Mon testament philosophique

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Mon testament philosophique
J’ai pris au cours de ma récente et grave maladie, les dispositions matérielles
nécessaires, dans le testament que j’ai fait sur mon lit. J’ai écrit celuici après que
le docteur, sur ma demande expresse, ne m’eut pas caché qu’il y avait pour moi
risque de mort, et qu’il était prudent en conséquence, de prendre mes dispositions.
J’ai envisagé ce risque avec une complète sérénité d’âme, sans regrets ni remords sur ma vie. J’ai jugé que j’avais eu, après tout, malgré quelques cruelles
amertumes et quelques douloureuses injustices, au surplus apaisées ou réparées,
une vie digne d’être vécue, une vie d’action, de travail, de joies intellectuelles, de
responsabilités, qui m’avait procuré de hautes satisfactions morales, une vie d’où
la joie de vivre n’avait pas, non plus été exclue, une vie dont j’avais largement
profité.
J’étais entouré d’une famille pleine de tendresse pour moi ; j’avais à mes côtés
une compagne parfaite, des filles dont je suis fier, des petits-enfants rayonnants de
jeunesse et de charme ; je n’avais vraiment pas à me plaindre et à gémir sur mon
sort, même s’il devait être fatal. Ma vie était vécue.
Dans cet apaisement, troublé seulement par la tristesse de quitter ceux que
j’aime tendrement, profondément, de laisser des amis auxquels je suis attaché,
j’ai fait surgir la volonté de me défendre avec ténacité contre le danger qui me
menaçait. J’ai toujours fait appel, dans la vie, à la volonté, et je l’ai toujours mise
en oeuvre. Je crois profondément à son action dans le domaine moral, physique,
physiologique.
D’où me vient cette habitude du recours constant à la volonté ? Probablement
pas de mes chers et excellents parents qui n’ont guère eu dans leur vie, heureusement calme et tranquille, l’occasion d’y recourir. Peutêtre de mon hérédité paysanne ? Mais je crois que chez moi la volonté est surtout une question d’habitude,
et qu’elle imprègne ma manière d’être. Je n’ai cessé d’y recourir, de l’éduquer,
de la cultiver comme une force précieuse pour l’individu ; je l’ai développée aux
instants fréquents de ma vie où j’ai eu à prendre des décisions rapides et graves ;
en bref, je suis devenu homme de volonté, surtout par une habitude contractée
dès ma jeunesse, et soigneusement entretenue par la suite, bien plus, je crois, que
par caractère et par nature. Je recommande la méthode à ceux qui sont appelés à
prendre, dans la vie, des responsabilités grandes ou petites.
J’ai tenu à faire cet éloge de la volonté à propos d’une circonstance où, une
fois de plus, elle m’a puissamment aidé, ainsi que ceux qui me prodiguaient leurs
soins.
Ainsi que je le disais, à l’heure où se posait devant moi le point d’interrogation
de la vie ou de la mort, j’ai rassemblé pendant mes longues heures de méditation,
les quelques idéesforce qui me paraissaient essentielles à la vie de l’individu auquel ma philosophie me pousse à m’attacher d’abord.
J’ai songé, peutêtre parce que nous en sommes totalement privés et que nous
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en souffrons, à la liberté. J’ai toujours chéri la liberté, comme j’ai toujours pensé
que la démocratie, malgré ses défauts (quel régime n’en a pas !) était la seule
forme de gouvernement capable de l’assurer. Ceci suffit amplement à justifier à
mes yeux mes convictions républicaines et démocratiques.
Certes, la démocratie comporte des dangers que je connais bien pour les avoir
vu s’étaler sous mes yeux pendant quarante ans de vie publique, pour les avoir
souvent signalés, dénoncés, parfois au grand scandale de mes amis politiques qui
ne se rendaient pas compte qu’en agissant ainsi, je défendais la liberté et la démocratie.
Le premier et le plus sérieux danger pour la démocratie, c’est la démagogie qui source naturellement d’elle. La démocratie, pour fonctionner sainement,
exige que les individus soient pleinement conscients de leurs devoirs en même
temps que de leurs droits, que les hommes ne confondent pas les appétits avec les
aspirations, les passions avec les raisons, que les citoyens aient atteint un certain
degré de culture civique et sociale, conditions difficiles, je le reconnais, à réaliser.
A ce point de vue, l’histoire n’est pas très encourageante puisque presque toujours
les démocraties ont sombré dans la démagogie, que les régimes d’autorité n’ont
d’ailleurs, eux aussi, jamais dédaigné comme moyen d’action.
La démocratie reste donc, malgré les écueils qui l’entourent, (les régimes d’autorité ont les leurs aussi) le régime auquel il convient de rester attaché. Les tristes
et dangereux et scandaleux exemples donnés par les régimes d’autorité sont là
pour l’attester. Dans l’avenir, les hommes qui tiennent à ce régime, devront essayer avec plus de force et plus de conviction, d’écarter de lui les dangers intérieurs qui le menacent, d’abord par un usage raisonnable de l’autorité nécessaire
qui doit dominer les (mot illisible : entraînements ?) de la liberté, ensuite par une
éducation sociale intensive des citoyens.
On use beaucoup dans le jargon néorévolutionnaire du terme « esprit communautaire ». C’est une expression vide de sens. Ce qui est vrai, c’est qu’il y a un
sens de l’intérêt public, de l’intérêt général, et qu’aucune démocratie ne peut vivre
si les citoyens, à un degré quelconque, ne possèdent pas ce sens, c’est le seul qui
peut endiguer les débordements de la liberté.
Il ne faut pas sacrifier l’individu à la collectivité, faire dévorer des hommes par
ce molosse qui s’appelle l’Etat, enfermer dans une collectivité anonyme, dirigée
souvent par les plus intrigants et les plus fourbes, l’individu réduit à l’état de
parcelle moléculaire dans un Etat dominé par ceux qui savent s’emparer par force
du pouvoir. Un tel régime est une monstruosité et une stupidité.
Le but de la vie pour l’homme, ce n’est pas de laisser abrutir ses forces morales
et intellectuelles par une discipline de caserne, celle qui est chère à nos splendides
généraux de la défaite, ce n’est pas d’accepter un nivellement qui tue non seulement l’esprit d’initiative, mais la faculté de réfléchir, ellemême ; le but de la vie,
c’est, au contraire, de développer harmonieusement pour l’individu, pour sa vie,
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pour son bonheur, tout ce qui peut contribuer à le rendre plus libre et à l’élever,
afin de profiter de la liberté. Quoi que prétendent les prétendu sociologues communautaires, ce n’est pas l’absorption dans une communauté, même organisée,
qui est le but de la vie, c’est le bonheur de l’homme, le développement de tous
les éléments de puissance et d’action qu’il peut avoir en lui. Ce développement
ne peut naturellement être obtenu que par des moyens sains, par le travail intelligent, en premier lieu, par le respect des aspirations des autres, en second lieu.
Cette harmonie de l’homme et du milieu social, seule une démocratie ordonnée,
permettant au citoyen de penser, de savoir, de comprendre, de juger, peu la créer ;
ce n’est pas chez un peuple de soumis ou révoltés, que le bonheur individuel et
social peut surgir.
Bien que l’époque actuelle masque le plus effroyable avilissement des conscien-ces que la France ait jamais connu, je veux croire à l’existence possible de démocraties, dirigées par les élites (pas celles qu’on catalogue et qu’on décrète arbitrairement) mais par celles qui surgissent spontanément du peuple, et que l’égalité
devant l’instruction permet de dégager..
Un certain nombre d’intellectuels mis à part, ce qu’on est convenu d’appeler
la bourgeoisie vient depuis trois ans de donner la mesure de sa couardise, de son
égoïsme, de son amour du gain et de sa stupidité. Et je ne parle pas des militaires
qui, sauf notables exceptions, ont, dans cet ordre d’idées, réalisé le maximum !
Le peuple de nos villes et de nos campagnes, malgré d’évidents défauts, s’est
montré beaucoup plus intelligent, beaucoup plus clairvoyant, beaucoup plus sain,
beaucoup plus robuste et courageux, et c’est pourquoi, dans notre pays, au moins,
il n’y a pas à désespérer ni de la liberté ni des principes intangibles contenus dans
l’admirable charte de la Déclaration des Droits.
Cependant il existe une condition au développement harmonieux de la liberté,
c’est que l’oeuvre sociale soit assez hardie, assez audacieuse pour donner aux
hommes la certitude qu’ils pourront en travaillant se faire, dans la justice, une vie
heureuse et digne.
Si on recherche ce que peuvent être, avec la liberté, les bases d’une société où
l’homme puisse vivre et développer heureusement sa vie individuelle et sociale,
on trouve la famille. Seuls peuvent la dédaigner, en tissant d’ailleurs leur propre
malheur, les égoïstes qui redoutent l’effort et les responsabilités, et ceux qui sont
hantés par la seule recherche de satisfactions matérielles, d’ailleurs pleines de
déceptions.
La famille est la cellule naturelle de l’individu et de la société. Elle est en
puissance, et effectivement aux années de vieillesse, le prolongement et l’amplification de la vie. Certes je raisonne comme un homme auquel le foyer familial a
apporté une somme de joie bien supérieure aux soucis qu’il lui a causés où aux
sacrifices qu’il lui a consentis. Il n’en est pas toujours ainsi, et on pourrait me reprocher, dans ce domaine comme dans les autres, d’avoir la philosophie des gens
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heureux. Mais le foyer familial, c’est tout de même le refuge, le port de salut
au milieu des tempêtes de la vie, le creuset des affections les plus solides et les
plus (mot illisible saines ?). Non pas que je nie le charme, le réconfort, la valeur de
l’amitié, bien au contraire. J’ai eu dans ma vie un certain nombre d’amitiés fidèles,
quelques amitiés fraternelles, comme celle qui me liait à mon pauvre Bourée. (Le
docteur Bourée, son cousin germain, auquel René Besnard était très attaché, et
qui mourut tragiquement en 1940, dans un bombardement qui détruisit sa maison
de ChalonssurSaône.) Ces amitiés m’ont procuré beaucoup de joies ; elles m’ont
souvent apporté un grand secours moral, et n’ont amené que peu de déceptions.
L’amitié est une immense joie de la vie, mais elle ne doit pas être à sens unique,
elle comporte aussi des obligations.
Ceux qui méconnaissent le charme et la force de l’amitié sont ceux qui n’ont
pas su avoir d’amis. Cependant, plus solide encore que l’amitié est l’affection
familiale.
Il ne s’agit pas pour l’individu de se laisser absorber par le milieu familial, de
s’enliser dans la famille, même si l’enlisement est facile, même s’il est doux. Il y
aurait là un danger réel pour l’individu, pour le rayonnement de sa personnalité. La
famille ne doit pas être un éteignoir, mais au contraire un stimulant pour l’action,
celui qui pantoufle dans la vie est perdu pour l’action qui reste la grande raison de
vivre, et qui vaut les spéculations intellectuelles, même les plus hautes ; l’action
n’est d’ailleurs pas incompatibles avec cellesci. Au surplus, il y a peu d’êtres
humains qui ne recherchent en dehors de la famille, au moins des occupations et
des distractions, et cela n’est pas condamnable parce que c’est normal. Mais la
constitution d’une famille comporte des devoirs supérieurs, parfois durs à remplir.
Il ne faut pas les éluder sans quoi viendrait à disparaître la stabilité du foyer qui
est une des forces de la famille.
La famille comporte un prolongement, c’est la propriété individuelle.
Il ne peut être question, à notre époque, de se figer dans la notion de la propriété individuelle sacrosainte. L’évolution sociale, la concentration des capitaux,
la (mot illisible : sécurité ?), l’avenir des travailleurs exigent que la propriété capitaliste, bien qu’elle comporte des risques qu’il ne faut pas oublier, subisse des
contrôles et des limitations. Demain, je l’espère, une organisation générale de
la répartition des profits entre le capital et le travail aura pour conséquence un
contrôle plus serré de l’Etat sur les entreprises industrielles, et leur production, et
leurs bilans.
Mais il n’en reste pas moins que la propriété privée doit subsister parce qu’elle
est le grand mobile, la grande raison de l’effort, et parce qu’elle provoque un
accroissement certain du bienêtre, de la dignité, de l’équilibre de l’individu dont
le bonheur doit rester l’objet principal d’une société bien organisée.
Liberté, famille ne seraient cependant pas des bases suffisantes pour le développement de l’individu, si elles n’étaient (mot illisible) par la notion de Patrie.
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L’Internationalisme politique est une formidable erreur, une doctrine contre
nature, même si on le limite à une partie du monde. Loin de moi la pensée de demander qu’on pratique un nationalisme étroit, incompréhensif, braillard comme
celui de la Boulangei ; la connaissance et la compréhension des besoins des peuples,
de leur mentalité, de leur caractère, de leur génie propre, est une nécessité absolue.
Il faut être, par exemple, européen ou, mieux encore, citoyen du monde, ce qui
ne consiste pas à accepter l’hégémonie politique et économique de la puissance
la plus forte et la plus belliqueuse, mais ce qui signifie qu’on doit souhaiter entre
nations d’un même continent, et même de continents différents, des accords de
toutes sortes. Pourquoi n’iraientils pas jusqu’à des Fédérations d’Etats ? C’était la
grande idée de Briand, cet anticipateur de génie. Cette idée, elle eut pu être réalisée
par la Société des Nations, si celleci ne s’était pas acculée, par ses propres erreurs,
à une lamentable faillite.
L’idée qui a présidé à sa création sera peutêtre reprise un jour, sous une autre
forme. Lorsque les hommes en auront assez de la guerre, de l’abominable guerre,
lorsque les peuples seront résolus à s’opposer par tous les moyens aux épouvantables tueries dans lesquelles, à l’abri de monstrueuses doctrines, les précipitent
les dirigeants ; lorsqu’ils auront fait justice des prétendus intérêts économiques et
politiques qui servent de prétexte aux guerres, il leur faudra bien instituer, quelle
qu’en soit la forme, une organisation de paix, assez puissante pour imposer sa
volonté. Une guerre, même victorieuse, ne paie jamais.
C’était la pensée de Briand ; son idéologie a pu faire de lui la dupe de partenaires fourbes, mais son grand honneur sera d’avoir été le seul homme d’Etat
assez courageux pour s’élever jusqu’à la notion de paix intangiblei ; son idéologie
d’hier sera la réalité de demain.
En attendant un tel événement, les peuples ont, hélas ! le devoir de prendre
toutes les mesures nécessaires afin d’assurer la sauvegarde de leur indépendance.
Dans le déchaînement des passions actuelles, un pays qui est le seul à ne pas
vouloir et à ne pas pouvoir se battre est perdu. La France aveulie par des années
au cours desquelles seule semblait compter la recherche des jouissances, rejetant
l’effort et le sacrifice, mal conduite par des chefs militaires qui volontairement
ou par sottise restaient indifférents à une défaite qui marquerait la fin dui régime,
venait hélas ! d’en donner la preuve.
L’organisation de la paix, imposée par les peuples dégoûtés des cruautés de la
guerre moderne, et que j’appelle de tous mes voeux n’implique naturellement, en
aucune façon, la disparition de ces entités ethniques, morales, intellectuelles, publiques, historiques, qu’on appelle les Nations. La patrie est le seul terrain solide
où puisse vivre l’individu. Cet ensemble de moeurs, de coutumes, de traditions,
le lien du langage commun de la mentalité commune, cet aggloméré d’histoire,
cet amour instinctif du sol natal, c’est ce qui constitue la patrie, et aucune notion
n’est plus vraie. Aussi, comme on comprend que les hommes, quand ils ne sont
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pas déficients, au point de vue moral et social, placent au dessus de tout l’amour du
pays. Malgré la lâcheté morale de notre époque, la défaite semble l’avoir stimulé.
L’indépendance nationale est le bien le plus précieux, sans elle, liberté, famille,
société, tout s’écroule.
Il est une autre notion indispensable à la vie sociale de l’individu, c’est celle
du droit. Je ne parle pas des droits individuels, de ceux qui ont d’ailleurs comme
corollaire des devoirs ; je parle de la haute notion du droit et des principes qui en
découlent. Les circonstances actuelles ont amené un régime d’arbitraire dans lequel la liberté individuelle est foulée au pieds, où le favoritisme n’a plus de limites,
où liberté de pensée, d’écrire, de savoir même, est supprimée, où on n’a plus de
respect de la séparation des pouvoirs, ni de la chose jugée, ni de l’indépendance
des magistrats. Je ne juge pas, je constate, et je constate que c’est un régime intolérable ; il peut être imposé par les circonstances, ce dont je doute, mais il est tout
de même intolérable.
La séparation des pouvoirs, qui est l’assise de toute société évoluée, est quotidiennement violée, et la foule abrutie, plongée dans l’ignorance, uniquement
préoccupée de ses besoins matériels qui ne sont pas satisfaits, assiste sans comprendre et sans réagir à cet effondrement du droit.
Le régime républicain, qui n’a pas mal servi la grandeur nationale, et dont
s’accommodaient fort bien, quand ils n’en profitaient pas, ceux qui aujourd’hui le
méprisent, a commis, certes, bien des fautes et bien des erreurs dans lesquelles il
ne faut pas retomber. Mais il tenait à honneur de sauvegarder le droit, et de respecter les grands principes républicains qui peuvent faire sourire les réactionnaires et
cagoulards mués en pseudorévolutionnaires, mais qui n’en constituent pas moins
la seule garantie des droits individuels.
Pour être complet, il faudrait dans cette courte énumération des principes indispensables à la vie individuelle et sociale, citer la croyance.
Je ne suis pas croyant ; je suis librepenseur au sens courant du mot, et jusqu’au
tréfonds de l’âme. S’il fallait me rattacher à une école philosophique, je dirais que
je suis panthéiste. J’aime la nature comme j’aime la vie, dans toutes les manifestations de sa force. Les spectacles de la nature, plus encore que les manifestations
de l’art auxquelles je suis pourtant très sensible, m’ont toujours profondément
ému ; j’aime les forêts, les champs, les glaciers, la mer, d’où se dégage une telle
intensité de vie ; j’adore l’harmonie de la nature où on retrouve tant d’équilibre et
de mesure, et qui fait apparaître une admirable architecture.
Il m’est donc très difficile d’analyser ce haut élément de vie qu’est la croyance.
Je sais tout ce que la tradition religieuse a mis de grandeur dans le patrimoine
historique de la France ; je sais aussi hélas ! tous les crimes qui, dans le passé, ont
été commis au nom de la religion. Je n’ai pas à établir ici le bilan des grandeurs et
des crimes de l’Eglise.
Je comprends que la foi soit pour ceux qui l’ont, une source de joie, de sécurité,
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un immense réconfort. Au surplus, plus je vieillis, plus je deviens tolérant. La
tolérance m’apparaît maintenant, avec la bonté et l’indulgence, comme les vertus
maîtresses. C’est en m’inspirant de ce sentiment que je crois sincèrement que
l’Eglise et l’Etat peuvent vivre en bonne harmonie, à la condition que l’Eglise,
renonçant si elle peut à son éternelle tendance, n’empiète pas, et que l’Etat ne
persécute pas.
Les frottements que j’ai eus avec les hommes, les voyages que j’ai faits, qui
m’ont beaucoup appris et beaucoup fait réfléchir, les missions que j’ai remplies,
les responsabilités que j’ai assumées, m’ont appris que, dans la diversité des religions, des hommes de convictions philosophiques opposées peuvent s’entendre
sur beaucoup de terrains, à la condition de respecter mutuellement leurs idées.
Beaucoup de familles françaises, par l’union qui règne entre leurs membres, alors
qu’ils ont souvent des convictions opposées, illustrent cette vérité.
Veuillot disait : « Je vous réclame la liberté au nom de vos principes, et je
vous la refuse au nom des nôtres. » Un librepenseur doit dire : « Je vous réclame
la liberté au nom de mes principes, et je vous la donne au nom de ces mêmes
principes. » Quant au respect mutuel des idées, il est possible de l’obtenir au
moins chez des êtres enseignés et évolués.
Il n’est pas vrai, comme le dit la formule de Hobbes « homo homini lupus »,
que les hommes soient nécessairement des loups les uns pour les autres. Ce qui
est vrai, c’est qu’il y a des hommes inférieurs pour lesquels seuls les intérêts et les
passions comptent. Mais la tolérance ne doit pas naître de l’indifférence ; cela doit
être commandé par les principes. Par exemple, pour qu’elle règne, il faut bannir
le sectarisme, rappeler à la raison les cagots bornés et haineux qui font souvent le
désespoir du clergé luimême, plus compréhensif et plus libéral.
Les quelques réflexions que je viens de mettre sur le papier, au courant de
la plume, sans souci de la forme, n’ont de valeur que parce qu’elles sont venues
dans ma pensée au moment où, sentant peser sur moi un risque très grave, j’ai
fait, comme tout le monde l’eut fait, mon examen de conscience. Ayant ma pleine
connaissance et une parfaite lucidité de penser, j’ai voulu faire un résumé, ou
plutôt une synthèse des idées essentielles que je m’étais faites sur les hommes et
le milieu social.
On pourrait dire que ma philosophie apaisée est celle d’un homme dont la
vie a été heureuse. C’est vrai, mais j’ai cependant subi des chocs assez durs, j’ai
souffert notamment de la plus cruelle injustice, des tortionnaires m’ont mis à la
torture morale. (Allusion à l’affaire Oustric) Je n’ai même pas de haine contre
eux, car, durant ma vie, je n’ai jamais connu la haine, et l’amertume profonde que
j’ai ressentie devant l’injustice est maintenant presque dissipée. Ma philosophie
est donc tout de même celle d’un homme qui n’a pas connu que les (mot illisible :
joies) de la vie mais aussi ses cruautés ; c’est une philosophie normale.
Les idées que je professe, je les ai eues toute ma vie. Certes l’âge a tamisé
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mes passions, et ce que j’exprimais sans prudence, et parfois sans mesure, dans
l’enthousiasme, dans l’élan, dans la fougue de mes vingt ans, je les formule maintenant avec plus de mesure et de circonspection. Mais le fond de ma pensée est
resté le même, et je crois pouvoir dire que l’unité morale, intellectuelle, politique
et sociale de ma vie, a été à peu près complète. Penseur libre à vingt ans, je le
suis resté ; socialiste tout près du peuple et l’aimant à vingt ans, je le suis resté,
tout en combattant les formules fausses et les idéologies folles ; homme d’ordre,
n’ayant jamais renoncé à une association raisonnable de la liberté sacrée et de
l’autorité nécessaire déléguée par le peuple à ceux qui le dirigent, je le suis aussi
resté. L’unité de ma vie politique, mes conceptions sur la liberté m’ont souvent
séparé de mes amis que j’essayais de convaincre, elle n’ont pas entamé, bien que
celuici ait commis des fautes, ma fidélité au parti auquel j’appartiens depuis quarantequatre ans.
Ces lignes ne sont destinées qu’à ma femme et à mes filles, et à quelques amis
très proches si elles jugent à propos de les mettre sous leurs yeux. Puissent ceux
qui les lisent en souvenir de moi y trouver quelques pensées qu’ils retiendront.
10 avril 1943
René Besnard
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