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Dossier
Till R. Kuhnle (ed.)
Benjamin Fondane – Écrire devant l’Histoire
Till R. Kuhnle
Tu es réservé pour un grand Lundi!
(Introduction)
Tu es réservé pour un grand Lundi! -
Bien parlé! Mais le Dimanche ne finira jamais /
Du bist aufgehoben für einen großen Montag
Wohl gesprochen, aber Sonntag endet nie1
Cette citation de Kafka se trouve en exergue de l’essai Le Lundi existentiel et le
dimanche de l’Histoire qui, publié en 1944, dresse un premier bilan de cette „nou-
velle génération existentielle“ autour de Camus et de Sartre qui finira par dominer
sous l’étiquette d’existentialisme le discours philosophico-politique de l’après-
guerre. L’auteur de cet essai entreprend ici une analyse de la philosophie de l’exis-
tence (Existenzphilosophie) et notamment de l’existentialisme naissant à travers
une relecture critique de quelques passages de Hegel.2 Il s’acharne contre toute
forme de philosophia perennis, contre la soumission du singulier à l’universel,
contre le règne de l’Esprit au moyen de l’Idée – bref, contre toutes les tentations
auxquelles la „nouvelle génération existentielle“ s’empresse de céder, trahissant
ainsi la révolution de la pensée préparée par les philosophes Kierkegaard, Nietz-
sche, Jules de Gaultier et Chestov, par l’ethnologue Lévy-Bruhl ou par le théoricien
des sciences Stéphane Lupasco.
*
Ces réflexions sont sorties de la plume de Benjamin Fondane, né Benjamin Wechs-
ler d’une famille juive en 1898 à Jassy (Iai) en Roumanie. Très jeune, il faisait
déjà preuve d’un éminent talent littéraire: poèmes, essais, drames et critiques litté-
raires qu’il signe, s’il n’utilise pas un autre de ses nombreux pseudonymes, de son
nom de plume: B(enjamin) Fundoïanu. De plus en plus tourné vers la culture fran-
çaise et confronté à l’antisémitisme croissant en Roumanie qui avait contribué à
l’échec de son petit théâtre d’avant-garde, il décida en 1923 de s’installer à Paris
et de changer son nom de plume en Benjamin Fondane. Ses œuvres, rédigées
d’abord en roumain et à partir de 1928 (cf. la contribution de M. Jutrin) principale-
ment en français, allaient désormais témoigner d’un talent inouï dans plusieurs
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domaines – il était non seulement poète, philosophe et dramaturge, mais aussi
réalisateur de cinéma. A Paris, il participait aux grands débats philosophiques et
littéraires, notamment dans les milieux d’avant-garde sans pour autant adhérer à
l’un de ces mouvements. Or, sous l’Occupation, la menace pour sa personne de-
venait jour après jour plus grande, malgré sa notoriété naissante et ses nombreux
amis. En 1944, il fut arrêté par la police française, puis déporté à Auschwitz-Birke-
nau où il mourut, assassiné dans une chambre à gaz.3
Fondane a laissé une œuvre importante, une œuvre interrompue par la mort
brutale de son auteur dans la force de l’âge: une grande partie de ses écrits a été
publiée à titre posthume, et le travail sur ses manuscrits promet encore des révéla-
tions.4 Depuis ses premières tentatives littéraires en roumain (cf. la contribution de
C. Oszi),5 il s’avère à la fois poète et philosophe,6 ce qui signifie que toute son
écriture se développe entre ces deux pôles: sa poésie cherche cette vérité que le
philosophe défend, une vérité inaccessible à la raison, à une pensée fidèle au prin-
cipe de contradiction, une vérité qu’il ne faut pas seulement vivre, mais à laquelle il
faut participer. Oscillant ainsi entre ces deux pôles extrêmes, il cherche différentes
formes d’expression: le théâtre, le poème en prose, l’essai philosophico-théologi-
que, le reportage, la critique littéraire et artistique, le cinéma… – sans pour autant
abandonner la poésie et ses travaux sur une œuvre philosophique qui ne sera ja-
mais achevée. Selon Fondane, il n’est point de contradiction entre ces deux for-
mes d’appréhender la vie et ainsi l’art. Par conséquent, on peut constater un fil
conducteur qui traverse son œuvre. Celle-ci n’est en rien le produit d’un touche-à-
tout superficiel, d’un homme-orchestre, mais elle est emplie d’une expérience et
d’une volonté qui culminent dans l’éthique du refus d’un irrésigné. Il s’est approprié
Kierkegaard, de Gaultier et Nietzsche, puis Chestov et Lévy-Bruhl, sans pour au-
tant fondre leurs approches philosophiques et leurs terminologies à la manière de
cet éclecticisme menant aux nombreux „existentialismes“; il s’est approprié Rim-
baud et Baudelaire, mais aussi certaines approches avant-gardistes, sans pour
autant s’éloigner d’une recherche poétique originale renonçant à faire éclater le
langage poétique à la manière du futurisme ou de dada; la richesse de ses images
poétiques évoque le surréalisme avec lequel il est pourtant aux prises car les man-
darins de ce mouvement cherchent à les régir par leur discursivité nourrie de la
psychanalyse freudienne et de l’orthodoxie marxiste. Pour sa poésie, il revendique
un lyrisme „sismographique“ tourné vers le vécu (cf. la contribution d’I. Pop). Bien
que souvent inspirées par la Bible et la Kabbale, ses images poétiques sont riches
en métaphores originales qui ne resteront pas sans écho – c’est l’œuvre de
Claude Vigée qui en témoigne (cf. la contribution d’A. Mounic).
La pensée de Fondane est profondément marquée par son judaïsme et la Bible,
pour lui source intarissable de „philosophie vivante“. Toutefois, il n’adhère ni à
l’orthodoxie religieuse, ni au sionisme pour lequel il montre pourtant un vif intérêt
dans sa version culturelle.7 Sa quête philosophique est celle d’une issue pour
l’individu; c’est une quête qui le jette dans une vive polémique avec la tradition phi-
losophique occidentale et dans un débat avec la phénoménologie et avec la philo-
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sophie de l’existence; c’est une quête entre la foi et la métaphysique, ces deux
pôles irréconciliables de la pensée représentés par les noms de Jérusalem et
d’Athènes (cf. la contribution de M. Jutrin);8 c’est une quête qui, par ailleurs, cher-
che à puiser, notamment à travers l’œuvre de Lévy-Bruhl, dans la richesse de la
pensée dite primitive9 et de la philosophie orientale.10 Mais avant tout, les ren-
contres avec Jules de Gaultier (cf. la contribution d’A. Gonzi) et Léon Chestov (cf.
la contribution de M. Jutrin) l’ont aidé à exprimer sa pensée en termes philosophi-
ques et à découvrir Nietzsche et Kierkegaard (cf. la contribution de D. tefnescu)
dans toute leur profondeur. Avec Nietzsche, il partage le style polémique. Polemos
et aphorismos – le combat et le fait de bien délimiter les choses sont les principes
même de Nietzsche philosophant „à coups de marteau“. Mais „délimiter“ ou „défi-
nir“ ne signifie pas „déterminer“. Il s’agit de „faire sortir“ la vérité afin d’assigner aux
choses leur juste valeur – tout en faisant valoir l’ambiguïté qui en résulte. Telle est
aussi la ‘méthode’ de Fondane philosophe qui s’exprime avant tout à travers des
écrits critiques.
Bien avant Adorno, il a ressenti dans l’œuvre de Kafka (cf. la contribution de
J. David) ce choc profond qui, en faisant frémir la physis,11 envoie à quelque
chose de tout autre que notre pensée ne sait pas encore saisir. Ceci amène ce
génie à la fois philosophique et poétique qu’est Fondane à s’exprimer non seule-
ment à travers sa poésie et à travers sa polémique avec les maîtres penseurs,
mais aussi à travers la lecture critique d’autres poètes. C’est dans son Rimbaud le
voyou qu’il lance le crédo de sa pensée, le rejet de l’Idée, cette ancelle de l’Esprit
(cf. la contribution de M. Jutrin) qui se soumet l’homme – qui nie l’individuel, le sin-
gulier, au nom de l’universel: „Si un Rimbaud ne venait pas de temps à autre jeter
le trouble dans l’idée que l’esprit se fait de lui-même, l’homme pourrait enfin dormir
sur ses deux oreilles“.12 Il développe ici une première défense et illustration de la
poésie en tant que quintessence de la philosophie – tout en cherchant à dépasser
cette dernière. Par ailleurs, dans l’ébauche d’un chapitre qui ne figure pas dans
l’édition de 1933,13 il constate que „Rimbaud métaphysicien et philosophe“ n’a lu
aucun livre de philosophie.14
Même s’il choisit Hegel comme bouc émissaire, il suit – inspiré par Jean Wahl
(Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel, 1929) – l’exemple de
l’anti-hégélien Kierkegaard en empruntant un terme forgé par le philosophe alle-
mand: das unglückliche Bewußtsein – à savoir l’état de la conscience qui, après
avoir atteint une liberté absolue par son abstraction, ne connaît ni apaisement ni
repos.15 Sous le titre La Conscience malheureuse, il publie en 1936 un recueil qui
réunit une série d’essais consacrés à Nietzsche, à Gide, à Husserl, à Bergson, à
Freud, à Kierkegaard, à Heidegger, et à Chestov. Au fait, il s’agit d’articles parus
auparavant dans des revues, mais qui ont subi d’importantes modifications avant
d’être repris en volume. Il s’ensuit que celui-ci est traversé d’un fil conducteur qui
mène à une critique fondamentale de la philosophie de l’existence venue
d’Allemagne. Ainsi, dans le dernier ‘chapitre’ intitulé „Chestov, Kierkegaard et le
serpent“, Fondane écrit à propos de la tragédie d’une conscience qui s’avère mal-
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heureuse: „Elle [la conscience] est malheureuse par sa faute assurément, mais
c’est s’arrêter à mi-chemin que de poser comme Heidegger, qui cependant a suivi
Kierkegaard, qu’il y a une faute dans l’être, une culpabilité, sans chercher à savoir
quelle est cette faute“.16 En fait, c’est le refus de toute théorie que Fondane appré-
cie dans l’œuvre d’un grand sculpteur roumain qu’il vante pour être proche de la
matière: „Jamais Brancusi ne pourra prêcher, ni même proposer, l’Idéal, l’Idée,
mais seulement un idéal, une idée. En ce sens foncièrement insociable, l’œuvre
de Brancusi ne nous donne pas, en terme de son effort, quelque surhomme, ni
même l’homme en chemise ou l’homme à poil, mais l’homme-poisson, l’homme-
monstre. L’album de l’Histoire naturelle de Max Ernst se trouve dans ces parages
également“.17
Dans les deux exemples cités, Fondane montre à quel point son style polémi-
que touche au vif du sujet tout en conservant une ambiguïté qui révèle une profon-
deur de la pensée par le refus du Begriff. Le refus de tout concept (métaphysique)
est pour lui le seul garant de la liberté de l’individu. Ce refus va de pair avec une
vocation de l’art qu’il défend dans „un discours non prononcé au Congrès Interna-
tionales des Ecrivains de Paris (1935)“ intitulé L’Ecrivain devant la Révolution: „[…]
l’artiste a une mission d’exploration dans l’individu; il est un créateur de valeurs
psychologiques (qui tiennent du mythologique, du religieux et du sexuel) et non un
détenteur de talent servile à un contenu déterminé à l’avance, ce contenu eût-il,
par ailleurs, une importance sentimentale et passionnelle à laquelle il ne songe pas
un seul instant à se dérober. Comme on le sait très bien l’expression de l’art diffère
de l’expression des valeurs sociales, alors même qu’elle lui est éthiquement identi-
que. Lesthétique une fois admise comme un mode d’action et de connaissance, il
saute aux yeux les moins avertis qu’elle ne saurait parler le langage de l’éthique
sans compromettre sa propre partie“.18
Or, à travers ces textes, commence à se dessiner le fondement philosophique
de la vue fondanienne sur la poésie et sur les arts. Selon lui, „La naissance du
concept de l’art fut un événement historique malheureux, un témoignage de déca-
dence, le signe premier d’une rupture fondamentale, d’une ‘aliénation’ sensible de
la réalité primitive“.19 Tel est le constat principal de son Faux Traité d’esthétique
paru en 1938.20 Cette aliénation devient manifeste à travers une esthétique de
l’imitation, fruit d’une pensée qui éloigne l’homme d’une expérience originelle de
l’art. Etant donné que Fondane fit sa première rencontre avec Nietzsche à travers
la lecture de La Naissance de la tragédie, on n’a certainement pas tort de penser
au „dionysien“. L’esthétique dite idéaliste signifie donc le triomphe de l’Esprit sur
l’art. Chez le jeune Nietzsche, on peut trouver la critique d’une dépravation de
l’apollonien dans une civilisation qui s’éloigne de la grandeur de l’homme helléni-
que assumant le choc du dionysien, une dépravation de l’apollonien qui finit par
confiner l’homme ‘civilisé’ dans une fausse ontologie où domine la Raison – et qui,
en esthétique, s’exprime par le principe d’imitation. Ceci dit, il faut constater avec
Fondane un tournant décisif dans le développement des arts au moment de
l’avènement d’un nouveau moyen de reproduction: „Or, il nous le faut avouer, la
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stricte servile copie de la réalité intelligible, outre qu’elle ne sévit que dans une
stricte petite mesure (la photographie elle-même, qui servait presque exclusive-
ment à désigner cet art-imitation, s’en est, en cinquante ans d’existence, progressi-
vement délivrée) ne tient qu’une minime place dans notre histoire de l’art et ne
jouit que d’une piètre estime“.21
En parlant de „la réalité primitive“, il s’appuie sur l’ethnologue Lévy-Bruhl dont la
pensée ne fut pas seulement la source d’inspiration pour le Faux Traité d’esthé-
tique, mais aussi pour une nouvelle théorie de la connaissance qui cherche à
s’affranchir du principe de contradiction en tant que fondement de la pensée occi-
dentale. Dans son article Lévy-Bruhl et la métaphysique de la connaissance de
1940, Fondane apprécie en Lévy-Bruhl d’avoir su surmonter les „sombres limites“
de sa science et, sans le vouloir vraiment, „modifier profondément la conception
que la philosophie, tant antique que moderne, se faisait des rapports qui existent
entre la connaissance et l’être“.22 En renversant, par sa découverte du monde
mental des primitifs, l’apriori de la „théorie des connaissances“, l’ethnologue rejoint
dans la radicalité de sa démarche Rimbaud, cet autre philosophe-métaphysicien
malgré lui: „Nul [en parlant de Lévy-Bruhl] n’aurait osé mettre en doute l’axiome
fondamental qui veut qu’à la raison seule (c’est-à-dire l’intelligente, astreinte par
elle-même à un certain nombre de lois immuables dont le principe de contradic-
tion) appartiennent exclusivement, et de plein droit, non seulement la vérité mais
aussi l’être: ordo et connexio idearum, idem est, ac ordo et connexio rerum. Ou
bien, dans la traduction hégélienne: Was wirklich ist, ist vernüftig“.23
Ainsi, Fondane découvre, grâce à Lévy-Bruhl, la loi de participation que ce der-
nier, dans son étude Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, décrit
comme la structure même de la pensée dite prélogique des ‘primitifs’: „En l’appe-
lant prélogique, je veux dire qu’elle ne s’astreint pas avant tout, comme notre pen-
sée, à s’abstenir de la contradiction. Elle obéit d’abord à la loi de participation.
Ainsi orientée, elle ne se complaît pas gratuitement dans la contradiction (ce qui la
rendrait régulièrement absurde pour nous) mais elle ne songe pas non plus à
l’éviter. Elle y est, le plus souvent, indifférente“.24 Ce passage est cité par Fondane
qui en souligne la conséquence radicale pour une pensée qui doit faire face au
mislogos puisque la pensée de participation des primitifs dévoile une forme de
connaissance qu’il faut désormais assumer: „Jamais les droits de la connaissance,
jamais ceux de l’éthique n’ont été plus radicalement affirmés, sans égard pour les
conséquences, que par un Nietzsche, un Kierkegaard ou un Plotin; mais jamais
aussi personne n’a osé aller plus loin qu’eux dans la proclamation des pouvoirs de
l’Absurde. Mais il arrive aussi, et c’est le cas de Lévy-Bruhl – comme c’était en par-
tie le cas de Freud, qui était rationaliste sans être un philosophe – qu’une cons-
cience claire ne se saisisse pas de l’événement“.25
Fondane poursuivra jusqu’à la fin cette quête d’une philosophie tournée vers
l’irrationnel et vers l’affectivité; au cours de sa quête il y aura encore des rendez-
vous intellectuels manqués. Avec Stéphane Lupasco, par exemple, qui cherche
une logique de la contradiction. Négligeant l’affectivité, ce physicien philosophe ne
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