtés du Logos. La lecture de Dagognet sonne « l’agité du
bocal » comme une bouffée d’oxygène à contretemps. Nous n’étions pas
habitués à cela. Fût-il insensible au qu’en dira t-on, l’amateur est pris dans
un champ de forces, institutionnelles et épistémologiques, qui balisent la
carte de ce qui est à penser, hiérarchisent les domaines ou les priorités
intellectuelles d’une génération. François Dagognet n’a pas pensé comme
sa génération, la structure, le signifiant, le modèle formel. Il a pris au
séreux les techniques, en enjambant les interdits logocratiques de l’époque.
C’est un changement de terrain, un renversement des horizons auxquels
rien ne nous préparait. Ni l’actualité, ni la tradition elle-même, depuis un
siècle et plus. Quand il n’y avait pas de professeurs de philosophie, les
philosophes étaient médecins, physiciens, écrivains, navigateurs, opticiens,
soldats, marchands. Et caetera. Ils ne faisaient pas de l’histoire de la
philosophie. Ni de commentaires de textes. Ni d’interprétation
d’interprétations. Ils tentaient de comprendre le monde, en direct, avec les
moyens du bord. À la philosophie, ils faisaient, si l’on ose dire, des enfants
dans le dos (ce sont les plus robustes). Dagognet est de cette lignée. Au
fond, ce grand professeur, ce mandarin qui a assumé au sein de
l’Université française le pouvoir —toujours dangereux— de recevoir,
nommer et promouvoir (et donc de recaler, exclure ou ralentir)
n’appartient pas du tout à la République des professeurs. C’est un allogène,
un immigré de fraîche date, qui est entré dans le sanctuaire par la petite
porte —la médecine— comme tous les grands aînés. Le sanctuaire
philosophique a pour activité essentielle l’histoire de la philosophie. On y
cogite le cogito, on y pense la pensée les autres : entreglose, exégèse,
herméneutique. On y assure un passage contrôlé des textes (sacrés) à
d’autres textes (profanes), en passant par les semi-consacrés (les demiclassiques que sont les interprètes récemment décédés). Que penser
maintenant d’un homme qui vient nous parler, non de problèmes dûment
répertoriés, non de grandes questions axiologiques ou de sentiments
pathétiques, mais de choses et d’objets qu’on trouve dans la rue ou dans sa
cuisine ? D’un penseur, qui se met à penser le bois, le fil, les sels, les
polymères, la peau, la poix, les verres et les gobelets, les chaises et les
tables, les colles et les consoles, les boîtes et les paniers ? Encore la
philosophie a t-elle ses objets nobles, anciennement accrédités, comme
l’horloge, la lampe ou la chandelle, les verres de lunette. Mais peut-on
prendre au sérieux, universitairement et journalistiquement parlant, la
raclette, le bouton, l’anneau, l’agrafe ? Ces pauvres ustensiles pouvaient
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intéresser un poète comme Francis Ponge. Mais un savant, un réflexif ? Il
est clair que Dagognet n’est pas de la boutique. Jouer la surface contre la
profondeur, les morphologies contre l’ontologie et les relevés
topographiques contre les jeux de langage, c’est d’évidence s’exclure du
champ, comme on dit. Les alliés sont lointains —Valéry est mort—, et les
points d’appui d’un autre bord : Dubuffet, Vasarely, Tapiès, Viallat, Ubac
ou Fautrier. Les artistes ne font pas autorité dans le champ des concepts.
Dagognet est un révolutionnaire. Il a pris la tangente. Il traverse tous les
champs de savoir et de création en diagonale –pour recoudre, d’une autre
façon, le manteau d’Arlequin, où chaque pièce se comprend par sa voisine.
Révolution copernicienne à l’envers. La « grande philosophie » tourne
autour du sujet : il lui oppose une « objectologie ». Elle inspecte ses
origines et son passé : il guette, accueille, et analyse le nouveau. Elle cultive
la généralité, voire les sublimités : il cultive l’objet minimal, le déchet, le
trivial (et préfère à l’éthique l’examen de cas juridiques précis). Elle sonde
sans relâche l’intériorité : il navigue gaiement dans l’extériorité naturelle et
machinique. Car ce naturaliste assume jusqu’au bout l’univers industriel, et
ce fervent des matières plastiques, compose un hymne philosophique au
bois de nos forêts. C’est à y perdre son latin ? Oui, et tant mieux. Disons
plutôt que c’est retrouver un Continent perdu : la philosophie comme
langue vivante.
Vaste programme. Pour François Dagognet, auquel le temps présent n’a
pas fait sa vraie place, l’avenir durera longtemps.
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