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Dominique Bernard Faivre
François Dagognet
ou l’apologie de l’art contemporain
Préface de François Dagognet
OUVERTURE PHILOSOPHIQUE
François Dagognet
ou l’apologie de l’art contemporain
Du même auteur :
« Le vêtement pour quoi dire ? » in Daniel Faivre, Tissu, voile et vêtement,
L’Harmattan, Paris, 2007, pp. 145-174.
« L’esthétique et la pensée contemporaine », in Gilles Ferréol, Le regard
esthétique. Perspectives croisées philosophie/sociologie, E. M. E. & InterCommunications, coll. Proximités – Sociologie, Bruxelles, 2012, pp. 45-60.
« Günther von Hagens ou la mort de la mort organique », in Daniel
Faivre, La mort en questions, Approches anthropologiques de la mort et du
mourir, Erès, Toulouse, 2013, pp. 327-392.
« L’image comme trace de l’œuvre éphémère contemporaine », in Audrey
Tuaillon Demésy & Gilles Ferréol, L’image et ses dérivés dans la recherche,
Actes du Séminaire Jeunes Chercheurs C3S, Université de FrancheComté, octobre 2013, pp. 71-82.
« Subjectivité et Objectologie dans les arts plastiques contemporains », in
Gilles Ferréol, La Subjectivité, E.M.E., février 2014.
À paraître
« L’Art contemporain : un art dénué d’émotion », in Actes du Colloque
20/21 mars 2014.
« L’écrit comme support de recherche plastique », in Actes du Séminaire
Jeunes Chercheurs C3S, mai 2014.
« L’évènement fondateur Duchamp », in Daniel Faivre, Fait ou
événement fondateur, CUCDB Dijon.
« Les vanités contemporaines : spiritualité renaissance ou poétique
innovante », in Jean Lamblot, Médias et nouvelles spiritualités, CUCDB
Dijon.
© L’Harmattan, 2014
5-7, rue de l’École-polytechnique ; 75005 Paris
http://www.harmattan.fr
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-343-02711-1
EAN : 9782343027111
Dominique BERNARD FAIVRE
François Dagognet
ou l’apologie de l’art contemporain
Préface de François Dagognet
Ouverture philosophique
Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau,
Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions
qu'elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On
n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline
académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la
passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie,
spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou…
polisseurs de verres de lunettes astronomiques.
Dernières parutions
Catherine MONNET, La reconnaissance. Clé de l’identité, 2014.
Jean PIWNICA, L’histoire : écriture de la mémoire, 2014.
Jacques ARON, Theodor Lessing, Le philosophe assassiné, 2014.
Naceur KHEMIRI & Djamel BENKRID, Les enjeux mimétiques
de la vérité. Badiou « ou /et » Derrida ?, 2014.
Pascal GAUDET, Philosophie et existence, 2014.
Pascal GAUDET, Penser la politique avec Kant, 2014.
Pascal GAUDET, Penser la liberté et le temps avec Kant, 2014.
Aklesso ADJI, Éthique, politique et philosophie, 2014.
Christian MIQUEL, Apologie de l’instant et de la docte ignorance,
2014.
Paul-Emmanuel STRADDA, L’Être et l’Unité, 2 volumes, 2014.
Carlo TAMAGNONE, La philosophie et la théologie philosophale,
2014.
Jacques POLLAK-LEDERER, L’Ontologie écartelée de Georges
Lukács, 2014.
Tahir KARAKAŞ, Nietzsche et William James, Réformer la
philosophie, 2013.
Préface
Celui qui lira ce livre faisant l’apologie de l’art contemporain
sera informé d’une discipline décisive, celle de tous les essais
explicatifs de l’art portant notamment sur la peinture du XXe
siècle.
Ce travail relève de l’herméneutique ou de l’interprétation
d’une ou de plusieurs œuvres. Il n’est rien de plus éclairant pour
qu’on ne s’enferme pas dans un point de vue : on tâche ici
d’apercevoir le réseau qui les relie – ou les oppose – les uns par
rapport aux autres.
Dominique Bernard Faivre a particulièrement réussi son
travail de synthèse, d’autant plus qu’elle écarte un style cabalistique au profit d’une écriture plus lumineuse.
Elle s’est surtout penchée sur les Écoles, comme il se doit. La
culture, de nos jours, exige que nous nous passionnions pour
l’histoire de l’art. Mais il ne s’agit pas d’aligner les œuvres –
une simple accumulation – pour en confectionner un musée
imaginaire.
Ce livre justement a évité l’historicisme. Il a préféré recourir
à une méthode structurale, celle qui découvre les liens, les
ruptures ou même l’opposition entre les artistes d’aujourd’hui.
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Car il ne faut rien oublier ni censurer : ni ceux qui usent de
matériaux classiques mais dévoyés, ni ceux qui inaugurent des
formes absolument nouvelles, même lorsqu’elles relèvent du
trivial ou du domestique.
On pourrait reprocher à cet ensemble d’avoir trop intégré ou
encore d’avoir laissé de côté quelques développements. Mais ce
serait se méprendre. On a seulement écarté le délayage.
D’ailleurs une philosophie un brin secrète a réussi à relier ce qui
conservait quelques traces de séparation.
Ici, Dominique Bernard Faivre lève le voile : elle rompt avec
la vieille théorie artistotélicienne (l’hylémorphisme). La matière
ne servait que de support : rôle subalterne. On prend un autre
chemin. Désormais, on n’hésite plus à reconnaître du spirituel
dans la matière et, inversement, du matériel dans le spirituel – un
renforcement favorable à une plasticité créatrice.
Le lecteur devrait être satisfait car on lui offre une transformation, ainsi que le moyen d’y accéder. Après les principes,
on passe à un système explicatif, avec des références concrètes.
Cet ouvrage de feu déclare la guerre au passé (le recours à
Aristote, de manière quasi-sous-jacente, en témoigne). Il instruit.
Il ne cesse pas – mais sans violence – de « critiquer » plusieurs
critiques, prisonniers de leur propre idéologie.
Nous ne voyons pas d’équivalent. Et on n’oubliera pas que ce
livre peut se lire selon les deux registres qui le traversent :
௅ le scientifique interprétatif ;
௅ la poétique qui se dégage de cette œuvre et ne manque pas
de l’enflammer.
François Dagognet
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Introduction
Dans cet ouvrage que nous intitulons François Dagognet ou
l’apologie de l’art contemporain, c’est essentiellement à ce
philosophe que nous donnerons la parole, tant en raison de
l’importance que de la légitimité qu’il a accordées à l’art de son
temps.
Précisons d’abord que François Dagognet est un auteur à
l’œuvre aussi foisonnante qu’édifiante, à tel point qu’il a signé
une centaine d’ouvrages depuis 1953. Aussi le livre de Georges
Canguilhem intitulé Anatomie d’un épistémologue : François
Dagognet, ainsi que celui Robert Damien portant le titre de
François Dagognet, médecin, épistémologue, philosophe. Une
philosophie à l’œuvre voient-ils le jour, respectivement en 1984
et 1998. De même assiste-t-on aujourd’hui à la publication de
l’essai de Gérard Chazal intitulé François Dagognet, médecin et
philosophe, ainsi qu’à celle du collectif dirigé par Daniel
Parrochia : François Dagognet, un nouvel encyclopédiste ?
Et si François Dagognet ne manque pas, en 1997, de consacrer un ouvrage à son maître, Georges Canguilhem, dont il
retiendra notamment le goût pour l’épistémologie, il
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commencera, en 1965, par rendre hommage à Gaston Bachelard
et à sa conception de l’image, faisant de ces deux auteurs des…
…philosophes d’une importance indiscutable […] [incapables]
de réflexions bornées et de strict cantonnement dans une période
ou sur un thème étroit.1
Attestant de cette filiation, l’œuvre de François Dagognet
peut en outre s’orienter explicitement vers la connaissance du
vivant et l’épistémologie, lorsque la réflexion se tourne vers Une
philosophie de la maladie (1996), mais aussi vers l’esthétique,
avec des ouvrages tels que Le musée sans fin (1993) ou Pour
l’art d’aujourd’hui, De l’objet de l’art à l’art de l’objet (1992).
Elle peut enfin, le plus souvent d’ailleurs, mêler l’approche
épistémologique et esthétique, avec des essais intitulés : ou
Ecriture et iconographie (1973), Philosophie de l’image (1986),
ou encore Des détritus, des déchets, de l’abject, Une philosophie
écologique (1997).
Car c’est en raison de sa formation scientifique de physicien
et de chimiste qu’il est apte à s’immiscer au cœur même de la
matière telle que la « pierre ferrugineuse » par exemple, dans ses
fonctions tant agrégatives qu’attractives, tout en interrogeant
l’opposition conceptuelle « dedans-dehors » à laquelle il se
montre attaché depuis l’année 2002 au moins. De même est-ce
en biologiste qu’il peut mener son plaidoyer en faveur de
l’asphalte bitumineux ௅ en tant que mélange d’organique et de
minéral ௅ ou de la graisse.
Mais c’est en philosophe esthéticien que François Dagognet
se pose lorsqu’il rapporte, par exemple, l’installation de Robert
Smithson intitulée Non-Site. Comme c’est en esthéticien qu’il
saura, respectivement, faire valoir les réalisations de Pierre
Soulages, de Michel Paysant, ou de Joseph Beuys.
1. F. D., 100 mots pour comprendre l’art contemporain, p. 11. Dans la mesure
où figure, à la fin de cet ouvrage, une bibliographie exhaustive de cet auteur,
nous ne donnerons, en bas de page, que les titre et page concernés. En outre,
nous avons choisi de mettre clairement en valeur toutes les citations de cet
auteur en les écrivant ainsi en italique.
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Et il ne se contentera pas de s’intéresser à des matériaux
artistiques nouveaux tels que le bitume, les débris ou le
polystyrène.
À l’instar des plasticiens d’aujourd’hui, il saura valoriser les
nouveaux usages de matériaux traditionnels tels que la toile, le
châssis ou les pigments et nous emporter dans d’érudits développements au sujet, par exemple, de l’histoire de la couleur ou de
la teinture du tissu. Or, si son œuvre « fait apparemment le
désespoir du bibliothécaire »1, c’est probablement en raison de
sa configuration même « qu’il peut trouver le fondement de sa
légitimité et les raisons de sa modernité »2.
À une époque où l’histoire de l’art semble connaître une
véritable révolution lorsqu’elle est tenue d’abandonner les
catégories de la peinture et de la sculpture, mais aussi de la
matière noble pour lui préférer les « détritus et les déchets »,
seul un philosophe s’affirmant « matériologue », voire « matiériste » ou encore « matérialisateur », peut en effet envisager de
manière efficace l’éloge de cet art spécifique à la seconde moitié
du XXe siècle.
Seul aussi un philosophe qui se revendique « objectologue »
peut s’essayer à retracer le procès de la matière et de l’objet qui
a émaillé toute l’histoire de la philosophie, à des fins de
réhabilitation définitive de l’un comme de l’autre, au cours
d’écrits tels que : Rematérialiser, Matières et Matérialismes
(1985), Éloge de l’objet, Pour une philosophie de la marchandise (1989), ou encore Les dieux sont dans la cuisine,
Philosophie des objets et objets de la philosophie (1996).
Et c’est cette position même, tant analytique que laudative,
qui donne à l’œuvre de François Dagognet son efficience et son
originalité puisqu’il est le seul philosophe contemporain à faire
un tel panégyrique de l’art de son temps. Avec l’ouvrage intitulé
Michel Paysant, Logique et Poétique (1994), nous assistons
même à une véritable herméneutique de certaines réalisations,
1. R. DAMIEN, François Dagognet, médecin, épistémologue, philosophe. Une
philosophie à l’œuvre, Synthélabo, Paris, 1998, p. 269.
2. Ibid.
11
ajoutant aux effets esthétiques recherchés par l’artiste d’inévitables et féconds effets de discours.
C’est en outre à l’esthétique minimaliste et à sa propre
théorie du « plus dans le moins » qu’il parvient ici à nous
sensibiliser, dans la mesure où…
…dans la matérialité la plus démunie comme dans l’agencement
le plus élémentaire [peut] scintiller l’art le plus pur.1
Comme il n’hésitera pas, en d’autres lieux, à se faire le
défenseur de l’art conceptuel, à travers l’œuvre de Gérard TitusCarmel ou d’artistes du Land Art tels que Robert Smithson ou
Christo.
1. F. D., Pour l’art d’aujourd’hui, De l’objet de l’art à l’art de l’objet, p. 7.
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François Dagognet
Zélateur de l’art conceptuel et minimal
Art minimal et art conceptuel sont deux mouvances de l’art
contemporain nées dans les années 1960, aux États-Unis essentiellement et reprenant à leur compte l’idée de l’œuvre réduite à
sa plus simple expression. Et si le minimal art s’inscrit dans un
mouvement de contestation de l’expressionisme abstrait mais
aussi, par exemple, du pop art, c’est une quête de pureté et de
sobriété inspirée du suprématisme qui le caractérise.
On ne s’étonnera pas alors que l’un de ses avatars prenne le
nom de concept art, auquel il sera possible de rattacher le land
art. On ne s’étonnera pas davantage que François Dagognet,
ardent défenseur de l’art contemporain, se fasse notamment le
porte-parole d’artistes tels que Christo, Robert Smithson, Michel
Paysant ou encore Gérard Titus-Carmel.
Titus-Carmel et La grande Bananeraie culturelle
Dès les années 1969 déjà, Gérard Titus-Carmel se montre
intéressé par le thème des Vanités, dans son œuvre intitulée La
grande bananeraie culturelle particulièrement. Bien qu'il ne
s'agisse pas de vanité aussi expressément annoncée que dans ses
Memento mori de 2001 par exemple, l'artiste nous donne à voir
13
une réalisation que l'on peut qualifier de vanité contemporaine.
Celle-ci est en effet constituée de cinquante-neuf bananes en
matière plastique, parfaitement identiques, disposées sur des
petites consoles de bois laqué blanc, ainsi que d’une soixantième, vraie celle-là, dont elles sont la copie.
Or le nombre des bananes artificielles pourrait consister à
montrer, en quelque sorte, leur supériorité numéraire et, pourquoi pas, la primauté de la copie, inaltérable, sur le modèle
périssable. Pour François Dagognet effectivement, on peut
d'abord y voir…
…une glorification du fruit artificiel […] [et même] une leçon
anti-platonicienne.1
Car il ne s'agit plus de refuser la copie au motif qu'elle est
mensongère, mais plutôt de la célébrer en ce qu'elle incarne
l'immobile, l'incorruptible et l'intemporel. Et il faut même,
ajoute le philosophe, tirer une autre leçon de cette œuvre, car ce
sont bien ces cinquante-neuf fausses bananes qui, évidemment,
relèvent de la tromperie, puisque…
…si la quantité se borne à redoubler l'être, [elle] ne saurait
[pourtant] le constituer.2
Il s'appuie pour cela ௅ comme Arman pourrait tout aussi bien
le faire pour justifier ses Accumulations ࣓ sur La Monadologie
de Leibniz selon qui « il faut que chaque monade soit différente
de chaque autre, car il n'y a jamais dans la nature deux êtres qui
soient parfaitement l'un comme l'autre »3. Et si l'être n'est pas
défini par la quantité, celle-ci ne saurait nous confondre en nous
laissant accroire que seul le fruit irréel mérite notre admiration.
Nous ne serons alors pas excessivement surpris de voir
François Dagognet le biologiste opter pour l'apologie de l'objet
1. F. D., Des détritus, des déchets, de l'abject. Une philosophie écologique, p.
15.
2. Ibid.
3. G. W. LEIBNIZ, Monadologie, 1840, Delagrave, 7ème éd., Paris, 1980, par. 8,
pp. 144-145.
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naturel, en dépit, ou plutôt grâce à ses facultés de décomposition. Car à ces cinquante-neuf bananes de plastique manque…
…l'essentiel, l'organicité, la chair même qui entraîne comme
conséquence sa fragilité.1
Ces soixante objets au total posent en effet, à leur manière…
…un problème physique et métaphysique majeur, celui de la
substantialité et surtout du critère grâce auquel on reconnaît
cette dernière.2
Car si la substance est habituellement ce qui subsiste, à la
différence des « accidents, contingents, passagers [et] périssables », on assiste ici à un effet de…
…retournement […] [où c'est] le faux qui demeure […] et qui
seul semble pouvoir revendiquer la présence ontologique (la
substantialité même).3
La solution réside donc dans le fait, non pas de « confondre
l'être avec ce qui disparaît », mais de prendre en considération
deux sortes d'êtres possibles :
Ceux qui se définissent par leur fixité (les êtres ou les corps
matériels), puis les autres, les vivants ou leurs fruits, par lesquels les vivants se prolongent.4
Il faut alors rechercher la constance…
…non plus dans le particulier [mais] seulement dans le genre.5
Et si les bananes en plastique retiennent d'abord notre
attention par leur inaltérabilité, nul ne saurait leur attribuer le
critère de véracité biologique qui, incontestablement, nous
1. F. D., Des détritus, des déchets, de l'abject. Une philosophie écologique, p.
16.
2. Ibid., p. 17.
3. Ibid.
4. Ibid.
5. Ibid.
15
frappe à la vue de la banane vraie. C'est alors davantage « l'inertie mortelle »1 qui caractérise la série des 59 simulacres de fruits,
plutôt que le vivant dans son aspect générationnel.
Le philosophe, s'appuyant sur le botaniste Gaston Bonnier2,
avoue d'ailleurs que les pommes et les poires auraient, mieux
que les bananes, pu illustrer son philosophème puisqu'en ce qui
concerne ces dernières, « les graines sont généralement avortées » alors que les pépins de pommes ou de poires, eux, sont…
…enfouis à l'intérieur du fruit [et] attendent sa putréfaction
[permettant d'assurer] sa continuité.3
Or cette interprétation, pour le moins convaincante reconnaissons-le, mérite encore quelques précisions. Pour François
Dagognet, l'exemple de La grande bananeraie culturelle est
l'occasion de…
…forger une épistémologie ontologisée.4
Et s'il reconnaît que les deux termes ont rarement été mis
côte à côte, il en défend néanmoins l'union car, à son sens, seule
la science, grâce aux instruments dont elle dispose pour attester
de la validité de ses résultats, est capable de mettre à jour…
…l’en soi de la matière, l'essence ou la composition du réel.5
C'est donc tout autant en scientifique ௅ ce qu'il est effectivement ௅ qu'en philosophe avéré, qu'il peut interroger le réel et
parvenir à nous convaincre en nous permettant de mettre le doigt
sur un point de continuité/rupture entre l'art contemporain et
celui qui l'a précédé.
1. F. D., Des détritus, des déchets, de l'abject. Une philosophie écologique, p.
18.
2. G. BONNIER, Cours de botanique, par. "Les Musacées", Librairie générale de
l'enseignement, Dijon, 1926, pp. 1191-1192.
3. F. D., Des détritus, des déchets, de l'abject. Une philosophie écologique, p.
18.
4. Ibid., p. 19.
5. Ibid.
16
Si la peinture de vanité traditionnelle évoquait en effet le
caractère périssable du vivant, dans ses représentations figuratives, la vanité contemporaine, elle, montre clairement le dépérissement, elle le met en scène, le présente littéralement, comme
ce peut être le cas de Robe de Chair de Jana Sterbak1 ou de cette
œuvre de Gérard Titus-Carmel. Et c'est sans doute cette mise en
scène qui, suivant le fil de la dégradation organique, conduit à la
vision de l'abject et à son potentiel rejet, ou alors à la
contemplation, en temps réel, de la métamorphose dont la nature
est capable.
Avec Hommage à Arcimboldo de Fabrice Hybert, c'est aussi
le thème de l'organique périssable qui apparaît, après quelques
jours d'exposition, alors que la première impression que l’on a
de l’œuvre relève davantage d'une esthétique de la nature. Or
c’est précisément ce thème artistique éternel qui est interrogé à
travers l'exemple contemporain du Land Art en général et de
Robert Smithson ou de Christo en particulier.
Christo et le temps de la renaissance
Bien qu’il ne soit pas à son origine, Christo Javacheff, « qui a
substitué à son propre nom son prénom christique »2, a
largement contribué à l’histoire du Land Art, en enfermant ௅
avant de les libérer à nouveau ௅ des sites de grande envergure…
…dans un immense suaire, un drap, ou une matière plastique
quelconque.3
En s’inspirant d’une certaine manière…
…de la vie religieuse – la mise à mort, le ténébreux avant la
résurrection.4
1. En 1987, Jana Sterbak réalise une performance au cours de laquelle elle fait
porter à un mannequin une « robe de chair » constituée de plusieurs kilos de
viande de bœuf préalablement salée, ce qui n'empêche pas, après quelques
jours, sa lente décomposition.
2. F. D., 100 mots pour comprendre l’art contemporain, p. 56.
3. F. D., « L’art contemporain », Conférence du 10 mai 1996, p. 13.
4. F. D., 100 mots pour comprendre l’art contemporain, p. 56.
17
Il est manifeste en effet que…
…recouvrir [puis] dévoiler [un site ou un monument] traduisent
une victoire religieuse sur la mort, d’où la réapparition, c’est-àdire l’apparition de ce qui avait disparu.1
Pour François Dagognet, l’artiste peut même, à juste titre…
…s’identifier au créateur puisqu’il supprime ce qu’ensuite il
rétablit »2 [jouant] « de l’embaumement […] pour mieux en
appeler au temps du retour et de la renaissance.3
Christo et sa compagne Jeanne-Claude Denat de Guillebon
sont en effet artistes ௅ donc créateurs ௅ bien qu’il soit entendu…
…qu’il ne s’agit plus de peinture, mais d’expériences urbaines,
ou de Land Art.4
Aussi réalisent-ils, parmi leurs plus grandes œuvres, Iron
Curtain en 1962, Wrapped Coast en 1969, Valley Curtain en
1972, Running Fence en 1976, Parasol Bridge en 1991, mais
aussi l’Emballage du Reichstag en 1995 et The Gates en 2005.
Et parmi les plus spectaculaires, notons les fameuses
Surrounded Islands, dont le but était de ceinturer de polypropylène rose fuchsia les îles de la baie de Biscayne à Miami et
dont la concrétisation s’est étendue de 1980 à 1983. L’effet
rendu, si l’on en croit les photographies, fut, il faut bien le dire,
d’une étonnante beauté puisque ces onze îlots artificiels,
constitués à l’époque d’une quarantaine de tonnes de déchets de
couleur brunâtre, ont été littéralement sublimés par ce tissu rose
clinquant, parfaitement adapté à leurs contour.
Il est en outre manifeste que chacune de ces œuvres, ayant
principalement pour site les États-Unis, mais aussi l’Allemagne,
l’Australie ou la France, a dû faire l’objet d’une multitude de
démarches de conception et de réalisation, toutes plus audacieuses les unes que les autres en ce qu’elles…
1. F.D., Pour l’art d’aujourd’hui. De l’objet de l’art à l’art de l’objet, p. 69.
2. F. D., 100 mots pour comprendre l'art contemporain, p. 56.
3. F. D., Pour l’art d’aujourd’hui, De l’objet de l’art à l’art de l’objet, p. 69.
4. Ibid., p. 68.
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…dépassent la gestion quotidienne, puisque, loin d’ensacher le
petit dans le grand, Christo met plutôt le grand dans le petit.1.
Tel était l’effet recherché par les artistes lors de l’empaquetage du Pont-Neuf à Paris, l’un des plus vieux de la capitale,
pour la période du 22 septembre au 7 octobre 1985. Et si l’on
considère que William Turner, Auguste Renoir et Pablo Picasso
notamment ont fait du Pont-Neuf l’un des sujets de leur œuvre,
c’est probablement cette importance historique et culturelle qui a
été déterminante dans le choix des Christo qui ont passé dix ans
de leur vie à mettre en place le projet : 40 876 mètres carrés de
toile de polyamide dorée retenus par 13 076 mètres de corde et
plus de douze tonnes d’acier avaient pour but de transformer cet
ancien pont en une architecture moderne presque aérodynamique !
Comme Christo l’a précisé lui-même : « d’une manière générale, quand on couvre, quand on emballe quelque chose, on le
sublime… Ce qui est important, c’est que l’empaquetage crée
une émotion »2. On ne s’étonnera pas alors que François
Dagognet préconise de…
…ne pas y voir une séquestration, une mise en cage ou un
enfouissement, puisqu’on vise exactement le contraire.3
Signalons toutefois que, malgré l’ampleur du projet et,
incontestablement, sa valeur esthétique dont nous pouvons,
aujourd’hui encore, témoigner, grâce aux multiples photographies et vidéos qui ont été prises à l’époque, il ne pouvait être
purement et simplement apprécié comme tel, en raison de
différents motifs, à commencer par celui de son « indétermination ontologique »4.
1. F. D., 100 mots pour comprendre l’art contemporain, p. 56.
2. CHRISTO, Le Packaging, in « Dynasteurs », N° 8, octobre 1986, p. 58.
3. F. D., Pour l’art d’aujourd’hui. De l’objet de l’art à l’art de l’objet, p. 71.
4. N. HEINICH, L’art contemporain exposé aux rejets, Études de cas, Jacqueline
Chambon, coll. Rayon Art, Nîmes, 1998, p. 9.
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