L'enseignement philosophique – 61eannée – Numéro 3
II – TÉMOIGNAGES ET SUGGESTIONS
L’EXERCICE DE QUESTIONNEMENT DES TEXTES
PHILOSOPHIQUES AU RISQUE DE LA SIMPLICITÉ
Brigitte ESTEVE-BELLEBEAU
Lycée Max Linder, Libourne
Depuis l’année scolaire 2009-2010, une commission de réflexion sur l’enseigne-
ment philosophique a trouvé place au sein de l’Association des professeurs de philoso-
phie de l’enseignement public.
Les objectifs assignés à cette commission sont, pour l’essentiel, de réfléchir aux
épreuves des séries technologiques, d’essayer de penser si et à quelles conditions l’en-
seignement de la philosophie en première est envisageable, de se donner comme
objet de discussion les exercices que chacun d’entre nous invente pour aider à la
construction de la réflexion philosophique. Elle ne propose donc rien qui soit formel,
car tel n’est pas son but. Mais elle entend et recueille ce que les collègues veulent bien
faire remonter jusqu’à elle, afin de mieux prendre acte des modalités d’enseignement
de la philosophie, des écarts entre ce qui est et ce qui pourrait être. Pour ce faire,
cette commission s’est penchée dans un premier temps sur l’explication de texte, en
séries technologiques en particulier. Ce qui suit tente de rendre compte de l’esprit
dans lequel le travail de réflexion s’y opère, et se présente comme une contribution
aux travaux de cette commission.
L’enseignement de la philosophie en lycée a accordé, au fil des années, une place
conséquente à l’usage des textes philosophiques, afin de préparer les élèves à la
flexion et à la pensée critique. De la lecture suivie d’œuvres philosophiques au
recours massif à de larges extraits d’œuvres, en passant par le travail de compte
rendu de lecture d’une œuvre, c’est à habituer l’élève à se frotter avec une pensée par-
fois ardue que le professeur de philosophie s’oblige durant l’année scolaire.
De ces divers champs de travail invitant à l’élaboration de la réflexion philoso-
phique avec les élèves, nous avons choisi d’abord le plus classique : celui de l’usage
des textes philosophiques courts, dont il s’agit de favoriser l’accès pour des élèves ne
disposant pas toujours d’une culture éclairante, c’est-à-dire susceptible de rendre
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intelligible le sens de certains termes ou même de faciliter l’accès à un « arrière-
monde » du texte.
Comment faire un usage philosophique d’un texte philosophique en posant
comme finalité de la lecture la compréhension d’un problème que le texte pose ou
qu’il tente d’élucider ?
Partant de la question pédagogique : « comment rendre compréhensibles les textes
philosophiques dans un horaire souvent très restreint ? », nous avons élaboré à partir de
certains textes un questionnement visant à en faciliter l’accès. Il est d’ailleurs désor-
mais facile pour un jeune professeur, qui chercherait quelques exercices à donner à
ses élèves, de trouver en ligne pas mal d’exemples de textes proposés, sur des sites ou
des blogs réalisés par des collègues 1. Le lecteur ne trouvera donc pas dans ce qui suit
quelque chose qui manifesterait une grande originalité, mais simplement un témoi-
gnage de ce qui se fait avec les élèves des séries techniques. L’intérêt de ce témoigna-
ge consiste dans ce qu’il pourra ouvrir comme échange entre professeurs désireux de
réfléchir ensemble, du moins tel est notre souhait.
Le travail qui suit, quant à lui, doit beaucoup à celui d’une équipe qui, sans
jamais céder aux sirènes du pédagogisme, a bien cerné cependant les difficultés de
l’accès aux textes philosophiques.
F. Raffin et l’équipe travaillant à ses côtés, dans le cadre d’une mission INRP, ont
très bien montré l’usage qui pouvait être fait d’œuvres dans le cadre d’une lecture sui-
vie, visant à ouvrir la pensée des élèves à partir d’une question de cours, ou d’une
problématique susceptible d’être travaillée tout au long de l’année 2.
À la fin de l’ouvrage consacré à la présentation des travaux de l’équipe, se trouve
un chapitre intitulé « La lecture des textes courts » dans lequel le texte philosophique
est présenté comme « intelligibilité rationnelle c’est-à-dire œuvre d’une intelligence
permettant l’intelligence ». Même s’il nous arrive de l’oublier, tant parfois les condi-
tions de travail, les difficultés rencontrées avec certaines classes sont grandes, telle est
bien la finalité que nous espérons voir se réaliser : l’éveil d’un esprit qui se met à pen-
ser par soi, car il a découvert ce qui fait qu’un mot devient un concept.
Mais les obstacles à la lecture d’un texte philosophique sont nombreux, à com-
mencer par la difficulté d’une élaboration conceptuelle quand le sens des notions en
jeu dans un texte semble être « évident » ; à continuer par l’absence d’habitude de
questionner le discours, ce qui conduit à mettre au même niveau toutes les formes de
discours. Il est ainsi nécessaire de se demander comment rendre le texte moins étran-
ger à la pensée de l’élève, c’est-à-dire comment lui en faciliter l’accès sans pour autant
lui mâcher les étapes d’une argumentation comme s’il ne s’agissait que d’un pur exer-
cice de construction, d’une séance d’empilement de Lego !
Or cela ne peut se réaliser en faisant un cours magistral sur la pensée de l’auteur,
son contexte historique, scientifique et philosophique etc., puis en donnant une liste
des concepts du texte à étudier, et enfin en fournissant une présentation chronolo-
gique des arguments avancés par l’auteur. On court alors le risque de ne laisser aux
élèves que la trace d’une pensée, occultant ainsi toute pensée pensante, c’est-à-dire
1. S. Manon propose en particulier un travail de décryptage de quelques grands textes de Descartes ou de
Rousseau, et un ensemble de cours en ligne tout à fait intéressants. (http//www.philolog.fr/author/simone-
manon). C. Eyssette fait de même, avec des conseils méthodologiques judicieux et des rubriques aussi bien
dédiées aux élèves qu’à des chercheurs. (http://eyssette.net)
2. F. Raffin (coordonné par), Usages des textes dans l’enseignement de la philosophie, CNDP, Hachette Éduca-
tion, 2002.
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3. « L’historicisme qui réduit la philosophie à l’histoire profane des idées ou la promotion d’une réflexion indi-
vidualiste qui croit échapper au geste fondateur en récusant toute tradition. » Usages des textes dans l’enseigne-
ment de la philosophie, coordonné par F. Raffin, p. 47.
4. C’est ce que l’épreuve d’explication de texte philosophique au baccalauréat en séries technologiques est cen-
sée couronner : une aptitude à expliquer un texte en s’appuyant sur un ensemble de questions visant à en faci-
liter l’accès.
5. Le questionnement entend ainsi assurer le passage du prothétique à l’organique.
toute pensée en train d’œuvrer à sa propre découverte, ici permise par le réel du
texte.
Toute la difficulté est bien là : enseigner la philosophie par le recours aux textes,
tout en donnant les moyens de penser philosophiquement, sans tomber dans les deux
écueils que sont l’historicisme ou la promotion d’une réflexion individualiste 3qui
ignore, en amont, ce qu’elle doit à la culture et en aval, qu’elle est en devoir de contri-
buer à l’élaboration d’une vérité à partager.
On peut alors proposer aux élèves, particulièrement au cours du premier tri-
mestre, mais pas seulement, des textes dont la lecture sera favorisée par des questions4
visant un double objectif : aider à pénétrer les raisons du texte, et les amener à formu-
ler le problème qu’il soulève, évidence pourrait-on dire ! Et pourtant…
Car, afin que cet exercice de va-et-vient entre questions et texte n’induise pas
d’effet pervers – c’est-à-dire n’amène pas l’élève à se focaliser sur les questions de telle
manière qu’il en oublierait le texte, son unité, sa progressivité, il faut que les ques-
tions soient bel et bien à la hauteur du texte et de l’enjeu que l’on se fixe dans ce type
de travail. À la hauteur du texte, ce qui signifie ni trop en décalage par rapport à lui,
amenant à s’en éloigner comme pour en fuir la difficulté ou se réfugier dans un savoir
trop extérieur (comme l’histoire des idées, ou le contexte historique d’écriture) ; ni
trop près de sa lettre, ne conduisant alors qu’à un travail de repérage de termes
comme les connecteurs logiques – à l’instar de ce que retiennent à tort les élèves
d’une approche littéraire, ou à souligner voire à définir quelques termes arrachés à
l’unité organique du texte comme pour en désigner toute l’importance à l’avance.
Si le jeu des questions posées au texte ne doit donc être ni trop proche ni trop
lointain par rapport à ce dernier, cela n’invalide pourtant pas un travail préalable de
lectures multiples du texte qui, lui, aura permis ce repérage externe des notions ou
expressions complexes, des termes qui se répètent ou encore des connecteurs
logiques, pour ne citer qu’une forme possible de lecture préalable.
Or, il y a loin entre cette forme de lecture et le travail d’analyse critique auquel
nous espérons faire parvenir nos élèves. C’est pourquoi un questionnement progressif
guidant cette lecture pour la rendre plus aisée ne sera pas un ajout superfétatoire ou
une simple béquille, comprenons un outil dont l’extériorité voire l’artificialité frappe
par son incongruité même. Il sera un prolongement 5du travail entrepris par l’élève et
initié par le professeur, lequel aide à lire les textes philosophiques dont l’accès est
d’autant plus ardu, que le vocabulaire ne permet pas un accès direct au sens.
Pour illustrer cette forme de questionnement, nous proposons en suivant trois
textes donnés aux élèves en cours d’année. Ce que vous allez lire est en réalité l’abou-
tissement d’une réflexion menée dans le cadre d’un enseignement en séries technolo-
giques : il s’agissait de faciliter l’accès aux textes philosophiques pour des élèves qui
ne disposent que de deux heures de philosophie par semaine. L’expérience, montrant
quelque vertu, a été ensuite étendue aux élèves des séries générales, au cours du pre-
mier trimestre principalement.
Les textes suivants sont donc des textes philosophiques courts donnés en séries
technologiques, selon diverses modalités d’exercice.
Le premier d’entre eux est un texte d’Alain, auteur auquel le début d’année sco-
laire permet de recourir très volontiers. Il s’agit certes d’un texte assez long, mais le
premier travail le concernant en séries technologiques n’a été donné qu’à la maison. Il
a été choisi pour la possibilité qu’il offrait d’introduire une réflexion problématisée sur
ce qui distingue croire et savoir, à partir d’une autre distinction : celle que posait le
texte entre penser et croire. Le travail qui consiste à permettre à l’élève d’accéder au
concept de raison peut être initié ici à partir d’un texte qui ouvre au questionnement
sur les frontières poreuses entre des domaines a priori opposés.
L’objectifpédagogiquepoursuivi était d’introduire un cours dans le champ de
réflexion intitulé « la vérité » et dont le titre est : Peut-on croire en la raison ?
Le travail d’élaboration des réponses a été fait en deux étapes : l’une, à la maison,
se déploie sur un tempscourt entre deux séances, l’autrese réalise en cours et en
petits groupes, permettant de comparerle travail individuel et de construire des
réponses mieux argumentées. Chaque groupe peut ensuite rendre compte de son tra-
vail devant la classe entière.
Alain, Propos d’un Normand, 15 janvier 1908.
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Penser n’est pas croire. Peu de gens comprennent cela. Presque tous et ceux-là
mêmes qui semblent débarrassés de toute religion, cherchent dans les sciences quelque
chose qu’ils puissent croire. Ils s’accrochent aux idées avec une espèce de fureur; et si
quelqu’un veut les leur enlever, ils sont prêts à mordre. Ils disent qu’ils ont « une curio-
sité passionnée », et au lieu de dire problème ils disent énigme […] Dans les discus-
sions, vous ne les voyez point sourire, ils sont tendus comme des Titans soulevant la
montagne.
Je me ferai une tout autre idée de l’intelligence. Je la vois plus libre que cela, plus
souriante aussi. Je la vois jeune ; l’intelligence, c’est ce qui dans un homme reste tou-
jours jeune. […] Je la vois comme une main exercée et fine qui palpe l’objet, non
comme une lourde main qui ne sait pas saisir sans déformer. Lorsque l’on croit, l’esto-
mac s’en mêle et le corps est raidi ; le croyant est comme le lierre sur l’arbre. Penser,
c’est tout à fait autre chose. On pourrait dire penser, c’est inventer sans croire.
Imaginez un noble physicien, qui a observé longtemps les corps gazeux, les a chauf-
fés, refroidis, comprimés, raréfiés. Il en vient à concevoir que les gaz sont faits de mil-
liers de projectiles très petits qui sont lancés vivement dans toutes les directions et
viennent bombarder les parois du récipient. Là-dessus, le voilà qui définit, qui calcule ;
le voilà qui démonte et remonte son « gaz parfait » comme un horloger ferait pour une
montre. Eh bien je ne crois pas du tout que cet homme ressemble à un chasseur qui
guette une proie. Je le vois souriant et jouant avec sa théorie ; je le vois travaillant sans
fièvre et recevant les objections comme des amies; tout prêt à changer ses définitions
si l’expérience ne les vérifie pas, et cela très simplement, sans geste de mélodrame. Si
vous lui demandez: « croyez-vous que les gaz soient ainsi ? » il répondra: « je ne crois
pas qu’ils soient ainsi, je pense qu’ils sont ainsi ». Cette liberté d’esprit est presque tou-
jours mal comprise et passe pour scepticisme. L’esclave affranchi garde encore long-
temps l’allure d’un esclave ; le souvenir de la chaîne fait qu’il traîne encore la jambe ; et
quoiqu’il ait envoyé Dieu à tous les diables, il ne sait pas encore réfléchir sans que le
feu de l’enfer colore ses joues.
Questions
1) sle débutdu texte, l’auteurénonce une idée essentielle et yajoute une
remarque sur la difficulté de l’accepter. Quelle est cette idée ? Comment peut-on justi-
fier la difficulté d’y accéder?
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LEXERCICE DE QUESTIONNEMENT DES TEXTES PHILOSOPHIQUES AU RISQUE DE LA SIMPLICI 65
2) Pourquoi certains individus préfèrent-ils parler d’énigme plutôt que de problè-
me? Repérez le vocabulaire qui caractérise la croyance dans le premier paragraphe.
3) Le deuxième paragraphe traite de l’intelligence. Quelle relation l’auteur éta-
blit-il entre l’intelligence et la liberté ? Pourriez-vous l’expliquer en reprenant la com-
paraison de l’intelligence et de la main.
4) Comment comprenez-vous l’expression « penser c’est inventer sans croire » ?
5) Qu’apporte l’exemple du physicien à l’idée d’Alain, selon laquelle penser, c’est
douter et non croire ? Pourriez-vous maintenant reprendre la comparaison avec la
main, à la lumière de l’exemple du physicien et en poursuivre l’analyse ?
6) Si penser, c’est faire preuve d’une liberté d’esprit, cela veut-il dire qu’un tel
esprit soit détaché de toute croyance ? Que nous apprend la dernière phrase sur cette
question ?
7) Alain croit-il ou pense-t-il ? Sur quoi fondez-vous votre réponse ?
Le deuxième exemple est un texte de Kant, extrait de la Critique de la raison pra-
tique. Ce texte, particulièrement didactique, permet entre autres, d’élaborer une
réflexion sur la notion de personne, à partir de la question de la déhiscence de la
conscience et du parallèle institué par l’auteur entre le fonctionnement de la
conscience morale et le tribunal. Il a été choisi parce qu’il offre l’opportunité d’un pro-
longement de la réflexion inaugurée dans un cours sur la justice, à partir d’un travail
de groupe sur Antigone de Sophocle.
Ce texte a fait l’objet d’une explication, avec ces questions (à l’exception de celle
portant sur les termes en italique). Dans le cadre d’un travail de correction de l’expli-
cation de texte, il peut être exploité avec tout l’éventail des questions, plus l’exigence
de fournir des définitions pour les concepts essentiels, permettant ainsi aux élèves de
travailler à partir de leur copie et en petits groupes pour élaborer une réponse aux
questions et mieux faire le lien entre les cours et le texte. Est ici rencontrée l’exigence
d’une lecture vive d’un texte, qui en a fini avec l’illusion qu’un passage se trouve épui-
sé et digéré une fois pour toutes.
Tout homme a une conscience et se trouve observé, menacé, de manière générale
tenu en respect par un juge intérieur et cette puissance qui veille en lui sur les lois
n’est pas quelque chose de forgé (arbitrairement) par lui-même, mais elle est inhérente
à son être. Elle le suit comme son ombre quand il pense lui échapper. Il peut sans
doute par des plaisirs ou des distractions s’étourdir ou s’endormir, mais il ne saurait
éviter parfois de revenir à soi ou de se réveiller, dès lors qu’il en perçoit la voix ter-
rible. Il est bien possible à l’homme de tomber dans la plus extrême abjection où il ne
se soucie plus de cette voix, mais il ne peut jamais éviter de l’entendre.
Cette disposition intellectuelle originaire et (puisqu’elle est la représentation du
devoir) morale, qu’on appelle conscience, a en elle-même ceci de particulier, que bien
que l’homme n’y ait affaire qu’avec lui-même, il se voit cependant contraint par sa rai-
son d’agir comme sur l’ordre d’une autre personne. Car le débat dont il est ici question
est celui d’une cause judiciaire devant un tribunal. Concevoir celui qui est accusé par
sa conscience comme ne faisant qu’une seule et même personne avec le juge, est une
manière absurde de se représenter le tribunal : car s’il en était ainsi, l’accusateur per-
drait toujours. C’est pourquoi pour ne pas être en contradiction avec elle-même la
conscience humaine en tous ses devoirs doit concevoir un autre (comme l’homme en
général) qu’elle-même comme juge de ses actions. Cet autre peut-être maintenant
une personne réelle ou seulement une personne idéale que la raison se donne à elle-
même.
KANT, Critique de la raison pratique.
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