COMMENT RÉSISTER À LA TENTATION DES ANTIBIOTIQUES ? Pierre-Etienne Leblanc (1), Samy Figueiredo (1), Lélia Escaut (2), Nicolas Fortineau (2) (1) Département d’Anesthésie Réanimation, CHU de Bicêtre, 78 rue du Général Leclerc, 94270 Le Kremlin Bicêtre. E-mail : pierre.etienne-leblanc@ aphp.fr (2) Service de Microbiologie, CHU de Bicêtre. INTRODUCTION Prescrire un antibiotique est utile pour traiter ou prévenir une infection bactérienne. Néanmoins l’augmentation de la résistance aux antibiotiques est un problème de plus en plus important, à tel point qu’une communauté de médecins, scientifiques, spécialistes de l’environnement, citoyens… s’est créée en 2012 pour élaborer un projet commun visant à lutter contre cette évolution qui semble inexorable : la WAAAR (World Alliance Against Antibiotic Resistance, [1]). Cette « alliance » propose une série de mesures d’information, d’éducation, de prévention, de surveillance pour aider à une meilleure prise en charge. Parmi ces mesures figure un usage précautionneux et contrôlé de la prescription antibiotique. Cette recommandation est particulièrement adaptée à la réanimation où les données sont inquiétantes en termes d’administration d’antibiotiques. Par exemple l’étude EPICII a évalué les prescriptions d'antibiotiques un jour donné. Il s’agissait d’une étude internationale regroupant près de 14 000 patients de réanimation dans 75 pays : plus de 2/3 des patients (exactement 71 %) étaient sous antibiotiques le jour de l’étude [2]. Or d’autres données montrent que 30 à 60 % des prescriptions de antibiotiques de réanimation sont inadaptées, soit parce qu’il n’y a pas d’indication, soit parce que la posologie est insuffisante, soit parce que le choix de la molécule est incorrect [3]. Le but de cette présentation est de faire le point sur ces éléments et de détailler quelques mesures simples permettant de réduire la pression antibiotique. 1. PROBLÉMATIQUE DE LA RÉSISTANCE AUX ANTIBIOTIQUES L’augmentation de la résistance aux antibiotiques est continue et les facteurs responsables sont bien identifiés : l’utilisation d’antibiotiques dans la chaîne alimentaire et dans la communauté, à la fois en ville et à l’hôpital. Il se crée ainsi une pression de sélection qui favorise l’émergence de souches résistantes. Ces souches se développent soit par mutation naturelle, soit par transmission d’un 330 MAPAR 2016 gène de résistance par un élément génétique mobile. Le secteur hospitalier et en particulier les réanimations représentent le « meilleur amplificateur de bactéries résistantes » [4]. De multiples éléments concourent à cette affirmation : comorbidités, gravité de la maladie, rupture des barrières naturelles (chirurgie, processus invasifs), administration fréquente d’antibiotiques à large spectre, souvent à posologie inadaptée [5, 6], transmission manuportée… On constate ainsi l’apparition de germes de plus en plus résistants : Bactéries Multi-Résistantes (BMR), Hautement Résistantes (BHR), voire toto-résistantes. Cette évolution inquiétante est bien montrée par le réseau EARS-Net, qui recueille au niveau européen la sensibilité aux antibiotiques de germes isolés d’hémocultures et du LCR. Les données sont en accès libre sur le site ecdc.europa.eu [7] et mettent en évidence une tendance globale à l’augmentation des résistances bactériennes, quel que soit le germe surveillé, sauf pour le staphylocoque doré méthicilline-résistant, (Tableau I). Tableau I Exemples de l’évolution de la résistance aux antibiotiques sur 15 ans dans 3 pays européens E.coli C3G R France Grèce 2000 KPC 2005 2010 2014 1,4 % 7,2 % 9,9 % 0,1 % 0,1 % 0,5 % SDMR 33,4 % 27,2 % 21,6 % 17,4 % E.coli C3G R 3,6 % 7 % 14,2 % 21 % KPC 27,8 % 49,1 % 62,3 % SDMR 49,7 % 42,1 % 39,2 % 37,1 % E.coli C3G R 0,1 % 2,5 % 5,1 % 5,7 % 0 % 0,3 % 0,2 % Hollande KPC SDMR 0,3 % 0,9 % 1,2 % 1 % E. coli C3G R = Escherichia coli résistant aux céphalosporines de 3ème génération, KPC = Klebsiella pneumoniae productrice de carbapénèmase, SDMR = staphylocoque doré méthicilline-résistant La situation est suffisamment grave pour qu’une interface SFAR/SRLF élabore une série de recommandations publiées en 2015 visant à diminuer la prescription antibiotique en réanimation [8]. Les recommandations ont été regroupées dans cinq grands thèmes : le lien entre la résistance bactérienne et la consommation des antibiotiques, l’analyse des données microbiologiques, comment choisir le type d’antibiothérapie, comment l’administrer, et comment l’évaluer. 2. URGENCE DE L'ANTIBIOTHÉRAPIE Prescrire des antibiotiques ne se discute pas dans le cadre de l’infection bactérienne et ils doivent être administrés rapidement en cas de choc septique/ sepsis sévère, méningite communautaire, pneumopathie à pneumocoque, fasciite nécrosante, fièvre chez le patient splénectomisé ou neutropénique. Les recommandations de la Surviving Sepsis Campaign préconisent de commencer une antibiothérapie dans l’heure qui suit le début des symptômes d’un choc septique ou d’un sepsis sévère [9]. Cette recommandation repose en grande partie sur l’étude de Kumar et al. publiée en 2006 [10], qui montrait que le temps passé sans Infectieux 331 antibiothérapie après le début d’une hypotension, était à l’origine d’une baisse de la survie de 7,6 % par heure. Cette étude a été critiquée pour plusieurs raisons : tout d’abord étaient exclus de l’analyse les patients qui recevaient une antibiothérapie avant le début de l’hypotension. La survie de ce groupe était de 52 %, soit inférieure à tous les groupes de patients recevant une antibiothérapie, jusqu’à la 6ème heure après l’hypotension, ce qui est difficile à expliquer. La raison est peut-être liée au fait qu’on ne sait pas quand a démarré le processus septique au moment où le patient est pris en charge : quelques minutes à quelques heures, ce qui rend peu pertinent le concept d’antibiothérapie précoce. Ensuite une étude multicentrique allemande a évalué la faisabilité d’un délai de moins d’une heure d’administration d’antibiotiques après la défaillance d’organes, en ne pouvant le respecter que chez 1/3 des patients, sans qu’il y ait d’association avec la mortalité à J28 [11]. D’autres études prospectives ont regardé l’influence du timing de l’administration de l’antibiotique en fonction du début du choc, sans retrouver l’association décrite par Kumar et al. [12, 13]. Enfin une méta-analyse regroupant 11 essais ne retrouvait pas non plus d’association avec la mortalité, que l’antibiotique soit administré une heure ou 3 heures après le début du choc septique [14]. Même s’il semble raisonnable de démarrer une antibiothérapie dès que possible après le début d’un choc septique, le prescripteur peut prendre le temps de réfléchir au choix de l’antibiotique en fonction de l’histoire du patient, sa colonisation à BMR éventuelle, l’écologie du service, prendre des avis, ne pas faire forcément une bi-thérapie, utiliser une posologie suffisante… Ce dernier point est d’une importance particulière au moment où toutes les études mesurant des taux d’antibiotique montrent des posologies insuffisantes, que cela concerne les ß-lactamines [5] ou les aminosides [6]. 3. PRINCIPES PERMETTANT DE LIMITER LA PRESCRIPTION ANTIBIOTIQUE Le concept de « syndrome de réponse inflammatoire systémique » va concerner la quasi-totalité des patients de réanimation mais ne doit pas déboucher sur une antibiothérapie empirique systématique. il est possible de mettre en place un ensemble de mesures limitantes, en agissant à tous les niveaux de la prise en charge : •Réaliser les prélèvements bactériologiques d'une manière raisonnée [15] : ne prélever que s’il existe des points d’appel, éviter les prélèvements systématiques, 2 à 3 hémocultures au début d’un sepsis puis arrêt même s’il persiste un syndrome fébrile, ne pas multiplier les ECBU. •N’effectuer que des prélèvements qui seront informatifs sur le plan infectieux : ponction d’une collection, biopsie osseuse, prélèvement pulmonaire protégé (PDP, brosse ou LBA), pas de prélèvements sur les drains ou les redons (en dehors de la chirurgie orthopédique septique), ni de culture de ces drains et redons. •Attendre, en dehors des situations urgentes (cf supra), la confirmation microbiologique (germe et antibiogramme) avant de prescrire : il a été montré que cette stratégie était sans danger pour la pneumopathie sans critères de gravité qu’elle soit communautaire [16] ou nosocomiale [3]. •Ré-évaluer l’indication de toute antibiothérapie à la 48ème heure en fonction des résultats microbiologiques et de l’évolution du patient, avec arrêt des antibiotiques si l’infection est infirmée. •Pratiquer une désescalade systématique dès l’obtention de l’antibiogramme : on traite ce que l’on a trouvé, pas ce que l’on craint. Il est toujours bénéfique de 332 MAPAR 2016 restreindre le spectre antibiotique, cela est montré dans de multiples études, dont une récente sur l’antibiothérapie des péritonites [17] ou sur une méta-analyse de la Cochrane Database [18]. •Ne pas traiter systématiquement tous les germes retrouvés dans les prélèvements : certains ne sont pas ou sont peu pathogènes (entérocoque ou candida des péritonites communautaires), d’autres sont des contaminants. Il est par exemple inutile de traiter les prélèvements à staphylocoque coagulase négative (SCN) dans les hémocultures, le péritoine, ou le poumon même s’il existe une immunodépression. Un SCN en culture d’un prélèvement osseux ou un LCR issu d’une dérivation ventriculaire externe, doit être confirmé par d’autres prélèvements identiques avant d’être traité. Enfin le contrôle de la source de l’infection peut suffire sans antibiothérapie supplémentaire : évacuation d’un abcès, retrait d’un cathéter responsable d’une bactériémie. •Ne pas prescrire de bi-thérapie systématique : même si historiquement, l’usage est de rajouter un aminoside à la prescription d’une ß-lactamine, il est difficile d’en prouver l’intérêt en dehors du choc septique [19] •Limiter la durée de l’antibiothérapie dans la grande majorité des cas à 7 à 8 jours (pneumopathie nosocomiale même à Pseudomonas, pyélonéphrite, péritonite nosocomiale, hémoculture à bacille à Gram négatif). Les seules infections nécessitant un traitement prolongé sont les bactériémies à Staphylocoque doré (15 jours), les infections ostéo-articulaires, les abcès et empyèmes cérébraux, et les endocardites (4 à 6 semaines) 4. RELATIONS CHIRURGICALES La co-responsabilité chirurgien/anesthésiste-réanimateur en péri-opératoire peut être source de tensions et de désaccords dans l’utilisation des antibiotiques. Sans vouloir généraliser, la tendance naturelle d’un chirurgien peut le conduire à augmenter la pression antibiotique dans deux situations : •Prolonger une antibioprophylaxie : il existe une croyance selon laquelle une « couverture » antibiotique permet de diminuer l’infection postopératoire. Il est difficile de lutter contre cette fable, ce d’autant que l’anesthésiste peut se retrouver confronté à une pression chirurgicale importante. Il peut néanmoins s’appuyer sur la dernière révision des protocoles d’antibioprophylaxie de la SFAR [20], qui constitue un cadre de référence solide. Il est ensuite toujours recommandé de valider ces protocoles localement avec la communauté chirurgicale, permettant de s’en servir comme texte opposable. •Démarrer une antibiothérapie « à large spectre » en cas de fièvre postopératoire. Or il faut savoir qu'une antibiothérapie ne suppléera jamais une insuffisance chirurgicale : si la source de l’infection n’est pas contrôlée, l’administration d’antibiotiques se révélera inutile, dangereuse, coûteuse. Le diagnostic d'une infection authetique sera plus difficile, la pression de sélection augmentera... Il faut ainsi noter qu'il existe un impact plus fort sur la mortalité, du délai à la reprise chirurgicale, que du délai à l’instauration d’un traitement antibiotique [11]. CONCLUSION Il est tout à fait possible (et finalement assez simple) de diminuer la prescription des antibiotiques au sein d’une réanimation voire d’un établissement de santé. Cela passe par une bonne coopération entre les service cliniques, d'infectiologie, Infectieux 333 de microbiologie et de pharmacie. Des textes existent, permettant de s’appuyer sur une base cohérente pour construire une « paquet » de mesures limitantes. Ce sont ainsi les médecins prescripteurs qui décident de l’écologie de leur service : limiter l’antibiothérapie entraîne une diminution de la pression de sélection, donc l’apparition de BMR et donc l’utilisation de molécules à large spectre. Un cercle vertueux peut se créer, bénéfique pour toute la communauté (patients, hôpital, médecins…). Cette dynamique ne peut exister que si l’ensemble des intervenants est convaincu de l’intérêt d’une telle prise en charge et de l'épargne antibiotique. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES [1] Carlet J. Ten tips on how to win the war against resistance to antibiotics. Intensive Care Med. 2015 May;41(5):899-901. [2] Vincent JL, Rello J, Marshall and coll. International study of the prevalence and outcomes of infection in intensive care units. JAMA. 2009 Dec 2;302(21):2323-9. [3] Luyt CE, Bréchot N, Trouillet JL, Chastre J. Antibiotic stewardship in the intensive care unit. Crit Care. 2014 Aug 13;18(5):480. [4] Bassetti M, Poulakou G, Timsit JF. Focus on antimicrobial use in the era of increasing antimicrobial resistance in ICU. Intensive Care Med. 2016 Apr 4. [Epub ahead of print]. [5] Roberts JA, Paul SK, Akova M, Bassetti M, and coll. DALI: defining antibiotic levels in intensive care unit patients: are current β-lactam antibiotic doses sufficient for critically ill patients? Clin Infect Dis. 2014 Apr;58(8):1072-83. [6] de Montmollin E, Bouadma L, Gault N, and coll. Predictors of insufficient amikacin peak concentration in critically ill patients receiving a 25 mg/kg total body weight regimen. Intensive Care Med. 2014 Jul;40(7):998-1005. [7] http://ecdc.europa.eu/en/healthtopics/antimicrobial_resistance/database/Pages/database.aspx [8] Bretonnière C, Leone M, Milési C and coll. Strategies to reduce curative antibiotic therapy in intensive care units (adult and paediatric). Intensive Care Med. 2015 Jul;41(7):1181-96. [9] Dellinger RP, Levy MM, Rhodes A and coll. Surviving Sepsis Campaign: international guidelines for management of severe sepsis and septic shock, 2012. Intensive Care Med. 2013 Feb;39(2):165-228. [10 Kumar A, Roberts D, Wood KE. Duration of hypotension before initiation of effective antimicrobial therapy is the critical determinant of survival in human septic shock. Crit Care Med. 2006 Jun;34(6):158996. [11] Bloos F, Thomas-Rüddel D, Rüddel H and coll. Impact of compliance with infection management guidelines on outcome in patients with severe sepsis: a prospective observational multi-center study. Crit Care. 2014 Mar 3;18(2):R42. [12] de Groot B, Ansems A, Gerling DH and coll. The association between time to antibiotics and relevant clinical outcomes in emergency department patients with various stages of sepsis: a prospective multi-center study. Crit Care. 2015 Apr 29;19:194. [13] Puskarich MA, Trzeciak S, Shapiro NI and coll. Association between timing of antibiotic administration and mortality from septic shock in patients treated with a quantitative resuscitation protocol. Crit Care Med. 2011 Sep;39(9):2066-71. [14] Sterling SA, Miller WR, Pryor J and coll. The Impact of Timing of Antibiotics on Outcomes in Severe Sepsis and Septic Shock: A Systematic Review and Meta-Analysis. Crit Care Med. 2015 Sep;43(9):1907-15. [15] Leblanc PE, Ract C, Fortineau N. Optimisation des prélèvements bactériologiques en réanimation. In Mapar 2008;173-178. [16] de la Poza Abad M, Mas Dalmau G, Moreno Bakedano M and coll. Prescription Strategies in Acute Uncomplicated Respiratory Infections: A Randomized Clinical Trial. JAMA Intern Med. 2016 Jan 1;176(1):21-9. [17] Montravers P, Augustin P, Grall N and coll. Characteristics and outcomes of anti-infective deescalation during health care-associated intra-abdominal infections. Crit Care. 2016 Apr 7;20(1):83. 334 MAPAR 2016 [18] Silva BN, Andriolo RB, Atallah AN, Salomão R. De-escalation of antimicrobial treatment for adults with sepsis, severe sepsis or septic shock. Cochrane Database Syst Rev. 2013 Mar 28;3:CD007934. [19] Paul M, Lador A, Grozinsky-Glasberg S, Leibovici L. Beta lactam antibiotic monotherapy versus beta lactam-aminoglycoside antibiotic combination therapy for sepsis. Cochrane Database Syst Rev. 2014 Jan 7;1:CD003344. [20] http://sfar.org/antibioprophylaxie-en-chirurgie-et-medecine-interventionnelle-patients-adultes/