Réformes du système de santé, contraintes économiques et valeurs

Santé publique
2010, volume 22, n° 6, pp. 625-636
ÉTUDES
Correspondance :
P.-H. Bréchat Réception : 03/03/2010 – Acceptation : 08/07/2010
Réformes du système de santé,
contraintes économiques et valeurs
éthiques, déontologiques et juridiques
Health system reforms, economic constraints and ethical
and legal values
Michel Caillol (1),(2),(3),Pierre Le Coz (4),(5),Régis Aubry (6),(7),(8),
Pierre-Henri Bréchat (9),(10)
(1) Chirurgien orthopédiste et traumatologue, hôpital Ambroise Paré, 1, rue d’Eylau, 13291 Marseille, France.
(2) Doctorant en philosophie pratique, éthique et politique, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 90, rue de
Tolbiac, 75013 Paris, France.
(3) Collaborateur de l’Espace Éthique Méditerranéen Marseille, 264, rue Saint-Pierre, 13005 La Timone, France.
(4) Vice-président du Comité national d’éthique, 35, rue Saint-Dominique, 75700 Paris, France.
(5) Directeur du département des sciences humaines et sociales de la Faculté de médecine de Marseille. Labo-
ratoire EA 3783, Espace éthique méditerranéen, 264, rue Saint-Pierre, 13005 La Timone, France.
(6) Vice-président de l’Espace éthique Bourgogne Franche-Comté, Hôpital Jean Minjoz, boulevard Fleming,
25030 Besançon, France.
(7) Responsable du département douleur - soins palliatifs - PASS, Hôpital Jean Minjoz, boulevard Fleming,
25030 Besançon, France.
(8) Coordinateur du programme national de développement des soins palliatifs, ministère de la Santé et des
Sports, 14, avenue Duquesne, 75007 Paris, France.
Résumé : Les réformes du système de santé et des hôpitaux ont induit des évolutions
législatives, structurelles et organisationnelles importantes et continues. Existe-t-il des
logiques à l’œuvre au sein du système de santé et des hôpitaux qui pourraient remettre en
question le principe de solidarité, les valeurs séculaires de l’éthique qui régissent les textes
de la déontologie et du droit ? Pour apporter des éléments de réponse à ces questions, nous
avons confronté nos expériences avec une revue de la littérature professionnelle et
scientifique de 1991 à 2010. Ces dix-neuf dernières années, l’organisation du système de
santé a été soumise à des variations et des tensions importantes. Ces variations sont les
témoins d’un changement de doctrine : si une étape de territorialisation du système de santé
alliant choix des priorités de santé publique, concertation et démocratie participative a été
mise en œuvre, le système a été ensuite été orienté vers une affirmation du pouvoir central
alliant économie, technicisation et contractualisation. Ce changement de doctrine est
susceptible de remettre en cause la mission sociale des hôpitaux et le principe de solidarité.
Le progrès, le vieillissement de la population, ainsi que les contraintes financières
obligeraient les décideurs à orienter le système de santé vers plus de contrôle. Hôpitaux,
professionnels de santé et usagers peuvent se sentir écartelés entre un système qui tendrait
à simplifier et minimiser ce qui se complexifie et qui est global. Des repères sur les valeurs,
l’éthique, la déontologie et le droit pour l’hôpital, les professionnels de santé et les usagers
sont interrogés. Ces éléments sont importants à prendre en compte au moment où la Loi
portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires et les
agences régionales de santé sont mises en œuvre.
Mots-clés :
Réformes du système de santé - réformes hospitalières - valeurs - solidarité -
philosophie - éthique - déontologie - droit - santé publique.
(9) Chercheur et membre du comité de direction du Centre d’analyse des politiques publiques de santé
(CAPPS), centre de recherche interdisciplinaire de l’École des hautes études en santé publique (EHESP) en
partenariat avec la chaire santé de Sciences Po. À ce titre, il est amené à réaliser des travaux de recherches et
d’enseignements à l’EHESPen tant que Professeur attaché. EHESP, avenue du Professeur-Léon-Bernard,
35043 Rennes cedex, France.
(10) Praticien hospitalier en mobilité à la Policlinique Baudelaire, Pôle « urgences et médecine d’aval géné-
raliste » : UMAG, Hôpital Saint-Antoine, Assistance publique des hôpitaux de Paris (APHP), 184, rue du
Faubourg-Saint-Antoine, 75571 Paris cedex 12, France.
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Introduction
Dans le domaine de la santé, l’action combinée du développement des
technologies, du vieillissement de la population, de la crise des finances
publiques et des attentes grandissantes de la population, oblige les gouver-
nements à contrôler explicitement la croissance des coûts tout en continuant
à garantir à toute la population un accès équitable à des services de qualité.
Depuis les années quatre-vingt dix, la France a entrepris la révision de ses
politiques publiques dans le secteur de la santé à l’instar des pays occiden-
taux industrialisés. Les réformes du système de santé et des hôpitaux ont
induit des évolutions législatives, structurelles et organisa-tionnelles impor-
tantes et continues [5, 28, 31]. Professionnels de santé, tant des politiques
de santé publique (prévention, éducation thérapeutique du patient, santé et
environnement) que des politiques d’organisation des soins (système hospi-
talier, financement), acteurs de santé et usagers ont pu s’adapter et réaliser
des apprentissages successifs. Des interrogations existent concernant les
évolutions possibles du système de santé vers une remise en cause du prin-
cipe de solidarité dans un contexte économique contraint [7, 30]. Les logi-
ques à l’œuvre au sein du système de santé et des hôpitaux sont-elles
compatibles avec le principe de solidarité inscrit dans la constitution fran-
çaise, les valeurs [3], l’éthique, la déontologique et le droit [32] ?
Matériel et méthodes
Nous avons choisi de centrer cette étude sur l’élaboration d’une opinion
partagée par des spécialistes afin de cerner les grandes lignes des évolutions
du système de santé et de l’hôpital, et de donner quelques pistes
d’amélioration à visée générale au regard de la Loi portant réforme de
l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires (HPST) est mise
en œuvre [21, 30].
Summary:
Health system and hospital reforms have led to important and on-going legislative,
structural and organizational changes. Is there any logic at work within the health system and
hospitals that could call into question the principle of solidarity, the secular values of ethics
that govern the texts of law and ethics? In order to respond, we compared our experiences to
a review of the professional and scientific literature from 1992 to 2010. Over the course of the
past eighteen years, health system organization was subjected to variations and significant
tensions. These variations are witnesses to a paradigm shift: although a step towards the
regionalization of the health system integrating the choice of public health priorities,
consultation and participatory democracy has been implemented, nevertheless the system
was then re-oriented towards the trend of returning to centralization on the basis of uniting
economics, technical modernization and contracting. This change of doctrine may undermine
the social mission of hospitals and the principle of solidarity. Progress, the aging population
and financial constraints would force policy-makers to steer the health system towards more
centralized control. Hospitals, health professionals and users may feel torn within a system
that tends to simplify and minimize what is becoming increasingly complex and global.
Benchmarks on values, ethics and law for the hospitals, healthcare professionals and users
are questioned. These are important elements to consider when the law on the reform of
hospitals, patients, health care and territories and regional health agencies is implemented.
Keywords:
reform of the health system - hospital reforms - values - solidarity - philosophy -
ethics - ethics - law - public health.
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Matériel
Les personnes interrogées sont à la fois des artisans ou non des réformes
du système de santé et de l’hôpital, ainsi que des spécialistes en
philosophie, éthique, déontologie, droit et santé publique. Toutes ont
participé à la rédaction de cet article.
Pour ce faire nous avons opté pour les propositions de Muller et col, pour
qui l’opération qui consiste à délimiter les « frontières » d’une politique publi-
que est hasardeuse ; ils suggèrent de se donner un objet de recherche plus
modeste, qui permettra de s’interroger sur les mécanismes de construction
de l’action publique dans le secteur considéré au sein d’une période symbo-
lique choisie [25]. Cette étude a été réalisée sur une période de 19 années
allant de la loi de réforme hospitalière de 1991 qui a institué notamment la
politique contractuelle entre hôpital et les tutelles, en passant par la parution
en 1992 du rapport « Stratégie pour une politique de santé » du Haut comité
de la santé publique (HCSP) [16], jusqu’à la mise en œuvre de la Loi HPST
en 2010 [24]. Ce rapport du HCSP a été choisi car il propose notamment le
principe de solidarité comme un des buts d’une politique de santé.
Méthodes
La recherche s’est appuyée sur le croisement de données issues d’entre-
tiens semis-directifs, de documents (comptes-rendus, notes, courriers,
rapports) disponibles et de la littérature professionnelle et scientifique.
Pour les entretiens, un questionnaire original a été construit car il n’en
existait pas dans la littérature. Il était composé de trois questions : Existe-t-il
des logiques à l’œuvre, voire des ruptures, au sein du système de santé et
des hôpitaux ? Le principe de solidarité et les repères philosophiques,
éthiques, déontologiques et juridiques de chacun mais aussi de la société
sont-ils interrogés ? Si oui, comment et pourquoi ? Au cours de chaque
entretien, d’une durée d’environ une heure et demie, le questionnaire a été
rempli en face à face. Les réponses ont fait l’objet d’une prise de notes
systématique puis d’un compte-rendu. La garantie de confidentialité (nom,
fonction et lieu d’exercice) a favorisé l’expression de propos libres et riches.
Les réponses ont ensuite été réceptionnées par les investigateurs principaux
qui en ont réalisé la saisie et le traitement des données. Sont présentées ici
les remarques les plus fréquemment relevées lors des entretiens.
Les données issues de l’analyse documentaire sont venues compléter
celles des entretiens. Une recherche sur l’Intranet a concerné les sites
suivants : http://www.sante.gouv.fr/htm/dossiers/hopital2007/ ;
www.bdsp.tm.fr/ ; www.google.fr ; (mots clés : réforme, système de santé,
hôpital, solidarité, philosophie, éthique, déontologie, droit).
Résultats
Éléments sur les évolutions du système de santé et des hôpitaux
Deux périodes clés et un plan particulier peuvent être dégagés afin de
cerner les logiques à l’œuvre pouvant remettre en cause le principe de
solidarité :
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1991-2001 : Santé publique, territorialisation, concertation
et démocratie sanitaire
En 1991, la loi de réforme hospitalière institue le schéma régional
d’organisation sanitaire de première génération (SROS I), les projets
d’établissements (analyse stratégique) et la politique contractuelle entre
hôpital et les tutelles. En 1992, le Haut comité de la santé publique (HCSP)
a retenu la définition de la santé de l’Organisation mondiale de la santé
(OMS) [16]. Une approche globale et intersectorielle de la santé est ainsi
privilégiée. Les buts de cette politique pour une amélioration de la santé
sont alors : l’égalité devant la santé, santé et qualité de vie, et conditions
de vie des personnes handicapées. Le rapport du HCSP de 1994 qui relève
de la même philosophie que le rapport de 1992, est une tentative d’associer
à un bilan national sur la santé de la population un ensemble d’objectifs de
santé avec des indicateurs souvent quantifiés [18]. Les disparités de santé
selon les catégories sociales et les régions y sont développées. La
croissance des écarts de santé est décrite comme une caractéristique
péjorative et alarmante de l’état de santé en France. La réduction des
inégalités face à la santé est un des grands buts d’une politique de santé à
moyen terme [17]. Les prémisses de la territorialisation sont posées dès
1991. La politique de réduction des inégalités par les arbitrages entre les
dotations régionales aux agences régionales de l’hospitalisation (ARH) est
instituée en 1998. Elle cessera avec la mise en œuvre de la tarification à
l’activité (T2A). Des conférences régionales de santé (CRS), programmes
régionaux de santé (PRS) et SROS de deuxième génération (SROS II)
soutenus par des programmes nationaux de santé (PNS) ont été développés.
La politique globale de mars 2001 met l’accent sur la démocratie
sanitaire (11). Les usagers ont pu être associés à l’élaboration, à la mise en
œuvre et au suivi des actions. Une culture de santé publique, basée sur la
concertation a pu se développer. Il n’y a pas eu de PNS « réduction des
inégalités de santé » ou « réduction de la précarité ». Si la précarité est une
priorité des CRS de 21 régions sur 26, elle n’a fait l’objet que de 3 PRS
sur 106. Le programme régional d’accès à la prévention et aux soins (PRAPS)
dont la mise en œuvre a été rendue obligatoire dans chaque région, a été
suivi et évalué au niveau national.
2001-2010 : Économie, affirmation du pouvoir central, technicisation
et contractualisation
La mise en œuvre de trois lois, Loi organique relative aux lois de finances
de 2001, Loi relative à la politique de santé publique (LRPSP) de 2004 et Loi
relative à l’assurance maladie de 2004 montre qu’un double mouvement est
en cours : mise en cohérence de l’action publique et volonté de constituer,
pour le pilotage des politiques de santé, un pouvoir fort à même de faire
évoluer les comportements et les pratiques ; et accompagné de finan-
cements et de nouvelles gouvernances [4]. Le plan « hôpital 2007 » lancé en
2002 a notamment renforcé ce mouvement pour le financement à l’activité et
(11) La loi relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé adoptée le 4 mars 2002, s’inscrit
dans la politique de santé tendant à la démocratisation du fonctionnement du système de santé et à l’amélio-
ration de sa qualité.
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la contractualisation des offreurs de soins amorcée par le SROS II [5]. Les
valeurs de la politique de santé prises en compte par le HCSP en 1992 sont
reprises sans être hiérarchisés par la Loi relative à la politique de santé
publique (LRPSP) de 2004. Si la réduction des inégalités fait partie des
objectifs de la LRPSP et est citée dans l’article 2 et dans les annexes, rien
n’engage les gouvernements comme auparavant. Cette Loi va donner des
priorités nationales aux plans régionaux de santé publique (PRSP),
successeurs des PRS, et au SROS de troisième génération (SROS III) qui va
tenter de décloisonner soins et prévention. Ces priorités nationales sont
mises en œuvre par le niveau régional notamment auprès des offreurs de
soins. L’État et l’Assurance maladie deviennent des régulateurs de l’offre et
passent des contrats (autorisation et volume d’activité). Après négociation,
chaque ARH va signer un contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens
(CPOM) avec chaque directeur d’établissement de santé qui le déclinera avec
ses responsables de pôle. Les professionnels de santé, tant administratifs
que médicaux, des établissements de santé sont ainsi invités à participer
ensemble à la gestion de leur structure [5]. Les marges de manœuvre laissées
aux régions pour identifier et se mobiliser sur leurs propres priorités de santé
sont faibles. En 2007, les ARH avaient conscience d’avoir privilégié la
réalisation des CPOM du SROS III tout en ayant des doutes sur son efficacité
en matière de régulation et de pilotage [19]. Il y a près de deux fois moins
de priorités nationales mises en œuvre que pendant la période 1991-2004
(32/ 15) et il n’y a pas eu comme priorité la réduction des inégalités de santé
ou de la précarité. Les représentants des associations d’usagers sont moins
associés. La Loi HPST poursuit la logique d’efficience et d’affirmation du
pouvoir central : elle élargit la contractualisation aux offreurs de services de
santé dans les domaines de la prévention, du soin et du médico-social ainsi
qu’à des professionnels de santé conventionnés ; elle regroupe les structures
décentralisées du ministère en charge de la santé et de l’Assurance maladie
au sein des agences régionales de santé (ARS) ; elle réforme les
établissements de santé en définissant les communautés hospitalières de
territoire et des missions de service public [21]. Ces réformes peuvent
remettre en cause la mission sociale des établissements de santé et le
principe de solidarité [7].
Éléments d’explication sur les évolutions du système de santé et des hôpitaux
Progrès, complexité et solidarité
Les progrès de la médecine imposent des choix de priorités. D’un côté on
constate par exemple l’augmentation de la population malade susceptible de
vivre longtemps du fait de la chronicisation de certaines maladies aiguës. De
l’autre, on constate que le progrès a un coût et que les contraintes finan-
cières dans lesquelles s’inscrit ce progrès orientent le système de santé vers
un contrôle alliant affirmation du pouvoir central, technicisation, contractua-
lisation. Financer le progrès dans une économie contrainte pose la question
des limites : peut-on sacrifier l’égalité d’accès aux soins au financement de
segments coûteux de la médecine moderne ? Le progrès a un coût, et nous
n’avons pas forcément les moyens de toutes nos ambitions [2]. La complexi-
fication des contraintes interroge les organisations et les modalités de
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