Pas à pas publication de la Commission d’éthique La question de la liberté « Il n’est point de bonheur sans liberté, ni de liberté sans courage. » Périclès Liberté et société No 8 Novembre 2011 Il nous a semblé opportun d’aborder la question de la liberté dans un contexte institutionnel où les attentes sociétales, les normes et les contrôles étatiques se sont intensifiés, alors que les sociétés occidentales se réclament de la liberté (néo-libéralisme économique, libertés individuelles,…) et que le champ social se débat avec l’auto-détermination et l’autonomisation des bénéficiaires ! Divers paradoxes surgissent en force. D’abord les libertés pour exister contraignent d’autres libertés, à quoi s’ajoute une étendue de l’horizon des libertés depuis quelques décennies. De fait, les contraintes sont montées en puissance, tout en produisant des effets contradictoires (des injonctions paradoxales1 qui disent qu’il faut libérer tout en garantissant la sécurité et le bienêtre !). signifie : émerger, sortir, rompre, couper d’une continuité. C’est en cela que la liberté, et nous osons une tautologie2, est un acte libre ! Concrètement de plus en plus de travailleurs sociaux ont le sentiment que leur liberté d’actions professionnelles s’est considérablement réduite de par les normes en vigueur (limites, règles, protocoles…). C’est incontestablement vrai en partie, mais en partie seulement. Nous pensons que ce sentiment est exacerbé par une compréhension incomplète de ce qu’est la liberté. Notre prétention à en parler se limitera aux dimensions philosophique et éthique. Et en effet, l’espace-temps de la liberté est souvent perçu comme étant l’action. L’humain en effet agit afin de réduire l’imprévisibilité du monde. L’action devient de fait la possibilité du souvenir, de la mémoire, et par conséquent de la responsabilité, puisqu’il s’agit de répondre, d’assumer les actes que l’on a posé librement face à l’imprévisibilité des choses. Le lien entre la liberté, l’action et la responsabilité est établi. La tradition occidentale, issue de l’antiquité grecque, postule que l’homme libre ne travaille pas et se détache de la nature par le fait qu’il n’est jamais en contact physique avec elle. Nous en sommes bien loin à l’ère où le travail est une valeur cardinale. Remarquons pour prendre un autre point de repère qu’en Chine la liberté n’a pas été pensée, le mot n’est apparu que tardivement sur la base d’un néologisme que la langue japonaise avait introduit quant à elle au début du 20e siècle. En occident, la liberté s’est conceptualisée développée à travers les siècles et l’idée s’est progressivement imposée tout en restant floue et diversement interprétée. Liberté et action Précisons avec Jaspers que l’on ne s’installe pas dans la liberté de manière définitive pas plus qu’on ne peut forcer quelqu’un à être libre. Et de manière plus optimiste penser la liberté nous la rend déjà accessible nous dit encore Jaspers. La liberté s’inscrit pour Kierkegaard dans une rupture existentielle. Du latin Ek-sistere 1 C’est toute la différence entre des paradoxes existentiels (une liberté limite une autre liberté) et des paradoxes pathogènes (une liberté vient s’ajouter à une autre en disant qu’il faut faire et ne pas faire en même temps : comme de respecter la convention européenne des droits humains et enfermer à vie les délinquants sexuels). Par imprévisibilité il faut entendre l’incertitude constitutive de la condition humaine. L’incertitude caractérise l’avenir qui est par définition incertain. L’incertitude est perçue comme une mise en péril des fragiles stabilités que l’humain édifie dans son rapport au monde et au temps. Les certitudes morales vont céder la place à une incertitude qui est le lieu de l’éthique et de la liberté à partir du moment où l’individu renonce à une emprise sécurisante par l’usage instrumental du temps. Emprise en provenance du passé vers le présent (nostalgie et approche morale prescriptive : les normes, lois, règles, etc.), ou emprise en provenance du futur vers le présent (futurologie et approche évaluative : prévision des conséquences, principe de précaution, etc.). L’incertitude apparaît dès lors comme une cause de souffrance existentielle. Par exemple l’angoisse de ce qui enferme (le plein) : les limites, les normes, les dogmes, les croyances, etc., et angoisse de ce qui dissout (le vide) : néant, absence, insécurité, manque de cadre, etc. Cette incertitude peut provoquer bien des tourments et un repli vers une servitude volontaire. La liberté n’est pas un bien que tous les humains désirent, loin s’en faut, la servitude est plus rassurante. 2 Une tautologie est le fait de redire la même chose pour en soulever la puissance. Liberté et discernement Si néanmoins la liberté nous tente, une résistance à la contrainte du monde apparaît comme une dialectique3, comme une force de résistance, qui est en ce sens la première condition d’une éthique. La dialectique vient de la même racine grecque que le dialogue, dialegesthai, qui signifie converser, distinguer, traverser avec des mots. Il s’agit de distinguer ce qui dépend de soi de ce qui n’en dépend pas afin d’agir en conséquent. C’est la première liberté, celle du discernement4. Liberté et consentement Revenons à la question de la résistance qui apparaît pour Camus comme une révolte qui surgit face au spectacle absurde de la vie : « Le révolté ne demande pas la vie, mais les raisons de la vie […]. Ce n’est pas la souffrance de l’enfant qui est révoltante en elle-même, mais le fait que cette souffrance n’est pas justifiée »5. La logique de la révolte est de ne pas renforcer l’injustice de la condition humaine. Cet élan moral ne s’arrange pas des sacrifices des révolutions nous dit Camus, sa révolte est proprement éthique car elle postule que le refus est l’expression de la liberté et que le consentement lui est corollaire. Camus ne cherche ni à idéaliser le réel, ni à réaliser l’idéal, il promeut une pensée de la mesure. La liberté de consentir suit la liberté de discerner et précède la liberté d’agir. Si nous avons mal évalué la possibilité de vivre une liberté en agissant là où nous n’avons pas prise, cela conduit bien souvent dans un premier temps à négliger 3 La dialectique est un mouvement de la pensée qui repose classiquement sur une thèse (ici le monde), une antithèse (ici une résistance) et une synthèse qui est le dépassement de l’opposition (ici une action libre). 4 Discerner le bon du mauvais, le bien du mal, le beau du laid, avec toutes les nuances qui s’imposent. 5 CAMUS, Albert. L’homme révolté, Paris, Gallimard, folio essais, 1985, p. 132 une action qui serait possible, et en cascade induit une démobilisation progressive pour finalement conduire à l’épuisement (le célèbre burn-out). Ce qui entraîne des effets divers et cumulables : une mauvaise estime de soi, des comportements agressifs, de la dépression… Nous avons ainsi réuni les déclinaisons de la liberté : discernement, consentement, agissement. Une chronologie qui établit une progression raisonnable. A titre d’exemple prenons une personne qui fait face au mur des limites normatives qui semblent empêcher sa créativité (un mouvement majeur de la liberté). En discernant plus habilement, elle pourrait s’apercevoir qu’elle tourne le dos à un grand espace libre. Espace de Liberté et De créativité ! Elle pourrait par conséquent consentir aux limites qui la contraignent et se retourner pour agir librement en faisant appel à sa créativité. Liberté du choix – Liberté d’action Une déclinaison plus conventionnelle nous fait distinguer la liberté de choisir et la liberté d’agir. Cette nuance n’est pas sans intérêt d’un point de vue éducatif, car trop souvent face à l’impossibilité d’agir de la part d’une personne handicapée que l’on accompagne (comme parent, éducateur ou Msp), la possibilité du choix est oblitérée. Or, choisir est bien souvent possible même si l’action nécessaire n’est pas accessible à la personne qui choisit. Et rappelons au passage que choisir réduit la liberté puisque d’autres choix ne sont plus possibles. Liberté et illusions Diverses illusions nous font croire que nous sommes libres. Non des moindres est l’illusion que les certitudes sont des aspects de la liberté. Or il n’en est rien. Les certitudes sont bien souvent des enfermements qui suppriment l’accès à la liberté. Précisons que la construction de certitudes n’a pas le même effet que l’action responsable qui est un engagement dans le monde, les certitudes sont davantage des « désangagements ». L’action responsable implique que l’on se préoccupe des intentions, des moyens d’actions et des conséquences de l’action. Dans cette perspective, nous pouvons dire que nous commettons un acte libre sur le plan éthique. EPICTETE. Manuel, Paris, le monde de la philosophie, Flammarion, 2008 HERSCH, Jeanne. Karl Jaspers, Lausanne, l’Age d’homme, 1978 HONNETH, Axel. Les pathologies de la liberté, Paris La Découverte, 2008 JASPERS, Karl. Introduction à la philosophie, Paris, Plon, 10/18, 1981 KIERKEGAARD, Sören. Le concept de l'angoisse, traité du désespoir, tel Gallimard, 1990 LA BOETIE, Etienne de. Discours sur la servitude volontaire, Paris, folio plus, 2008 RICOEUR, Paul. Philosophie de la volonté, 2. Finitude et Culpabilité, Paris, Points, essais, 2009 STEINER, Rudolf. Philosophie de la liberté, Genève, Editions Anthroposophiques Romandes, 4e édition, 1983 Liberté – moyens – fins A quoi ajoute Camus : si la fin justifie les moyens, qu’est-ce qui donc justifie la fin ? Et bien les moyens ! L’acte libre s’inscrit essentiellement dans la qualité des moyens mis en œuvre en vue d’une fin et non l’inverse. Cela ne veut pas dire que les moyens prennent la place de la fin, ce serait idéaliser les moyens, et rien n’en sortirait de bon. Se préoccuper des moyens revient à se pencher sur ce qui nous est accessible contrairement à un idéal visé qui nous échappe. La réalité professionnelle est celle des moyens humains. Cette réalité nous enrichit de satisfaction et d’estime par la reconnaissance de nos capacités investies dans les moyens mis en œuvre. A la suite de Ricoeur, concluons en disant qu’il s’agit de passer de la culpabilité (de ne pas atteindre l’idéal) à la capacité (de réaliser les moyens). Ressources biliographiques ARENDT, Hannah. La condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983 CAMUS, Albert. L’homme révolté, Paris, folio essais, Gallimard, 1951 EPICTETE. De la liberté, Paris, Gallimard, Folio, 2005 Pas à pas est une contribution de la Commission d’éthique de l’uria Cette commission est à disposition de toute personne concernée d’une façon ou d’une autre par la qualité des rapports humains au sein des institutions partenaires et notamment par les situations de maltraitance et de violence. Contacts Roger Cevey Responsable de la commission 079/242 32 05 [email protected] Didier Emery Secrétariat URIA 021/6349240 [email protected] Membres Michel Farine Directeur du secteur Adultes de la Fondation Perceval Thierry Racine Directeur de la Fondation St-George