Toolquiz - Droit de culture, culture de droit

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TOOL QUIZ
LIVRE VERT
DOCUMENT DE TRAVAIL
Ce livre vert a été réalisé dans le cadre du projet
Toolquiz, co-financé par le Fond Européen de Développement Régional au travers le programme
Interreg IV C, et pour lequel le Conseil Régional
Nord-Pas de Calais a été chef de file.
Responsabilité éditoriale : Les propos tenus
n’engagent que leurs auteurs. Les collectivités
et partenaires du projet Toolquiz ne sauraient
être tenus pour responsables des propos et
des opinions émis par les contributeurs de cet
ouvrage.
Droits d’auteurs: Cette publication relève de la
législation française et internationale sur le droit
d’auteur et la propriété intellectuelle. Tous les
droits de reproduction sont réservés par leurs
propriétaires respectifs. La reproduction de tout
ou partie de cet ouvrage est soumise à autorisation.
Coordination éditoriale:
Laurence Barone, Pascal Brunet.
L’ensemble des textes de liaison a été rédigé par
le Relais Culture Europe.
Graphisme:
Conseil Régional Nord-Pas de Calais
Ont participé à ce numéro: Jacques Delors, Mercédès Bresso, Catherine Lalumière, Pau Raussel
Koster, Philippe Aigrain, Saskia Sassen, Jean-Michel Lucas, Pascal Brunet, Laurence Barone, Mary
Ann Devlieg, Thierry Baudoin, Bernard Misrachi
and Madeleine Chiche, Constantin Petcou, Vincent
Guimas, Alban Cogrel, Marco Felez, Luc de Brabandère, Alan Iny, David Joyner, Erik P.M. Vermeulen, Christoph F. Van der Elst, Diogo Pereira Dias
Nunes, Wyn Thomas et tous les partenaires TOOL
QUIZ qui ne sont pas nommés ici présents mais
qui ont contribuée à l’écriture des articles concernant les bonnes pratique TOOL QUIZ.
Nous remercions l’ensemble des contributeurs
de ce livre qui ont accepté d’y participer sur
une base volontaire et d’engagement et sans
demande de droits. Nous remercions particulièrement Laurence Barone pour la direction et la
coordination de l’ouvrage.
COOPERaTION CULTURELLE
INTERREgIONaLE
ToolQuiz en tant que « projet », est né dans ce
cadre. Ces 13 membres voulaient se concentrer sur une dimension innovante, en travaillant la notion de « capital humain » dans
le contexte de société de la connaissance.
Ils ont donc élaboré un dossier candidature
en 2009 pour le programme INTERREG IVC,
lequel apparaissait comme le cadre de solidarité le plus approprié pour approfondir les
échanges de pratiques entre partenaires. Ce
programme a en effet spécifiquement pour
but d’aider les régions européennes à travailler ensemble à travers le partage, l’échange
et le transfert de savoirs et d’expériences.
Représente fondamentalement, une coopération interrégionale européenne fondée sur
la culture, telle que définie par l’UNESCO,
laquelle procède d’un long processus stratégique débuté en l’an 2000.
Elle s’est d’abord traduite par la structuration
d’un nouveau type de réseau au travers la signature d’une charte de coopération multilatérale, en 2008, entre 5 autorités régionales :
Le Conseil régional Nord-Pas-de-Calais (FR),
la Commuanuté Flamande, la Fédération
Wallonie-Bruxelles de Belgique, le Voïvodie de
Silésie (POL), et le Conseil du comté de Rogaland (NPL).
Approuvé par le programme INTERREG IV C,
le projet ToolQuiz dont le chef de file était la
Région Nord-Pas-de-Calais, a été lancé à
Lille en janvier 2010 et s’est déroulé jusqu’en
décembre 2012. Tenant compte des évolutions contextuelles, pendant trois ans le projet a cherché de nouvelles façons de penser
le développement, au regard des politiques
publiques ou des pratiques d’acteurs, en plaçant la culture et les capacités des personnes
au cœur de ses enjeux.*
Cette charte exprime la volonté d’améliorer la compréhension et le suivi, du rôle que
jouent les questions culturelles et créatives
en matière de développement et de stratégies territoriales. Elle souligne également un
engagement commun des collectivités à soutenir des projets de coopération culturelle
fondés sur des principes humanistes.
La PUBLICaTION D’UN LIvRE vERT
Le partenariat s’est ensuite progressivement étendu à travers la rencontre d’autres
acteurs culturels engagés dans des activités
de coopération européenne ou internationale, qu’il s’agisse d’institutions publiques ou
d’organisations artistiques, telles que: l’Arts
Council du Pays de Galles (Wales Arts International), l’Université de Bangor (Pays de
Galles), l’Université de Venise (ITA), la Fondation Simetrias de Tolède (ES), Technocité
en Wallonie, le Musée Dr Guislain en Flandre
ou le Relais Culture Europe (FR).
En démonstrations de ces recherches, les
partenaires régionaux ont rassemblé dans le
cadre du projet, des études de cas et des modèles de bonnes pratiques dont certains se
trouvent dans cette publication. Ils figurent
au sein et à côté de corpus d’articles issus
d’un riche éventail de contributeurs invités,
et coordonnés, par le Relais Culture Europe.
Bien que les opinions exprimées dans cette
publication ne sont pas nécessairement
celles de l’ensemble des partenaires ToolQuiz, elles constituent un ensemble de théories et de réflexions qui définissent la scène
et le contexte actuels européen.
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TOOL QUIZ - Livre vert
Tool Quiz
UN PROJET DaNs LE CaDRE
D’INTERREg Iv C
TOOL QUIZ - Livre vert
LE LIVRE VERT
TOOL QUIZ
nouveaux modes de gouvernance citoyenne.
Nous ne voulons pas dans ce livre faire l’inventaire de ces pratiques, mais bien montrer en quoi elles tracent des lignes de force
d’un renouveau de l’action publique pour la
culture :
Ce livre vert est le résultat d’une longue démarche de réflexion, commencée il y a maintenant plus de trois ans. Nous étions, alors,
au tout début de ce qu’il est, maintenant,
convenu de nommer une crise systémique.
C’est dans un monde ouvert que nous devons
transformer nos politiques publiques,
C’est dans un monde d’opportunités que
nous devons penser les politiques publiques
pour la culture,
C’est dans une Europe unie que nous devons
renforcer nos coopérations et nos solidarités,
C’est dans des territoires de vie choisis que
les trajectoires de chacun peuvent se redéployer, dans le temps et dans chaque singularité culturelle et personnelle,
Notre intention de départ ne s’en est trouvé
que renforcée : comment, dans un contexte
transformationnel fort devions-nous définir
la place de la personne dans les politiques
publiques pour la culture des collectivités
régionales ?
La question pouvait paraître incongrue, au
moment où cette personne n’était évoquée
qu’indirectement dans bon nombre de dispositifs publics, le plus souvent par des formulations d’objectifs quelque peu techniques :
renforcement de capacités, capital humain,
au service d’objectifs de développement,
le plus fréquemment, uniquement économiques.
C’est donc, par d‘audacieuses politiques
publiques pour la culture, que nous devons
affirmer un principe européen de dignité, et
même d’égale dignité des personnes et des
cultures.
Pascal Brunet
Directeur du Relais culture Europe
Octobre 2011
La crise / les crises produisent leurs effets,
et soulignent d’autant plus fortement les tensions qui traversent les sociétés. Quels sont
alors les choix européens dans ce monde interagissant ? Et plus particulièrement, quels
sont les choix pour les acteurs régionaux,
politiques et civils ?
Ce livre vert repose sur un constat et affirme
un principe. Nous sommes dans un moment
de profond déséquilibre entre droits politiques et civils, droits économiques, et, pour
ce qui concerne spécifiquement ce livre,
droits culturels de la personne.
Les politiques publiques et les pratiques des
acteurs culturels doivent donc se redéfinir
comme “espace de redéfinition, et mieux de
renégociation” de ces déséquilibres de droits.
Des acteurs politiques et civils sont au travail, repensent leur cadre d’actions, expérimentent de nouvelles pratiques, inventent de
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TOOL QUIZ - Livre vert
Droit de culture,
culture de droits
Une contribution
pour une approche prospective
des politiques culturelles
des territoires européens
Décembre 2011
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TOOL QUIZ - Livre vert
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION POLITIQUE................................................................................................. 9
Jacques Delors,
ancien président de la Commission Européenne ................................................................................ 11
Mercédès Bresso,
présidente du Comité des Régions .................................................................................................................. 13
Catherine Lalumière,
présidente du Relais Culture Europe ............................................................................................................. 16
Partie 1 – Changements de paradigme..................................19
L’humain en complexité
Laurence Barone . ................................................................................................................................................................. 22
Culture. L’option intelligente ?
Pau Rausell Köster . ............................................................................................................................................................. 24
Les biens communs culturels et la justice sociale
à l’origine d’un nouvel humanisme européen
Philippe Aigrain ..................................................................................................................................................................... 32
Villes entre vieilles frontières et nouvelles et clôtures du capital
Saskia Sassen ........................................................................................................................................................................ 39
Partie 2 –
Pratiques de politiques publiques...............................................49
Rationalité économique et fondements culturels de l’Union
Jean-Michel Lucas ............................................................................................................................................................... 52
Cultural Rucksack : Un programme pour l’égalité d’accès
à la culture des enfants ................................................................................................................................................. 58
L’heure d’un NEW DEAL culturel européen
Mary Ann Devlieg .................................................................................................................................................................. 60
“Reach the Heights” : Une politique basée sur l’art pour développer
les compétences générales de la jeunesse .............................................................................................................. 66
“Green Cook” - Pour une culture alimentaire soutenable .................................................................................... 68
Investir les métropoles
Thierry Baudoin ..................................................................................................................................................................... 73
Bibliothèque solidaire - Un projet de la Bibliothèque publique
d’Etat de Cuenca . ............................................................................................................................................................ 83
6
SOIN/REGARD . ........................................................................................................................................................ 91
Des techniques du corps comme projet politique
Michel Repellin - A.I.M.E ................................................................................................................. 93
Interroger les usages quotidiens de la ville
Madeleine Chiche and Bernard Misrachi . ............................................................................................................. 97
Le Musée du Dr Guislain - Remettre en cause les préjugés .................................................................... 101
“Potens” – Psychodrame sur la scène éducative .......................................................................................... 104
TRANSFORMATION/RÉAPPROPRIATION . ................................................................................... 105
Cultures rhizomatiques et translocales7
Constantin Petcou . ..................................................................................................................................................... 107
Le designer fabriquant d’une nouvelle modernité
Vincent Guimas . .......................................................................................................................................................... 117
Recyclart – Transformer la rupture urbaine ................................................................................................. 121
TRAJECTOIRE/RESPONSABILITÉ
..................................................................................................... 123
Cluster Les Articulteurs –
Un écosystème socio-économique au service du territoire
Alban Cogrel and Marco Felez ................................................................................................................................. 125
Transfert de créativité - mise en commun de l’expertise et
amplification pour une économie du savoir
David Joyner, Erik P.M. Vermeulen, Christoph F. Van der Elst,
Diogo Pereira Dias Nunes, Wyn Thomas .............................................................................................................. 128
Thinking in New Boxes Comment apporter un changement fondamental à votre entreprise
Luc de Brabandère, Alan Iny .................................................................................................................................... 138
CONCLUSION .......................................................................................................................................142
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TOOL QUIZ - Livre vert
Partie 3 – Pratiques d’acteurs........................................................... 87
INTRODUCTION
POLITIQUE
“C’est ainsi que se forgera
une version inédite de l’union
nécessaire dans la diversité
acceptée et vivifiée.”
Jacques Delors, Ancien Président de la Commission Européenne
L’UE peut les y aider, inciter, encourager, proposer des cadres communs, mais elle ne peut
se substituer à eux. Tandis que la compétition
pour attirer les investissements tend à produire de grands pôles urbains, l’UE peut aussi
garantir un certain équilibre entre régions par
la politique de cohésion pour éviter que les
moins dynamiques ou les moins en avance se
voient reléguées au rang de zones marginales,
comme les zones rurales dépositaires de nos
traditions et de notre art de vivre.
Fait inédit dans notre histoire, l’ancrage territorial et l’identité des individus et des groupes
se dissocient. Ce phénomène est lié d’une
part aux déplacements de populations sans
précédent auxquels nous assistons, d’autre
part à la capacité offerte par les nouvelles
technologies de l’information d’être reliés en
permanence à d’autres sociétés que celles
où nous vivons.
Au-delà des impulsions données par la Commission, les régions européennes peuvent
coopérer entre-elles. Les terrains de coopération sont nombreux : partager des expériences, défendre leurs intérêts économiques, leurs valeurs et leurs héritages
communs (la paix, l’euro, le marché unique).
Quel que soit le terrain de coopération privilégié, un objectif doit les rassembler au-delà
des clivages politiques : donner à chacun la
possibilité de développer toutes ses capacités et de participer au développement de
sa société, en respectant un juste équilibre
entre la liberté des individus et la solidarité
avec la société.
Cette nouvelle donne, qui favorise les incompréhensions, se double d’une autre fracture :
entre les élites, qui agissent et pensent au niveau global, et les citoyens qui pensent à partir
du local. Cette dichotomie incite ces derniers à
la défiance voire au repli identitaire qui nourrit la montée des nationalismes. Là où les
cultures cohabitent sans se côtoyer, l’action
à l’échelle d’un territoire est la seule envisageable pour réapprendre, dans l’interaction et
la relation, le vivre-ensemble. Car seuls des
lieux de proximité sont à même de réinventer
les liens fondamentaux de toute société : la
confiance et la convivialité.
Aussi nécessaires qu’elles soient, ces coopérations politiques trouveront un supplément
d’âme primordial dans le dialogue culturel, si
nécessaire pour contrecarrer les tendances
au repli et pour préserver leur originalité,
leurs langues, leurs identités.
En animant le débat public, en faisant circuler les idées, les régions participeront à faire
vivre le projet européen dans sa diversité et
son pluralisme, marque de fabrique de l’UE.
En offrant des lieux de rencontre, d’échange
et de création, elles ancreront en profondeur
le projet européen, c’est-à-dire, au sein de
l’identité de chacun.
Depuis les pères fondateurs, l’intégration
européenne propose un cadre institutionnel
pour œuvrer au rapprochement des peuples.
Elle ne peut y parvenir ni relever les défis
du XXIème Siècle sans l’implication forte des
régions et de leurs représentants. Faut-il le
rappeler ? Leur dynamisme demeure primordial car les régions sont la cheville ouvrière
du développement économique et social.
Lieux de création de richesse et d’initiatives,
les territoires sont les seuls à pouvoir valoriser leurs atouts endogènes dans la compétition mondiale ou encore à expérimenter des
modes de vie durables, sur le terrain.
C’est ainsi que se forgera une version inédite
de l’union nécessaire dans la diversité acceptée et vivifiée.
Jacques Delors
Ancien président
de la Commission européenne
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TOOL QUIZ - Livre vert
Les bouleversements économiques, sociaux
et culturels induits par la mondialisation
appellent des cadres politiques nouveaux,
adaptés à leur échelle. Si l’intégration européenne apporte une réponse pour maîtriser
les flux qui dépassent les cadres nationaux,
les entités infra étatiques telles que les régions, sont aussi nécessaires pour retrouver
une emprise sur nos destins. Elles offrent en
effet des lieux de réponse aux crises d’adaptation que traversent nos sociétés.
”Sans culture dans les politiques
publiques et sans politiques
pour l’accès de la culture pour
tous, aucune Europe renforcée
et unie n’est possible.”
Mercédès Bresso, Présidente du Comité des Régions
doit aussi stimuler la coopération et la solidarité entre les citoyens et les peuples européens.
C’est pourquoi il est très important de leur
donner la capacité effective d’accéder et de
profiter pleinement des biens culturels ainsi
créés. Ce sont encore les régions et les villes,
par des politiques volontaristes dans les domaines culturel, éducatif ou social, qui rendront possible un accès au plus grand nombre.
La politique culturelle contribue ainsi à rendre
plus attractifs des territoires non seulement
à des investisseurs mais aussi aux gens qui y
vivent ou qui peuvent s’y installer.
Les régions et les villes sont enfin au cœur
des coopérations interrégionales le plus souvent financées par l’Union européenne qui
permettent un échange culturel et intellectuel indispensable à la construction du projet européen. La promotion de la culture est
ainsi un but à poursuivre en tant que tel et
pour lui-même mais également un facteur
éminent d’inclusion sociale, de solidarité, de
développement économique alternatif, de
régénération indispensables à nos sociétés
européennes.
Je pense évidemment que l’Europe doit saisir
l’opportunité qui lui est offerte pour changer
la vie. Dans ce contexte, la culture est l’un des
éléments clef pour redonner un sens au lien
social, au projet européen dans les territoires
et au développement personnel des citoyens.
Elle est aussi le socle de l’identité européenne
certes variée, mais unie dans cette diversité.
Sans la culture, le projet européen n’a plus de
sens, ni plus de consistance. Bien entendu, la
dimension culturelle ne doit pas oblitérer les
autres dimensions cruciales du projet européen - institutionnelle, économique, monétaire, sociale ou territoriale - mais elle doit
rester l’une de nos préoccupations majeures
tant la culture et les politiques culturelles
jouent un rôle structurant.
Sans culture dans les politiques publiques
et sans politiques pour l’accès de la culture
pour tous, aucune Europe renforcée et unie
n’est possible.
Pour atteindre un développement humain
harmonieux, la culture est ainsi aussi indispensable que la santé, l’éducation, la formation et un certain niveau de vie. Il est curieux
mais heureux de voir que tous ces objectifs
sont en fait poursuivis, dans les territoires,
par la Politique de cohésion de l’UE. C’est
pourquoi je milite, en tant que Présidente du
Comité des Régions, pour que cette politique
soit renforcée à l’avenir.
La culture est une condition sine qua none
de la mise en œuvre de “la compétition qui
stimule, de la coopération qui renforce et de
la solidarité qui unit”, triangle magique de
la construction européenne selon Jacques
Delors.
Facteur d’innovation et de créativité, la
culture participe pour beaucoup au développement économique de l’UE. Les industries culturelles et créatives sont l’une de
ses forces. C’est dans les territoires que ces
nouvelles activités sont soutenues, aussi bien
pour favoriser le développement économique
que pour renforcer la cohésion sociale et
l’épanouissement de ses habitants. En effet,
si elle contribue à la compétitivité, la culture
Certains dirigeants politiques à courte vue,
pressés par les opérateurs financiers et les
pseudos signaux du marché, sont obnubilés
par la nécessité de faire des économies et
souhaiteraient réduire le budget de l’Union
européenne, en général, et le budget de la
Politique de cohésion, en particulier. Ils ne
13
TOOL QUIZ - Livre vert
L’Europe est aujourd’hui en crise, une crise
multiforme qui menace de s’attaquer aux
fondements mêmes du projet politique qui
réunit les 27 pays de l’Union européenne.
Grave, la crise n’en constitue pas moins
une opportunité. Aussi bien l’analyse étymologique grecque de ce mot qui signifie
“décision” que celle des caractères chinois
combinant “danger” et “occasion à saisir”,
démontrent avec simplicité cette dualité. La
crise pourrait donc être porteuse de renouveau. Encore faut-il avoir un projet politique!
Continuera-t-on sur la voie de la routine ?
Ou saura-t-on se diriger vers un modèle de
société plus durable d’un point de vue environnemental mais aussi social ?
TOOL QUIZ - Livre vert
veulent pas voir que cette politique d’investissement dans les infrastructures de soutien aux PME, de valorisation des ressources
humaines et d’exploitation de notre potentiel
territorial est la seule solution pour sortir de
la crise par le haut.
L’Union européenne a donc le devoir, dans ce
cadre, d’imposer au reste du monde, et face
aux marchés, de nouveaux indicateurs pour
prendre en compte le bien-être des citoyens,
condition d’une véritable prospérité.
Ces indicateurs, adossés au développement
territorial, devront rompre avec une vision
exclusivement comptable et matérialiste du
progrès pour mieux appréhender ce qui fait
aussi la force d’une société : sa cohésion,
son bien-être et sa culture. C’est pourquoi je
crois qu’il faut réintégrer de la culture dans
toutes les politiques.
Replacer la culture au centre des préoccupations de l’Europe, c’est évidemment nous aider à mieux penser notre présent pour mieux
préparer notre avenir.
Mercédès Bresso
Présidente du Comité des Régions
14
”Mais ceci passe par la prise de
conscience de la place et du rôle
de la culture, par les décideurs à
tous les niveaux, par les citoyens
de l’Union européenne et par
les hommes et les femmes de
culture eux-mêmes.”
Catherine Lalumiere,
Présidente du Relais Culture Europe
TOOL QUIZ - Livre vert
En cette année 2011, l’Europe est en pleine
crise. L’Union européenne est à la peine,
prise en tenaille entre la nécessité de réduire les dettes abyssales de ses Etats
membres, et celle de relancer la croissance
qui reste désespérément molle dans la plupart des Etats. On parle rigueur, compétitivité, concurrence à l’échelle mondiale,
rentabilité, efficacité, nécessité d’investir,
de produire, de vendre à nos voisins et sur le
marché mondial. Finance et économie exercent une domination absolue sur l’actualité.
nomiques. Ils sont aussi dus à des problèmes
sociaux et à des problèmes humains mal résolus. Nous le constatons à tous les niveaux
de la société.
1 – C’est le cas notamment sur
les territoires des villes, des
départements ou des régions.
Qu’il faille de l’argent pour investir, réaliser
de grands travaux, pour assurer des aides
aux plus démunis : c’est une évidence. Mais
il faut aussi développer des activités culturelles au sens le plus large du terme : manifestations artistiques, musicales, théâtrales,
picturales ; festivals en tous genres ; valorisation de patrimoine (monuments, jardins…)
en le reliant à l’histoire ; développement des
échanges interculturels.
Le document de la Commission pour 2020,
et de façon générale presque tous les documents et discours émanant des autorités
européennes tournent autour de ces questions, au demeurant très importantes. Mais,
ce faisant, on reste dans une vision essentiellement, voire exclusivement marchande
pour ne pas dire matérialiste de l’Europe et
du monde. On peut le comprendre et d’une
certaine manière l’excuser, voire l’approuver
compte tenu de l’urgence.
Pourquoi faire tout ceci ? Evidemment pour
développer des activités économiques, créatrices d’emplois. Mais aussi pour donner un
sens à la société et aux personnes qui la composent, en développant l’ouverture d’esprit,
la connaissance et le respect de l’autre, en
permettant de se situer par rapport à l’autre.
Mais il est de notre devoir de tirer aussi la
sonnette d’alarme, car, si cette orientation
perdure trop longtemps, c’est tout le projet
européen qui sera dénaturé ; c’est l’Europe
qui risque de perdre son identité et de disparaître en tant qu’entité politique et culturelle
originale. Je ne suis pas seule à le dire. Mais
nous sommes encore trop minoritaires pour
réorienter aujourd’hui les institutions européennes vers d’autres priorités que l’économie et le marché.
Vivre ensemble quand on est différents, ne va
pas de soi. Cela s’apprend. La culture y contribue car elle peut apprendre à se connaître
soi-même et à connaître l’autre. Et finalement elle peut permettre de dégager des
valeurs communes et de travailler ensemble
pour atteindre des objectifs communs.
Or, il n’y a pas de temps à perdre. L’Europe
et l’UE ont besoin de retrouver une ligne, un
sens dans lesquels les citoyens se retrouvent.
Ils veulent la prospérité, le bien-être, des
emplois, du pouvoir d’achat ; mais ils veulent
aussi que leurs personnes, leurs libertés,
leurs droits, leurs cultures, leurs manières
de penser et de vivre, soient reconnus et respectés, et que la société englobe toutes les
facettes de la vie pour que l’on puisse vraiment vivre ensemble.
Les populations de nos villes et de nos régions sont riches de leur diversité d’origine
mais cette diversité peut tourner à la catastrophe si des principes de vie en commun
ne sont pas respectés, a fortiori s’ils ne sont
pas connus. La culture permet de mettre les
choses en perspective en rappelant l’histoire,
en dégageant des valeurs, des principes de
vie en commun. Elle est le socle d’une société organisée où chacun a une place et comprend le rôle qu’il peut jouer.
Les tensions sociales, les problèmes des
quartiers difficiles, parfois les violences, ne
sont pas dus seulement à des difficultés éco-
16
nationalismes et du repli sur soi, l’objectif est
le même, devrait être le même, si les européens prennent conscience de la situation et
savent se mobiliser.
Récemment la France accueillait l’ancien
Président du Brésil Lula da Silva. Cet homme
parfaitement représentatif des pays émergents, de leur vigueur et de leur force toute
nouvelle, a rendu un hommage appuyé au
modèle européen en le qualifiant de « patrimoine universel ». Dans sa bouche ce qualificatif n’était pas dû à l’existence de forces
économiques ou militaires particulières. Il
était dû à la force des idées notamment celle
de la réconciliation et de la liberté, philosophie politique qui constitue le socle du projet
européen.
Rompant avec une histoire multiséculaire caractérisée par une compétition permanente
entre les Etats européens, ceux que l’on appelle les Pères fondateurs de la construction
européenne ont opéré une véritable révolution à partir de 1945. Ils ont changé de paradigmes. Pour la première fois dans l’histoire
des européens, l’objectif n’a pas été la rivalité et le conflit, mais, au contraire, la réconciliation, la paix et la mise en chantier d’un
projet commun. Un projet de société incluant
la réalisation d’un marché unifié, mais allant
bien au-delà.
Faut-il que les européens laissent à des
étrangers le soin de souligner le rôle de la
culture dans l’Europe du XXIème siècle ?
Un projet caractérisé par des préoccupations
de cohésion et de justice sociale (même si,
évidemment, beaucoup reste à faire) et surtout caractérisé par des principes démocratiques et humanistes, hérités de multiples
traditions gréco-latine, judéo-chrétienne,
arabo-musulmane, etc… Cela fait partie de
notre culture. Et nos écrivains, philosophes,
historiens, sociologues et artistes de cinéma,
de théâtre… tous sont porteurs, chacun à sa
manière et en toute liberté, de cette culture
européenne, multiforme et d’une incroyable
richesse.
Non, la culture n’est pas un domaine marginal dont on s’occupe quand on a un peu de
temps… et un peu d’argent. En Europe, aujourd’hui, la culture, au sens le plus large du
mot, est le socle dont la construction européenne a besoin pour tenir debout.
C’est elle qui donne son plein sens au projet
européen.
C’est aussi ce qui donne un contenu au projet
européen lui-même, surtout si, comme nous
y invite souvent le philosophe Edgar Morin,
nous savons ne pas rester immobiles mais,
au contraire, évoluer vers une nouvelle « renaissance ».
Si, après les horreurs des régimes totalitaires
des années trente, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, nos prédécesseurs
se sont lancés dans ce projet incroyablement
ambitieux de construction européenne, c’est
pour réaliser ce projet de société et protéger
les plus belles valeurs de la pensée européenne.
Mais ceci passe par la prise de conscience
de la place et du rôle de la culture, par les
décideurs à tous les niveaux, par les citoyens
de l’Union européenne et par les hommes
et les femmes de culture eux-mêmes qui
trop souvent ont une conception étroite de la
culture et ne voient pas que l’Europe se définit d’abord par elle.
Ce sont les mêmes motivations qui ont donné
leur force à ceux qui firent les révolutions en
Europe centrale et orientale après la chute
du Mur de Berlin.
Catherine Lalumière
Présidente du Relais Culture Europe
Et, aujourd’hui, dans la tourmente dans laquelle l’Europe se débat, face au retour des
17
TOOL QUIZ - Livre vert
2 – Au niveau européen c’est
exactement la même chose,
mais de façon encore plus
nette.
Partie I
Changements de
paradigmes
” Il s’agit de prendre en compte
ce moment de transformation
du monde, ses lignes de
tensions, sa complexité, et de
réinterpréter, explorer, redéfinir
afin de métamorphoser
l’humanisme lui même”
Laurence Barone, Relais Culture Europe
TOOL QUIZ - Livre vert
La question du lien culture, humain et
développement, pose, en premier lieu, et
plus fondamentalement, la question de ce
qu’est et pourrait être un humanisme européen aujourd’hui. C’est le socle d’une communauté de destin et la condition d’une
nouvelle métamorphose européenne. Il
ne s’agit pas de “prendre en compte” l’humain, d’adapter, d’accommoder. Il s’agit
de faire de l’humain le point déterminant
de la redéfinition de nos systèmes économiques, sociétaux et politiques, de travailler à la constitution d’espaces de droit qui
soient la garantie première des possibles
de cette humanité et de déterminer en quoi
la culture en est un élément constitutif.
Cela demande de se réapproprier, dans leur
ampleur, leur complexité et leur interrelation, certains des paradigmes structurants
des évolutions européennes et mondiales. Il
faut regarder sur quelles lignes de tension et
dans quels espaces cet humanisme - comme
sa dimension culturelle - peut se redéfinir et
se mettre au travail.
Nous avons choisi ici de nous attacher plus
particulièrement aux points suivants:
ce que l’on entend par humain,
ce qui se joue dans le rapport au marché et hors marché,
ce qui se transforme et ce qui se travaille sur les territoires et plus particulièrement les villes mondiales.
Ces différents paradigmes mettent en avant
l’importance des phénomènes de mondialisation, leur rapidité, leur profondeur, comme
les interactions permanentes.
21
TOOL QUIZ - Livre vert
L’humain en
complexité
Laurence Barone
Des processus de déshumanisation traversent l’ensemble de nos systèmes économiques, sociétaux, culturels et politiques. Ces
processus sont larges, amples, profonds1.
La prépondérance accordée au rapport marchand conduit aujourd’hui à privilégier une
lecture de la nature humaine au prisme de
la maximisation de l’intérêt personnel et du
bien-être dans la consommation. Le centrage
croissant de nos systèmes sur la performance et la compétitivité induit par ailleurs
de considérer la personne en tant que ressource utile, disponible et exploitable dans la
production de ces consommables.
Parallèlement, quand la dimension sécuritaire structure de manière croissante nos
débats et politiques, les personnes désignées
comme dangereuses font l’objet de procédures de criminalisation, d’enfermement,
voire d’expulsion. Ceci s’étend de l’étranger à
la personne malade, du pauvre au vagabond,
tout corps étranger risquant de remettre en
cause un fonctionnement sûr, serein et homogène de nos sociétés. Des dispositifs d’alerte
apparaissent, de plus en plus précoces. Ils
entendent mesurer la dangerosité potentielle,
anticiper les actes, présumer statistiquement
des comportements considérés à risque.
Enfin, la question est aujourd’hui posée, par
la sélection, le clonage, les techniques de
reproduction non sexuée, d’agir sur l’humain lui-même, de le délivrer de ses limites
naturelles. Il ne s’agit plus de prendre soin
de l’homme mais, par un nouvel usage des
corps, de fabriquer – parfois pour autrui, sélectionner, perfectionner.
Ainsi, l’individu se retrouve, à plus ou moins
grande distance, et de manière plus ou moins
visible, pris dans un tissu de contrôle et de
surveillance. Ce tissu, diffus, pluriel, trace les
comportements. Il capte les gestes, les pensées, les désirs. Il formate, oriente les choix
et les imaginaires de chacun dans un univers
de démesure qui lui paraît souvent insaisissable. Il fragilise l’humain dans un moment
où des techniques de plus en plus intrusives
se propagent d’un secteur à l’autre, de manière très rapide, dans un rapport non toujours débattu entre le technologiquement
possible, le socialement souhaitable et l’éthiquement acceptable.
Interagissant, souvent convergents, ces processus remettent en cause la conception de
l’humain et de sa valeur sur laquelle se sont
construites, depuis l’après guerre, nos sociétés et nos démocraties.
De la même manière qu’il s’était mis à distance de la nature, l’homme se met en effet
aujourd’hui à distance de lui-même. Il vit
dans un rapport à autrui fondé sur la concurrence, l’indifférence ou la suspicion. Il se dépossède de sa capacité à penser, imaginer,
représenter, désirer, vivre. Il s’éloigne d’une
pensée du vivant fondant, dans un rapport à
l’altérité, un être social et un être au monde.
Il se désolidarise d’une communauté inter
humaine mettant en relation des singularités
dans leur complexité et leur égale dignité. Il
déconstruit progressivement, mais de manière certaine, le rapport qu’il entretient avec
ce qui constitue son irréductible humanité.
De tels processus mettent en danger nos démocraties. Ils délégitiment et banalisent les
valeurs d’humanité. Ils fonctionnalisent et
privatisent le rapport social. Ils dévitalisent
cette force humaine à même de la réfléchir, la régénérer, la réinventer. Ils favorisent
la mise en place d’un gouvernement par le
nombre et non par le droit. Il ne s’agit plus,
1 Mireille Delmas Marty, Sens et non sens de l’humanisme juridique, Cours au collège de France 2011 (Introduction – 28 février 2011).
22
Nous ne pourrons pas, en ce moment de
transformation, revenir simplement à l’héritage de l’après seconde guerre mondiale.
Il s’agit de prendre en compte ce moment
de transformation du monde, ses lignes de
tensions, sa complexité, et de réinterpréter,
explorer, redéfinir afin de métamorphoser
l’humanisme lui même.
Entre persistance des dynamiques de
construction politique à l’œuvre depuis
l’après-guerre et renouvellement des pratiques civiles, des contre tendances et résistances, fragiles et fragilisées, sont à l’œuvre.
Il s’agit également de se remettre dans une
démarche de construction à un moment
où, face à un futur imprévisible, il nous faut
entrer dans la complexité, saisir les mouvements, retrouver les voies d’agir et se transformer afin de saisir les opportunités créées
par la mondialisation. Réaffirmer des principes, bien que nécessaire, ne saurait suffire.
L’Union comme le Conseil de l’Europe demeurent, même sous tension, des espaces
protecteurs des droits fondamentaux. Des
acquis se structurent, s’ancrent, agissent
dans nos sociétés depuis cinquante ans. Des
textes fondateurs existent et demandent à
être mis au travail, comme la Charte européenne des droits fondamentaux.
Des pratiques civiles émergent dans l’économie, le social, l’environnement, le culturel, le
citoyen – du mouvement des « indignés » aux
pratiques contributives. Ces pratiques participent de la construction d’autres formes de
vie, de vigilance, de prise de conscience. Elles
prennent acte de ces déséquilibres, et souvent même déni, de droits, entrent en réaction, reposent la question humaine, expérimentent des voies d’action nouvelles.
Néanmoins, emportées dans un temps mondial qui s’accélère, et notamment un temps du
marché et des technologies qui n’est pas celui
des droits, ces résistances, parfois violentes,
sont elles-mêmes dans un équilibre instable.
Fragmentées, elles cherchent une force et
une culture communes à même d’en faire,
dans une conscience partagée du moment,
le fondement d’une pensée de l’homme et du
monde, le socle d’une communauté de destin.
Comment, alors, porter, construire, dans une
Europe ouverte et participant du monde, un
nouveau retournement humaniste ?
Il s’agit ainsi, comme le propose Mireille Delmas-Marty1, de passer du mythe de l’humanisme à une utopie réaliste qui ouvre des
futurs possibles, de la figure du passé à celle
de l’avenir, de l’imagination au pouvoir à
l’imagination au travail.
Nous vivons une période de transition, une
période d’équilibre instable, de nos sociétés comme du projet européen. Elle peut
conduire, face à une mondialisation ambivalente, vers un risque de régression ou une
opportunité de métamorphose. Le rapport à
l’humain, entre remise en cause du mythe et
résistances fragmentées, en est le révélateur et l’élément déterminant. C’est dans ce
moment d’histoire européenne et “d’âge de
fer planétaire2“ qu’il nous faut définir ce que
nous entendons par politique culturelle européenne, ses fondements. L’enjeu est ainsi
de savoir si nous acceptons, à l’image de la
déshumanisation, les processus de réduction
de la culture en termes d’accumulation, de
consommation ou de marchandisation, ou
si nous lui redonnons sa dimension de socle
fondamental et indispensable à nos sociétés
et nos démocraties, en tant que ce sont les
droits culturels qui « renforcent l’indivisibilité
des droits de l’homme en les reliant à leur
fondement commun : la dignité. »3.
1 Mireille Delmas Marty, Sens et non sens de l’humanisme juridique, Cours au collège de France 2011 (Introduction – 28 février 2011).
2 Edgar Morin, Penser l’Europe.
3 Patrice Meyer-Bisch, “Une analyse des droits culturels”, Droits fondamentaux, n° 7, janvier 2008 – décembre 2009
(téléchargeable sur le site www.droits-fondamentaux.org).
23
TOOL QUIZ - Livre vert
dans un tel gouvernement de garantir les
conditions de représentations de possibles,
d’expression des disensus et de négociation
permanente des équilibres. Il s’agit bien de
se fonder sur une logique gestionnaire proposant une appréhension fonctionnelle, une
analyse statistique et une résolution efficiente de problèmes.
TOOL QUIZ - Livre vert
Culture.
L’option
intelligente ?
Pau Rausell Köster
Econcult. Institut Interuniversitaire
de Développement Local
Université de Valence
INTRODUCTION
Ces 5 ou 6 dernières années, on a vu apparaître un nombre incalculable de publications
académiques, de rapports et de statistiques
d’organismes européens et internationaux
qui traitent du rôle de l’innovation, de la
culture ou de la créativité dans les processus
de développement. L’UNCTAD nous informe
qu’”un nouveau paradigme de développement est en train d’apparaître, différent des
liens de l’économie et de la culture, et qui
comprend les aspects économiques, culturels, technologiques et sociaux du développement, tant à l’échelle macro que micro”1.
Un rapport de l’UE indique2 que les Industries Culturelles et Créatives contribuent au
renforcement des économies locales déclinantes et à l’apparition de nouvelles activités
économiques, créant de nouveaux emplois
durables et renforçant l’attrait des régions
et des villes d’Europe. L’OCDE insiste également sur le rôle des industries culturel les
et créatives comme levier du développement
social et personnel. Ces industries génèrent
de la croissance économique et constituent
le noyau essentiel de la définition de la
“compétitivité globale”3. Et ce phénomène
n’est plus spécifique au monde européen et
occidental, il s’agit d’un discours qui a pris
sa place dans différents espaces géographiques. Dans sa Charte Culturelle, l’organisation des États Ibéro-américains souligne
cependant la valeur stratégique de la culture
dans l’économie, ainsi que sa contribution
fondamentale au développement économique, social et durable de la région4. Dans
son Agenda 21 de la Culture, approuvé en
2004, le Forum Mondial des Villes et des
Gouvernements Locaux Unis insiste par ailleurs sur le fait qu’il ne faut pas percevoir
les biens et les services culturels comme de
simples marchandises : “il est nécessaire de
souligner l’importance de la culture comme
facteur de génération de richesse et de développement économique.”5
Cette ébullition démontre, en premier lieu,
que la communauté de la connaissance,
l’Académie aux think-tank ainsi que les policy-makers perçoivent une centralité croissante de la culture dans les processus de
développement, et en second lieu qu’il faut
souligner que cette multiplicité de points de
vue représente, non sans difficulté6, un certain consensus quant aux concepts. Même
si culture, innovation, créativité et connaissance se transforment en mots-clés, il nous
1 CNUCED (2010) : Rapport sur l’économie créative 2010 (en anglais) : http://unctad.org/en/Docs/ditctab20103_en.pdf
2 COMMISSION EUROPÉENNE (2010) : LIVRE VERT. Libérer le potentiel des industries culturelles et créatives
3 OCDE (2005) : Culture and Local Development
4 OEI (2006) : Charte Culturelle Ibéro-américaine
5 CITES ET GOUVERNEMENTS LOCAUX UNIS (2004) : Agenda 21 de la Culture
6 L’une des principales discussions concerne la portée de la consolidation du concept des industries créatives face à celui des industries culturelles, qui présente, pour
certains auteurs, un travers libéral et “de marché”. Garnham, N. (2011). D’après Gaëtan Tremblay, “l’amalgame des industries culturelles et des industries créatives
renferme un danger potentiel : la dissolution de la spécificité des industries culturelles et l’affaiblissement de l’argument en faveur de l’intervention des pouvoirs
publics”.
24
Ainsi, au-delà des discussions concernant la
définition des industries créatives et les comportements divers de chacun des secteurs, la
littérature scientifique a insisté sur les relations entre culture et développement. Des
affirmations plus génériques d’Amartya Sen
(1999) à la formule à succès “quatrième pilier
du développement durable” de Jon Hawkes
(2001), en passant par les descriptions fondées sur des conceptions plus micro-économiques de villes en Floride (2002), on voit apparaître un certain consensus autour du fait
que la dimension symbolique d’un territoire
et la façon dont se développent les activités
culturelles et créatives affectent la structure
socio-économique de celui-ci et sa compétitivité bien au-delà des aspects ornementaux
de l’activité culturelle. Cependant, les formulations restent excessivement vagues1, et la
culture apparaît comme une variable contextuelle qui englobe tout mais dans laquelle il
est difficile de préciser les relations de causalité (Rausell et al., 2007). Certains auteurs
remettent même fortement en question la
relation entre économie créative et développement2.
Ce n’est que très récemment qu’on a pu développer un corpus théorique qui tente une
approche plus précise (Sacco, P. L, 2009 ; Florida et al., 2010, Hervas-Oliver et al., 2011) de
la « boîte noire » qui connecte les activités
culturelles et créatives avec la compétitivité
et la performance économique d’un territoire. Les dernières contributions portant sur
l’intérêt du rôle joué par les industries créatives et culturelles sur le niveau de revenus
des régions (Hervas-Oliver et al., 2011) parviennent à la conclusion que les industries
créatives constituent le facteur explicatif le
plus important pour expliquer la richesse
d’une région. D’autres auteurs insistent
également sur l’importance des effets de la
présence de secteurs créatifs (Baum et al.,
2009). Ils constatent également la constitution rapide d’un argumentaire connectant
créativité et richesse, mais il reste encore
de nombreux axes à résoudre. C’est précisément ce que le présent travail souhaite clarifier quant à certaines de ces relations.
Du développement au
développement durable
Jusqu’à il y a presque quatre décennies, le
concept de développement était limité au
vecteur de la croissance économique. Le
« productivisme » en tant que stratégie de
développement s’est attaché à maximiser
la production en termes quantitatifs. Mais
la technologie s’est révélée moins miraculeuse que prévu. On a rapidement démontré
les restrictions qui s’imposent en matière de
ressources naturelles ainsi que les risques
environnementaux. Au cours des années 80,
l’utilisation accrue du concept de « développement durable », consistant principalement
à concentrer le concept de développement
sur des processus socio-économiques permettant de satisfaire les besoins des générations présentes, sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs
propres besoins. Cette approche constitue
une avancée puisqu’à partir de ce moment
l’ensemble des besoins que doit satisfaire un
processus concret de développement découlera d’un processus de construction sociale…
qui concerne précisément la dimension
culturelle de la communauté. C’est cette
dimension qui permet d’expliquer les rêves,
les désirs et les souhaits collectifs. La contribution d’Amartya Sen avec Development as
freedom définit le développement comme le
processus qui augmente le degré de liberté
des individus et accroît leur autonomie grâce
à l’amélioration de leurs capacités. Un autre
auteur, Jon Howkes, situe précisément la
culture comme quatrième pilier du développement durable, conjointement avec les di-
1 “En général, les techniques comparatives mezzoeconomic que ces chercheurs emploient sont des exercices descriptifs ou des corrélations qui ne construisent ou n’expérimentent pas des modèles sur la causalité sur la contribution de la culture au développement.” (Markusen et Gadwa, 2010).
2 “Le modèle de la classe créative est tout aussi susceptible que les autres d’échouer à développer des politiques spécifiques qui aboutiront à la fin souhaitée de la prospérité économique. Nous croyons que la promotion de la tolérance pour la diversité est en soi une bonne chose. Les investissements publics visant à encourager l’intérêt
pour les arts et les activités culturelles sont également susceptibles d’être regardé d’un oeil favorable, mais aucune de ces approches semble être inexorablement liée à la
croissance économique. “ (Reese et Sands, 2008).
25
TOOL QUIZ - Livre vert
reste encore bien du chemin à parcourir pour
comprendre l’ensemble des relations et des
liens de causalité entre ces concepts et le
développement.
TOOL QUIZ - Livre vert
mensions sociale, économique et environnementale. On peut donc parler d’un “tournant“
dans la définition du développement.
La transition vers la dimension culturelle dans
la définition des besoins d’une communauté
a cependant des répercussions sur le secteur économique étant donné que, comme le
reconnaît lui-même le Conseil de l’Europe,
culture et créativité sont intimement liées.
La créativité est à l’origine de la culture, qui
crée à son tour un environnement permettant à la créativité de s’épanouir ; et la créativité est elle-même à l’origine de l’innovation, comprise comme l’exploitation réussie
d’idées, d’expressions et de formes nouvelles,
et comme un processus qui aboutit au développement de nouveaux produits, services et
formes d’entreprises en fonctionnement ou
de nouvelles façons de répondre aux besoins
sociaux. La créativité a donc une grande importance pour la capacité d’innovation des
citoyens, ainsi que pour les organisations, les
entreprises et les sociétés. La culture, la créativité et l’innovation sont vitales pour la compétitivité et le développement de nos économies et de nos sociétés, et elles sont d’autant
plus importantes en période de changements
rapides et de problèmes sérieux.
C’est donc en se détachant du concept économique limité du développement que nous
parvenons à la culture, qui finit par nous dévoiler sa capacité à stimuler, grâce à l’innovation, le processus de croissance économique.
Une vision systémique du rôle de la culture
dans les processus de développement
L’origine. Développement des besoins et
des droits culturels
En tant qu’êtres humains, nous ressentons
tous le besoin de nous exprimer symboliquement, de partager valeurs et croyances, et de
participer à la vie culturelle collective. L’institutionnalisation inhérente à ce besoin humain
réside dans la formulation de droits culturels,
dont la matérialisation est à l’origine de notre
engouement pour les expériences culturelles. Dans les sociétés occidentales, ceci
a lieu dans différents contextes, du contexte
individuel (rédiger des poésies pour soimême), au contexte social (être membre du
chœur d’une association culturelle), et à celui
du marché, (acheter un livre). Au cours des
dernières décennies, nous avons pu établir
le fait que la dimension des espaces dans
lesquels nous échangeons des expériences
culturelles a augmenté. Le « marché de la
culture » est aujourd’hui plus développé
qu’il ne l’était il y a 20 ans, et la proportion
du marché de la culture dans l’ensemble des
échanges sur le marché est également supérieure. Les motifs de la demande, que nous ne
développerons pas ici, sont multiples, et sont
généralement liés à l’augmentation du niveau de formation et de revenus des citoyens
européens ces dernières années, mais aussi
à l’offre due au choc technologique important
qui a eu pour conséquence la réduction des
coûts de création, de production, de distribution et de consommation, ainsi que l’apparition d’Internet et de la digitalisation.
Les effets sur la considération du travail
La commercialisation accrue de la culture
démontre que la valeur ajoutée tend davantage à se concentrer sur le contenu symbolique des biens et des services et de moins
en moins sur leur contenu fonctionnel. La
capacité créative devient l’élément central de
la compétitivité, et la créativité est davantage
l’attribut des individus que des organisations.
Le potentiel de croissance des organisations
réside donc dans la capacité créative de leur
main d’œuvre. Ceci nécessite en quelque
sorte une ré-humanisation de la production,
puisque le facteur travail n’est plus seulement considéré comme un facteur de production classique. Autour de ce processus,
des modèles tels que la « classe créative » se
développent, créant dans le secteur culturel
un marché de l’emploi beaucoup plus contradictoire et diversifié que le marché traditionnel. Il s’agit d’un marché de l’emploi beaucoup plus liquide que le marché traditionnel,
comportant des postes à niveau de qualification élevé, dans lequel il existe des expériences libératrices de flexibilité de l’emploi
et des travaux sur des projets qui stimulent la
capacité à créer et à innover, mais aussi des
cas d’auto-exploitation et de précarisation
26
Outre les modes d‘organisation économique,
le concept de gestion des ressources humaines et de l’information gagne également
en importance. Les organisations culturelles :
a) trouvent des opportunités commerciales à
partir de sources différentes de celles utilisées
par d’autres jeunes entreprises (non culturelles), b) utilisent plus intensément les nouvelles technologies et c) sont plus innovatrices
que l’ensemble des entreprises. Les organisations augmentent leur flexibilité, définissent
des modes informels de relations, et prennent
en compte l’importance de l’entreprenariat et
l’auto-emploi. Les compétences deviennent
essentielles et de nouvelles compétences personnelles apparaissent dans le cadre de l’innovation, comme la capacité à se montrer critique
envers les autres et envers soi-même, l’habileté à trouver de nouvelles solutions, la capacité
à se mouvoir dans des environnements technologiques et multiculturels… Toutes ces compétences nouvelles et changeantes montrent la
nécessité de mettre en place des modes d’apprentissage continu.
Les effets sur la croissance économique
De nombreuses études récentes dans les
secteurs de l’économie et du développement
régional confirment que les activités créatives
et culturelles jouent un rôle beaucoup plus
important dans l’explication de la richesse
des régions qu’on ne le supposait jusqu’à
présent. Nous savions déjà que la culture
accroît la compétitivité des secteurs matures
comme le tourisme ou améliore la productivité d’activités manufacturières traditionnelles telles que le textile, l’immobilier ou
les compléments d’ameublement. L’aspect
le plus surprenant est la corrélation élevée
entre la richesse des régions européennes
et la spécialisation dans les activités culturelles et créatives. Certains auteurs signalent
même que la spécialisation dans les services
créatifs est la variable la plus importante
pour expliquer le niveau de revenu per capita
d’une région, et quantifient même cet effet
en termes monétaires. De fait, la variable qui
a la plus grande importance pour le revenu
par habitant des régions européennes est le
pourcentage de travailleurs dans les industries créatives. Toute augmentation de 1% de
la participation des industries créatives dans
l’emploi régional est corrélée avec une augmentation de 0,6% du PIB per capita, soit une
augmentation moyenne de 1 424 €.
De plus en plus d’ouvrages tentent d’éclaircir les relations complexes entre la culture
et le développement territorial, en clarifiant
un processus qui explique que la recherche
socio-économique présente de nombreuses
avancées théoriques mais peu de preuves
empiriques. Ce qui est évident, c’est que le
contenu symbolique et créatif d’une communauté, particulièrement en Europe, n’en
représente désormais plus exclusivement
la dimension cosmétique, mais comporte en
quelque sorte les piliers centraux des limites
de sa compétitivité. Les voies de la causalité
sont complexes et impliquent des impacts
directs dérivés de la plus grande flexibilité
des relations de travail dans le secteur de la
culture, l’adoption plus rapide de l’innovation
ou la plus grande productivité de ce secteur,
mais nous pensons qu’elles reflètent également des altérations profondes du mode de
production par le biais du rôle transformateur de la culture comme facteur d’innovation économique et sociale. Étant donné qu’il
s’agit d’un phénomène très complexe, et que
le « capital culturel » affecte les conditions
et les caractéristiques de la demande ainsi
que sa solvabilité, mais aussi l’importance de
27
TOOL QUIZ - Livre vert
extrême. Dans cet espace liquide, les différences s’estompent entre l’espace personnel
et celui de l’emploi, qui se confond avec un
certain mode de vie. L’importance des travailleurs des ICC dérive non seulement de
leur rôle comme capital humain dans la fonction de production, mais également du fait
que ce même groupe constitue l’ensemble
de la demande effective de biens et de services innovants, créatifs et culturels ainsi que
l’ensemble des individus qui forment l’activisme socio-économique et politique. C’est
pour cette raison que l’importance de cette
demande constitue la masse critique nécessaire pour articuler les marchés enclins aux
transformations et aux changements, non
seulement dans le domaine de nouveaux produits, mais également en matière d’innovations sociales et politiques.
TOOL QUIZ - Livre vert
l’offre grâce à la possibilité de transformation
via l’intériorisation de la créativité et l’innovation, les conclusions nous paraissent jusqu’à
présent complexes et permettent des axes
d’interprétation différents.
L’importance de l’espace
L’une des caractéristiques essentielles de la
production symbolique est que les attributs
de l’espace sont, d’une certaine manière,
intégrés dans la production de biens et de
services créatifs, comme c’est le cas de la
mode à Paris, du théâtre à Londres, de la
musique à Nashville ou de la céramique
à Caltagirone. Les activités culturelles et
créatives sont particulièrement sensibles
au groupement et à la « districtualisation ».
L’espace ne constitue pas seulement une
référence géographique pour les ressources
culturelles, qu’elles soient matérielles ou
immatérielles, mais il devient lui-même une
ressource. Dans les districts culturels à composante créative, la créativité constitue un
input essentiel dans le processus de création
de biens et de services symboliques dont la
production et la distribution sont complétées
grâce à un tissu entrepreneurial constitué de
petites et moyennes entreprises, dont la capacité entrepreneuriale est issue du découpage d’« opérateurs ambitieux » et, dans de
nombreux cas, de relations communes et de
modes de fonctionnement et d’organisation
du travail similaires. Ils impliquent également une spécialisation élevée et une innovation continue, combinée avec des relations
de travail flexibles et des figures professionnelles diverses. Un autre des critères définissant les districts culturels est la forte densité
des flux d’information et de transmission de
la connaissance. Ceci nécessite des coûts de
transaction réduits dans les processus de
transmission d’information « erga intra »,
la diffusion informelle du Know how, ainsi
que l’existence d’un ensemble de connaissances tacites. Ceci implique également
l’existence d’espaces formels et informels de
relations entre les agents, dans lesquels on
suppose que s’établissent des processus de «
fertilisation croisée » entre différents agents
et projets.
Cette dernière considération est particulièrement importante, étant donné que les villes
se sont révélées, de l’Athènes de Périclès à
Florence, Paris ou New York, en termes historiques, comme des creusets adéquats pour
la connexion entre les créateurs artistiques.
Cependant, des villes à échelle humaine, qui
permettent le contact fréquent et fortuit des
citoyens (jusqu’à 50.000 habitants?), à l’apparition des quartiers bohèmes associés aux
agents culturels des grandes métropoles, la
concentration dans l’espace semble se transformer en élément essentiel dans le développement d’un processus d’”éclosion créative”.
Nouvelles valeurs de l’espace socioéconomique
Mais peut-être que l’élément le plus important à considérer est la capacité du secteur
culturel à transférer ses valeurs dans l’espace
socio-économique. La rationalité instrumentale basée sur la maximisation des bénéfices
nous a conduits dans l’impasse de l’échec
financier et économique, et il y a donc une
remise en question éthique des besoins des
individus unis dans la volonté de participer,
de communiquer, de partager, de délibérer
et d’exprimer. Le secteur culturel externalise
des valeurs qui percent dans l’ensemble de
l’espace socio-économique, et la crise nous
permet de confirmer que celles-ci correspondent bien davantage au concept de développement durable. Elles répondent à une
nouvelle hiérarchie qui inclut des aspects tels
que le désir exprès d’innovation, la consommation relationnelle (versus transactionnelle)
et le libre échange, la pensée critique, le développement personnel, la solidarité, la coopération, le travail en réseau, la valeur de la
diversité et de la beauté, la participation, l’importance de la dimension ludique et vitale en
comparaison avec un bénéfice purement économique. En effet, les vecteurs qui guident les
actions créatives ne relèvent pas de la rationalité purement instrumentale, mais sont régis
par les valeurs d’expression, d’échange et de
bénéfice mutuel.
Ces nouvelles valeurs élargissent le champ de
la culture par le biais de l’espace social, mais
sont également issues d’une nouvelle éthique
28
En conclusion
Il est évident que la culture constitue une ressource, une puissante ressource. David Anisi
disait que si nous choisissions de ramer sur
des galères, nous le ferions soit parce qu’on
nous paierait suffisamment pour le faire, soit
parce que le fouet nous y obligerait, soit parce
qu’on nous aurait convaincus que nous faisons
ce qui convient. La troisième manifestation
est le pouvoir de la culture. Naturellement,
tout acteur individuel ou collectif capable
de contrôler ce pouvoir, selon une certaine
constante typiquement humaine, l’exercera à
son propre bénéfice. La culture sert à légitimer le système capitaliste, à faire durer des
supercheries qui se transforment en instruments de domination et d’aliénation, comme
nous avons pu le constater avec les religions
et les régimes politiques. La culture sert à
vendre, à maquiller et à échanger. La culture
sert à dominer, à soumettre et à discriminer,
voire à encourager les plus grands crimes de
l’Histoire de l’humanité.
Mais contrairement à d’autres paranoïaques
de la conspiration de la culture qui perçoivent
seulement des tournants néolibéraux nouveaux et différents, nous comprenons également la culture, à la manière de Sen, comme
un outil qui peut élargir notre degré de liberté
et correspond aux besoins typiquement humains, individuels et collectifs, de s’exprimer,
de sentir, de partager, de s’émouvoir, de communiquer, de participer, d’appartenir ou de
se différencier. En ce sens, la distribution du
pouvoir de la culture est plus démocratique
que d’autres pouvoirs qui s’accumulent et
se développent, puisqu’elle dépend de certains attributs tels que le talent, la créativité,
les émotions, la capacité à communiquer
et à convaincre. C’est pour cette raison que
l’origine de toute intervention publique dans
le cadre de l’assignation de ressources afin
d’améliorer la qualité des biens et services
culturels est justifiée pour l’obtention des
droits culturels ainsi institutionnalisés et par
la fonction de redistribution des capacités nécessaires à la création d’un pouvoir culturel.
Ceci doit être l’origine première de toute politique culturelle, justifiant en soi l’intervention
active de l’État dans la production culturelle.
Ceci ne signifie pas que toute intervention de
l’État est légitime, ni que ces interventions ont
pour seul objet la réalisation d’autres objectifs collectifs justifiés, comme la croissance
économique, ou d’autres objectifs sociaux,
comme la promotion de la diversité, la redistribution de la richesse, l’égalité des genres ou
la lutte contre toute forme d’exclusion sociale
et économique.
Le marché, en tant que mécanisme de distribution d’information par le biais des prix
et de la récompense des producteurs, est
un instrument indispensable pour la prise
en compte des droits culturels des citoyens,
de la perspective de l’offre comme de la demande. L’expansion des marchés culturels et
la commercialisation récente d’expériences
culturelles, en particulier l’élargissement des
espaces d’échange à partir de la révolution
technologique de la digitalisation et d’Internet, ont élargi notre degré de liberté comme
jamais auparavant. Il faut cependant reconnaître que les biens et les services culturels
peuvent difficilement être considérés comme
de simples marchandises. Les symboles sont
des réceptacles de sens et de signification qui
affectent nos croyances, valeurs, sentiments
et émotions et, plus important encore, notre
comportement. La commercialisation de la
culture signifie la mise en péril de ces valeurs
intrinsèques qui ne peuvent être intériorisées
par le biais du prix d’échange, ni se soumettre
à certaines dynamiques homogénéisatrices
et banalisantes. En outre, alors qu’ils remplissent de nombreuses autres fonctions
sociales et individuelles, l’art, la créativité et
la culture ont du mal à se comporter comme
des marchandises normales pour des raisons structurelles. Les marchés de la culture
seront toujours des marchés dénaturés au
sens économique, et les indications de prix y
reflètent non seulement des manques relatifs, mais également des relations de pouvoir
plus ou moins explicites. La critique des dyna-
29
TOOL QUIZ - Livre vert
émise par des mouvements sociaux articulés
grâce à Internet. Du copy left au procommun
se dessine un nouvel univers de valeurs qui
affectent l’espace économique comme social.
TOOL QUIZ - Livre vert
miques culturelles ne peut cependant pas se
limiter à une dénonciation générique, stérile
et plus ou moins pharisaïque qui fait allusion
à une culture soumise aux dictats de corporations multinationales malignes, et ce y compris lorsque l’on utilise le terme d’industries
“culturelles” ou “créatives”.
Il faut approfondir avec davantage de rigueur
l’analyse des relations entre l’individu et le fait
culturel, et comprendre les relations complexes entre la culture et le développement. Et
c’est ici qu’il faut attirer davantage l’attention
des sciences humaines et sociales et insister
pour que les Universités, en tant que nœuds
générateurs de connaissance, nous apportent
les théories, les modèles et les contrastes
empiriques qui nous doteront d’un meilleur
contrôle des relations causales entre culture
et société. Cette connaissance doit nous libérer du détournement auquel nous avons été
soumis en Europe par un “collège invisible”
étonnamment lucide alors que, comme le
reste des citoyens, nous étions soumis à la
manipulation des industries culturelles qui
reproduisaient le capitalisme hégémonique.
Ce “collège invisible” a utilisé des arguments
herméneutiques et tautologiques pour orienter les ressources collectives vers les agents
culturels, avec la bénédiction d’une société
qui partageait sa vision acritique et “boniste“
de la culture, et d’une classe politique complexée face à la supériorité morale de celle-ci.
Cette déviation a caché l’inefficacité criante
de la majorité des politiques culturelles, leur
inefficacité absolue et, ce qui est beaucoup
plus grave du point de vue idéologique, une
scandaleuse dégressivité fiscale.
Ce que nous savons aujourd’hui, c’est que
la concentration d’activités culturelles et
créatives sur un certain territoire modifie la
logique et le fonctionnement de ses dynamiques économiques d’une manière plus
profonde et plus complexe que nous ne le
pensions jusqu’à présent. Nous savons que
le territoire cesse d’être neutre et constitue
une ressource supplémentaire qui contient
valeurs et significations. Nous savons également que la centralité de la créativité et
de l’innovation est en train de changer le
rôle des organisations économiques et des
modes de gestion des ressources humaines,
et nous savons qu’un marché de l’emploi
liquide, qui combine des tendances libératrices pour le travail humain en permettant
des expériences de développement personnel enrichissantes, mais aussi des réalités
qui tendent vers la précarisation extrême
et l’auto-exploitation, se crée autour de ce
processus. Enfin, l’élément le plus important est que le secteur culturel exporte un
ensemble de valeurs qui impliquent une remise en question éthique et s’ajustent mieux
au concept de développement durable dans
les autres secteurs socio-économiques. La
culture est un facteur indiscutable qui nourrit
l’innovation économique et sociale.
Cependant, aucune de ces dynamiques n’est
indépendante de nos actions et de nos décisions individuelles ou collectives. La connaissance que nous acquérons des relations entre
communauté et culture, avec des niveaux de
gouvernance plus importants, devrait nous
permettre d’augmenter le contrôle social
exercé sur ces processus afin d’essayer de
maximiser les poussées de la culture vers
des modes de développement qui accroissent
notre degré de liberté, soit par le biais de la
prise en compte de nos droits culturels, soit
par la croissance économique ou la réalisation d’autres objectifs sociaux, en essayant
de limiter ou de contrôler les risques que
représentent les logiques des marchés, les
groupes d’intérêt, les inerties, la simple
incompétence ou l’ignorance. Il faut dépasser les clichés sur la bonté générique de la
culture, tout en se libérant des petites notes
paranoïaques sur la conspiration des corporations et les logiques de la globalisation.
Mais ce qui ne présente aucun doute pour
nous, c’est que la culture élargit potentiellement la frontière des possibilités futures. Actuellement en Europe, il serait irresponsable
de ne pas exploiter intelligemment cette circonstance.
30
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31
TOOL QUIZ - Livre vert
Bibliographie
TOOL QUIZ - Livre vert
Les biens
communs
culturels et la
justice sociale :
à l’origine
d’un nouvel
humanisme
européen
dans une sphère non-marchande, où les produits des activités sont placés sous le statut
de biens communs. En reconnaissant cela,
nous mettons en exergue la manière dont
les biens communs culturels peuvent être
un laboratoire d’exploration pour un nouvel
humanisme et dans quelles conditions ils
peuvent contribuer à la justice sociale.
La sphère numérique
non marchande
Philippe Aigrain
La construction de l’Europe se trouve à un
tournant décisif. Confrontée à une crise globale majeure qui met en péril jusqu’à son
existence, elle doit se redéfinir en élaborant de nouvelles orientations pour ses politiques. Des orientations qui ne peuvent plus
s’exprimer de manière négative, comme le
refus de la guerre ou le rejet des égoïsmes
nationaux. Elles doivent être à la base d’un
nouvel agenda positif, au sein duquel les citoyens européens, les jeunes en particulier,
sont en mesure de reconnaître ce qu’ils ont
déjà commencé à construire et ce sur quoi
ils peuvent s’appuyer pour poursuivre cette
construction.
Alors que l’économie dominée par la finance
est en train de sombrer et d’entraîner les sociétés dans l’abîme, des citoyens, des groupes
de revendication et des intellectuels ont entamé l’élaboration de ce nouvel agenda. De
nombreux chemins vont s’ouvrir, et ce texte
oublie d’en explorer un : reconnaître qu’à
l’ère du numérique, une part importante de la
production de connaissances, de la créativité
culturelle et de l’expression publique a lieu
Les technologies et les réseaux de l’information ont longtemps semblé n’être qu’un moyen
pour de grandes organisations de développer
de nouveaux mécanismes de gestion et de
contrôle. Depuis le début des années 1980,
la propagation des ordinateurs personnels et
l’adoption progressive d’Internet, puis du Web
ont placé les technologies et réseaux de l’information entre les mains de tous. L’importance
de ce changement a longtemps été masquée,
en partie parce qu’il a fallu du temps pour
comprendre comment utiliser ce nouveau potentiel et, en partie, parce que notre appareil
statistique a principalement été conçu pour
enregistrer les activités qui génèrent des transactions monétaires. Quand, en 1988, Manuel
Castells écrit le premier volume de sa trilogie « L’ère de l’information », il a conscience
du potentiel de l’informatique et d’Internet
pour la coopération de la société civile mais
ne pense pas que cela peut contrebalancer le
pouvoir des grandes organisations. Vingt-trois
ans après, en évoquant les soulèvements démocratiques dans le monde arabe, il déclare:
« Ces insurrections populaires dans le monde
arabe constituent un moment charnière dans
l’histoire politique et sociale de l’humanité.
Elles représentent peut-être les changements
les plus importants qu’auront permis et facilité Internet dans tous les aspects de la vie,
de la société, de l’économie et de la culture.
» [Rovira, 2011] Le potentiel démocratique
n’est qu’une illustration d’une transformation
beaucoup plus générale caractérisée par la
naissance d’une sphère géante d’activité et
d’échanges qui développe les marchés extérieurs. “Marchés extérieurs” dans le sens de
32
L’économisme prédominant dans la politique
publique a empêché ce dernier de reconnaître
l’extrême importance de cette nouvelle sphère
« non-marchande ». Jusqu’à une date récente,
il était quasi impossible de trouver des statistiques fiables sur le temps que passent les
individus à écrire des textes sur ordinateur et
sur Internet ou à organiser, publier et partager des photographies numériques, alors qu’il
existe pléthore d’indicateurs pour examiner le
développement du commerce électronique et
autres activités transactionnelles.
Le développement d’activités numériques
non-marchandes individuelles a conduit à une
expression publique sans précédent : des dizaines de millions de blogs personnels et des
centaines de millions de messages courts, de
commentaires ou d’activités de réseau social
par jour. Plus généralement, la production
personnelle de contenu accessible au public
sur de nombreux supports différents a explosé, d’abord en matière de textes et de photographies, puis de musique et de vidéo. 20%
des internautes européens (EU-27), soit 14%
des européens de 15 ans ou plus génèrent du
contenu qu’ils partagent sur Internet [Deroin,
2010]. Ce qui est intéressant, c’est que le développement de la créativité numérique et de
l’expression publique n’a pas remplacé les pratiques culturelles existantes : au contraire, les
activités comme la pratique d’un instrument de
musique, les arts visuels, la danse, l’écriture de
poésie ou de fiction ont augmenté depuis 1995
(date à laquelle le Web a atteint un usage public
significatif).1 Il est difficile d’évaluer ce changement de façon qualitative, mais l’on observe
volontiers davantage d’individus à tous les niveaux de créativité, de la simple communication
interpersonnelle à la pratique professionnelle.
Nous n’avons pas été témoins de la simple
émergence d’un nouveau média vers lequel
convergerait un ensemble élargi de productions. La sphère numérique non-marchande
est le siège d’un mode de production entièrement nouveau basé sur le partage et la coopération. Les individus qui s’investissent dans
cette nouvelle forme de production ne peuvent
plus être réduits à de simples consommateurs
de produits et services ou récepteurs de contenu. Cela les différencie énormément de ce que
les institutions politiques considéraient autrefois comme “leurs” citoyens.
Les nouveaux biens communs
de la culture et du savoir
Collaborer à la production de nouveaux objets
tels que des logiciels remonte aussi loin que...
les technologies de l’information elles-mêmes.
De 1950 à 1970, de nouveaux algorithmes (méthodes de traitement des données au moyen
d’un logiciel) ont été ouvertement partagés
par des scientifiques et des ingénieurs qui
avaient besoin que tous les esprits disponibles
les aident à explorer ce nouveau continent. Il
semblait évident que c’était la chose la plus
naturelle à faire avec les informations et tout
ce qu’elles représentaient.2 Entre 1978 et 1984,
certains chercheurs, dont Donald Knuth3 et
Richard Stallman, ont rendu explicite le projet
d’une collaboration fondée sur les biens communs.
Cela s’est en partie produit en réaction à l’introduction de restrictions de droits d’auteur
dans l’utilisation et la copie des logiciels, mais
il s’agissait également d’une réaffirmation de
l’éthique scientifique4, tout simplement. Richard Stallman est allé encore plus loin, car il
avait prévu dès le début que, dans cette nouvelle ère, la liberté d’accès, d’utilisation, de
modification et de partage des informations
n’importerait pas seulement aux techniciens,
mais à l’humanité dans son ensemble.
1 Voir [Marta Beck-Domzalska, 2007, Aigrain, à paraître en novembre 2011].
2 Par exemple, voir le refus de John von Neumann dans les années 1940 de faire breveter sa structure d’ordinateurs et le modèle de programmation associé, ou le fait que
d’importants algorithmes tels que le codage Hoffmann pour la compression de données étaient diffusés gratuitement dès 1952.
3 Auteur du monumental “The Art of Programming” de 1969 à ce jour, voir http://www-cs-faculty.stanford.edu/~uno/taocp.html, Donald Knuth est également le pilier central
derrière TEX, le logiciel gratuit de composition pour la publication scientifique, utilisé aujourd’hui dans de nombreux autres domaines, y compris la rédaction de ce texte.
4 Donald Knuth a déclaré dans une interview en 1996 : “J’encouragerais les programmeurs à faire connaître leur travail comme l’ont fait les mathématiciens et les scientifiques
pendant des siècles. C’est un système confortable et bien compris et vous tirez une grande satisfaction à savoir que les gens aiment ce que vous avez créé.” Woehr [1996].
33
TOOL QUIZ - Livre vert
procéder sans les contraintes des transactions monétaires soumises au prix et les dispositions contractuelles associées.
TOOL QUIZ - Livre vert
Ce n’est qu’à partir de 1995 et l’adoption généralisée du Web que l’immensité des nouveaux biens communs que sont l’information, la culture et le savoir est devenue une
évidence. Des dizaines de millions de pages
Web personnelles existaient déjà bien avant
l’avènement du blog. Souvent méprisées car
considérées comme l’équivalent d’albums de
photo de famille rendus publics, certaines de
ces pages sont devenues des sources cruciales d’information ou de connaissances
spécialisées. De manière plus générale, malgré la preuve flagrante que le Web était une
réussite car il permettait le partage non-marchand de l’information et du savoir, la vision
économiste prédominante voyait cela comme
un signe d’immaturité qui serait effacé
lorsque l’économie normale s’imposerait sur
le Web. Les mêmes analystes et décideurs
politiques assuraient un futur prometteur au
commerce électronique et aux .com, jusqu’à
ce que la bulle correspondante n’explose lamentablement en 2000. Au même moment,
l’économie visant à fournir des moyens aux
activités non-marchandes de communication, socialisation, expression publique et
effort créatif se révélait résistante et correspondait au moins à un tiers de la croissance
dans les pays développés entre 1995 et 2005.
Comme de plus en plus de gens ont investi
le Web afin de produire des contenus de tous
types, le modèle de production fondé sur les
biens communs décrits par Yochai Benkler
[2002, 2011] a permis des réussites remarquables. Dans ce modèle, individus et organisations coopèrent à la production d’objets
d’information ou même de produits physiques en plaçant les produits intermédiaires
sous le régime de la propriété commune et de
l’utilisation gratuite. Cela a donné Wikipedia,
des centaines de millions de photographies
partagées sous licence Creative Commons,
des dizaines de millions de blogs, de l’innovation collaborative en matière de logiciel ou
de biologie [Aigrain, 2009], et des bases de
données ouvertes ou des publications scientifiques en libre accès.
Cependant, dans de nombreux domaines, la
production fondée sur les biens communs et
le partage non-marchand avait commencé à
se heurter aux efforts de l’industrie des médias et de l’information qui désiraient aller
dans un sens totalement opposé : renforcer
les droits exclusifs dans le domaine numérique de manière à mettre en place un nouvel
Eldorado (pour eux) où chaque copie ou même
chaque utilisation d’une œuvre numérique
pourrait être vendue à un prix de monopole,
bien que la production d’une copie ne coûte
quasiment rien. Le domaine dans lequel ce
conflit s’est matérialisé est totalement inédit :
il s’agit de notre droit d’utilisation à tous. Pour
la première fois de leur histoire vieille de trois
cent ans, les droits d’auteur ont commencé à
réglementer le droit d’utilisation des individus,
y compris dans la sphère non-marchande. Ce
processus initié dans les années 1980 avait
conduit à un effort de plus en plus intensif
visant à éradiquer une capacité basique des
individus : le partage d’œuvres numériques
les uns avec les autres.
Droits d’utilisation :
étendus ou anéantis ?
Pendant des siècles, les ouvrages sur des
supports tels que livres, puis photographies
et enregistrements pouvaient être partagés
librement entre les individus sans recherche
de profit. Plus précisément, ce qu’un individu faisait d’une œuvre en sa possession
ne concernait en rien la législation sur le
droit d’auteur, à condition qu’il n’y ait aucune
exploitation commerciale de l’œuvre. En
fait, même certaines formes d’exploitation
commerciale telles que la revente et le prêt
étaient autorisées en vertu des doctrines de
la première vente et d’épuisement des droits.
Avec l’ère numérique, nos sociétés se sont retrouvées face à un choix : ou elles décidaient
que lorsque des œuvres pouvaient être facilement copiées et partagées sans que le détenteur original n’y perde accès, les effets de ces
droits d’utilisation reconnus étaient si étendus qu’ils ne pouvaient plus être tolérés. Ou,
au contraire, en considérant que ces droits
1 Une vaste part des biens culturels sont achetés dans le but de les offrir, et le partage de livres ou d’autres biens culturels est exactement le mode permettant à une culture partagée de se développer entre amis, communautés et sociétés.
34
Dans la seconde moitié des années 1990,
les internautes ont commencé à partager
des œuvres numériques (en particulier des
enregistrements musicaux) qui leur appartenaient personnellement. Cela a d’abord eu
lieu par le biais d’une simple publication sur
des pages Web et des forums de discussion
Usenet, avant de passer par des systèmes
et des protocoles de partage de fichiers plus
sophistiqués à partir de 1998. Ces individus
pensaient indubitablement que cette pratique
était du partage, et ils considéraient que ce
qu’ils partageaient leur appartenait même
si l’œuvre pouvait avoir été créée ou réalisée
par d’autres. Shawn Fanning, qui a développé
le Napster d’origine, l’a défini comme un outil
permettant de mettre en commun des bibliothèques musicales. Éditeurs et distributeurs
de musique et d’autres médias ont interprété l’échange non-marchand des œuvres
comme une mise en concurrence de leur
industrie avec le public. Bien que de précédents exemples tels que la radiodiffusion en
clair de la musique à partir des années 1920
aient largement démontré que l’accès gratuit
à un contenu culturel est compatible avec
le développement équilibré d’une économie
de vente commerciale (de disques dans le
cas présent), ils ont vite fomenté une guerre
contre leurs consommateurs, un modèle
économique sans précédent, mais qu’ils ont
systématiquement poursuivi. Ils ont obtenu
des législations, des politiques et ont mis en
place des technologies et des contrats pour
empêcher le partage ou le déclarer illégal.
Ce processus, s’il n’est pas interrompu par
une réaction de la société et des décideurs
politiques, ne s’arrêtera pas avant d’avoir
anéanti la notion de libre sphère de partage
non-marchand de la culture. Le lecteur qui
trouverait cette affirmation exagérée devrait
réfléchir à la question des plates-formes de
livres numériques, où la législation et les
contrats tendent à rendre impossible la pu-
blication commerciale d’ouvrages en libre
partage. La France a récemment adopté
une loi sur le prix unique des livres électroniques, les deux chambres du Parlement
ont rejeté les amendements qui déclaraient
simplement que la règle du prix unique ne
devait pas empêcher les auteurs d’autoriser
le libre partage de leurs œuvres. Aux ÉtatsUnis, certains grands fabricants de lecteurs
de livres numériques imposent des contrats
aux éditeurs stipulant qu’aucune forme de
diffusion de l’œuvre au format électronique
ne peut être réalisée à un prix inférieur à
celui du livre numérique commercial, empêchant de fait que les livres numériques
commerciaux soient sous licence Creative
Commons et qu’une économie hybride de
vente commerciale et de partage libre1 ne se
développe. Il s’agit de cas extrêmes, mais ils
nous montrent où va nous mener une vision
purement économiste de la culture, associée
à une vision fondamentaliste du droit d’auteur. Il est temps de revenir à la raison et de
réaffirmer la légitimité d’une large sphère de
partage de la culture non-marchande.
Une économie culturelle
compatible avec les biens
communs
“Le partage : culture et économie à l’âge
d’Internet” [à paraître en novembre 2011]
s’articule autour de propositions formulées
par des chercheurs et des défenseurs de
politiques ces 10 dernières années. Dans ce
livre, j’explique comment il serait possible
de légaliser et d’encadrer le partage nonmarchand entre individus, comment il serait possible de mettre en place un nouveau
système de financement afin d’accorder de
véritables droits sociaux visant à rémunérer
les contributeurs et à garantir la possibilité
d’un financement pour produire de nouvelles
œuvres. Le livre évoque également la nature
d’une économie culturelle compatible avec
les biens communs et défend l’argument
selon lequel il s’agit de la seule forme de
commerce équitable dans ce domaine, et que
celle-ci peut se développer avec succès.
1 Ce concept d’économie hybride est évoqué par Lessig [2008].
35
TOOL QUIZ - Livre vert
étaient au cœur de la culture elle-même1,
leur champ d’application étendu serait bienvenu et l’on adapterait la législation et les modèles commerciaux à la situation. Il s’est avéré que les sociétés et les législateurs avaient
pris des chemins radicalement opposés.
TOOL QUIZ - Livre vert
Les motivations poussant à reconnaître
socialement la valeur du partage entre les
individus ne visent pas simplement à s’écarter de la guerre contre le partage et de ses
effets extrêmes sur les droits fondamentaux
(liberté d’expression, de communication, et
protection de la vie privée, par exemple). Le
but est de saisir une opportunité extraordinaire pour que tous aient accès à la culture
d’une manière qui autorise le plus grand
nombre à y contribuer. Une société culturelle pour le plus grand nombre se présente
à nous, si nous ne craignons pas d’en relever les défis. Oui, les défis sont importants :
comment allons-nous établir de nouvelles
manières d’identifier ce qui recèle de l’intérêt ou de la qualité (il faudra toutefois choisir de le définir) dans un océan d’œuvres ?
Comment nous assurer que de précieuses
fonctions éditoriales demeureront pérennes
dans ce nouveau monde ? Comment les pratiques lettrées de l’ancien monde des supports analogiques alimenteront-elles les
nouvelles pratiques de pratique collaborative dans la sphère numérique, comme le
prône Milad Doueihi [2009, 2011] lorsqu’il
nous exhorte à construire un humanisme numérique. Il est impossible d’aborder toutes
ces questions en détail dans les limites de
ce texte, mais il convient d’en aborder une
d’importance : dans quelles conditions les
biens communs culturels contribueront-ils
à la justice sociale ?
Le potentiel des biens
communs culturels pour la
justice sociale
Il existe un bienfait social évident découlant
d’une meilleure reconnaissance des biens
communs culturels et des droits des utilisateurs à leur égard : garantir l’accès à une
richesse incommensurable d’œuvres numériques, au moins pour tous ceux qui ont accès
à Internet par le biais d’appareils suffisamment ouverts.1 Un élément particulièrement
important est que, par le partage, l’utilisateur
entre en possession d’une représentation
numérique d’une œuvre, qui peut être utilisée pour l’analyser, la comparer à d’autres
travaux, la réutiliser pour son exercice personnel. En revanche, le streaming, qui était
indirectement promu par la guerre contre le
partage, limite l’utilisateur à une forme de
réception similaire à la télévision ou à la radio
avec la faculté d’accéder au contenu en différé.2 L’accès aux biens communs culturels
est en lui-même un grand bienfait, d’une valeur particulière pour les citoyens les moins
avantagés. Rien ne garantit néanmoins qu’ils
seront à même de profiter de cette possibilité
pour se développer culturellement, d’agir davantage dans la société et dans l’économie,
d’avoir une vie sociale plus riche.
La réelle contribution des biens communs
culturels à la justice sociale dépend de
nombreux autres éléments, parmi lesquels :
un système éducatif qui encourage une
véritable culture numérique, ancrée dans
des formes d’alphabétisation plus anciennes, et valorise la coopération,
des changements culturels dans la relation à la technologie, de sorte qu’elle ne
soit plus considérée comme acquise, mais
remise en question et débattue,
et par-dessus tout, un changement dans
nos systèmes socio-économiques afin de
permettre aux individus de reprendre le
contrôle de l’utilisation de leur temps, une
ressource cruciale et limitée pour chaque
individu.
Chacun de ces changements sera confronté
aux mêmes obstacles que la reconnaissance des biens communs eux-mêmes : ils
dépendent d’un changement majeur d’orientation politique. L’orientation prédominante,
tournée vers une économie soumise à la
finance, doit faire place à certains objectifs qualitatifs qui sont d’une nature sociale,
culturelle, écologique et politique.
1 Le développement des smartphones et autres appareils mobiles a largement augmenté le nombre de personnes ayant accès à Internet, en particulier dans les pays
émergents. Cependant, le fait que ces appareils sont pour la plupart dotés de petits écrans et fortement soumis au contrôle exclusif de leurs fabricants, l’AppStore ou les
opérateurs de télécommunication limitent beaucoup l’émancipation culturelle de leurs utilisateurs, sauf pour la communication en temps réel de photographies et de
vidéos personnelles.
2 Capacité à démarrer, arrêter et redémarrer le visionnage ou l’écoute à un moment choisi.
36
Il y a plus de 10 ans, le Groupe transnational Débat Public a publié un texte intitulé
« Politiques qualitatives et construction européenne ». Nous avons essayé d’exposer brièvement un nouvel agenda pour construire
une politique européenne qui se détacherait
de l’orientation prédominante sur les marchés et accepterait certains objectifs qualitatifs hétérogènes dans divers domaines
de politique. Nous choisissons la notion de
politiques qualitatives afin que les individus
puissent approuver cet agenda sans s’engager dans une orientation politique globale en
particulier. Pour nous, les politiques européennes étaient déjà à un tournant décisif
en 1999, et nous avions prédit l’échec de la
réforme institutionnelle si elle ne s’accompagnait pas d’une redéfinition des objectifs
politiques. Nous nous rapprochons encore
du tournant et nous nous précipitons à une
vitesse folle vers une impasse si nous n’optons pas pour une autre direction. Toutefois,
de nouveaux chemins se sont désormais ouverts. L’agenda relatif aux politiques basées
sur les biens communs s’articule à un niveau
bien plus global dans des arènes telles que
la Conférence internationale sur les biens
communs de Berlin en 2010.1 De nouveaux
mouvements populaires régénèrent l’idéal
démocratique. Les politiques européennes
permettront aux citoyens de définir leurs
propres agendas, ou il n’y aura pas de politique européenne.
Ce texte est une contribution au Green Paper
(Livre Vert) produit par le projet Toolquiz fondé
par le programme européen de la coopération interrégionale Interreg-C. Il est régi par la
licence CC-By-SA Creative Commons (http://
creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/) qui
autorise la copie, la redistribution et la modification, à condition de citer la source, de signaler les modifications de manière appropriée et
que le résultat des modifications soit régi par
la même licence en cas de redistribution.
Le Dr. Aigrain a une formation d’informaticien. Il est le PDG de Sopinspace, une entreprise qui développe des logiciels gratuits et
fournit des services pour des processus participatifs et de coopération. Il est l’un des fondateurs de La Quadrature du Net, un groupe
de citoyens qui défend les libertés et les
droits fondamentaux dans la sphère numérique. Le Dr. Aigrain est l’auteur de 3 livres
sur les enjeux des biens communs du savoir
et de leur rapport à l’économie.
1 http://www.boell.de/economysocial/economy/economy-commons-10451.html
37
TOOL QUIZ - Livre vert
À propos de ce texte et de
l’auteur
Les politiques européennes à
un tournant décisif
TOOL QUIZ - Livre vert
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Philippe Aigrain. L’innovation partagée en
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38
Toutes les deux, les actions publique et
politique dans l’espace urbain deviennent
problématiques à une époque de vitesses
croissantes et d’ascendance dominante des
procès et des flux sur la vie. Les structures
massives ne sont plus à l’échelle humaine,
les marques s’instaurent comme médiations
entre les individus et les marchés, les discours du design valorisent la logique utilitaire
des multinationales. Mais en même temps, il
y a aussi une action publique qui peut rendre
clarifiés ces discours du pouvoir économique
pour les habitants et les sans-paroles.
Saskia Sassen
La grande ville complexe, surtout si elle est
globale, constitue une nouvelle zone frontière. Des acteurs de mondes différents s’y
croisent, mais sans règles de rencontre2.
Alors que la frontière historique striait l’étendue des empires coloniaux, la zone frontière
d’aujourd’hui est au sein de nos métropoles,
stratégique pour les multinationales du capital. La plupart des manœuvres de dérégulation ou privatisation et de politique fiscale ou
monétaire des gouvernements produisent
pour les firmes et les grands marchés l’équivalent formel des anciens « forts » militaires
des vieilles frontières : des murs qui leur assurent protections et privilèges. L’ensemble
des cités mondialisées assure un espace
multisite protegé pour l’environnement nécessaire aux opérations transnationales.
Mais c’est aussi une zone frontière stratégique pour ceux qui sont sans pouvoir,
désavantagés, outsiders ou minorités discriminées. Ces exclus peuvent gagner de la
visibilité dans ces cités, tant vis-à-vis du pouvoir qu’entre eux. Tout ceci montre l’opportunité d’un nouveau type de politiques agit aussi
par d’autres acteurs. Ce n’est pas seulement
une question de pouvoir. Il s’agit de nouvelles
bases hybrides à partir desquelles agir et
La thèse que j’examine ici, c’est que les politiques néolibérales ont multiplié de nouveaux
espaces fermés transnationaux qui donnent
de nouveaux droits aux firmes et aux marchés pour pénétrer les économies nationales
alors qu’ils sont en même temps des espaces
impénétrables pour ceux qui n’en font pas
partie. Ce mouvement des vieilles frontières
des États vers ces clôtures transversales
produisent beaucoup plus de droits formalisés pour les acteurs de l’économie globale
que pour les citoyens et migrants. Les agents
d’avant-garde de cette mutation de la signification des frontières sont les firmes et les
marchés globaux. La formalisation de leur
droit à traverser les frontières des États produit en même temps un grand nombre d’espaces hautement protégés.
C’est dans ce contexte que la ville globale
constitue un assemblage extrêmement signifiant à cause de ses très grandes complexité et diversité, ainsi que ses forts conflits
internes et compétitions. Dans ce type de
villes, les acteurs des nouveaux espaces
transversaux fermés sont aussi des hommes
et des femmes, dans leurs bureaux, maisons, et espaces de consommation de luxe ;
c’est-à-dire, qu’ils sortent de ces espaces
fermés transversaux impénétrables. Cela
fait de la ville globale un espace intensé-
1 Cet article est paru dans la revue Multitudes 2010/4 (n°43) « Devenirs Métropole », p. 50-59.
2 Cet article est issu de Territory, Authority, Rights: From Medieval to Global Assemblages, Princeton, Prin- ceton University Press, 2008; en français Critique de l’État, Paris,
Demopolis 2009; et de Guests and Aliens: Europe’s Immigrants, Refugees and Colonists, New York, New Press, 1999
39
TOOL QUIZ - Livre vert
Villes
entre vieilles
frontières
et nouvelles
clôtures
du capital1
l’une des opportunités que nous voyons dans
ces villes est de construire des politiques informelles.
TOOL QUIZ - Livre vert
ment politique, tant dans un sens structurel
qu’interpersonnel, entre les nouveaux cadres
des firmes et les précaires des services faiblement rémunérés. Mais pour que ces villes
subsistent comme espace complexe et diversifié et ne deviennent pas seulement empilement de terrains ou jungles de ciment, il faudra trouver le moyen d’aller au-delà de cette
situation de conflits résultant des racismes,
guerres ou terrorisme d’État ou encore des
futur conflits des crises climatiques.
Clôtures et frontières
De nos jours, les clôtures concernent de
multiples systèmes, chacun avec ses contenus et localisations spécifiques. Capitaux,
informations, cadres des multinationales,
sans-papiers constituent chacun des flux différents exigeant des clôtures avec des localisations institutionnelles et géographiques
spécifiques. Les frontières géographiques
actuelles concernent les flux transfrontaliers
terrestres de marchandises mais pas ceux du
capital, sinon en liquides ! Chaque contrôle de
clôture doit être appréhendé comme un point
dans une chaîne. Dans le cas des échanges
de biens, cela implique contrôle et certification souvent a l’intérieur du pays d’origine.
Pour les flux de capitaux, la chaîne comprend
des banques, marchés boursiers et réseaux
électroniques. La frontière géographique
n’est qu’un des points de la chaîne, et les
interventions de contrôle peuvent en former
de longues, pénétrant profondément dans
les pays. Quand une banque réalise le plus
élémentaire transfert international d’argent,
elle est l’un des sites de renforcement des
clôtures. Un bien contrôlé l’est directement
par un poste frontalier comme par exemple
les produits agricoles. Mais cela comprend
aussi les touristes dotés d’un visa et les immigrants avec leurs certificats d’embauche.
Bien sûr, pour l’immigré clandestin son corps
est à la fois l’objet et le sujet de l’application
des règles, et c’est aussi ce corps qui subira
directement la détention ou l’expulsion.
Pourtant, au-delà de cette multiplicité, nous
voyons émerger une forte différenciation
bipolaire. D’une part, un large groupe d’acteurs, des firmes aux experts, se déplacent
au sein d’espaces protégés transnationaux
impénétrables à tous ceux qui n’en font pas
partie – aucun trafiquant ne peut pénétrer ici.
À l’autre bout, touristes et migrants moins
protégés ont besoin de prouver partout leur
droit d’entrer et, pire encore, le passage de
frontière des sans-papiers donne lieu à une
violation de leur droits fondamentaux. Le
passage des firmes et des cadres de haut
niveau se caractérise par des protections et
facilités alors que les migrants, dotés ou non
de papiers, n’en disposent d’aucune, jusqu’à
pouvoir être confrontés à un espace de capture et de détention.
En Europe, il y a de multiples frontières actives.
Dans leurs histoires complexes aussi riches
que brutales, on peut dire qu’elles constituent
un espace heuristique qui nous donnent des
savoirs sur les relations inter étatiques bien
au delà de l’histoire officielle. De telles frontières font du migrant un agent historique
dont l’entrée signale des histoires émergentes
dans les endroits d’où ils viennent.
Dans la période contemporaine, les migrants
des pays pauvres ne sont pas seuls maîtres
de leur décision de s’expatrier : les politiques
catastrophiques du FMI et de la banque mondiale y jouent aussi un rôle souvent important.
Je considère certaines migrations comme des
avant-gardes nous apprenant beaucoup plus
que leur seule fuite de la misère vers l’espérance. Ces histoires émergentes sont aussi
importantes pour voir que ce qui ressemble
à de longues migrations, apparemment sans
fin, sont en fait constituées de multiples histoires particulières. Au-dessus de ces apparemment longues migrations, il y a en effet
des flux en train de se conclure et d’autres
en train de commencer à des échelles temporelles et géographiques diverses, même
lorsque les statistiques ne désignent qu’un
déplacement de quelques nationalités au
cours des siècles. En bref, les migrations
sont beaucoup plus intégrées dans de larges
conjonctures qu’il n’y paraît.
40
La souveraineté étatique est généralement
conçue comme le monopole de l’autorité au
sein d’un territoire particulier. Aujourd’hui, il
devient évident qu’elle articule ses propres
frontières en même temps qu’elle s’accommode de nouvelles clôtures. La souveraineté
subsiste comme système de possession, mais
son insertion institutionnelle tout comme sa
capacité à légitimer tous les pouvoirs sont
devenues instables. Les politiques de souverainetés contemporaines sont beaucoup plus
complexes que ce que peuvent assumer les
notions d’exclusivités territoriales mutuelles.
Les multiples régimes qui constituent la
frontière en tant qu’institution peuvent être
regroupés, d’un côté, derrière l’appareil formalisé d’un large système interétatique, de
l’autre, dans un système encore largement
en constitution de nouveaux types de capacités de construire des espaces clos qui
traversent les frontières interétatiques. Le
premier couvre une large variété de flux internationaux de capitaux, gens, services et
informations. Quelles que soient leurs variétés, ils tendent vers une autorité étatique unilatérale de même qu’ils renforcent les régulations et respects des traités internationaux
et bilatéraux en la matière. L’autre mode de
clôture, au-delà des mailles nationales, ne
concerne pas forcément les frontières, mais
se fonde plutôt sur une série de nouveaux développements à l’échelle globale, tels que les
nouveaux systèmes juridiques et les réseaux
numériques interactifs.
La question de la limitation, c’est-à-dire de la
frontière d’un territoire comme paramètre de
l’autorité et des droits, pénètre aujourd’hui
dans une nouvelle phase. L’autorité exclusive
de l’État sur son territoire reste le mode prévalant dans la politique économique globale ;
en ce sens, les régimes étatiques de frontières, qu’elles soient fermées ou ouvertes,
reste l’élément principal de la géopolitique.
Mais ces règles sont aujourd’hui moins formellement absolues qu’elles ne l’étaient.
D’importants composants de l’autorité territoriale qui peuvent avoir encore une forme
et une localisation nationale ne le sont plus
dans le sens historique du terme. Dénationalisés, ils semblent nationaux mais en réalité
pris dans les agendas globaux, pour le mieux
ou le moins bien.
Les systèmes de normes globales ne sont
pas nationaux et se distinguent aussi de
l’international. Le domaine de l’interactivité
numérique est essentiellement informel, et
donc hors du système des traités existants,
souvent installé dans des lieux sub-nationaux
qui font partie des réseaux transfrontaliers.
Aussi loin que l’État dispose historiquement
de la capacité de doter son territoire d’instruments légaux et administratifs, il a aussi
1 A Sociology of Globalization, W.W.Norton, 2007, en français chez Gallimard, 2009.
41
TOOL QUIZ - Livre vert
La formation de ces différents systèmes de
normes globales et de réseaux interactifs entraîne une multiplication d’espaces fermés,
mais sans relation avec la notion nationale de
frontière délimitant deux souverainetés territoriales, puisqu’ils sont opératoires à une
échelle trans, sub ou super nationale. Bien
que ces espaces puissent traverser des frontières nationales, ils ne sont pas nécessairement des régimes de frontières ouvertes agis
par les États comme ceux, par exemple, de
l’échange international ou de l’immigration
légale. Ces nouvelles clôtures globales font
naître une nouvelle forme de la notion de
frontière.
Sur ces points, on peut donc faire la synthèse
suivante. Un effet direct de la globalisation,
spécialement de l’économie des firmes, a été
la création de divergences croissantes parmi
les différents régimes des frontières. Ainsi,
des points de contrôle d’une variété croissante de flux de services, capitaux et informations ont été rénovés, même si d’autres
se sont maintenus ou ont aggravé leurs restrictions, notamment pour les migrations des
travailleurs à bas coût. On constate aussi la
construction d’espaces spécifiquement clos
pour englober et gérer des flux émergents
souvent stratégiques et spécialisés qui traversent les frontières classiques, comme
l’OMC, le NAPHTA, le GATT pour les cadres
des grandes firmes. Alors que ces professionnels ont pu être jadis partie prenante
d’un régime d’immigration à long terme de
leur pays, leur situation actuelle, plus globale
que nationale, les en fait diverger progressivement1.
TOOL QUIZ - Livre vert
la capacité de modifier cet encadrement, par
exemple en dérégulant ses frontières, ouvertes aux firmes et investissements étrangers. Ma question est de déterminer si cette
capacité et son autorité définitive et exclusive peuvent être détachées du territoire
géographique. Un tel détachement est probablement partiel et variable en fonction de
l’objet de l’autorité. Cela amène une question
sur le devenir des frontières dans la logique
étatique. La « fonction frontière » est en effet
progressivement encastrée dans le produit,
la personne, l’instrument en tant qu’agents
mobiles intégrant les caractéristiques de la
frontière. En plus, il y a aussi de multiples localisations des frontières, parfois de longues
chaînes qui pénètrent profondément dans
les institutions et domaines territoriaux de la
nation comme je l’ai déjà dit ici. Dans les flux
financiers par exemple, l’actuel “moment”
frontalier est souvent à l’intérieur du pays
une banque certifiant en l’occurrence la légitimité d’un virement monétaire. La certification des produits agricoles ont souvent aussi
leur premier moment frontalier là même où
ils sont cultivés.
Il me semble que les localisations des clôtures sont aujourd’hui instables, ce qui ouvre
un important champ de recherche. Plusieurs
des frontières importantes à la périphérie
de l’Union Européenne sont parmi les plus
actives du monde et, dans se sens, peuvent
éclairer la question et la signification de
« clôture » bien au-delà des conventions géographiques.
Un processus clé qui rend visible quelquesuns de ces changements est la constitution
d’un sujet avec des droits transfrontaliers
transportables à travers les nouveaux types
d’espaces frontières transversaux que j’ai
déjà discuté. Ils concernent surtout le marché
financier électronique global et les espaces
opérationnels des multinationales où de nouveaux types de cadres transnationaux ont obtenu leurs droits portables à travers l’OMC et
de multiples organisations pour le commerce
régional. Cela leur permet de se déplacer à
travers les frontières et au sein du réseau des
75 villes les plus mondiales aujourd’hui.
Commence ainsi à se construire un type de
frontière transversale qui dépasse celles
plus conventionnelles des États, et qui est,
en effet, plus fermée encore que les barrières entre États comme celles des USA et
du Mexique (ou celle que l’Europe veut élever avec l’Afrique). Les cadres y sont dans un
espace radicalement distinct des travailleurs
et des migrants pauvres. Une séparation
qui ne peut être franchie, les instruments
nécessaires étant inaccessibles, même pour
un trafiquant. Et même aussi pour ceux qui
ont le courage de traverser une rivière ou un
désert, de se cacher sous un camion ou un
train rapide.
Loin d’avoir favorisé un monde sans frontière,
les politiques néolibérales ont ainsi multiplié
de nouveaux espaces fermés transnationaux
qui sont impénétrables à ceux qui n’en font
pas partie. Ces espaces fermés donnent des
nouveaux droits aux firmes et aux marchés
pour pénétrer les espaces nationaux et protègent de toute invasion. Ces profonds changements, de la géographie des frontières aux
clôtures transversales, ont produit beaucoup
plus de droits formalisés pour les acteurs de
l’économie globale que pour les citoyens et
migrants. Les agents d’avant-garde de cette
mutation de la signification des frontières
sont les multinationales et les firmes globales. La formalisation de leur droit à traverser les frontières des États produit un grand
nombre d’espaces hautement protégés. Les
firmes disposent à présent d’une série de
nouvelles protections avec leurs capacités de
traverser les frontières, alors que touristes
et migrants continuent d’en perdre à cette
époque néolibérale.
Ceci entre en résonance avec une autre asymétrie. Le régime international des droits de
l’homme est un système plus faible que celui
de l’OMC protégeant la circulation transfrontalière des cadres. Il est aussi plus faible, bien
que plus large, que tous les visas spéciaux
des hommes d’affaire et plus commun pour
les salariés high tech. En bref, ces espaces
protégés transfrontaliers procurent des protections légales de plus en plus déliées des
juridictions nationales. Ils s’incorporent à
une variété de régimes souvent hautement
42
plus grands et menaçants que les haines et
conflits endogènes. Cela peut nous obliger à
des réponses jointes et à mettre l’accent sur
l’urbain plutôt que sur des individus ou des
groupes ethniques ou religieux.
Entre frontières et clôtures,
l’impérieuse nécessité de
garder les villes ouvertes
Les villes représentent un des sites-clés où les
nouvelles normes et identités se construisent.
Elles ont joué ce rôle en de multiples temps
et lieux ainsi que dans des circonstances très
variées. Un rôle qui peut devenir stratégique
comme c’est le cas aujourd’hui pour l’Europe.
L’immigration pourrait être une importante
source pour la construction de normes. Dans
ma recherche sur l’histoire des immigrations
intra-européennes dans le passé, je trouve que
les réclamations des immigrés, exilés, étrangers pour être inclus ont joué un rôle majeur
dans l’expansion universelle des services publics - transport, santé, éducation... –, qui ont
aussi favorisé les citoyens. N’oublions jamais
ça.
C’est dans ce contexte que la ville constitue un
assemblage extrêmement signifiant, à cause
de ses très grandes complexités et diversités,
ainsi que de ses forts conflits et compétitions
internes. Dans ce type de villes, les cadres des
nouveaux espaces transversaux sont en effet
des hommes, des femmes et des entreprises
qui sortent de ces espaces transversaux impénétrables et partagent avec les précaires,
retraités et autres sans-papier le commun de
la vie quotidienne. Cela fait de la ville globale
un espace intensément politique, tant dans
un sens structurel qu’interpersonnel. Mais si
ces villes veulent pouvoir subsister comme espace complexe et diversifié, il faudra trouver le
moyen d’aller au-delà des relations de haines
fabriquées par les relations d’État comme le
racisme, la guerre, le terrorisme ou encore par
les crises climatiques.
Historiquement, les villes ont eu la capacité de
transformer les conflits en les intégrant dans
le domaine civique à travers le commerce et
le besoin d’une coexistence pacifique au sein
d’environnements urbains denses. À l’inverse,
la logique des États nations est de militariser
la réponse aux conflits.
Cette capacité de la ville génère aussi la possibilité de construire de nouveaux sujets et
identités. Par exemple, ce n’est pas tant les caractères ethniques ou religieux qui marquent
souvent les ensembles urbains, mais bien
l’urbanité de leur vie et de leur environnement.
Et ces différences d’urbanités ne tombent pas
du ciel, mais proviennent souvent du besoin
de nouvelles solidarités face à des enjeux
majeurs. Aujourd’hui, les enjeux majeurs auxquels se confrontent les villes prennent un
caractère brutal et intense qui peut entraîner
des conditions qui rendent ces enjeux encore
Ce qui doit être ici souligné est le gros travail
nécessaire pour rendre ouvertes les villes afin
de repositionner les immigrés et les citoyens
comme des acteurs de la ville, plutôt que d’en
souligner les différences comme s’y emploient
les discours anti-immigrés et racistes. Je
propose la perspective d’une ville capable de
construire des normes et des sujets s’émancipant des contraintes des systèmes de pouvoirs
dominants comme l’État-nation, la guerre antiterroriste, le poids croissant du racisme. Le
cas particulier de l’intégration des migrants
en Europe à travers les siècles constitue une
fenêtre dans la question complexe et historiquement variable de la construction d’une Ville
Européenne Ouverte.
Selon moi, constants dans le temps et l’espace, les enjeux pour incorporer « l’étranger »
représentent encore l’instrument essentiel pour développer la civilité dans le meilleur sens du mot. Répondre aux plaintes
des exclus a toujours eu pour conséquence
d’étendre les droits des citoyens. Et très souvent, la limitation des droits des migrants
s’est inversement conjuguée avec celle des
citoyens. Ce fut clairement le cas de la réforme de l’immigration de l’administration
Clinton aux USA, une victoire du parti démo-
43
TOOL QUIZ - Livre vert
spécialisés ou partiellement globaux, transformés en droits et obligations beaucoup
plus particularisés que les protections et
visas délivrés par les États.
TOOL QUIZ - Livre vert
crate aux législatives qui supprima des droits
aux immigrés et aux citoyens.
Le sentiment anti-immigré
en Europe : quand le migrant
est votre cousin
Même ignoré par les discours officiels, ce
rejet a longtemps représenté une dynamique
décisive dans l’histoire européenne. Et il
risque d’acquérir aujourd’hui de nouveaux
aspects et contenus.
L’attitude et les attaques anti-immigrées
apparaissent à chaque phase d’ouverture
des frontières dans tous les principaux pays
européens. Aucun pays recevant des travailleurs n’est au clair là-dessus, pas plus la
Suisse, avec sa longue tradition admirable
de neutralité internationale, que la France, la
plus ouverte aux immigrés, réfugiés et exilés.
Des travailleurs français tuaient des collègues italiens au XIXè Siècle en les accusant
d’être de mauvais catholiques. L’important
est le fait qu’il y avait toujours, comme aujourd’hui, des individus, groupes, organisations et politiciens qui croient en une société
plus accueillante aux migrants.
L’histoire suggère que ces combats pour l’incorporation réussissent dans le long terme,
même si c’est seulement en partie. Pour
se limiter à l’histoire actuelle, un quart des
Français possèdent un ancêtre étranger
parmi ses trois générations précédentes de
même que le tiers des habitants de Vienne
sont nés ailleurs ou de parents étrangers.
L’action est nécessaire pour transformer la
haine envers les étrangers en civilité urbaine.
Disposer par exemple d’un bon système de
santé ou de transport veut dire que vous ne
pouvez choisir ses utilisateurs selon leur
qualité, vous ne pouvez vérifiez cela si vous
voulez avoir un système efficace. Une règle
basique et claire doit être admise : ceux qui
ont leur ticket en font partie. C’est la base de
la matérialité de la civilité: tous ceux qui ont
leur ticket usent du train ou bus public sans
qu’il soit besoin de savoir s’ils sont citoyens
ou touristes, sympathiques ou non, habitants
ou visiteurs d’une autre cité.
L’Europe vient à peine de reconnaître l’histoire de plusieurs siècles de migrations endogènes du travail. Cette histoire planait dans la
pénombre de l’histoire officielle, dominée par
l’image d’un continent d’émigration, jamais
d’immigration. Au XVIIIè Siècle encore, quand
Amsterdam construit ses polders et assaini
ses marais, les travailleurs viennent d’Allemagne du Nord ; quand la France développe
ses vignes, elle recourt à des Espagnols ; des
travailleurs des Alpes arrivent pour aider au
développement de Milan et Turin ; de même
que les Irlandais participent à la construction
du réseau d’eau de Londres. Au XIXè, quand
Haussmann reconstruit Paris, il fait venir
des Belges et Allemands ; quand les Suédois décident de devenir une monarchie et
ont besoin de beaux palais, ils recrutent des
Italiens; et quand l’Allemagne construit son
réseau de chemin de fer, ils embauchent Italiens et Polonais.
À chaque moment donné, existe une multitude de flux signifiants de migrants à l’intérieur de l’Europe. Et tous ces travailleurs sont
vus comme des étrangers indésirables menaçant la communauté et ne devant jamais
s’y intégrer. Ces immigrants appartenaient
pourtant pour l’essentiel au même large
groupe culturel et religieux et ethnique. Mais
vus néanmoins comme impossible à assimiler. Les Français haïssaient les travailleurs
immigrés Belges, accusés d’être de mauvais
catholiques tandis que les Hollandais dénonçaient les travailleurs immigrés Allemands
comme de médiocres protestants. Ce sont
des faits avérés. Cela signifie qu’il est faux de
dire, comme cela se fait souvent, que l’intégration est aujourd’hui rendue plus difficile
par ses dimensions religieuses, culturelles
ou biologiques. Quand celles-ci ne jouaient
pas, le rejet des immigrés était aussi fort
qu’aujourd’hui et conduisait également à des
violences physiques.
Toujours, de nombreux immigrés se sont intégrés à la communauté, quand bien même
cela prendrait deux ou trois générations. Ils
maintiennent souvent leur spécificité bien
44
J’ai recueilli partout ces actes de violence et
de haines que nous éprouvions contre ceux
que nous vivons aujourd’hui comme nôtres1.
De nos jours, les arguments contre l’immigration sont centrés autour de la race, la
religion ou la culture qui semblent justifier
une difficulté à l’incorporation nationale.
Mais en cherchant dans l’histoire des lieux
communs, nous ne trouvons que de nouvelles formes pour la même vieille passion
de l’exclusion de l’étranger comme autre.
Aujourd’hui, l’autre est stéréotypé par ses
différences raciales, religieuses et culturelles. Des arguments équivalents à ceux du
passé lorsque l’immigré était racialement,
culturellement et religieusement proche.
La migration articule le passage entre deux
mondes quand bien même ils appartiennent
à la même région ou pays : les Allemands de
l’Est ont été souvent perçus ethniquement et
physiquement différents par ceux de l’Ouest
après 1989.
Quel est aujourd’hui l’enjeu en la matière,
celui qui peut nous obliger à dépasser nos
différences pour construire ce qui correspond à notre plus vieille tradition de civilité
européenne ?
Un enjeu plus grand que nos
différences
Le paysage urbain global qui émerge est profondément différent de la tradition civile de
la vieille Europe. Cette différence subsiste,
même à travers les projets mondiaux de
l’Europe qui mélangent les traditions européennes avec des cultures urbaines d’autres
histoires et géographies.
Ce que ce paysage urbain émergeant partage
avec de plus vieilles traditions est le fait que
quelques enjeux sont plus grands que nos
différences. Là réside une opportunité pour
réinventer une capacité de la ville à transformer le conflit (au moins en partie) en une
ouverture croissante, plutôt qu’en guerre à la
manière des gouvernements nationaux. Mais
cela sera différent de la tradition de la ville
ouverte et de la civilité que nous connaissons,
notamment en Europe.
Je perçois plutôt que les enjeux essentiels
auxquels sont confrontées les cités (et la
société en général) entretiennent de toujours plus fortes interactions dynamiques
qui contribuent à une désagrégation de ce
vieil ordre civil urbain. La dite « guerre au
terrorisme » est peut-être l’une des versions
les plus pointues de cette dynamique par laquelle le combat contre les terroristes diminue fortement le vieil ordre civil urbain. Le
changement climatique et ses impacts sur
les villes pourraient aussi devenir la source
de conflits et divisions urbaines. Mais je
fais valoir que ces enjeux contiennent leurs
propres potentialités spécifiques pour innover de nouvelles sortes de larges plateformes
communes nécessaires à l’action urbaine, en
adjoignant des forces qui peuvent être vues
jusqu’ici comme trop différentes des nôtres.
Combattre le changement climatique peut
amener citoyens et migrants de religion,
culture ou ethnie différentes à se battre ensemble. Combattre les abus du pouvoir d’État
commis au nom de la lutte contre le terrorisme peut également amener des coalitions
de résidents qui pouvaient penser ne jamais
pouvoir collaborer. Maintenant qu’une plus
grande menace contre les droits civils affecte
les citoyens, et pas seulement les immigrés,
de nouvelles solidarités émergent.
L’accroissement du nombre de guerres asymétriques et du changement climatique affectera les riches comme les pauvres dont
la mobilisation exigera la collaboration de
tous. De surcroît, si les fortes inégalités économiques, les racismes ou les intolérances
religieuses existent depuis toujours, ils se
1 Saskia Sassen, Guests and Aliens: Europe’s Immigrants, Refugees and Colonists, New York, New Press, 1999
45
TOOL QUIZ - Livre vert
que membres de la communauté – partie
de l’ordre social complexe et grandement
hétérogène de toute ville développée. Traités d’étrangers au moment de leur première
arrivée, exclus pour leurs aspects, odeurs ou
accoutrement différents, bien qu’ils soient
physiquement, culturellement et religieusement identiques, tous européens bien que
les différences soient vécues et soulignées
comme insurmontables.
TOOL QUIZ - Livre vert
transforment maintenant en arguments politiques de mobilisation dans un contexte où il
n’y a désormais plus de centre, qu’il s’agisse
d’un empire, d’un État où d’une ville monde.
À l’encontre de cet environnement de dégradation des empires et des États nations,
émerge la ville comme site stratégique pour
innover, peut-être même un nouvel ordre
partiel. Alors que dans le passé c’était la loi
nationale qui dominait, aujourd’hui la subsidiarité mais aussi le nouveau rôle de la ville
nous permet d’imaginer un retour à la loi
de la cité. Aux USA par exemple, un nombre
croissant de cités ont promu de nouvelles
règles (ordonnances) qui protègent en leur
sein les sans-papiers, d’autres ont aussi
émis des règles environnementales spécifiques. Nous assistons à une résurgence de
la législation par les villes, que je détaille
ailleurs.1 L’émergence que j’y décris vise
une multitude de maillages spatio-temporels et de diverses micro-organisations, audelà de la précédente logique des grandes
unités spatiales, temporelles et normatives.
supplanté en partie cette hiérarchie nationale
et étatique sont parmi ces nouveaux types de
régulateurs comme membres de réseaux régionaux et globaux à échelles multiples. Les
deux dernières décennies ont ainsi vu une
articulation urbaine croissante des logiques
et conflits globaux ainsi qu’un usage grandissant de l’espace urbain pour les revendications non seulement des citoyens nationaux
de la cité mais aussi des étrangers.
Plus largement, je conçois une vaste prolifération de tels assemblages partiels qui reconstruisent beaucoup de territoires, souverainetés et droits structurés dans l’institution
nationale. En Europe, cela comprend la formation de l’Union Européenne mais aussi la
multitude de coopérations de villes désirant
protéger l’environnement, combattre le racisme et bien d’autres causes démocratiques.
Ces assemblages résultent de troubles internes aux nations et du désir de construire
de nouvelles gouvernances à l’échelle des
quartiers et de la ville. Un dernier point pour
théoriser l’importance stratégique de la ville
nécessaire à élaborer de nouveaux équilibres
est qu’elle peut faire con uer de multiples et
très divers conflits qui pourraient pousser si
non vers un nouveau pouvoir normatif.
Ces développements impliquent l’émergence
de nouveaux types de régulateurs sociopolitiques qui peuvent coexister avec les anciens
pouvoirs tels l’État-nation, le fédéralisme
ainsi que l’ancienne cité au sein d’une hiérarchie toujours dominée par la souveraineté
étatique. Les grandes métropoles qui ont déjà
1 Territory, Authority, Rights: From Medieval to Global Assemblages, Princeton University Press, 2008, chapitres 2 et 6.
46
Traduit de l’Américain
par Thierry Baudouin
47
TOOL QUIZ - Livre vert
Partie 2
Pratiques de
politiques publiques
” La politique culturelle doit
gérer les interactions multiples
entre toutes les libertés
culturelles des personnes qui se
côtoient dans l’espace public. ”
Jean Michel Lucas
TOOL QUIZ - Livre vert
La question du lien culture,
humain et développement pose
la question du type de politiques
publiques à même de mettre au
travail ces nouveaux modèles et de
participer de cette métamorphose
européenne.
Nous avons choisi de nous attacher
aux questions qui nous semblent
aujourd’hui sous-tendre un nouveau
fondement pour des politiques
culturelles :
Comment penser des politiques de
développement consubstantielles
d’un projet de société et de
démocratie, se fondant sur la
personne, ses droits et libertés, ses
capacités ?
ce qui soutient cette forme de
production d’une force humaine
vitale,
Comment, non pas intégrer l’art
et la culture dans une approche,
en faire un pilier additionnel, mais
bien déterminer en quoi l’art et
la culture sont constitutifs de
processus d’humanisation, donc
de développement, d’une société
démocratique européenne ?
ce qui agit ces espaces de droits,
ce qui appuit une diversité de
territoires européens.
Ces questions mettent en lumière
des questions comme des pratiques
à l’œuvre sur les territoires
européens et expérimentant ces
évolutions.
Comment considérer le(les)
territoire(s) européen(s) - et plus
particulièrement les métropoles en tant que territoires productifs de
ces transformations ?
51
TOOL QUIZ - Livre vert
Rationalité
économique
et fondements
culturels de
l’Union
Jean Michel Lucas
L’heure est partout en Europe à l’économie
de crise, dans un contexte de tensions imposées par la mondialisation des échanges
marchands. Pour sortir des ces difficultés,
l’Union européenne a défini sa stratégie pour
2020 dans l’espoir d’”éviter le déclin” et de
“mettre l’UE sur la voie de la prospérité”.
L’ambition politique se concentre alors sur
trois priorités : une “croissance intelligente”,
une “croissance durable”, une “croissance
inclusive”, conditions impératives pour réduire la pauvreté et retrouver la voie du progrès social. L’urgence et l’évidence imposent
de maîtriser d’abord la rationalité économique du marché, avant de songer à d’autres
valeurs pour l’Europe de demain.
un couple paRfait : cultuRe et
Rationalité économiQue
Cette stratégie, qui soumet la vie “bonne” de
l’Europe à la réussite concurrentielle sur les
marchés mondiaux, s’applique aussi totalement pour la culture, du moins pour le secteur des activités artistiques et culturelles.
Il est effectivement loin le temps où les professionnels de la culture pouvaient revendiquer la valeur universelle de l’œuvre de l’art,
et par là, l’autonomie de “l’art pour l’art” par
rapport aux contingences de la société marchande. L’Union a préféré faire parler le réel
et ouvrir une meilleure voie qui réconcilie la
culture et l’économie, celle de l’économie
créative, de couleur “mauve”, selon certains1.
Le Parlement européen a récemment exprimé son enthousiasme pour cette culture guérisseuse des maux de croissance, puisqu’en
mai 2011, il a adopté une résolution affirmant
“le rôle majeur des industries culturelles et
créatives dans le développement de pôles
de créativité aux niveaux local et régional,
qui permettent une meilleure attractivité
des territoires, la création et le développement d’entreprises et d’emplois ancrés
dans le tissu économique local et régional,
favorisent l’attractivité touristique, l’implantation de nouvelles entreprises, et le rayonnement de ces territoires, et promeuvent
le secteur culturel et artistique ainsi que la
préservation, la promotion et la mise en valeur du patrimoine culturel européen, grâce
à des nombreux relais comme les collectivités territoriales”2. Difficile de faire mieux,
pour concilier le marché, les territoires et la
culture ! Surtout que le Parlement “reconnaît
l’impact, la compétitivité et le futur potentiel des industries culturelles et créatives
en tant qu’important moteur de croissance
durable en Europe susceptible de jouer un
rôle déterminant dans la reprise économique
de l’Union européenne”. L’apport du secteur
culturel, par son inventivité, est devenu une
arme de la croissance intelligente, durable,
inclusive, portée tant par la concurrence
entre les entreprises privées que par la lutte
pour l’attractivité que mènent les territoires
entre eux. Et pour finir, si l’on en croit le Parlement européen, cette dynamique culturelle
devrait produire des effets civilisateurs indiscutables, en tout cas, indiscutés.
Avec l’économie créative, le secteur culturel
offre la promesse d’une société de “citoyens”
actifs, “épanouis” et, sans doute, heureux :
“L’ère numérique a bouleversé notre approche
des biens culturels. Ce rapport demande une
véritable stratégie européenne pour libérer le
potentiel des industries culturelles et créatives. Cette stratégie doit tenir compte de la
nature duale de ces industries, leur nature
économique, par leur contribution en termes
1 Voir par curiosité : : http://www.economie-mauve.org/economiemauve__0_FR.html
2 Résolution du Parlement européen du 12 mai 2011 sur «Libérer le potentiel des industries culturelles et créatives»
52
Il faut dire que l’enjeu culturel se mesure ; les
chiffres de l’économie de cette culture vivante
font mouche : “Représentant 2.6% de notre
PIB et 14 millions d’emplois, les industries
culturelles et créatives génèrent plus de 600
milliards d’euros de chiffre d’affaires par an.”1
La solution est donc là : cette culture filtrée
par la rationalité de l’économie booste les
taux de croissance et les produits qu’elle
offre sont pourvoyeurs de toutes les valeurs
de la “vie bonne” durable pour l’Europe2.
Ces louanges accordés aux biens et services
culturels pourraient faire sourire quand on
songe aux nombres de films nuls, de livres
sans intérêt ou de produits numériques qui
passent de mode avant même d’avoir été fabriqués ; quand on sait aussi que la culture
est souvent la nourriture préférée des replis
identitaires. Mais le culte de la rationalité
économique (créative) ne prend pas en considération ces questions de valeurs culturelles.
Elle les laisse volontiers à la seule responsabilité de la discussion locale ou de la conversation du consommateur avec lui même.
Cette approche de la culture comme secteur
d’activités est aujourd’hui largement répandue, au point que même l’agenda culturel
européen a du mal à sortir du tropisme de
la culture utile pour la croissance. On pourrait presque croire que l’Union européenne
a oublié qu’elle peut penser et faire autrement et que pour elle, la culture est devenue
une priorité négative ! Négative au sens où,
pour certains, tous les autres fondements
de l’Union qui pourraient accueillir l’enjeu
culturel devraient s’effacer, pour ne conserver que la mission d’alimenter la croissance
(intelligente, durable et inclusive), avec,
dans le meilleur des cas, des aides directes
aux petites épiceries locales de l’exception
culturelle !
Heureusement, l’Europe est trop complexe
pour se satisfaire de ce “no alternative”,
pour la culture, surtout dans une Union qui
se prétend le berceau des Lumières avec son
cortège d’œuvres universelles. Il paraît alors
légitime d’appréhender autrement la place
de la culture dans le mouvement de négociations des politiques publiques à inclure dans
la stratégie pour 2020.
Rappeler les valeurs
culturelles universelles
Je crois que l’on peut garder espoir de voir
l’Europe politique affirmer une nécessité
culturelle porteuse de valeurs plus humanistes que les seuls résultats de bonnes
ventes de biens et services d’art et de culture.
En effet, l’Europe a déjà formalisé la valeur
universelle de la culture. Le plus dur a été
fait, pourrait-on dire, et depuis longtemps à
l’Unesco, avec la Déclaration universelle sur
la Diversité culturelle de 2001 et la Convention de 2003 sur la sauvegarde du patrimoine
culturel immatériel. Et les Etats comme
l’Union ont approuvé les termes de ces cadres
politiques fondés sur l’universalité de la diversité culturelle.
Dans cette voie, la croissance est certes une
bonne chose mais pas au prix de n’importe
quel oubli du sens et de la valeur : pour
construire une société plus humaine, l’économie doit d’abord servir les personnes dans la
reconnaissance réciproque de la diversité de
leurs identités culturelles. Autant dire ce qui
doit être dit, surtout en période de crise grave
de la société marchande : la culture, avec la
reconnaissance des diversités culturelles,
prend sa source dans l’article 1 de la Déclaration Universelle des droits de l’homme
de 1948 : “tous les êtres humains naissent
libres et égaux en dignité et en droits”. Ceci
revient à reconnaître chaque être humain
dans l’identité qui le constitue comme être de
dignité, c’est à dire dans sa culture.
1 Marie-Thérèse Sanchez-Schmid dans la présentation de son rapport ‘Libérer le potentiel des industries
2 Ce changement de position est tout aussi visible au niveau des instances mondiales : on le trouve à l’identique dans la convention Unesco de 2005 concernant la diversité
des “expressions culturelles”, ou dans la position de la CNUCED qui n’hésite pas affirmer que l’économie créative est aussi essentielle pour sortir les pays en développement de leur pauvreté.
53
TOOL QUIZ - Livre vert
d’emploi, de croissance et de création de richesses, mais surtout leur nature culturelle,
par leurs activités qui contribuent à l’épanouissement et à l’intégration sociale et culturelle des citoyens.”
TOOL QUIZ - Livre vert
La dignité est bien une valeur première autant que la liberté car elle conditionne la capacité de chaque personne à être pleinement
reconnue comme acteur de la négociation de
sa propre situation économique, politique,
sociale.
C’est ainsi que la Déclaration de Fribourg1
sur les droits culturels nous enseigne que la
culture n’est pas un mot de bonimenteur, à
usages tactiques variant selon les négociations de vendeurs et d’acheteurs. La culture
doit être entendue comme l’ensemble des
références qui permettent à une personne
“d’exprimer son humanité” à travers son
identité culturelle par laquelle elle se définit
et “entend être reconnue dans sa dignité”2.
Question d’éthique, disait déjà la Déclaration
universelle sur la diversité culturelle de 2001
dans son article 4 : “la défense de la diversité culturelle est un impératif éthique inséparable du respect de la dignité de la personne humaine”.
Dans cette approche de la culture comme
“humanité” à bâtir ensemble, l’enjeu culturel
n’est plus de proposer un produit soumis à
la souveraineté de la rationalité économique
qui régulera les offres et des demandes de
spectacles ou d’ateliers artistiques sur le
marché de la détente. La culture n’est plus
dominée par la croissance même intelligente
de ses produits créatifs. Elle vise, avec plus de
gravité, la capacité des identités culturelles
à vivre ensemble. La politique culturelle doit
gérer les interactions multiples entre toutes
les libertés culturelles de toutes les personnes qui se côtoient dans l’espace public.
Elle doit accepter d’organiser les confrontations, la palabre devrait-on dire, entre les
cultures pour parvenir à plus de reconnaissance réciproque, plus de respect pour soi et
plus de respect pour les autres. On comprend
alors que la culture comme secteur qui vend
et achète des biens et services n’y suffira pas
! Certes, l’acteur culturel ne s’interdit pas de
bien vendre mais le produit qu’il vend doit
permettre aux personnes d’accéder, non pas
à plus de consommation de quantités achetées, mais à plus de liberté de donner sens
à leur vie, plus de capacités à en être les
acteurs, plus de relations responsables visà-vis des autres3. Pour tout dire, l’enjeu est le
développement humain, au delà de la seule
croissance productive !
Voilà une entrée culturelle universelle qui
conviendrait - mieux que l’entrée par le secteur créatif - à la vision humaniste de l’Union
européenne. Cette approche donne un autre
souffle à la réflexion sur la croissance intelligente durable et inclusive car la culture comme
“humanité” ne refuse pas la culture “créative”
rentabilisable , mais elle exige que l’enjeu
économique (la croissance) ne contredise pas
l’enjeu culturel (l’égal respect de la dignité
des personnes dans leurs identités). Les deux
conceptions peuvent évidemment s’entremêler plus ou moins habilement selon les situations, mais elles ne peuvent pas passer pour
deux faces d’une même pièce. Elles portent
des valeurs différentes de la conception du
futur de “l’Humanité” et, par conséquent, elles
nécessitent des dispositifs de compromis qui
les accueillent à part égale dans la construction d’une Europe respectueuse de ces propres
fondements humanistes.
L’éthique en pratique : la
souveraineté sans partage de
la rationalité économique
Toutefois, peut-on vraiment croire à cette
perspective ? Il ne suffit pas d’affirmer des
valeurs culturelles universelles pour qu’elles
soient entendues dans les négociations sur
les finances chaotiques du monde ! Il faut
surtout que ces valeurs puissent compter
sur des dispositifs de règles imposables à
tous, même aux économies les plus rationnelles. Regardons de près si aujourd’hui le
système formel des réglementations euro-
1 Voir le site dédié à la Déclaration de Fribourg : http://www.unifr.ch/iiedh/fr/publications/declaration-de-fribourg
2 Dans la déclaration de Fribourg la définition de la culture est la suivante : « le terme «culture» recouvre les valeurs, les croyances, les convictions, les langues, les
savoirs et les arts, les traditions, institutions et modes de vie par lesquels une personne ou un groupe exprime son humanité et les significations qu’il donne à son
existence et à son développement »
3 « L’approche basée sur les droits de l’homme en développement. Un renouveau grâce à la prise en compte des droits culturels ? » Texte proposé par l’Observatoire de
la diversité et des droits culturels dans le cadre des discussions accompagnant le XIIIème Sommet de la Francophonie, Montreux, 23 octobre 2010. Accessible auprès
de l’institut Interdisciplinaire d’éthique et des droits de l’homme, Université de Fribourg ; Observatoire de la diversité et des droits culturels/ www.unifr.ch/iiedh / www.
droitsculturels.org.
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Première question : le Traité de l’Union européenne laisse-t- il une place à l’éthique de la
dignité des personnes ? La réponse est heureusement positive. Déjà dans le préambule
du Traité, les Etats confirment “leur attachement aux principes de la liberté, de la démocratie et du respect des droits de l’homme
et des libertés fondamentales et de l’État de
droit”. De plus, ces principes se traduisent en
engagement formel dès l’article 2 du Traité
puisque “L’Union est fondée sur les valeurs
de respect de la dignité humaine, de liberté,
de démocratie, d’égalité, de l’État de droit,
ainsi que de respect des droits de l’homme,
y compris des droits des personnes appartenant à des minorités.” Sans compter l’Article
6 du Traité qui renvoie à la Charte des droits
fondamentaux de l’Union européenne du
7 décembre 2000 où l’article premier énonce
“la dignité humaine est inviolable”.
Il suffit de lire pour saisir que la voie est ouverte pour que l’éthique de la dignité trouve
sa place dans le fonctionnement quotidien
de l’Union, d’autant qu’il n’y a aucune raison
de douter de la bonne foi des signataires. De
toute manière, ajouterai-je pour les pragmatiques sceptiques, le texte, une fois ratifié,
peut être revendiqué par toute force sociale
qui y trouve intérêt !
En conséquence, je ne vois donc aucune raison de ne pas prendre appui sur l’éthique de
la dignité, avec son approche de la culture
comme humanité, pour nourrir les négociations sur “l’Europe 2020” dans chacun des
territoires de l’Union !
En revanche, là où le bât blesse, c’est lorsque
l’on prend le temps de faire le lien entre ces
valeurs fondatrices et les dispositifs d’application pratique, en terme de règlements à
respecter par tous les membres de l’Union. Il
apparaît alors qu’il n’y a plus le choix : seules
les valeurs de la rationalité économique
l’emportent, à tous les coups.
Exemple immédiat : un acteur culturel peut
aisément se revendiquer des valeurs de dignité et de reconnaissance des personnes,
il peut aussi affirmer sa volonté d’être non
lucratif, il peut même militer pour “une autre
économie de l’art et de la culture” faite de
solidarité et de relations démocratiques avec
les autres parties prenantes. J’ajoute encore
la possibilité de vendre des biens culturels en
dégageant des profits, mais en assurant que
les relations aux artistes et au public sont empreintes de respect, de confiance, de dignité
et d’attention. L’acteur passionné de culture a
la possibilité éthique d’être un entrepreneur
social ou même solidaire, à son gré ! Rien
ne l’interdit en référence aux principes de
l’Union. Sauf que, dans la mise en œuvre, il se
verra opposer pour chacune de ses activités
la suprématie souveraine de la rationalité
économique. La directive Services de l’Union
et les services d’intérêt économique général
(SIEG) lui fixent les limites de son action : il
pourra tout dire, tout croire, tout faire selon
son éthique personnelle, à condition que ses
activités ne fassent pas d’ombre à la rationalité économique du marché de concurrence.
“Faire de l’ombre”signifie que la production
de biens et services culturels non rentables
ne pourra être soutenue par les politiques
publiques que si elle ne gêne pas le fonctionnement de la “bonne” concurrence des
intérêts privés. Dans la sémantique de la réglementation sur le marché intérieure, c’est
la rationalité économique qui fixe la limite :
les politiques publiques peuvent défendre les
valeurs qu’elles veulent mais elles ne doivent
jamais faire d’”erreurs manifestes d’appréciation” affectant le bon fonctionnement du
marché libre.
Le piège est grand ouvert pour les acteurs
culturels qui se présentent à la société en
disant qu’ils sont offreurs spécialisés d’activités d’art et de culture. Les dispositifs européens leur répondent alors : “Vous appartenez au secteur des activités culturelles et il
n’a que deux positions possibles : soit vous
entrez dans la norme de l’économie créa-
55
TOOL QUIZ - Livre vert
péennes peut rendre opératoire l’approche
de la culture comme humanité ?
TOOL QUIZ - Livre vert
tive et il vous faudra apprendre à nager dans
l’océan concurrentiel des 600 milliards de
chiffres d’affaire, soit vous avez une autre
éthique personnelle, mais votre projet ne
sera légitime qu’à la condition que vos activités ne pèsent pas sur les échanges entre
États et ne dépassent pas quelques millions…
de centimes ! Surtout, vous ne devrez jamais
porter atteinte à la “bonne” concurrence !
Restez alors des marginaux de l’exception
culturelle, et on vous laissera tranquille avec
quelques mesures modestes de protection
de la diversité culturelle.
Ainsi, avec ces dispositifs d’application, les
acteurs culturels sont, à leur corps défendant, de simples offreurs/vendeurs de produits d’excellence pour les uns, populaires
pour les autres, rentables ou aidés par les
collectivités publiques. Ils deviennent des
prestataires de services pour des consommateurs qui déterminent, seuls, la valeur
qu’ils veulent donner aux activités de culture.
Pire encore, les dispositifs actuels ont réussi
à faire leurre auprès des porteurs de projets. En effet, la directive Services et les SIEG
n’empêchent pas une autorité locale de créer
un service public pour soutenir les identités
culturelles au nom de leur dignité... mais à
la condition impérative que ces manifestations demeurent enfermées dans leur ghetto
culturel local. Ces dispositifs juridiques sont
si puissants qu’ils ne se sont même pas rendus compte qu’ils justifiaient le financement
public de la culture par la nécessité du repli
de chacun dans ses frontières linguistiques.
Difficile à croire et pourtant réitéré en 2007
puis 2011 dans les explications que donne la
Commission sur les possibilités légales de
financement public des projets de culture :
“Dans le cas des productions de théâtre
basques, il a été considéré que le financement de ces productions n’affectait pas les
échanges entre Etats membres, dans la mesure où il s’agissait des productions à petite
échelle de micro ou petites entreprises d’une
nature locale, leur audience potentielle était
limitée à une région géographique et linguistique spécifique, et elles ne pouvaient pas
attirer un tourisme transfrontalier.”1 On en
reste bouche bée : la politique publique de la
culture en Europe réduisant les compagnies
de création théâtrale à des micro entreprises
enfermées dans des régions linguistiques
spécifiques ! Eloge du ghetto !
L’exigence politique : donner
plus de poids aux dispositifs
réglementaires en faveur de
la dignité
Pourtant, une autre articulation entre principes et pratiques est possible, car la valeur de dignité, fondatrice dans le Traité de
l’Union, n’est pas du tout inconnue de la Directive “services”. Elle est même clairement
“reconnue” et s’impose comme une évidence
dans la pratique concrète de l’institution...,
du moins dans certaines circonstances ! En
effet, au point 27, la Directive considère que
le marché n’est pas du tout un bon dispositif - entendez un dispositif conforme aux
objectifs de “vie bonne” durable de l’Europe lorsque la dignité des personnes est menacée. Je m’empresse de citer le texte réglementaire qui ouvre la voie de la pratique à
l’éthique de la dignité : “ces services sont
essentiels pour garantir le droit fondamental
à la dignité et à l’intégrité humaines et sont
une manifestation des principes de cohésion
sociale et de solidarité et ne devraient pas
être affectés par la présente directive.” Ces
services qui garantissent la dignité humaine
sont “essentiels”, donc non contingents.
L’Union devrait alors affirmer que ce dispositif s’applique aussi et surtout à la première
dignité de la personne, celle de la pleine
reconnaissance de son identité culturelle. En
conséquence, les services “essentiels” à la
dignité devraient inclure les services culturels qui respectent les droits culturels des
personnes et leur apportent plus “d’humanité”, plus de liberté (y compris la liberté
d’expression artistique, évidemment) et plus
de références pour mieux vivre ensemble
avec les autres.
1 Voir le guide point 3.1;12
56
En lisant attentivement l’argumentaire ,
on comprend que la dignité n’est mobilisée
que pour les situations matérielles qui empêchent les personnes d’être opérationnelles
sur les marchés concurrentiels ! La Directive
ignore la valeur de dignité dès que la personne devient une ressource exploitable par
la logique marchande ! Le dispositif réglementaire en honneur de la dignité humaine
est donc, lui aussi, sous contrôle de la rationalité économique.
1
A mon sens, il faudrait, politiquement, réagir à cette vision réductrice car la Directive
aurait dû considérer que l’être humain est
libre, en droit comme en dignité, et que c’est
à lui d’énoncer “sa” dignité et c’est lui qui est
confronté au respect de la dignité des autres.
Je suis persuadé que c’est là que le combat
politique doit se situer : le Traité de l’Union
et la Charte des droits fondamentaux font
de la dignité une valeur universelle qui devrait, par conséquent, être prise en compte
dans toutes les situations où la liberté de la
personne le réclame, pas seulement celles
où le marché considère que les personnes
sont hors jeu ! Il faudrait donc engager la négociation politique pour éliminer cette interprétation restrictive de la dignité qui est injustifiable au regard des principes fondateurs
du Traité, évoqués plus haut.2
réglementaires de l’éthique de la croissance
intelligente ne soient pas placés au dessus,
tels des épées de Damocles, mais positionnés au même rang que ceux de l’éthique du
développement humain.
Ce sera là ma conclusion en forme d’espoir :
que l’Union européenne rééquilibre les dispositifs d’appui à l’éthique de dignité pour éviter
que l’humanité durable ne soit uniquement
pensée et décidée comme une affaire de produits bien fabriqués et bien vendus. En Europe,
toutes les cartes sont sur la table et d’autres
acteurs de la vie commune, dans la santé ou
le social, partagent la même préoccupation de
construire des systèmes publics privilégiant
les relations de dignité, de « personnes à personnes. Les acteurs de la culture devraient
bien se rapprocher d’eux pour mieux négocier des dispositifs de l’État de droit répondant
aux exigences “d’une communauté humaine
confiante en son destin”3, une “humanité durable” sachant résister aux contraintes imposées par une rationalité économique qui ne
peut guère plaider sa maîtrise de la construction globale de l’humanité.
9 novembre 2011
Je tire pour ma part une leçon de cet examen : il s’avère prioritaire que l’éthique de la
dignité trouve sa traduction dans des dispositifs institutionnels qui lui permettent de négocier à juste part avec l’éthique de la rationalité économique. En somme, que, dans les
négociations de compromis, les dispositifs
1 Point 27 de la directive services : “La présente directive ne devrait pas couvrir les services sociaux dans les domaines du logement, de l’aide à l’enfance et de l’aide
aux familles et aux personnes dans le besoin qui sont assurés par l’État au niveau national, régional ou local, par des prestataires mandatés par l’État ou par des
associations caritatives reconnues comme telles par l’État avec pour objectif d’assister les personnes qui se trouvent de manière permanente ou temporaire dans
une situation de besoin particulière en raison de l’insuffisance de leurs revenus familiaux, ou d’un manque total ou partiel d’indépendance et qui risquent d’être
marginalisées. Ces services sont essentiels pour garantir le droit fondamental à la dignité et à l’intégrité humaines et sont une manifestation des principes de
cohésion sociale et de solidarité et ne devraient pas être affectés par la présente directive.”
2 J’ai développé l’argumentaire sur l’application des droits culturels, étendue aux “services d’intérêt général” dans un ouvrage à paraître aux éditions Irma ( Irma.fr)
sous le titre “Culture et développement durable : il est temps d’organiser la palabre”. Paris 2011.
3 Selon l’expression de Mireille Delmas-Marty, Vers une communauté de valeurs ?, Paris, Éditions du Seuil, 2011.
57
TOOL QUIZ - Livre vert
Malheureusement, ce pas vers une légitimité
institutionnelle forte de la dignité culturelle
n’est pas encore assez élaboré par la Commission et le Parlement. La Directive “services” a, en effet, une approche très restrictive de l’idéal de dignité.
TOOL QUIZ - Livre vert
Une bonne pratique Toolquiz
Cultural Rucksack : le Sac à dos culturel Un programme pour l’égalité d’accès à
la culture des enfants
“Traditionnellement, les enfants vont à la rencontre de l’art et la culture par l’entremise de
leurs parents, et cet usage de la culture a eu
pour effet de refléter les inégalités sociales.
Des projets comme le Sac à dos culturel
aident à garantir que les rencontres avec la
culture se produisent indépendamment de
l’identité sociale”.
L’art, la culture et l’héritage culturel contribuent à la formation de notre sens de l’identité - qui nous sommes et d’où nous venons.
L’art permet d’établir la réflexion et offre
de nouvelles perspectives quant au monde
qui nous entoure. Savoir apprécier l’art et la
culture joue un rôle déterminant dans le développement de la personnalité et de la qualité de vie de l’individu. Ce n’est pas seulement
précieux pour l’individu, mais également primordial dans le développement d’une société.
Par conséquent, la culture et les arts sont des
ressources qui devraient être à la disposition
de tous. Nous devrions tous avoir la chance
de pouvoir apprécier la culture et l’art et de
les exprimer sous diverses formes, indépendamment du sexe, du lieu de résidence et du
contexte économique ou social. Cette idée est
conforme à la politique publique en vigueur
en Norvège, où l’État providence pourvoit aux
besoins fondamentaux de tous les citoyens.
Dans ce cadre, les enfants et les jeunes auraient accès aux activités culturelles de la
même manière que les adultes. Une enfance
passée au contact de la culture et de l’art peut
effectivement donner aux enfants le savoir et
l’expérience qui stimuleront leur propre créativité et amélioreront leur capacité à évaluer
les diverses formes d’expression culturelle.
Traditionnellement, les enfants vont à la rencontre de l’art et de la culture par l’entremise
de leurs parents, et cet usage a eu pour effet
de refléter les inégalités sociales. Au cours
des années 1990, la Norvège a accordé de plus
en plus d’attention à l’école en tant qu’élément central permettant de donner accès à la
culture aux enfants et aux jeunes. Certaines
municipalités et comtés ont développé et élaboré des modèles pour une approche holistique de l’art et de la culture, orientée vers les
élèves des écoles du primaire et du premier
et second cycle du secondaire. Créé en 2001
et basé sur une initiative nationale laissant
la place aux actions locales et régionales, le
Sac à dos culturel est destiné à être un programme permanent pour les élèves. Visant
à garantir que l’on peut rencontrer la culture
indépendamment de son identité sociale, ce
programme est dédié : i) à donner aux enfants un capital culturel et des compétences
culturelles qui leur donneront la capacité de
répondre aux défis de la société basée sur le
savoir ; ii) à faciliter l’accès des élèves à un
large éventail d’expressions culturelles afin
qu’ils puissent se familiariser et développer
une compréhension de la culture sous toutes
ses formes ; et iii) à réduire les inégalités dans
la participation culturelle, contribuant ainsi
également à réduire les inégalités sociales
dans le domaine de la santé.
Sous la responsabilité du Conseil du Comté
du Rogaland, organe en charge du Rogaland,
le Sac à dos culturel est destiné à tous les
élèves âgés de 6 à 19 ans et les enfants de
maternelle, quelles que soient leur origine
sociale, économique, ethnique ou religieuse
ou encore l’école dans laquelle ils sont scolarisés. Fondé sur des objectifs d’éducation
et de politique culturelle, il a pour but : i) de
permettre aux élèves d’entrer en contact avec
des artistes professionnels et autres intervenants dans le domaine culturel ; ii) de permettre aux enfants et aux jeunes des écoles
du primaire et du secondaire d’apprécier les
productions artistiques et culturelles fournies
par des professionnels ; iii) d’aider les écoles
à intégrer différentes formes d’expression
58
Le programme s’appuie sur la coopération
entre les secteurs de la culture et de l’éducation, notamment le secteur de l’encadrement pédagogique. Le secteur scolaire, qui
regroupe les écoles et leurs directeurs, est
chargé de veiller à ce que les activités culturelles soient intégrées à la journée de classe,
au programme général et au programme
spécifique à chaque matière. En effet, le Sac
à dos culturel n’est pas destiné à remplacer les matières esthétiques enseignées par
l’école, mais à les compléter, et les artistes
et travailleurs culturels ne doivent pas remplacer les professeurs mais apporter une
touche purement artistique. L’école doit veiller à ce que la préparation et le suivi soient
effectués conjointement aux activités culturelles. Le Conseil du Comté fournit la logistique nécessaire, comme la programmation
de la tournée, l’hébergement et le transport
des artistes et intervenants. Le comté a également la responsabilité d’informer et d’aider
écoles et communautés locales à acquérir
la compétence de réception des artistes et
à mettre en pratique les productions dans le
programme/les enseignements. Les municipalités reçoivent également un financement
pour composer leur propre Sac à dos culturel. Le comté les aide également en ce sens.
Le Sac à dos culturel est principalement fi-
nancé par le fonds alloué à la culture à partir
de l’excédent enregistré par Norsk Tipping, la
société de jeu nationale. Le budget total est
de 2,4 millions d’euros (2007).
Les résultats directs du Sac à dos culturel
en termes de participation culturelle accrue
ne pourront être mesurés que sur le long
terme, et même de cette manière, la relation
de cause à effet est difficile à distinguer des
autres facteurs. Nous savons que les enfants
ont de meilleurs résultats à l’école lorsqu’ils
sont régulièrement en contact avec des expériences culturelles de qualité. La recherche
et les déclarations d’enfants et de professeurs démontrent que les activités culturelles tendent à rendre le milieu scolaire plus
agréable et que les enfants peuvent développer des qualités bien plus diversifiées. Des
enfants habitués à assister à des événements
culturels seront également un meilleur public culturel à l’avenir. À long terme, c’est la
société dans son ensemble qui bénéficiera de
ces citoyens plus cultivés. D’un point de vue
national, le Sac à dos culturel est considéré
comme l’un des trois piliers de la politique
culturelle orientée vers les enfants et la jeunesse, avec les écoles municipales de musique et d’art et les Festivals artistiques de la
jeunesse norvégienne. Ces trois piliers sont
censés se compléter.
59
Conseil du Comté du Rogaland
Partenaire Tool Quiz
TOOL QUIZ - Livre vert
culturelle à leurs propres initiatives pour atteindre leurs objectifs pédagogiques ; et iv) de
s’assurer que les élèves présentant un handicap puissent également participer. Le Sac
à dos culturel propose en effet des opportunités culturelles couvrant un large panel
d’expressions culturelles : les arts visuels et
du spectacle, les films, l’interaction entre différentes formes d’art, l’héritage culturel et la
littérature. Chaque élève connaîtra au moins
une production chaque année, ainsi que deux
concerts financés et produits en partie par
Concerts Norway. Ces productions peuvent
être des spectacles, des ateliers ou un mélange des deux et peuvent avoir lieu dans
les écoles ou dans un établissement culturel comme une salle de concert, un théâtre
ou un musée. Les deux tiers du financement
fourni par le gouvernement sont utilisés par
le Conseil du Comté du Rogaland pour apporter des productions directement aux écoles.
TOOL QUIZ - Livre vert
L’heure d’un
New Deal
culturel
européen ?
Mary Ann DeVlieg
Secrétaire générale,
IETM (réseau international
des arts du spectacle)
“La nouvelle approche qui est appelée à relever nos défis présents et à venir met en avant
l’exploration, l’expérimentation, la recherche
et la prévision. C’est précisément l’approche
artistique - elle comprend des bonds intellectuels créatifs, des tâtonnements, de la
prise de risque, l’analyse critique de soi et
du monde qui nous entoure, une sensibilité
aigüe et les synergies de collaboration avec
les autres.”
En réaction à la “Grande dépression” des
années 1930 aux États-Unis, Franklin D.
Roosevelt a créé un solide ensemble de programmes pour promouvoir la reprise économique.
C’est le “New Deal” et, bien que confronté à
une forte opposition des Conservateurs de
l’époque, il a permis de réformer les pratiques bancaires et commerciales, de mettre
en place des programmes alimentaires, éducatifs et sanitaires pour les chômeurs et les
démunis et d’établir la WPA : Works Progress
Administration, un plan qui employait des
milliers de personnes pour créer des travaux
d’utilité publique, des autoroutes et écoles à
certains des parcs et monuments nationaux
préférés des américains. En 1933-34, le gouvernement a réalisé le Public Works of Art
Program, le premier plan national de soutien
aux arts aux États-Unis.
Les artistes de tout le pays étaient invités à
travailler sur la ‘Scène américaine’.
“En 1934, près de 10 000 artistes étaient dans
le dénuement. Le PWAP a embauché presque
4 000 artistes à l’origine de plus de 15 000
peintures, fresques, sculptures, estampes,
croquis et ouvrages artistiques.”1
La WPA et le PWAP ont aujourd’hui un statut
quasi mythique : non seulement ont-ils abordé de manière pragmatique les besoins d’une
population en détresse, dont nombre ont été
contraints de migrer d’un État à l’autre en de
vaines tentatives pour trouver du travail, mais
les projets artistiques ont redonné espoir et
remonté le moral de la population, ils ont créé
un sentiment de communauté et ont, en fait,
créé des travaux publics utiles toujours sensés et usités 75 ans après.
Les artistes qui ont participé au PWAP n’ont
pas seulement eu la possibilité de gagner de
l’argent, mais ils ont fait preuve d’intuition, de
perspective et de talent pour venir en aide à la
société.
En réponse aux premiers signes de la crise
financière actuelle, le secteur de l’écologie a
évoqué un “New Deal Vert” pour demander
des prêts à faible taux d’intérêt et des investissements dans les énergies renouvelables,
la création de nouveaux emplois de ‘cols
verts’ et des alliances entre écologistes, industrie, agriculture et syndicats.
Au beau milieu de la période économique la
plus confuse de l’histoire de l’UE, il est temps
de commencer à planifier un “New Deal
Culturel” en Europe.
La crise financière actuelle n’est que la dernière et la plus visible d’une série de situations mondiales extrêmement problématiques.
Il y a un conflit de culture dans les centres
urbains européens, dans tout le monde arabe
et dans tous les pays riches en ressources.
Cela se reflète dans les conflits politiques
nationaux et les délicates tractations diplomatiques internationales.
Les partis et personnalités politiques extrémistes appuient leurs messages populistes
simplistes sur la peur que les ‘autres’ vont
prendre ‘nos’ biens matériels ou en modifier
la valeur.
1 Site Web du Smithsonian American Art Museum : http://americanart.si.edu/exhibitions/archive/2009/1934/
60
prennent à s’interroger sur ce qu’ils voient,
à trouver de nouvelles significations et perspectives, à percevoir la démagogie, à penser
aux raisons précises... et à se sentir à l’aise
avec la complexité : ou tout au moins ne pas
la craindre, mais plutôt s’intéresser à elle.
Même s’il est vrai que le domaine des arts
contemporains n’est pas la seule discipline à
utiliser des méthodes analytiques, à l’heure
actuelle, nos sociétés ont désespérément
besoin d’apprendre de nouvelles méthodes
pour faire face au monde en constante évolution afin d’être en mesure de relever avec
succès ses défis incessants.
Dans un monde occidental post-communiste, post-capitaliste où le néolibéralisme a
sérieusement fléchi, nous devons construire
de nouvelles structures pour observer, analyser et sélectionner les éléments qui formeront nos nouvelles idéologies socio-politicoéconomiques.
Des chercheurs ont commencé à étudier si
l’expérience des arts contemporains aide les
participants à s’ouvrir davantage à ces nouveaux changements de paradigmes sociétaux.
Est-ce de l’exploitation des artistes ? Est-ce
de l’instrumentalisation des arts ? Je dirais
que les arts et méthodes artistiques peuvent
être appréciés pour leurs qualités intrinsèques d’exploration, de remise en question,
de perspectives changeantes, de prise de
risque et d’engagement exigeant.
Toutefois, les artistes, les animateurs et
opérateurs culturels doivent être respectés
et soutenus pour ce qu’ils sont et le travail
qu’ils réalisent. Ce n’est qu’alors qu’ils se
sentent encouragés à offrir leurs compétences, qualités et expériences à des niveaux
plus étendus et plus profonds de la société.
Un sentiment d’objectif commun, d’enthousiasme et de générosité peut remplacer les
obligations des politiques ou des besoins de
financement qui mènent à l’instrumentalisation. Lorsque les artistes sont appréciés pour
leur travail, ils sont enthousiastes à l’idée de
partager leur travail dans d’autres environnements sociaux2.
1 cf. John Nash, Friedrich von Hayek, James Buchanan
2 cf : “Déclaration de Bruxelles” / Culture and Creation as Vectors of Development /ACP-EU”http://www.culture-dev.eu/website.php?lang=fr http://www.culture-dev.eu/
www/colloque/Culture-dev.eu-declabxl-en.pdf et “Position Paper of the Creativity and Creation Working Group” de la Plateforme Accès à la culture de l’UE
http://www.access-to-culture.eu/beta/upload/Docs%20ACP/ACPCCPositionpaper.pdf)
61
TOOL QUIZ - Livre vert
Nous vivons avec l’idéologie de ‘l’individualisme avancé’: la guerre froide, la théorie des
jeux, les groupes de réflexion politiques et
les théories économiques nous ont mené à
dépendre de nos intérêts personnels en tant
que nouvel ordre social autorégulateurø1.
La preuve est fournie par les catastrophes
écologiques provoquées par l’industrie et le
comportement prédateur pratiquement sans
restriction des marchés.
Allons-nous enfin voir que la poursuite non
réglementée de nos propres désirs ne réduit
pas le fossé qui sépare riches et pauvres, ne
soutient pas la gouvernance démocratique,
ne crée pas de sentiment communautaire ni
ne nettoie notre planète à bout de souffle ?
Bien entendu, l’art ne représente pas le salut
face à ces maux interconnectés et mondiaux,
mais les méthodes utilisées dans le secteur des arts et de la culture pourraient justement permettre de promouvoir une prise
de conscience, une réflexion, une résolution
créative des problèmes et un sens de l’engagement civique approfondis dans l’opinion
publique.
L’art contemporain - qu’il s’agisse de danse,
théâtre, films et arts visuels, musique, littérature ou architecture – représente une certaine manière de travailler sur les problèmes.
Les artistes identifient, explorent et étudient
habituellement une série de problématiques.
Ils doivent se concentrer, analyser et sélectionner des matériaux. Ils changent ce qui
peut être une perspective ou façon de voir
quotidienne en quelque chose d’inhabituel
qui amène de nouvelles compréhensions de
ce que nous prenons pour acquis.
Les artistes doivent s’interroger, ainsi que le
monde qui les entoure, de manière critique. Ils
doivent saisir les significations réelles et symboliques. Ils doivent absolument prendre des
risques afin de trouver des solutions créatives.
Les artistes ont besoin que les pouvoirs publics soient désireux et capables de s’engager dans ces processus et questionnements
souvent complexes.
Et les gens qui s’engagent régulièrement
dans la pratique de l’art contemporain ap-
TOOL QUIZ - Livre vert
La créativité et l’innovation ne sont pas l’apanage de la science, de l’art ou de l’entreprise,
mais une méthode pouvant servir à faire la
lumière sur tous les types de problèmes.
Le Dr. Lotte Darso, chercheur danois déclare :
“En relation avec la créativité et l’innovation,
les artistes peuvent aider à inventer de nouvelles méthodes. L’approche d’un artiste peut,
par exemple, être utile dans le domaine de
l’ignorance en suscitant de nouvelles questions ou en posant des questions stimulantes
sur ce qui est convenu (les connaissances).
En outre, les artistes peuvent aider à illustrer
et à conceptualiser discussions et solutions
au sein du groupe.
Ce qui est toutefois essentiel ici n’est pas que
ce doivent être les artistes ; c’est plutôt qu‘en
général les artistes pensent et agissent différemment des travailleurs du savoir dans le
milieu des affaires.
C’est ce qui est différent qui est original et
important - si, bien entendu, l’ouverture d’esprit et le respect nécessaires pour le recevoir
sont de la partie.”1 Une récente étude NESTA2
sur la manière dont les diplômés des beauxarts contribuent à l’innovation dans la société
signale :“... au moins trois manières selon lesquelles le travail artistique est absorbé dans
l’économie au sens large et lié aux processus
d’innovation :
a) [Les diplômés des écoles d’art] ont des
attitudes et des compétences propices à l’innovation… telles que l’analyse (prise de décision rationnelle commune aux sciences) mais
également l’interprétation (un processus de
compréhension mutuelle trouvé suite à des
conversations exploratoires avec divers collaborateurs) ; les artistes sont des courtiers sur
tous les réseaux sociaux et les disciplines ;
les artistes sont des apprentis permanents.
b) Le travail artistique a un impact sur l’innovation dans la manière dont il est organisé travail de projet et de portfolio sont la norme,
tout comme la pluriactivité et les transfuges
dans d’autres secteurs.
c) Il existe à présent une ‘culturalisation’
généralisée d’autres activités sociales et
économiques : la culture commence à occuper une part plus importante de toute la pro-
duction... la créativité artistique apporte une
contribution basée sur le savoir et la main
d’œuvre dans une grande variété de biens et
services3.
Ces études tendent à indiquer que les méthodes d’art contemporain pourraient apporter un nouveau type d’éclairage créatif et
innovant en vue de résoudre au moins quatre
champs problématiques qui nécessitent une
action concertée de tous les acteurs de la société d’aujourd’hui :
- Processus et valeurs non économiques
et démocratiques. C’est-à-dire, engagement civique (et ouverture d’esprit politique) dans les processus selon lesquels
les politiques publiques sont appliquées.
Dans le jargon de l’UE, cela comprend
‘le dialogue avec la société civile’. Plus
modestement, cela signifie doter les individus des compétences analytiques afin
qu’ils puissent voir les causes sociales
et politiques, émettre des jugements et
des choix, défendre des préférences en
fonction de divers facteurs. La philosophe
américaine Martha Nussbaum définit cela
avec force dans son ouvrage, “Not For
Profit: Why Democracy needs the Humanities”4.
- Innovation sociale, utiliser la créativité pour
imaginer, produire, exécuter et évaluer
des solutions innovantes aux problèmes
sociaux. Du micro au macro, nous pouvons
observer qu’en fonction d’un support approprié, les individus et les petits groupes
communautaires peuvent inventer de nouveaux produits et systèmes spécifiques et
efficaces qui abordent leurs propres situations.
L’analyste des politiques Helène Combe,
qui travaille de concert avec des organisations artistiques, utilise cette approche
dans son exploration des nouveaux indicateurs de richesses créés par les populations locales5.
1 Is there a formula for innovation? de Lotte Darsø, PhD., Professeur agrégé en innovation, Learning Lab Denmark, Aarhus School of Education
2 The art of innovation : How fine arts graduates contribute to innovation de Kate Oakley, Brooke Sperry et Andy Pratt, publié par Hasan Bakhshi.
3 cf ‘The Impact of Culture on Creativity’, étude KEA pour la Commission européenne, 2009
4 Not For Profit: Why Democracy needs the Humanities de Martha Nussbaum, Princeton University Press, 2010 ISBN: 9781400834228
5 http://www.dailymotion.com/video/xf79tf_indicateurs-de-richesses-l-intervie_news
62
- Le changement climatique et le besoin
de sensibiliser et modifier le comportement des individus, du secteur privé et
public. Que les scénarios de catastrophe
mondiale soient corrects ou non, une
action commune innovante entreprise de
manière enthousiaste et positive par tous
est nécessaire pour réduire la pollution et
garantir une alimentation, un air et une
eau plus sains et plus accessibles.
La culture n’est pas le pire secteur en
matière de pollution, mais elle se mobilise de plus en plus afin d’améliorer ses
pratiques d’une part, et, également, pour
créer des projets artistiques qui attirent
l’attention sur les problèmes. Julie’s
Bicycle2 travaille avec des capitaines
d’industrie, des universités et des organismes officiels afin de créer des normes
industrielles (écologiques) reconnues
pour l’industrie de la musique tandis que
des organisations artistiques et des artistes organisent des événements et tra-
vaillent sur les problèmes dus au changement climatique.3
La nouvelle approche qui est appelée à relever nos défis actuels et à venir met en avant
l’exploration, l’expérimentation, la recherche
et la prévision.
C’est précisément l’approche artistique - elle
comprend des bonds intellectuels créatifs,
des tâtonnements, de la prise de risque,
l’analyse critique de soi et du monde qui nous
entoure, une sensibilité aigüe et les synergies de collaboration avec les autres.
Si nous anticipons un respect nouveau et
une place plus centrale pour la politique et
les programmes artistiques et culturels au
sein de l’Union Européenne, de ses États
membres et des autorités publiques, mettre
l’accent sur 3 objectifs principaux pourrait
renforcer le secteur des arts et de la culture –
pas pour permettre qu’il soit plus facilement
instrumentalisé, mais pour le rendre plus
fort, plus à même d’offrir et de stimuler ce
qu’il peut donner et faire de mieux, et plus à
même de participer, conjointement et en collaboration avec d’autres secteurs.
- Des opportunités et un support accrus
pour la collaboration et la mise en réseau
avec l’objectif d’apprendre de chacun et
mettre l’apprentissage en pratique (entre
les pays de l’UE, l’UE et le reste du monde,
le secteur artistique et les autres secteurs, les disciplines artistiques).4 Ce qui
est nécessaire : des études de cas accessibles et un support pour la collaboration
entre les secteurs ; de meilleures compétences pour ‘traduire’ le jargon spécifique
au secteur et méthodes de travail ; un
support pour l’apprentissage des compétences interculturelles, de la mobilité
individuelle : réelle et virtuelle.
- Renforcer les arts en tant que “système”
qui soutient le développement d’une
chaîne de valeur (chaîne de production)
1 http://209.85.129.132/search?q=cache:phEauLsL51EJ:www.britishcouncil.org/TH/brussels-arts-new-young-europeans.htm+British+council+new+young+europeans&c
d=2&hl=en&ct=clnk&client=safari
2 http://www.juliesbicycle.com/
3 http://www.2020network.eu/
4 Mentionné comme un objectif par le High Level Reflection Group on Youth Mobility (Groupe de réflexion de haut niveau sur la mobilité des jeunes) au sein de l’UE.
http://europa.eu/rapid/pressReleasesAction.do?reference=IP/08/1126&format=HTML&aged=0&language=EN&guiLanguage=fr
63
TOOL QUIZ - Livre vert
- Les effets des migrations de tous types et
l’acquisition de la compétence interculturelle. Bien que le nomadisme soit un fait
indéniable dans toute l’histoire de l’humanité, les migrations qui font avancer le
changement social ont, le plus souvent,
provoqué des degrés de tension sociale
de gravité diverse.
L’Europe a besoin de ‘nouveaux européens’ pour sa main d’œuvre et pour recueillir les profits d’une diversité créative,
mais les études indiquent que la plupart
des européens sont désormais contre
l’immigration.
Nous avons besoin d’opportunités pour
exercer notre capacité humaine à apprendre la manière dont les autres voient
le monde et interagissent avec lui, et à
nous sentir rassurés dans le développement de notre éventail de compréhensions et de comportements1.
TOOL QUIZ - Livre vert
saine dans les arts et garantit que tous
ses éléments communiquent entre eux
et s’interconnectent, assurant ainsi un
renforcement mutuel.
Les principaux éléments de la chaîne
de valeur sont : éducation / formation,
création (impliquant travail basé sur les
processus et prise de risque), production, diffusion, documentation/médias,
analyse informée, et critique disponibles
au grand public.
Ce qui est nécessaire : soutien égal pour
le développement et la continuité de tous
les maillons de la chaîne de valeur - en
garantissant que tous les maillons sont
accessibles ; un statut socio-économique égal et juste pour les artistes et
les travailleurs des arts garantissant les
mêmes droits et responsabilités et traitement dans les États membres de l’UE
et dans les pays voisins et tiers, en particulier ceux avec lesquels l’UE a passé
des accords.
- Veiller à ce que l’art et les artistes soient
soutenus pour s’engager pleinement en
tant que partie intégrante de la société.
Les portes de la compréhension et de la
collaboration entre les secteurs, et avec
un public plus vaste, doivent être ouvertes
de toutes parts.
Dans d’autres secteurs non artistiques :
une plus grande compréhension du secteur artistique, de son fonctionnement et
de ce qu’il a à offrir. Pour les artistes et le
monde artistique : une meilleure connaissance de la manière dont les autres secteurs fonctionnent, des possibilités de
collaboration existantes, et de la manière
dont cela peut être réalisé.1 2
Ce qui est nécessaire : davantage de recherche dans les qualités intrinsèques
des arts et leur effet sur les travailleurs et
participants des arts ; des études de cas
de modèles intéressants pour organiser
le rapprochement entre les artistes et le
public ; davantage de transparence pour
le grand public dans les processus et buts
du travail des artistes.
Il est temps maintenant de définir de nouveaux
objectifs de politique. Un rapport récent de la
FICAAC (Fédération internationale de conseils
des arts et agences culturelles) suggère qu’en
général, le secteur artistique en Europe occidentale a toujours quelques années de retard
sur la situation économique globale.
Par conséquent, la crise financière n’a pas
encore frappé le secteur artistique dans plusieurs pays de l’UE qui ont toujours une mission de service public importante et un secteur artistique financé par des fonds public.
Cela signifierait que la plupart des PME et
établissements artistiques et culturels financés par des fonds public seront frappés plus
durement dans les prochaines années et
que le secteur mettra également davantage
de temps à s’en remettre.3 En tant que chercheuse chevronnée, Carla Bodo évoque dans
son article “Un New Deal culturel”4, “...
Un progamme de relance pour le secteur de
la culture requiert davantage que des niveaux
de financement plus élevés. Il nécessite également un mélange clair de réglementations,
incitations financières et politiques innovantes
en faveur de : la créativité artistique et les
compétences techniques dans les arts visuels
et du spectacle, dans les industries culturelles
et créatives ; de nouvelles aptitudes et compétences dans la conservation et l’amélioration de l’héritage historique et artistique ; et,
dernier point, mais non des moindres, de nouvelles compétences interculturelles visant à
encourager la compréhension mutuelle et la
cohésion sociale dans nos sociétés de plus en
plus multiculturelles.”
Les institutions de l’UE et de ses partenaires les États membres, leurs autorités locales et
les secteurs civils - doivent maintenant formuler des politiques claires, qui stimulent et
1 Des collaborations intéressantes et importantes peuvent déjà être citées, par exemple dans :
•Social affairs, migration (cf les œuvres d’Ariane Mnouchkine, Théâtre du Soleil, d’Alain Platel, Ballets C de la B et bien d’autres)
•Democratic values and processes, eg anti-corruption, anti-mafia (cf “Capotto di Legno” d’Ezio Bosso et Lucariello
(http://www.mtv.it/blogs/nomafie/archive/2008/06/20/4bf4ce0d-lucariello-feat-ezio-bosso-cappotto-di-legno.aspx)
•Science and health (cf http://www.nice.org.uk:80/niceMedia/documents/arts_mono.pdf Rapport du Service national de la santé au Royaume-Uni)
et http://ec.europa.eu/commission_barroso/potocnik/scienceart/scienceart_en.htm
•Artists’ creativity as a stimulant to creative solutions in businesses
2 (cf http://www.youtube.com/profile?user=veneziadavivere&view=videos&sort=v eCreative /Venice International University)
cf Programmes ‘les arts au vert’ du British Council et le rapport 34 de l’IFACCA sur l’art http://www.ifacca.org/themes/
3 http://www.ifacca.org/topic/global-financial-crisis/ + Réunion de Copenhague de juin 09.
4 http://www.culturalpolicies.net/web/compendium-topics.php?aid=73
64
14 juin 2009 – 18 août 2011
65
TOOL QUIZ - Livre vert
nourrissent le dialogue et l’enthousiasme, afin
d’être au rendez-vous pour mettre la politique
en pratique et soutenir le secteur des arts et
de la culture pour qu’il joue son rôle - sans
manipulation superficielle ou instrumentalisation - en vue d’aider à renforcer et maintenir une Europe de peuples engagés, ayant les
compétences pour faire leur autocritique et
leur analyse de manière constructive et aborder de manière créative nos problèmes communs au niveau ‘glocal’.
TOOL QUIZ - Livre vert
Une bonne
pratique Toolquiz
« Reach the Heights » /
Atteindre les sommets
Une politique basée sur
l’art pour développer les
compétences générales de
la jeunesse
“Les projets de participation artistique permettent d’impliquer efficacement les jeunes
dans une activité positive leur permettant
d’accroître leurs compétences générales
telles que la confiance et l’aspiration.”
Bien que le nombre de jeunes n’étant pas engagés dans une quelconque forme d’éducation,
de formation ou d’emploi (NEETS) au Pays de
Galles soit resté assez stable à 12% ces dernières années, ce chiffre demeure important
(plus de 13 000). Les jeunes gallois souffrent de
niveaux de chômage démesurément élevés par
rapport aux autres jeunes du Royaume-Uni. Le
Conseil des arts du Pays de Galles a pu fournir des éléments de preuve démontrant que
l’implication dans les arts et l’activité créative
peut changer diamétralement la manière dont
les jeunes explorent et appréhendent le monde
qui les entoure, la manière dont ils se perçoivent
eux-mêmes et ce à quoi ils aspirent à l’avenir.
Cela peut contribuer à leur apprentissage à la
fois en termes d’éducation formelle et de développement de compétences essentielles qui
permettent de former un individu complet –
communication, résolution de problème, innovation et travail en équipe. Cette constatation
s’appuie sur le principe que les jeunes catégoriés comme NEET ou en passe de l’être rencontrent des nuées d’obstacles. Dans de nombreux cas, il n’est pas possible de s’attaquer à
ces obstacles par le biais d’activités pédagogiques conventionnelles. Les projets de participation artistique permettent d’impliquer efficacement les jeunes dans une activité positive
leur permettant d’accroître leurs compétences
générales telles que la confiance et l’aspiration
et de passer efficacement à de futures activités
constructives.
Reach the Heights (Atteindre les sommets)
est une initiative de 49 millions £ pour aider
la jeunesse galloise à améliorer ses opportunités de carrière avec près de 27 millions
£ de financement du Fonds Social Européen
(FSE). Le Ministère de l’enfance, de l’éducation, de la formation continue et des compétences (DCELLS) du gouvernement de l’Assemblée galloise est le principal parrain de
Reach the Heights, avec le Conseil des arts
du Pays de Galles, Children in Wales, Community Music Wales, Funky Dragon, Save
the Children (unité de participation), SNAP
Cymru, Techniquest, Urdd Gobaith Cymru.
L’objectif général du projet est de réduire le
nombre de jeunes gallois entre 11 et 19 ans
qui sont sortis ou risquent de sortir de l’éducation, de l’emploi ou de la formation (NEET)
en améliorant leurs perspectives de carrière.
L’objectif spécifique du Conseil des arts en
tant que partenaire dans Reach the Heights
est d’avoir recours à des interventions basées
sur l’art pour augmenter l’insertion économique et sociale des jeunes démotivés et leur
permettre de développer des compétences
générales de manière à améliorer et accroître
leur employabilité.
La première étape, ‘First Footholds’ (Premières prises d’appui), travaille avec les plus
défavorisés des jeunes gallois afin de les aider à vaincre certains obstacles. La deuxième
étape, ‘Routes to the Summit’ (Chemins vers
le sommet), tend à accroître les compétences
et aspirations des jeunes de sorte à pouvoir
avancer dans l’éducation et la formation et
passer plus facilement au monde du travail ou
de l’éducation supérieure. Les groupes cibles
sont : les jeunes âgés de 11 à 19 ans qui sont
sortis ou risquent de sortir de l’éducation, de
l’emploi ou de la formation (NEET), et les professionnels qui travaillent avec des jeunes en
difficultés et en passe de sortir de l’éducation
ou de l’emploi. Le gouvernement de l’Assemblée galloise a identifié le besoin de ce projet
après une consultation et un travail de longue
haleine avec divers organismes tiers.
En tant que partenaire du projet, le Conseil
des arts du Pays de Galles s’est vu allouer la
somme initiale de 2 millions £, qui a servi à
développer un programme d’activités sur 24
66
jeunesse et Jeunesse en action (2007-13),
en aidant les jeunes à développer les compétences essentielles à leur développement
personnel et professionnel, et aborde également ‘L’étude thématique sur les mesures
politiques en faveur de la jeunesse défavorisée’ qui met l’accent sur la réponse aux besoins de la jeunesse défavorisée.
Reach the Heights n’a pas encore été évalué,
mais les résultats espérés devraient démontrer
que : i) les projets de participation artistique
peuvent impliquer efficacement les jeunes
dans une activité positive leur permettant
d’accroître leurs compétences générales
telles que la confiance et l’aspiration et de
passer efficacement à de futures activités
constructives. La participation à des activités
positives a été liée à des améliorations des
résultats académiques, de prévention et
de développement comme la performance
scolaire, prévention de la consommation
d’alcool, de drogues et tout comportement
antisocial, et une plus grande confiance et
estime de soi ; ii) Les projets de formation
portés par le Conseil des arts dans le cadre
du projet veilleront efficacement à la viabilité
future de ladite activité par le développement
d’un pool d’individus compétents et formés,
capables de travailler de la sorte avec des
jeunes.
Le projet Reach the Heights est délivré en
Priorité 1 - Thème 2 du Fonds Social Européen. Il est relié à certaines stratégies galloises, en particulier The Learning Country 2
-Vision into Action qui définit l’objectif du gouvernement de l’Assemblée galloise visant à :
réduire le nombre de jeunes classés NEET ;
augmenter le nombre de jeunes de 16 ans
poursuivant leur apprentissage, apprentissage à temps complet ou formation professionnelle ; et fournir aux jeunes conseil,
soutien et confiance afin qu’ils prennent des
décisions bien éclairées et s’impliquent dans
la société. Au niveau européen, le projet traite
du programme du Pacte européen pour la
67
Wales Arts International
Partenaire Tool Quiz
TOOL QUIZ - Livre vert
mois. Quarante-deux projets ont été financés
comme des Projets de participation et trois
comme Projets de formation. Outre le partenariat du projet, le programme d’activités
géré par le Conseil des arts du Pays de Galles
développe des partenariats locaux entre des
organisations artistiques communautaires
et d’autres réseaux de soutien à la jeunesse
pour garantir la viabilité future du projet.
TOOL QUIZ - Livre vert
Une bonne pratique
Toolquiz
Green Cook –
Pour une culture
alimentaire soutenable
“Green Cook, travaille de façon systémique,
l’ensemble des valeurs, représentations,
comportements ou modes de vies liés à la
nourriture afin d’accompagner l’adoption de
pratiques plus soutenables”.
“Nous savons désormais notre monde fini”1
affirmait cet été avec conviction le journaliste et écrivain français Patrice Van Eersel
dans un article intitulé Vivons-nous une nouvelle Renaissance ? S’appuyant notamment
sur le témoignage de Michel Serres, selon
lequel nous traverserions “la plus importante
mutation depuis la Préhistoire”2, Patrice Van
Eersel propose une analyse de notre époque
contemporaine, au-delà des crises qui la traverse, et à la lumière d’une nouvelle perspective : les bouleversements dont nous sommes
témoins ne seraient-ils pas à interpréter
comme signes d’une ‘gestation’ plus souterraine, celle d’une Renaissance Mondiale ?
Dans cette enquête à déceler ce qui fermente,
s’effondre, ce qui se transforme, se régénère
et peut-être s’accouche au sein de notre cacophonie contemporaine, l’auteur rappelle également cette intuition de Paul Valéry selon
laquelle ‘ le temps du monde fini commence’ :
“nous risquons de pouvoir bientôt vérifier ‘in
vivo’ la formule de Paul Valéry sur la mortalité
des civilisations (…). Notre Monde avec effroi
se découvre mortel. (….) Boulimique et courttermiste, inapte à intégrer ses dégâts collatéraux sur l’environnement, le marché libéral ne
prend toujours pas en compte ces finitudes”3.
A l’aube du XXIe siècle, comme un écho à la
vision éclairée de Valéry et aux déclarations
de Van Eersel, le Sommet du Millénaire orga-
nisé par l’ONU s’inscrit comme une première
étape face à cet impératif de pouvoir repenser
nos projets de société avec la conscience de
nos finitudes. Afin d’identifier les défis mondiaux majeurs de notre siècle et de modifier
nos pratiques contemporaines en conséquence, l’Assemblée du Millénaire actait la
nécessité, non seulement de “repenser les
moyens de gérer notre action commune et
de servir l’intérêt général”, mais également
“d’adapter aux nouvelles réalités de l’époque
les institutions internationales”4. Parmi les
perspectives de travail évoquées dans ce
rapport est notamment affirmée une nouvelle obligation : celle de permettre un ‘avenir
viable’ aux générations futures. Cette liberté
fondamentale, de pouvoir continuer de vivre
dignement sur cette planète et d’en préserver
les ressources est en effet encore loin d’être
assurée.
Comment répondre aux enjeux de développements actuels sans compromettre la capacité de la planète de satisfaire les besoins
des générations futures tout en respectant
l’inaliénabilité de fondamentaux éthiques
écologiques et humanistes ? Selon le rapport
de l’Assemblée du Millénaire, le plus important est avant tout, “que l’être humain soit au
centre de tout ce que nous faisons 5” soit de
repenser nos modèles de développement en
termes de développement humain. A ce titre
l’UNESCO dès les années 80, notamment à
travers la Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles, a appuyé la reconnaissance
de l’enjeu culturel comme un élément inconditionnel des politiques de développements et
a fortiori de développement humain. La déclaration de Fribourg, en mai 2007, a permis
de renforcer cette légitimation, insistant sur
une définition de l’enjeu culturel comme ce
qui autorise fondamentalement une personne
ou un groupe d’exprimer “son humanité et les
significations qu’il donne à son existence et à
son développement”6.
1 Patrice Van Eersel, “Vivons-nous une nouvelle Renaissance ?” in CLES n°71, juin-juillet 2011, p.53
2 “Vivons-nous une nouvelle Renaissance ?” op. cit. p.51
3 Ibid, p.53
4 Kofi A. Annan, Nous les Peuples : le rôle des nations Unies au XXIe siècle, rapport complet du Sommet du Millénaire, disponible en ligne
sur http://www.un.org/french/millenaire/sg/report/full.htm (chap I, article 15)xs
5 Nous les Peuples : le rôle des nations Unies au XXIe siècle, op. cit. (chap I, article 16)
6 “Les droits culturels”, déclaration de fribourg, article 1, disponible en ligne sur: http://www.unifr.ch/iiedh/assets/files/fr-declaration10.pdf
68
Pour le cas de la Région Nord-Pas de Calais,
notre attention s’est portée sur l’analyse du
projet Green Cook. L’objectif de ce projet est
d’accompagner la lutte contre le gaspillage
alimentaire à tous les stades de la chaîne de
production et de consommation à travers la
mise en place d’une stratégie transnationale
“Europe du Nord-Ouest” de gestion durable
de l’alimentation.
Financé dans le cadre du programme INTERREG IVB Europe du Nord Ouest pour une durée de 5 ans (octobre 2008 à décembre 2013),
Green Cook est mis en œuvre par 12 partenaires1 transnationaux incluant l’Asbl Espace
Environnement située à Charleroi, qui est
chef de file du projet, et la Région Nord-Pas
de Calais. Chaque partenaire du projet a des
compétences spécifiques selon leurs secteurs cibles de travail ainsi qu’une expérience
différente de la gestion durable de l’alimentation, à la fois en termes de problèmes rencontrés et des solutions envisageables et/ou
acceptables. Selon les compétences particulières de chacun, les partenaires Green Cook
ont donc choisi de s’organiser autour de :
a) 4 leviers d’action clés (permettre d’agir,
exemplifier, impliquer et encourager),
b) 4 communautés de pratiques (éducative,
méthodologique, secteur marchand et sphère
professionnelle),
c) 4 groupes cibles de travail différents : 1/à
la maison : les ménages, publics précarisés,
collectivités ; 2/au restaurant: professionnels
de la restauration ; 3/au restaurant scolaire :
équipes pédagogiques, élèves, équipes de
direction, professionnels des cantines; 4/au
supermarché : producteurs, distributeurs et
banques alimentaires.
En fonction de leurs compétences, légitimité,
et rôles sociaux, les partenaires interagissent
ainsi avec un objectif partagé à travers la
mise en œuvre de projets pilotes auprès d’acteurs pionniers de différents secteurs. Cette
méthodologie de projet a été particulièrement
saluée par le programme INTERREG IVB.
Green Cook a retenu notre attention au regard
des enjeux humain, écologique, et environnementaux qu’il aborde. D’après l’ONU, “les
crises écologiques auxquelles nous devons
faire face ont des causes multiples pauvreté,
négligence, recherche de profit, mais surtout mauvaise gestion.” La lutte contre le
gaspillage alimentaire, liée à la gestion des
déchets, au secteur de la consommation et
au changement climatique, représente de ce
fait une préoccupation émergente au niveau
européen, en particulier pour l’Europe du
Nord-Ouest. Pour l’Observatoire bruxellois
de la Consommation Durable (le CRIOC et
Bruxelles Environnement partenaires Green
Cook), si le gaspillage survient tout au long
des chaines de production, il est plus important encore au niveau de la consommation
finale, dans les familles, les cantines, les restaurants.
Pourtant, l’adoption d’habitudes nouvelles
et plus durables à grande échelle progresse
lentement, du fait des contraintes de la vie
moderne, des nombreuses sollicitations du
marketing, des pratiques commerciales par
exemple dans les grandes surfaces, des quantités d’information parfois contradictoires, ainsi
que des attitudes de consommation ambiguës
des personnes vis-à-vis de la nourriture et de
1 Espace Environnement ASBL (BE) : Expérience de la coopération avec le secteur de la grande distribution et de la mise en œuvre de campagnes de réduction du
gaspillage alimentaire dans les cantines. Bruxelles Environnement (BE): Administration bruxelloise de l’Environnement. Expérimentée en matière de prévention,
campagnes de réduction du gaspillage alimentaire vers les ménages et projets pilotes dans les cantines (écoles et bureaux). CRIOC (BE): Centre belge de Recherche
et d’Information des Organisations de Consommateurs. Implication dans des études sur le comportement des consommateurs en matière de déchets alimentaires,
à Bruxelles et en Wallonie. Gère le réseau d’alimentation durable bruxellois. EuroToque (BE):Association belge de chefs cuisiniers promouvant la qualité. Membre de
EuroToque International (17 pays européens). FOST Plus ASBL (NL): Assure la promotion, coordonne et finance la collecte sélective, le tri et le recyclage des emballages
ménagers en Belgique. Artois Comm (FR) : Communauté urbaine expérimentée en matière de prévention des déchets, en partenariat avec la grande distribution. Green
Tag (FR): Expérimentée en matière de sensibilisation du consommateur aux enjeux environnementaux. Chaîne-pilote (supermarchés de Wattrelos et TempleuveFrance) pour l’étiquetage CO2. Abfallverwertungsgesellschaft des Landkreises Ludwigsburg –AVL (NL): organisation spécialisée dans le traitement des déchets pour le
County District Council of Ludwigsburg (Landkreis) (500.000 habitants / 39 municipalités). Institute for Sanitary Engineering, Water Quality and Solid Waste Management
of Stuttgart University (DE) : institut expérimenté en matière de recherche, de suivi et d’évaluation de différents aspects liés aux déchets, et notamment d’évaluation de
la prévention des déchets. De Proeftuinen, fondation spécialisée dans la communication sur la « Good Food Alliance”. Université de Wageningen (DE) - Proeftuinen (NL)
Conseil Régional Nord-Pas de Calais (FR)
69
TOOL QUIZ - Livre vert
Devant ce constat, comment les politiques
publiques territoriales, et notamment celles
des régions en Europe, peuvent-elles favoriser l’émergence puis mettre en œuvre de nouvelles pratiques plus adaptées, plus durables
et fondées sur cette articulation éthique entre
“enjeu culturel et développement humain” ?
TOOL QUIZ - Livre vert
la protection de l’environnement. Le développement d’une politique de gestion durable de
l’alimentation apparaît dès lors comme un défi
incontournable pour les autorités publiques
aux niveaux local, régional et européen. Parce
que les régions de l’Europe du Nord-Ouest
doivent faire face à des enjeux communs liés
à leur contexte post-industriel, ceci favorise
une meilleure prise en compte, et une gestion
transnationale, des moins-values et plus-values liées à ces problématiques. Les approches
actuelles liés au secteur alimentaire visent, soit
à garantir la qualité, soit à accroître la durabilité de la production, ainsi qu’à protéger l’environnement, ou encore à améliorer la santé et
assurer la sécurité sanitaire des personnes.
Le développement d’une stratégie transnationale pour la gestion durable de l’alimentation,
tel que l’envisage Green Cook, a ainsi pour but
d’établir des liens et de rapprocher toutes ces
dimensions.
La particularité de ce projet, et notre analyse de
celui-ci en tant que ‘bonne’ pratique, s’inscrit
surtout dans le fait qu’il se propose de reconsidérer un enjeu éminemment culturel, au cœur
du développement humain et des problématiques de développement durable. Il participe
en effet à repenser les paradigmes et référentiels culturels nord occidentaux qui concernent
et environnent notre rapport à l’alimentation.
A travers la lutte contre le gaspillage alimentaire Green Cook, travaille de façon systémique,
l’ensemble des valeurs, représentations, comportements ou modes de vies liés à la nourriture afin d’accompagner l’adoption de pratiques plus soutenables, respectant la dignité
des personnes. Le projet doit permettre de
renforcer les capacités des personnes quant à
nos habitudes de consommation, notre relation
à l’environnement, notre hygiène de vie quotidienne, ou encore vis-à-vis de la gestion de nos
ressources et de nos méthodes de production
actuels. A ce titre, le projet Green Cook répond
aux objectifs que la Région Nord-Pas de Calais
s’est fixés à travers son Schéma Régional de
Développement du Territoire et son Agenda 21
adopté en 2004, lesquels soulignent la nécessité de placer l’homme au cœur des stratégies
régionales de développement durable.
Tirant leçon des impacts et des limites en
termes de soutenabilité de ses propres modèles de développements, notamment ceux
liés à son histoire industrielle et plus récemment agricole, dés les années 90, la Région
Nord-Pas de Calais a pris acte de la nécessité
de changer de cap et d’orienter ses logiques
d’intervention publiques vers un processus de
transformation. Du principe «curatif» cellesci se sont dirigé vers une perspective d’investissement. La notion de ‘durabilité’ a fortiori,
repose sur la nécessité de s’engager dans une
dynamique de réflexion collective, concertée et
participative, et de s’inscrire dans une vision
prospective. Enfin elle suppose une responsabilité de ‘long terme’.
Le projet est également fondé sur une coopération entre une pluralité et diversité de partenaires et rassemble les expertises d’une
autorité régionale, d’une communauté urbaine,
d’associations et d’entreprises privées, d’une
université, d’une fondation et d’un centre de
recherche et d’information. Green Cook envisage le cycle de l’alimentation dans sa globalité
et mobilise l’ensemble des acteurs concernés
par cette chaîne, aussi bien en amont depuis
son niveau de production, jusqu’à la phase de
consommation, en aval ce qui nécessite d’envisager, au-delà du territoire de vie et de l’indice
régional, un « macro-territoire », celui du partenariat et notamment de partenariats « trans
»-frontaliers pour dépasser la notion de frontières-coupures et « d’îlot régional ». Auquel
partenariat s’ajoute une assemblée d’ambassadeurs chargés de sensibiliser les publics
cibles de Green Cook. Pour le Conseil régional
Nord-Pas de Calais, Green Cook permet en
outre de renforcer de façon transversale, les
actions menées par la Direction du Développement Durable de la Prospective et de l’Evaluation en impliquant comme parties prenantes :
la Direction de la Formation Initiale (DFI) avec
la Direction des Partenariats Internationaux et
Régionaux (DPIR). Sans oublier les implications
ponctuelles des Directions « Europe » et de «
l’Action Economique ». Enfin, les réseaux de
coopération propres à chaque partenaire, par
exemple 26 écoles de consommateurs pour la
DPIR et 10 lycées en lien avec la DFI permettent
d’étendre le projet et d’irriguer l’ensemble des
territoires partenaires.
70
la façon dont sont stimulés les sens et sur
les comportements automatiques qui conditionnent les temps des repas. La relation des
établissements avec le secteur marchand ainsi
que les compétences professionnelles des
personnels des cantines représentent également des dimensions de travail importantes
auxquels participeront les partenaires transfrontaliers. Les bonnes pratiques de gestion
durable de l’alimentation élaborées pourront, à
l’horizon 2014, être essaimées auprès des 163
établissements secondaires de la Région et utilisées pour adapter et valoriser les formations
des personnels de la restauration scolaire.
En lien avec le projet Green Cook, différentes
problématiques liés au gaspillage alimentaire
ont ainsi été abordées dans les groupes des
écoles de consommateurs. Animé par des acteurs locaux tels que travailleurs sociaux, acteurs associatifs ou partenaires privés, ce dispositif est implanté dans plus de 50 communes
et représente 90 groupes d’habitants participants. Ecole du quotidien gratuite et ouverte à
tous, il s’agit surtout d’un lieu de formation, de
prévention et d’insertion qui s’appuie sur les
principes de la mutualisation et de l’échange
entre les personnes. Chaque école de consommateurs a ainsi participé à l’élaboration d’un
carnet de ‘recettes avec les restes’ et s’est attachée à la réalisation collective d’outils pédagogiques au sein d’ateliers spécifiques. Certaines
écoles de consommateurs interviendront également au sein des lycées pilotes avec lesquels
travaille la Région Nord-Pas de Calais, à Boulogne notamment. Avec les établissements
secondaires, la Région mobilise un autre ensemble d’acteurs: les élèves et les familles,
mais aussi les enseignants, le personnel administratif et d’encadrement, ainsi que le personnel de restauration. Outre la realisation d’un
état des lieux sur les quantités de gaspillage
alimentaire générées, il s’agira de diagnostiquer les causes du gaspillage et de réduire
ses effets. L’objectif est notamment d’atteindre
une autonomisation complète du lycée dans sa
gestion durable de la nourriture. En lien avec
les universités partenaires, une approche sémiologique autour de la restauration scolaire
a aussi été privilégiée afin de travailler sur la
perception et le vécu liés aux lieux et moments
du repas. Avec le soutien de professionnels tels
qu’architecte, acousticien ou professeur d’arts
plastiques, les personnes seront ainsi invitées
à expérimenter et mobiliser leur attention sur
Le partenariat du Conseil Régional dans le
cadre du projet Green Cook, permet ainsi de
renforcer la lutte contre le gaspillage alimentaire plus spécifiquement au travers de perspectives pédagogique, professionnelle et écocitoyenne. Ce projet démontre aussi la volonté
de l’institution régionale de s’engager dans un
rôle d’accompagnement des personnes dans
une approche éducative et inclusive.
On pourrait conclure ici sur une remarque
intéressante. Parmi les objectifs de développement à atteindre pour assurer “un avenir
viable” aux générations futures énoncés dans
le rapport du Sommet du Millénaire, l’ONU
avait affirmé que les écoles, les universités et
les pouvoirs publics avaient un rôle essentiel à
jouer dans l’accompagnement des personnes
et l’animation des débats publics vis-à-vis
des problèmes en matière d’environnement
et de développement durable. Le rapport
ajoutait également que “la place réservée
aux questions liées à l’environnement dans
le processus d’élaboration des politiques doit
être fondamentalement revue”1. En écho à ce
mot d’ordre ou de façon autonome, il semble
qu’à ce titre, le projet Green Cook et la Région
Nord-Pas de Calais, se soient bien emparés
de ces questions et démontrent également la
capacité des politiques et des acteurs publics
à travailler de concert sur des problématiques
de développement humain/durable non seulement à travers leurs efforts d’articulation
entre les politiques régionales et les straté-
1 Kofi A. Annan, Nous les Peuples : le rôle des nations Unies au XXIe siècle, rapport complet du Sommet du Millénaire, disponible en ligne sur http://www.un.org/french/
millenaire/sg/report/full.htm (chap V, article 302 et 303)
71
TOOL QUIZ - Livre vert
A travers ce projet européen, le Conseil régional Nord-Pas de Calais a trouvé une opportunité de concrétiser son projet régional pour
la restauration scolaire (DFI), adopté en 2008,
et d’y associer son plan de développement de
l’agriculture biologique lancé en 2010, ainsi que
le réseau des écoles de consommateurs de la
Région (DPIR).
TOOL QUIZ - Livre vert
gies européennes, et surtout en conservant
au cœur de leurs préoccupations la question
de la personne et des droits culturels qui la
concerne.
Conseil régional Nord-Pas de Calais
Chef de file TOOL QUIZ
72
1
Thierry Baudouin
L’ambiguïté du mot “investir”, dans ses significations à la fois économique et subjective,
condense bien l’ambivalence que représente
aujourd’hui la métropole pour les citadins.
Cet article se propose de détailler en quoi
cet espace effectivement aux mains du capital global est en même temps le territoire le
plus propice aux innovations dès lors que les
citadins se l’approprient.
D’un point de vue économique, la ville commence maintenant à être considérée comme
un nouvel espace productif essentiel de l’ère
post industrielle. Toutes les disciplines utilisent à présent abondamment les concepts
de système productif local, cluster, district,
ville-pays, city region ou encore de pôle et
métropole pour mettre en évidence ce rôle
déterminant des villes dans le procès de
circulation globale. Ces villes ne peuvent
définitivement plus être réduites aux seuls
aménagements d’un urbanisme dédié à la
reproduction de la force de travail des entreprises comme le voulait la doxa fordienne.
On parle à leur propos de gouvernance, de
mobilisation et de coopérations de compétences autour de projets multiples qu’elles
initient. Le libéralisme décrète lui directement l’assimilation de la ville à une entreprise pour mettre particulièrement en évidence les conséquences d’une telle mutation
en termes de démultiplication de la rente
foncière et autre architecture spect aculaire.
à gauche, la ville continue d’être délaissée.
Toni Negri analyse à contrario un passage de
l’usine à la ville2 où l’antagonisme des banlieues contre les métropoles succéderait à
celui des ouvriers contre les patrons.
L’hypothèse ici développée est précisément
que les villes sont bien plus qu’une entreprise
ou une usine. Tant les richesses qu’elles produisent que les modes de travail nécessaires
représentent aujourd’hui d’énormes potentialités de puissance des citadins, c’est-à-dire
des habitants, citoyens et travailleurs qui y
vivent ensemble. Les qualifications hiérarchiques et concentrées dans l’entreprise de
l’ère industrielle ont dû s’élargir à des compétences aléatoires en fonction des projets
que seuls des territoires productifs beaucoup
plus vastes comme la ville peuvent rassembler. L’antagonisme entre capital et travail se
complexifie très considérablement lorsque
se connectent les dimensions matérielle, immatérielle, cognitive et biopolique que Multitudes analyse constamment dans ses numéros. Au fur et à mesure que le capital pénètre
l’ensemble de la sphère sociale, celle-ci se
renforce en même temps de capacités. Non
seulement les villes doivent donc être analysées comme des acteurs de l’économie, au
grand dam de l’urbanisme d’État, mais elles
doivent aussi être appréhendées à travers
l’interscience des points de vue de l’histoire,
la sociologie et les sciences politiques. Et
d’abord replacées dans les territorialisations
du rapport capital/travail, simple continuation
de leur inscription par Braudel ou Pirenne
dans l’histoire longue. Si les villes deviennent
un cadre essentiel de coopérations des compétences pour l’accomplissement des projets
et stratégies au-delà de la seule entreprise,
cela implique ensuite, d’un point de vue cette
fois sociologique, que ces cités représentent
des cadres d’actions permettant des stratégies communes pour leurs citoyens. Enfin le
point de vue politique, le plus important, voit
les villes redevenir un territoire démocratique
prééminent en permettant à leurs citoyens,
pour la première fois dans l’ère moderne, de
lier le local au global au-delà de l’État-nation;
soit l’opportunité de déborder ce cadre qui
monopolise depuis si longtemps toute souveraineté, et d’abord les nôtres.
1 Cet article est paru dans la revue Multitudes 2010/4 (n°43) « Devenirs Métropole ».
2 Cf. ses séminaires 2005-2007 du Collège International de Philosophie sur «Métropole et Multitudes» et « Devenir banlieue », faculté de Jussieu, Paris 6 sur http://
seminaire.samizdat.net
3 Pour cette revue, j’ai prôné ce concept dès 1996 dans Futur antérieur no30-31-32, 1996, ainsi que dans Multitudes no 6 en 2001.
73
TOOL QUIZ - Livre vert
Investir les
métropoles
la ville pRoductive3
TOOL QUIZ - Livre vert
C’est pour cette dernière raison que le concept
de ville doit d’abord être systématiquement
mis dorénavant au pluriel. L’ancien regard
d’en haut sur la ville, celui de l’État imposant
des règles d’urbanisme à ses collectivités
locales ou celui du capital s’appropriant leur
«ambiance» (Marshall), n’est simplement
plus acceptable. Dès lors que chacune de ces
villes devient en effet productive à sa façon
spécifique, selon son histoire et ses compétences, les appréhensions sociologiques de
la vie quotidienne qui s’y déroule, initiées par
Michel de Certeau1 ou Henri Lefebvre2 ainsi
que de leurs relations faibles découvertes
par Mark Granovetter3 sont à présent à privilégier. Il est logique que l’État, ses notables
et ses urbanistes veuillent préserver leurs
anciens monopoles sur l’objet des collectivités locales. Mais, pendant ce temps, les innovations de la puissance productive nées des
coopérations de multiples subjectivités dans
les villes, en même temps qu’entre ces dernières, polarisent désormais les innovations
de toute la société.
Les villes comme territoires
Le rôle des villes dans le capitalisme postindustriel doit pour cela être appréhendé
du point de vue des pratiques permanentes
de territorialisation déterritorialisation qui
ponctuent toute l’histoire des phases successives du rapport capital/travail4. La mobilité
de flux comme des hommes n’est pas plus
un monopole du capital qu’elle n’est née
ex abrupto de la mondialisation, quoiqu’en
pense l’idéologie souverainiste de droite et
de gauche. Cette mobilité innerve historiquement chaque moment de la relation capital/
travail en fonction de ses appropriations différentes par travailleurs et patronats pour
instaurer rigidité ou mobilité des facteurs, de
sorte que les villes y jouent toujours un rôle
majeur.
Sans retracer l’ensemble de cette histoire, il
faut néanmoins souligner ici la longue stratégie fondatrice du capital industriel d’un attachement durable de l’ouvrier à son travail5.
Le syndicat ouvrier institutionnalise alors durant le taylorisme sa stratégie d’une forte rigidité ouvrière au sein des banlieues rouges.
Après guerre, le capital fordien contourne
alors cette rigidité en innovant un ouvrier
dit déqualifié, c’est-à-dire flexible et polyvalent sur les chaînes de nouvelles usines qui
constituent une premiere délocalisation dans
les villes dites de la décentralisation industrielle.
C’est là, à l’apogée même du fordisme durant
les années 1960 et 70, que ces OS - jeunes,
femmes ou immigrés - retournent à leur tour
cette mobilité forcée par l’invention d’une
nouvelle pratique du refus du travail6.
Dans une période de plein emploi, cet ouvrier
masse proclame sa volonté de “vivre et travailler au pays” en y pratiquant d’incessantes
grèves pour un revenu égal et un turn-over
parmi les entreprises locales en fonction des
salaires et du travail offerts. In fine, la hausse
continue de leurs revenus condamne l’ère de
l’Occident fordien7.
Cette conflictualité dans et hors l’usine est une
des occurrences qui a largement contraint le
capital à innover la mondialisation, c’est-àdire un élargissement à une échelle jusqu’ici
inimaginable de l’offre de travail industriel en
même temps que de la réduction de son coût.
Les délocalisations concernent cette fois des
centaines de millions de ruraux attirés dans
les mégapoles du Sud.
Les dimensions territoriales des rapports
entre le capital et le travail, et notamment
les villes, sont ainsi toujours essentielles
dans la longue succession d’innovations et
de contre-pieds de ses acteurs. La globalisation n’a donc rien à voir avec le simple continuum d’un fordisme mondialisé tel que le
fantasment les souverainistes regrettant un
1 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. Arts de faire, Gallimard Folio, 1980.
2 Henri Lefèbre Critique de la vie quotidienne ; 1961 II, Fondements d’une sociologie de la quotidienneté, Paris, L’Arche, 1947.
3 Mark Granovetter, « The Strength of Weak Ties », American Journal of Sociology, 78, 1973.
4 Gille Deleuze & Félix Guattari, Mille plateaux, Ed de Minuit, Paris,1980.
5 Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, NRF, 1983;
Yann Moulier Boutang, De l’esclavage au salariat, Paris, PUF, 1998.
6 D. Auffray, T. Baudouin, M. Collin, Le travail et après, Éd JP Delarge, 1978 ;
D. Auffray, T. Baudouin, M. Collin, A. Guillerm, La grève et la ville, Paris, Éd Christian Bourgois, 1979.
7 T. Baudouin et M. Collin, Le contournement des forteresses ouvrières, Paris, Éditions Méridiens Klincksieck, 1983. 38
74
Tout pareillement du côté des pays riches,
à mesure que la production postindustrielle
lie de plus en plus étroitement le matériel
et l’immatériel, le prolétariat se transforme
également en cognitariat, et tout autant reterritorialisé non plus dans la seule entreprise mais au sein de la métropole.
Là non plus, la dénonciation du chômage et
de la précarité ne doit pas masquer les opportunités offertes par le développement de
l’immatériel dans le travail, c’est-à-dire en
même temps des capacités cognitives des
travailleurs pour le réaliser et le produire.
Ce bouleversement du travail ne concerne en
effet plus la seule entreprise pour prendre
une dimension sociétale puisque les projets
doivent impérativement s’échafauder désormais entre des compétences multiples, de
nuit comme de jour, au travail ou ailleurs.
Chacun saisit dans son propre mode de vie
cette dimension biopolitique de la productivité postindustrielle où les césures entre
production et reproduction s’avèrent obsolètes. S’affirment alors les villes comme les
lieux majeurs où ces compétences peuvent le
mieux se rencontrer et s’organiser.
Nous examinerons ici les deux aspects économiques et sociaux de la ville comme lieu
productif et de mobilisation. La dimension
politique, essentielle, de la ville comme lieu
nouveau des conflits ne sera jamais absente,
même si elle sera plus au centre de l’analyse
de Michèle Collin dans ce même dossier.
Territoires productifs
On passe donc de la ville comme espace
bâti soumis à des normes d’État à des villes
plurielles en tant que territoires spécifiques
où sont projetées des stratégies multiples,
diverses, mais qui ont toutes besoin du développement de la ville où elles s’inscrivent. Ce
mouvement reste donc moins apparent pour
les citoyens de certaines collectivités locales
restées dépendantes d’une logique d’État, en
France par exemple où avait même encore
été créé en 2009 un “secrétaire d’État à la
région capitale” !
Et d’autant peu apparent que ce point de vue
souverainiste est largement partagé par une
gauche instituée qui peut ainsi se contenter
de maudire la mondialisation et ses conséquences désastreuses sur l’ancien ordre fordien.
La gauche gère très humainement les collectivités locales, mais en délaissant autant que
la droite ce nouveau rôle productif de la ville.
La dénonciation de la dimension précaire de
l’emploi et des liens faibles du travailleur
postindustriel avec l’entreprise n’investit pas
par exemple la multiplication concordante
des relations socioéconomiques de l’intermittent dans sa ville.
Toujours dominant, l’ancien point de vue fordien du marché national du travail amène
alors beaucoup plus les villes à accepter de se
substituer à l’État pour secourir les chômeurs
qu’à se sentir directement concernées par
le développement des activités. Chacune de
leurs structures, administrative, consulaire,
syndicale, associative, politique a beaucoup de
difficultés à même envisager de se déprendre
de la logique centralisée. Les deux échelles
globale et locale sont refusées comme cause
du démantèlement d’un fordisme national encore souvent considéré comme une sorte de
paradis perdu par la vieille gauche des pays
75
TOOL QUIZ - Livre vert
Occident centre d’un monde industriel. Cette
délocalisation des usines et des services fordiens représente en effet d’abord une globalisation du rapport capital / travail, c’est-àdire du fondement du mouvement individuel
d’émancipation qu’explicitait Marx il y a 150
ans dans les Grundrisse.
D’où la frénésie des Chinois, Brésiliens ou
Marocains à venir travailler dans les usines
à bas coût des villes qui leur permettent de
déserter les campagnes où ils subissaient
depuis des siècles les dictatures de la faim et
des potentats.
C’est très exactement, comme l’avaient déjà
fait nos arrière-grands-parents dans les
usines de Zola, l’apprentissage de la conflictualité permettant à tous ces nouveaux travailleurs d’enclencher progressivement dans
les villes leurs propres usages du capitalisme.
D’ores et déjà, les multinationales sont d’ailleurs contraintes à de nouvelles délocalisations car “les conflits ne sont plus l’apanage
des pays riches” comme Le Monde le découvre en 2010 (titre du 20/8).
TOOL QUIZ - Livre vert
riches, et de surcroît conçues comme antagoniques entre elles. Le niveau local est notamment encore considéré comme un ancien
terroir préindustriel, inégalitaire par nature et
soumis à la domination de notables.
Pendant ce temps-là, les firmes globales
ont mis en avant une topique du glocal dans
une double stratégie, à la fois d’externalisation de leurs unités au moindre coût, le point
toujours dénoncé, mais aussi, et surtout,
de contextualisation de leurs productions à
l’échelle de marchés transnationaux. C’est
la combinaison de ces deux stratégies, productive et commerciale, qui fait de la globalisation tout autre chose qu’un fordisme
à l’échelle mondiale. Il y a certes, dans les
usines des pays émergents, une massification de la fabrication de toutes les pièces
constitutives des flux matériels, mais dans
l’objectif de réaliser d’innombrables marchandisations spécifiques à d’innombrables
marchés. Des marchés désormais transnationaux où les multinationales tentent de
cibler, bien en deçà des fameuses customisations individuelles, les goûts communs de
consommateurs regroupés à l’échelle la plus
vaste d’un marché « régional ». Soit la substitution d’une dimension culturelle aux anciens
clivages nationaux des marchés. Multitudes
no 36 (2009) a décrit comment Google vise à
apprendre désormais très précisément aux
firmes qui consomment quoi, comment et où.
Mais la numérisation de tous les goûts du
monde, avec tous ses dangers policiers, n’est
qu’un aspect de la mutation. Une mauvaise
lecture de Rifkin au début des années 90 avait
conduit beaucoup d’intellectuels et de politiciens, notamment en France, à privilégier
cette seule sphère de l’immatériel au point de
reléguer l’industrie au rang d’activité secondaire pour sous développés.
L’industrie change pourtant tout autant en
se connectant étroitement aux services. En
s’intégrant dans un procès de circulation global, elle confie aux villes une activité logistique de distribution tout aussi importante
que le domaine financier toujours mis en
avant. Cette distribution fondée sur le procès
de circulation demande un important travail
concret sur la marchandise, très différent
de celui de l’ancien fordisme national, que
seules les villes peuvent réaliser. La globalisation n’a rien d’ubiquitaire parce qu’elle vise,
tout au contraire, à distribuer just in time &
place des marchandises constituées de pièces
fabriquées certes n’importe où, mais précisément assemblées spécifiquement pour
chaque marché et consommateur. C’est cette
contextualisation du travail logistique incluant
d’énormes quantités d’informations qui recèle la part de plus-value la plus importante
du procès de circulation. On connaît déjà les
effets catastrophiques de la négation de ce
travail matériel depuis trente ans sur l’emploi
des grandes villes françaises, aussi pleines
d’activités administratives que leurs banlieues
le sont de chômeurs sans formation. Et ceux
qui espèrent la fin de la mondialisation et le
retour des frontières pour pouvoir remettre
tous ces casseurs à l’ancien travail industriel
sont beaucoup plus nombreux dans tous les
grands partis qu’on ne le croit.
C’est là que les villes deviennent des acteurs
essentiels parce qu’elles seules peuvent
nouer ces deux stratégies complémentaires
de production et de distribution. Il y a dans
toute ville de l’ère postindustrielle une dimension matérielle, une relation très concrète à
la marchandise, qui est toujours essentielle.
Évidente pour celles du Sud qui fabriquent
(encore) pour pas cher, cette relation est peut
être moins apparente au Nord, mais pourtant
encore plus essentielle. Les villes globales
sont ainsi de grands centres non pas seulement financiers mais aussi logistiques parce
qu’elles connectent étroitement marchandises et services. D’où la part majeure parmi
ces métropoles globales des grandes cités
portuaires où nous puiserons plus loin plusieurs exemples. Cette connexion qui fonde le
capitalisme cognitif rend d’une part concrètement obsolète, en termes de productivité,
les anciennes césures spatiales entre centre
et périphéries de l’ère industrielle, même si
ses coupures sont maintenues par l’énorme
accroissement de la rente immobilière.
D’autre part, toutes les villes sont concernées,
et pas seulement les mégapoles mises en
avant par les analyses tant financières qu’aca-
76
Après avoir considéré d’un point de vue purement capitaliste pourquoi les villes sont productives, l’important est à présent de considérer de notre point de vue leur dimension de
territoire porteur de nouvelles opportunités
démocratiques.
Territoires de coopérations
Les villes dans la mondialisation doivent
en effet aussi être appréhendées comme
les nouveaux lieux principaux de la longue
conflictualité territoriale générée par l’antagonisme de la relation capital/travail. Deleuze et Guattari (1980) permettent de mieux
de mettre en évidence leur place actuelle
dans les longs enchaînements spatio-temporels en termes de déterritorialisation reterritorialisation. Nous nous servons ici essentiellement de nos propres recherches portant
sur les villes portuaires.
Les villes sont donc instrumentalisées en
centres de distribution de services et de marchandises au sein du procès de circulation.
Du point de vue des citadins, ce simple déterminisme doit être dépassé tant cette mutation leur offre d’opportunités.
D’abord, l’obligation dans laquelle elles sont
mises de se contextualiser elles-mêmes au
sein des vastes ensembles culturels institués en marchés du type UE, Naphta, Asean
ou Mercosur leur permet de s’émanciper en
même temps de la logique de l’État-nation.
Leur mise en concurrence, généralement à
cette échelle régionale, implique qu’elles appréhendent les autres échelles spatiales de
l’économie postindustrielle et, surtout, d’entreprendre des choix. L’aménagement étatique de l’espace national est en effet caduc,
et sélectionner quelles compétences pour
quelles plus-values chaque cité peut apporter aux flux de la globalisation ne se trouve
pas dans les statistiques traditionnelles de
l’État. L’observation montre que ces options
impliquent des débats intenses entre les divers acteurs de la cité pour qu’ils trouvent les
indispensables accords minimum. La mondialisation efface l’autorité de l’État, mais
implique ainsi également au sein des villes
l’innovation de formes démocratiques aptes
à déterminer les activités et les outils économiques qu’elles choisissent de mettre en
avant. Quand l’intérêt général n’est plus imposé par une technocratie d’État, les coopérations des citoyens dans la cité deviennent
indispensables. Patrons ou travailleurs, élus
ou habitants des quartiers doivent s’accorder
pour faire ces choix et les mettre en œuvre.
On a déjà dit combien ces innovations de
débats démocratiques du point de vue de la
ville étaient particulièrement difficiles pour
les « collectivités locales » des États centralisés. En France, la connaissance même
des valeurs ajoutées apportées par une ville
est encore difficile à appréhender d’après
les chiffres de l’INSEE, toujours centré sur
l’emploi et le chômage des branches économiques nationales, ou encore de la région
qui ne fait que déconcentrer ces chiffres sous
la houlette du préfet régional. Se redéfinir
comme acteur économique, au-delà de l’ancien rôle d’espace urbain de reproduction du
travail, représente donc un ensemble de mutations extrêmement complexes pour la ville.
On en précise ici deux parmi les principales :
la mobilisation des acteurs et les relations
au savoir et à la culture qui sont tout autant
contextualisées.
Mobilisations des acteurs
Au-delà des rôles convenus d’électeur et de
contribuable d’une instance publique locale,
le citadin acquiert de nouvelles opportunités
d’action à travers l’instrumentalisation de sa
ville par le capital. L’ingérence constante de
l’économie comme condition du développement de la cité amène en même temps les
habitants à relier progressivement leurs deux
statuts professionnel et citadin. Tout lecteur
a saisi à travers son propre mode de vie que
77
TOOL QUIZ - Livre vert
démiques dont les classements, toujours à
peu près concordants, laisseraient croire à
une marginalisation des autres. Le processus
de contextualisation démultiplie au contraire,
bien au-delà des anciennes capitales, les
villes capables de s’imposer comme le nœud
d’un flux glocal, quoiqu’en disent les idéologies nationales fordiennes en déconfiture.
TOOL QUIZ - Livre vert
production et reproduction ne sont plus des
sphères distinctes. Mais la qualification biopolitique de cette mutation ne suffit pas puisqu’il
faut aussi préciser sa dimension territoriale
que la ville est particulièrement à même de
constituer. La mise en concurrence capitaliste
des villes génère de nouvelles coopérations
entre les acteurs de chacune d’entre elles.
Nous reverrons plus loin cette réappropriation des pratiques de coopération par les acteurs, liée à la mise en concurrence globale,
du point de vue cette fois des relations entre
les villes. Mais, d’ores et déjà au niveau endogène, la contextualisation de chacune de ces
villes comme nœud économique de flux globaux constitue une forte opportunité pour ses
acteurs d’innover des relations communes,
longtemps délaissées ou marginales dans
l’ancienne souveraineté régalienne de l’État
pour tous et chacun pour soi.
On peut critiquer la notion de gouvernance
exprimant les nombreuses formes démocratiques inventées dans les grandes cités, mais
elle a l’avantage de se distinguer clairement
du mode de gouvernement centralisé.
Caractéristique du rôle des villes dans la
mondialisation, le domaine du commerce
maritime international montre ainsi le dynamisme économique et social des villes portuaires dont les ports sont gérés par leur
municipalité telles Anvers, Rotterdam, Hambourg, ou Hong-Kong..., précisément parce
que toutes les plus-values et valeurs ajoutées
engrangées par ces « places » se traduisent
d’abord en termes de revenus et d’activités de
leur population. Le devenir des compétences
individuelles dépend par exemple de plus en
plus largement de la cité où elles s’exercent
et leur promotion dépend alors non seulement du cadre traditionnel de l’entreprise ou
de la branche mais aussi, et de plus en plus,
de la place, ce vieux terme financier repris aujourd’hui par toutes les villes qui s’affirment.
Ce terme exprime de nouveau un patrimoine
économique territorial commun à des acteurs
qui le font savoir et valoir ensemble. Il ne s’agit
pas d’un espace collectif ou d’une firme mais
plutôt de la claire nécessité pour les stratégies de chacun de se développer pour partie
en commun dans leur cité. Le glocal ne repré-
sente pas ainsi seulement le point de vue des
multinationales mais aussi la manière dont
les villes s’approprient une part des valeurs
ajoutées des flux, deux visions différentes
exigeant des deals dont l’issue dépend de la
mobilisation des citadins.
D’où des rapports sociaux également en mutation à ce niveau de la cité où l’antagonisme
de classe s’hybride de coopérations ponctuelles autour de projets précis lorsque les
parties estiment profitable leur alliance commune. Les dockers d’Anvers, Rotterdam ou
Hambourg sont tout autant combatifs et de
gauche qu’ailleurs, mais pourtant pleinement
intégrés au sein de chaque communauté portuaire locale où ils débattent constamment,
et très âprement, avec les patrons des opportunités d’accroître les activités. Comme partout ailleurs, les salaires et conditions de travail priment dans les rapports de force, mais
le point de vue économique des échanges
captés par la place ne s’efface néanmoins
jamais. Et ceci d’autant que c’est auprès de
la ville que tout projet doit aussi faire avaliser ses investissements. Quand les dockers
font grève, les patrons annoncent donc à
leurs clients de par le monde que beaucoup
de brouillard a ralenti les trafics ! Ce point
de vue, cette présence constante de la ville
comme cadre des relations, semble s’imposer aussi plus largement entre ouvriers et
patrons de telle ou telle firme, habitants de
tel ou tel quartier, partis et associations de
la cité. Lorsque chacun vise ou, au moins,
prend en compte le devenir commun de la
cité, des accords peuvent déborder les antagonismes institués. De toujours très longues
négociations des dissensus débouchent sur
des accords autour de projets et dans des
durées très précisément définies. Il n’y a jamais de consensus imposé d’en haut et ces
dépassements ponctuels des rapports antagonistes traditionnels échappent tout autant
aux genres de l’union sacrée nationale que de
la collaboration de classe dans l’entreprise.
C’est que les villes productives dépassent ces
deux échelles de l’État et de la firme qui monopolisaient l’ère industrielle. Nous sommes
plutôt ici en présence de la coexistence analysée par Deleuze du modèle majoritaire avec
78
Les villes se mettent aujourd’hui à développer
des interactions multiples avec l’école et la
formation. Il s’agit prioritairement pour elles
d’attirer et conserver les compétences cognitives dont chacune estime avoir besoin prioritairement. Les anciennes capitales concentraient par définition le meilleur des grandes
écoles et universités, mais à présent, toutes
les villes visent plutôt à s’affirmer comme
un pôle spécifique de compétences. Chaque
communauté, professionnelle ou de quartier,
exerce donc bien évidemment un intense lobbying au sein de l’instance municipale pour
privilégier ses propres compétences. Le cadre
d’une ville peut rendre productifs, utilisables,
ces intérêts divergents très loin en tout cas de
leurs dénis vus plus haut de la part des technocrates d’État. Les dissensus sont tout au
contraire considérés comme profitables aux
gouvernances des villes.
De sorte que dans les villes dites portuaires
par exemple, c’est-à-dire les cités où le rôle
primordial du procès de circulation dans la
société globalisée a dû être le plus rapidement appréhendé, les classes primaires et
secondaires sont amenées à fréquenter le
port tout au long de la scolarité, avec aussi
tout le matériel pédagogique nécessaire pour
comprendre, c’est-à-dire prendre avec soi,
cette activité mise en avant comme essentielle par la cité. De même les universités y
ont d’entrée une certaine autonomie dans le
sens où elles consacrent également beaucoup aux disciplines commerciales, logistiques internationales ou linguistiques, et en
utilisant aussi au maximum des professionnels de la place pour l’enseignement. C’est
qu’on y vise moins “l’excellence” en soi que
la productivité de la place, ce qui fait que les
meilleures spécialistes académiques sur
ces sujets sont aussi toujours issus de ces
places où savoirs et pratiques se mélangent.
S’ajoutent à cette polarisation cognitive de
très forts investissements dans la culture du
négoce maritime et portuaire. Spectacles et
centres culturels sont destinés plus largement à l’ensemble des citoyens qui estiment
essentielles ces compétences pour la valorisation de leur cité.
1 Arnaud Le Marchand, “L’habitat ‘non-ordinaire’ et le post fordisme”, Multitudes no 37-38, 2009. 39
2 Maurizio Lazzarato, Gabriel Tarde contre l’économie politique, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002.
79
TOOL QUIZ - Livre vert
celui d’exploitation, mis en évidence par Mauricio Lazzarato1 mais, à présent, réalisée par
des multitudes qui se singularisent aussi par
une identification commune au sein d’une
ville. Nous avons déjà abordé dans Multitudes
les difficultés concrètes de son émergence
en France, à Dunkerque et Saint-Nazaire, où
des institutions privilégiant l’échelle de l’Étatnation comme la CGT et le corps des Ponts
veillent de concert à préserver le vieux centralisme démocratique2. Les villes y restent
en effet délaissées par une idéologie étatiste toujours mise en avant par l’ensemble
des institutions et partis, aussi bien à droite
qu’à gauche. Même les Verts privilégient le
niveau national de sorte que leur mise en
avant quasiment systématique au niveau local d’un nimby refusant tout projet les rend
pareillement impuissants à appréhender la
ville productive. Qu’elle soit jugée inférieure à
l’idéal cadre régalien ou suspecte de volonté
de croissance, la ville est en tout cas entièrement laissée aux seules initiatives du capital
par l’ensemble des institutions. La gauche
peut ainsi se contenter de la dénonciation
des excès de la spéculation immobilière, en
termes de gated communities des riches ou
de communautarisme des pauvres, sans investir les potentialités biopolitiques de la ville.
Or la ville devient prioritairement le territoire
des plus intenses coopérations intermittentes
et ciblées qui représentent un devenir essentiel des relations sociales. Au-delà du cadre
contraint du travail salarié traditionnel, une
démocratie productive s’inscrit beaucoup
plus largement dans la ville. Nous sélectionnons ici l’une de ces relations de dimension
communautaire caractéristiques des nouvelles exigences productives qui s’instaurent
en son sein : les relations aux savoirs.
TOOL QUIZ - Livre vert
Au-delà de l’État-nation
Comme acteurs essentiels de la mondialisation, les villes sont les premières concernées
par le bouleversement des échelles que le débordement des fordismes nationaux a entraîné. Ce qu’on appelle désormais des marchés
« régionaux » exigent des infrastructures et
compétences adaptées non seulement à leur
nouvelle taille de nature continentale mais,
plus encore, au contexte global dans lequel
ces marchés s’insèrent à présent. Pour la
plupart des villes, les anciens arrières pays
étaient d’échelle nationale. Seules quelquesunes pouvaient aborder des contextes culturels et cognitifs autres, la plupart d’entre
elles désignées par leur État comme ports
internationaux et coloniaux. Encore plus
rares, quelques places portuaires disposant
d’un marché national de dimension restreinte
avaient une stratégie de débordement de cette
topique, comme Anvers et Rotterdam par
exemple, pour desservir déjà des zones culturelles proches, germanique ou francophone
en l’occurrence. Celles-ci sont aujourd’hui les
plus dynamiques pour capter des flux mondiaux quand la mondialisation implique pour
toutes les villes de compter dorénavant sur
leurs propres initiatives sans plus pouvoir
considérer le marché national comme une
chasse gardée, une niche en anglais.
Cette mutation a des conséquences graves
pour des collectivités locales habituées depuis deux siècles à s’en remettre à l’État. Dès
l’époque de la Révolution, les villes ont été
constamment accusées en France d’être des
instruments de polarisation inégalitaire de
la richesse : “Prenez garde que la France à
présent étant un royaume commerçant, navigateur, industrieux, toute sa richesse s’est
portée sur ses frontières, toutes ses grandes
villes opulentes sont sur les bords ; l’intérieur
est d’une maigreur affreuse”1. D’où l’instauration par l’État républicain d’une parfaite substituabilité des collectivités locales
où il distribuait autoritairement industries
et services pour un “intérêt général” sans
considération des compétences spécifiques
des territoires2. Ce sont ces compétences,
progressivement concentrées de surcroît
dans “la capitale”, qu’elles soient professionnelles, universitaires ou artistiques, qui
manquent aujourd’hui gravement aux villes
pour concourir avec les autres en Europe et
dans le monde. Une doxa souverainiste toujours largement plébiscitée en France continue pourtant de dénoncer toute concurrence
comme inutile puisque l’État central serait
censé conserver son monopole pour définir
et assurer l’intérêt général.
Il s’avère pourtant que la mise en concurrence
des villes, déclenchée par la mondialisation,
libère de nombreuses opportunités pour leurs
citoyens. L’émancipation d’un cadre national
désormais de toute évidence insuffisant, tant
au niveau économique que social, implique
en effet que les compétences se mobilisent
et coopèrent dans la ville au-delà des divisions et hiérarchies sociales instituées par
l’État. Les nombreuses innovations de la part
d’acteurs visant à développer leurs activités
dans leur ville sont considérées aujourd’hui
comme beaucoup plus importantes pour la
cité que les injonctions du représentant de
l’État, un préfet d’ailleurs en uniforme. La
conjonction de ces deux possessifs économiques et territoriales est générée de toute
évidence par la mise en concurrence de ces
villes qui favorise des processus innovants de
coopérations entre des acteurs en leur sein.
Même les plus étatistes doivent déroger un
tant soit peu à leurs principes de hiérarchies
fonctionnelles devenues inefficaces.
J’ai développé depuis plus de dix ans3 plusieurs analyses de ces processus de mobilisations dans les villes qui font apparaître
un renforcement des relations sociales dès
lors que le point de vue de la cité s’impose en
tant que système commun aux acteurs. Cette
nouvelle dimension territoriale, précisément
contextualisée, d’une démocratie que je qualifie de productive me paraît essentielle dans
le développement de tous les processus déli-
1 T.Baudouin, «Les coordinations, des métiers au territoire de la ville», Multitudesno17 sur L’intermittence, 2004, p. 119-130.
2 Abbé Galiani, 1770, Dialogue sur le commerce du blé, Paris. 14 Robert Salais et Michael Storper,
“Les mondes de production, Enquête sur l’identité économique de la France”, Paris, Éditions de l’EHESS, 1993.
3 T.Baudouin, M.Collin, G.Cocco et G.Silva, «Mondialisation et mobilisations productives de la ville», Espaces et Sociétés 105-106, 2001.
80
tités de chacun. L’opposition aujourd’hui courante des deux termes dans les analyses alternatives ne semble pas opératoire, comme
l’avaient déjà suggéré Deleuze et Guattari.
Pour pouvoir s’affirmer dans les évènements
globaux en cours, ces villes revendiquent
en effet très fortement leur patrimoine historique, culturel et commercial en même
temps qu’elles en débordent les limites. C’est
la conjonction des deux phénomènes identitaires et subjectifs qui apparaît productive
comme le montrent à contrario les échecs
actuels d’autres affirmations territorialisées.
Faire métropole par les
coopérations entre villes
Pas assez puissantes pour exister seules,
des cités mettent à profit leur proximité géographique pour affirmer de concert un pôle
global. Il ne s’agit pas d’un espace géographique administratif déterminé par un commandement et des frontières mais d’un
territoire relativement informel agissant de
nombreuses coopérations en son sein. En
Europe, on discerne ainsi l’émergence de
deux pôles logistiques d’échelon global créés
par les coopérations de plusieurs villes. C’est
le cas par exemple d’Anvers et Rotterdam qui
font valoir partout dans le monde qu’elles
constituent la meilleure voie de pénétration en Europe, la porte rhénane. De même
pour Hambourg et Brème qui font valoir en
Asie, mais aussi en Amérique, leur Deutsche
Bucht (baie allemande) comme la meilleure
porte pour échanger avec l’Europe.
En Méditerranée, deux autres villes, Barcelone et Gènes ont en effet également proposé
à Marseille un même type de coopération pour
pouvoir offrir aussi aux asiatiques et américains une porte méditerranéenne pour entrer
marchandises et services en Europe. La domination très ancienne (Braudel) des places
d’Europe du Nord en la matière se trouve en
effet également remise en cause par la mondialisation qui fait passer aujourd’hui l’essentiel des échanges Asie - Europe Amérique par
le canal de Suez. Mais pour que ces flux ne
fassent précisément pas que passer, les coopérations des trois cités voisines sont indispensables. Or la logique jacobine du port de
Marseille lui interdit de se concerter avec des
“étrangers” pour une stratégie transnationale.
De même, notre contribution dans “Seine métropole” au projet de Grand Paris met en avant
la nécessaire coopération des villes fluviomaritimes de Rouen et du Havre avec Paris pour
brancher la métropole sur les flux à la fois de
la mondialisation et du marché européen1.
Mais, là encore, les difficultés de concertation
des institutions d’État, dont les ports, avec les
villes et Régions rendent jusqu’ici impossible
l’innovation de toute subjectivité territoriale et
donc tout projet d’affirmation d’un pôle portuaire dans la mondialisation. Faire métropole
n’est pas un élargissement quantitatif de collectivités territoriales, mais une polarisation
des coopérations des villes au plan économique et culturel. La Randstad est faiblement
instituée mais doit sa puissance économique
et urbaine aux coopérations de ses acteurs
Plusieurs choses sont à retenir de ces coopérations innovantes. D’abord qu’elles riment,
là encore, avec la concurrence qui a toujours
dominé les rapports de chacun de ces couples
jusqu’à pouvoir dégénérer dans l’histoire en
une rivalité tournant parfois à l’extermination
de l’autre. Il est donc hors de question de se
réunir ni de s’unifier en aucune façon mais
bien de coopérer sur des objectifs limités aux
profits conjoints des deux parties qui, pour le
reste, sont toujours concurrentes. Ensuite, on
constate que ces coopérations transpercent
autant les divisions spatiales administratives
nationales ou de Landers que celles des langues ou des cultures. L’élargissement économique de la mondialisation libère ainsi de
beaucoup d’assujettissements historiques
sans pour autant remettre en cause les iden1 T.Baudouin et M.Collin, “Un pôle européen du commerce mondial” in Seinemétropole,
Le grand pari de l’agglomération parisienne, Antoine Grumbach & associés, Paris, 2009.
81
TOOL QUIZ - Livre vert
bératifs ou participatifs abondamment décrit.
J’en précise donc plutôt ici une autre dimension territoriale, beaucoup moins connue
mais tout aussi importante, qui concerne des
coopérations de villes proches dans l’objectif de pouvoir s’affirmer dans les nouvelles
échelles de la globalisation.
TOOL QUIZ - Livre vert
sur certaines stratégies précisément définies
sur des concertations.
En conclusion, l’émancipation du cadre de
l’État-nation instaurée par la mondialisation
libère donc les villes de l’autisme dans lequel l’intérêt régalien dit général avait pu les
enfermer. En s’émancipant de leur statut de
collectivités locales qui les soumettaient au
jeu à somme nulle d’une rivalité entre elles
circonscrite aux financements budgétaires
de l’État, elles peuvent s’affirmer désormais
cette fois comme sujet dans une relation
véritable de concurrence avec d’autres pour
apporter leurs plus- values aux flux globaux.
C’est ce qui explique l’avance considérable
des villes dites portuaires dont la démocratie délibérative s’alimente constamment des
conflits entre leurs différents acteurs sur des
choix à prendre nécessairement en commun.
La concurrence des villes développe deux
types de coopérations nouvelles. Au sein de
chacune, d’une part, les citoyens innovent des
relations au-delà des divisions fonctionnelles
et hiérarchiques de l’ère industrielle. Par ailleurs, des villes proches recouvrent aussi des
intérêts communs au-delà, cette fois, des
querelles picrocholines imposées également
par l’immanence étatique. Le dépassement
du souverainisme est donc aussi celui des
doxas ubiquitaires dominantes qui changent
simplement d’échelle pour soumettre encore
les anciens terroirs, cette fois à la vitesse des
flux globaux.
antagonique des relations capital/travail dans
l’entreprise en dissensus entre citadins sur
leur territoire productif d’alternatives et de
choix. Au tournant du XIXe et XXe siècle déjà,
de très longues hésitations avaient retardé la
nécessaire intervention des ouvriers dans les
nouvelles usines tayloriennes1. Quant à nous
c’est dès à présent, pour ne pas abandonner
ces nouveaux instruments productifs que sont
les villes à l’économie capitaliste globalisée,
que nous devons en investir de notre point de
vue les formidables opportunités d’un devenir
démocratique reterritorialisé.
La mondialisation est accusée de marginaliser le citoyen alors que les villes s’affirment tout au contraire comme les territoires
de toutes les innovations démocratiques
actuelles. On a vu en effet que les pratiques
économiques territorialisées des villes constituent, du point de vue de leurs citadins cette
fois, des opportunités essentielles d’interventions novatrices comme le montrent tous
les mouvements actuels dans les villes françaises et à Londres, Copenhague, Athènes
ou ailleurs. La dimension économique sur
laquelle nous nous sommes volontairement
centrés transforme la dimension conflictuelle
1 Cf. Notamment sur ce sujet Jacques Rancière dans sa revue, Les révoltes logiques, des années 1975-85.
82
ment d’une structure culturelle dans le tissu
social urbain et de la manière même de faire
du politique dans nos sociétés.
Bibliothèque solidaire
Un projet de la
Bibliothèque publique d’Etat
de Cuenca
Parmi les dispositifs remarquables mis en
place, le projet “Bibliothèque Solidaire”, porté
depuis octobre 2009 par la Bibliothèque Publique d’Etat de Cuenca, mérite un éclairage
particulier. Des bénévoles, sélectionnés sur
la base de leurs motivations personnelles et
formés par le personnel de la bibliothèque
et des professionnels du secteur social, sont
incités à se déplacer hors des murs de l’établissement, pour rendre accessible une partie
des collections aux habitants mais également
pour mettre en place toute sorte d’activités
littéraires et culturelles, des sessions de tutorat, des ateliers de formation aux NTIC, etc.
La démarche du volontaire est rendue visible
grâce à une communication ample et une
signalétique pensée spécialement. D’octobre
2009 à octobre 2010, plus de 360 activités auront ainsi été menées par une quarantaine de
volontaires et une vingtaine de stagiaires au
bénéfice de plus de 21 000 personnes ayant
des difficultés d’accès à la bibliothèque publique ou sans accès dans les villes de Cuenca et de Ciudad Real. Ce projet s’attache ainsi
à supprimer les barrières physiques, sociales
et culturelles qui limitent ou empêchent l’accès des personnes marginalisées ou des personnes sans éducation, formation ou emploi,
à l’information et la connaissance, en misant
pour cela sur une coopération étroite et durable entre collectivités territoriales, institutions culturelles, centres scolaires et ONG et
plus particulièrement sur l’émergence d’une
forme de volontariat encore quasi inexistante
en Espagne: le volontariat culturel. Il illustre
la capacité des pouvoirs publics à prendre en
compte les nouvelles formes d’implication citoyenne qui se développent de nos jours plus
particulièrement en ville1 et à les mobiliser
autour de nouveaux schémas d’intervention.
“L’imagination dans sa dimension à la fois individuelle et collective apparait comme le ferment d’une nouvelle approche du lien social
puisqu’elle est mise au service d’un projet qui
se questionne et se réinvente sans cesse sous
l’impulsion des responsables de la bibliothèque et des pouvoirs publics régionaux.”
Depuis une vingtaine d’années, les grandes
organisations mondiales, telles que l’Unesco
dans son Manifeste sur la bibliothèque publique paru en 1994, reconnaissent explicitement le rôle fondamental des bibliothèques
publiques, non seulement comme porte d’accès à l’information et à la connaissance mais
aussi comme centre d’apprentissage et de
développement culturel et social des individus
et des groupes sociaux, indépendamment de
leur âge, sexe, origine ou milieu social. Certaines collectivités territoriales se saisissent à
l’heure actuelle de cette mission en redéfinissant leur propre mode d’intervention. Engagé
depuis plus de vingt ans dans une politique
volontaire en faveur de l’alphabétisation et de
l’accès à la lecture de tous les habitants de la
région, le Gouvernement Autonome de Castille-la Manche a choisi de prendre en compte
toutes les implications qu’une telle reconnaissance comporte. Ainsi, après avoir soutenu pendant une dizaine d’années la mise en
place de mesures traditionnelles, comme la
construction d’équipements adaptés (établissements scolaires, bibliothèques) ou la création de services temporaires (bibliobus) dans
une région encore marquée par une très forte
ruralité, ce Gouvernement cherche depuis
peu à encourager, au sein même du Réseau
Régional de Bibliothèques Publiques de Castille-la Manche, des projets innovants ouverts
à l’expérimentation de nouvelles méthodes de
participation sociale. Il s’agit pour cette collectivité de reposer la question de l’engage-
En invitant les volontaires à intervenir au sein
de crèches, de centres sociaux, de maisons
de retraite, d’hôpitaux ou de prisons non seulement dans le centre de ville de Cuenca et
de Cuidad Real mais aussi dans les quartiers périphériques, cette initiative bénéficie
d’un ancrage territorial extrêmement fort et
83
TOOL QUIZ - Livre vert
Une bonne pratique
Toolquiz
TOOL QUIZ - Livre vert
s´attache a resserrer les liens entre institutions et collectifs. En intervenant dans des espaces publics souvent délaissés par les institutions culturelles et peu fréquentés par les
citoyens, le projet embrasse des zones géographiques plus vastes que celles normalement
couvertes par les bibliothèques de quartiers.
L’espace public fait alors l’objet d´un réinvestissement citoyen et se recompose ainsi
sous le coup de nouvelles formes d’intervention sociale. La promotion de valeurs sociales
telles que la solidarité, l’échange et l’entraide
à laquelle le projet contribue, est également
primordiale, notamment dans une société où
les liens intergénérationnels tendent à s’affaiblir, où l’individualisme a tendance à s’enraciner et où les relations entre cultures étrangères sont souvent source de conflits plus ou
moins larvés. La région de Castille-la Manche
est confrontée à un taux de chômage élevé
surtout de la part des jeunes de 18 à 25 ans
et doit répondre à d’importants défis sociaux
liés à des vagues d’immigration qui se sédentarisent depuis une vingtaine d’années seulement et dont l’intégration est encore très
relative.
Néanmoins c’est surtout dans le rôle prépondérant accordé à la personne au sein du système d’acteurs global que le projet est digne
d’attention. Le volontaire n’est pas seulement
un chaînon essentiel: il est la condition même
du projet. C’est au volontaire qu’il revient de
porter cette mission d’apprentissage et de
sensibilisation à des problématiques sociales
cruciales dans nos sociétés actuelles auprès
de ses concitoyens. C’est à lui également de
chercher, par les interactions sociales qu’il
s’attache à créer et à démultiplier, à renforcer le sentiment d’appartenance à une même
communauté et l’intégration en son sein de
certains groupes souffrant d’isolement ou de
rejet, notamment les nouveaux immigrants,
les malades de longue durée ou les détenus.
Il ne vient pas en remplacement mais est
porteur d’une action complémentaire à celle
du personnel de la bibliothèque ou à celle
des services sociaux. Le fondement même
de cette initiative est ainsi d’établir un pacte
social basé sur la confiance mais aussi sur la
responsabilité de l’individu puisque les bénévoles sont perçus comme des passeurs de
culture et non de simples représentants de la
bibliothèque hors les murs.
Reposant sur une approche concertée, ce
projet vise également à combiner l’initiative
personnelle et la prise de risque à un encadrement et un suivi constant de l’action des
bénévoles. Il est en effet intéressant de voir
comment à partir de fondements clairement
établis entre les pouvoirs publics et la bibliothèque et entre les bénévoles et les autres
participants au projet, se dégage une marge
de manoeuvre suffisamment ample pour laisser ensuite place à l’expérimentation, notamment dans des lieux de clôture de soi et des
autres comme c’est le cas des prisons. La sélection des volontaires se base sur un entretien avec le personnel de la bibliothèque qui
permet de juger de la motivation du candidat
mais aussi de sa capacité à s’adapter à des
environnements et des publics très divers.
Elle est suivie d’une formation préliminaire
dispensée souvent conjointement par le personnel de la bibliothèque et par des professionnels du domaine social. Une évaluation
régulière est ensuite mise en place par le
biais de rendez-vous réguliers entre les bénévoles et une réunion rassemblant l’ensemble
des personnes impliquées dans le processus
a lieu une fois par an. Cette démarche permet
de bénéficier d’un retour sur expérience indispensable pour assurer la pérennité du projet et en améliorer le fonctionnement. Le lot
de propositions émises régulièrement par les
volontaires et le bilan annuel de l’action sont
l’occasion de lancer de nouvelles initiatives en
essayant d’élargir à chaque fois un peu plus
l’échelle territoriale du projet, le public destinataire et les partenaires impliqués.
Un des grands apports du projet “Bibliothèque solidaire“ réside ainsi dans la manière
dont il invite à reconsidérer la façon de faire
du politique. Il ne s’agit plus de gérer un dis-
1 Le volontariat est en effet un phénomène qui a vu son ampleur s’accroitre considérablement depuis une vingtaine d’années en Espagne mais qui a encore tendance à se
circonscrire essentiellement au milieu associatif ou sportif.
84
Fondation Simetrias
Partenaire Tool Quiz
85
TOOL QUIZ - Livre vert
positif comme précédemment, d’assurer les
conditions de sa mise en place et son bon
fonctionnement mais de réinvestir des territoires en encourageant de nouvelles voies
d’implication sociale, en créant, en dynamisant et en animant de nouveaux partenariats
qui soient à même de redonner à la personne
toute sa place dans son environnement immédiat. L’imagination dans sa dimension à la
fois individuelle et collective apparait comme
le ferment d’une nouvelle approche du lien
social puisqu’elle est mise au service d’un
projet qui se questionne et se réinvente sans
cesse sous l’impulsion des responsables de
la bibliothèque et des pouvoirs publics régionaux. En laissant une place a l´imprévu, ce
projet encourage l’individu à prendre non seulement par lui-même des initiatives sociales
mais aussi à réactiver ou à développer de
nouvelles compétences qu’il pourra ensuite
réintégrer comme il le souhaite dans sa trajectoire personnelle. Il est un excellent medium pour créer ou recréer du lien social de
manière multiforme mais aussi pour doter les
bénévoles de nouvelles capacités sociales et
culturelles qu’ils pourront réinvestir ensuite
dans d’autres fonctions ou responsabilité.
Partie 3
Pratiques d’acteurs
TOOL QUIZ - Livre vert
La question du lien culture, humain
et développement interroge la
redéfinition du champ d’action et de
responsabilité des acteurs culturels.
En effet, dans une telle approche, Nous avons choisi, dans cette partie,
ce sont les acteurs culturels qui dede donner à voir comment certains
viennent les artisans directs de ces
acteurs composent et expérimenespaces de droit. Ils affirment inditent aujourd’hui leurs pratiques
rectement une dimension politique
autour des enjeux :
par leur capacité à participer, par
- du soin/regard,
l’expérimentation quotidienne, par
la fabrique de ces espaces, à initier
- de la transformation/
des processus. Ils rentrent dans la
réappropriation,
complexité de ce qui fait l’humanité.
Comment alors créer les conditions
de la mise en capacité de chaque
personne, habitant, citoyen ?
Comment créer les conditions d’une
réappropriation par chacun de son
environnement, de sa société, et
plus encore, de sa capacité d’y agir ?
Comment créer les conditions d’un
changement de regard et d’attitude ?
89
- de la trajectoire/responsabilité.
Ces acteurs, au travers de leurs
pratiques, participent de nouvelles
voies d’action culturelle à l’échelle
européenne.
soin/regard
“Nous élaborons ensemble
une machine à
expérimentations sensible ...
une façon d’inlassablement
se demander comment
penser autrement.”
Madeleine Chiche and Bernard Misrachi
Michel REPELLIN,
responsable “Techniques du corps”, A.I.M.E 1
De la danse et du corps,
un vaste champ d’actions
possibles
A.I.M.E. s’est constituée d’abord autour d’un
projet artistique défendant l’idée que le mouvement et les techniques du corps ne sont
pas seulement l’affaire de la danse ou de ce
que cet art peut donner à voir ou pratiquer.
A partir du corps et de la pratique corporelle
(dont la danse) s’est ouvert pour les artistes
ou praticiens de notre association un large
champ d’actions possibles en dehors du seul
espace de l’action culturelle.
Nous avons été conduits à rejoindre une multitude de contextes sur le terrain social, dans
le monde du soin et de l’éducation. En nous
appuyant sur les outils de la danse et de certaines méthodes d’éducation somatiques,
nous avons ajouté à l’atelier corporel une
approche critique de l’expérience sensible.
Approcher le corps et penser la “pratique
corporelle” à partir de contextes différents
nous a engagé, à nommer, décrire, et clarifier nos hypothèses et aussi à faire apparaître
une cartographie des techniques du corps en
explicitant les outils qu’elles proposent.
Ainsi le discours sur le corps et la parole
comme lieu d’élaboration du ressenti deviennent les éléments constitutifs de l’atelier
corporel.
Travailler avec tous les
acteurs
Tout en permettant un grand nombre de partenariats dans le domaine de l’action culturelle, de l’éducation, de la santé ou de l’accompagnement médico-social, la question du
“corps” se frictionne avec les croyances des
acteurs. Croyances qui s’énoncent de multiples façons quand il s’agit de discuter des
“cadres” de travail attachés aux contextes
dans lesquels nous intervenons. Ces frictions
davantage implicites que formalisées sont la
base d’un dialogue, là ou il faut comprendre
de quel “corps” en tant que construction
culturelle et sociale il est question. La question du corps est finalement rarement au
cœur du travail culturel, social ou thérapeutique. Il nous incombe donc de travailler prioritairement ces représentations car un discours sur “l’émancipation”, la “construction
du savoir” ou “l’autonomisation” par le corps
ne peut se contenter d’être générique.
En traversant le contexte, notre action n’engage pas seulement le public avec lequel
nous travaillons (spectateurs, élèves, patients) mais également les équipes professionnelles encadrantes ou accompagnantes,
les outils que celles-ci mettent en œuvre
pour assurer leurs missions. Le “savoir du
corps” comme construction concerne les artistes, les soignants, les patients, les spectateur ou élèves. L’expérience du sensible pour
devenir un savoir doit s’appuyer sur la capacité de chacun a comprendre et construire
son “parcours” dans le processus de l’atelier.
1 A.I.M.E. - Association d’Individus en Mouvements Engagés, association loi 1901 fondée par Julie Nioche chorégraphe et ostéopathe, Gabrielle Mallet, kinésithérapeute et
ostéopathe, Stéphanie Gressin, directrice de production, Isabelle Ginot, enseignant-chercheur et praticienne Feldenkrais et Michel Repellin, directeur de projet et acteur
associatif.
93
TOOL QUIZ - Livre vert
Des techniques
du corps
comme projet
politique
Notre engagement autour des techniques du
corps au-delà de l’art ou de la chorégraphie
n’exclut pas la question de l’imaginaire, bien
au contraire, mais il nous a amené à élargir
nos capacités d’action vers des territoires qui
déplacent notre rôle attendu de « compagnie
chorégraphique ». C’est ici qu’apparaît la
limite de notre action : forte dans sa philosophie et ses principes éthiques mais toujours
discutable dans son application ou sa contextualisation.
TOOL QUIZ - Livre vert
Ce processus force à un déplacement qui est
acceptable par tous les acteurs s’ils en comprennent l’enjeu véritable.
Difficile d’admettre parfois pour nos interlocuteurs que le savoir ne se “transmet” pas
comme une technique mais qu’il peut émerger des personnes elles-mêmes, de leurs capacités à transformer ce qu’elles imaginent
puis produisent pour elles-mêmes et dans
leurs actions collectives voire professionnelles.
Pour qu’un atelier corporel devienne un dispositif d’intervention artistique et politique
dans le monde social, alors il ne s’agit pas
seulement de “revendiquer” la construction
d’un corps idéal au meilleur de ses capacités
fonctionnelles ou expressives mais de mettre
au travail les représentations, les usages et
les pratiques qui organisent déjà les corps
autour de concepts disciplinaires tout aussi
présents dans le monde de la danse, de la
santé ou de l’éducation.
Notre position doit toujours s’organiser autour d’une dimension éthique : ne pas laisser
se développer un usage “disciplinaire” de la
pratique corporelle, c’est-a-dire une réduction de celle-ci à une approche théorique
endogène et normative (artistique, éducative
ou thérapeutique).
Dans ce sens inscrire dans la pratique corporelle la notion d’appropriation qui peut
s’appuyer sur “l’empowerment”1 des acteurs
est un enjeu fondamental même si cette appropriation est elle-même sujette à de nombreuses interprétations et usages possibles
qu’il nous faut entendre.
A l’intérieur ou à l’extérieur
de l’institution
A partir de ces principes essentiels, nos actions sont “mobiles”, elles n’excluent aucun
territoire et nous pouvons penser le travail
du corps “dans l’institution” mais aussi en
dehors de celle-ci.
Il s‘agit de “travailler” au sein de contextes
spécifiques car nous n’échappons pas aux
cadres sémantiques qui bordent l’espace de
la pratique.
Travailler le contexte lui-même c’est essayer
de comprendre avec chaque intervenant les
objectifs du travail mené : est-il question de
soin, d’éducation, de création ou d’un lien à
trouver avec chacun de ces concepts?
A travers son travail, A.I.M.E. s’est exposée
très directement à des réalités très puissante :
les fondamentaux attachés aux champs disciplinaires, la régulation du temps assigné à la
pratique corporelle, les compétences structurelles et institutionnelles qui relèguent
gestes artistiques, gestes éducatifs et gestes
de soin à des cadres pas toujours interrogés.
Si ces cadres sont autant de barrières à la
reconnaissance d’un “savoir du corps” appropriable, ils peuvent devenir des frontières
actives avec lesquelles il faut composer dans
l’action pour être en capacité de “clarifier”
les horizons d’attentes et “l’impact” du travail de chacun.
La première période de notre activité nous
a donc permis de définir avec les acteurs
l’espace d’une intersection possible entre les
objectifs institutionnels et ceux définis par
les personnes pour elles-mêmes.
Le “lieu” de A.I.M.E.….
Dans chaque espace d’intervention, il s’agit
de “produire” de nouveaux espaces pour la
pratique corporelle qui permettent un partage de savoir sans opposer savoir théorique
et savoir expérientiel.
Un “nouvel espace de pratique” n’est donc
pas un nouveau lieu, ni une nouvelle technique d’occupation du territoire, car nous
choisissons de ne pas nous situer dans une
rupture avec le domaine de l’institution ou
un refus des “savoirs” qui ne seraient pas
les nôtres.
1 Nous entendons ici la notion d’empowerment selon la définition avancée par : D.Daumont, I Aujoulat, (2002) : l’empowerment individuel désigne la capacité d’un
individu a prendre et à exercer un contrôle sur sa vie personnelle. Comme le sentiment d’efficacité ou l’estime de soi, l’empowerment met l’accent sur le développement
d’une représentation positive de soi-même (seilf-concept) ou de compétences personnelles. En plus, l’empowerment individuel inclut l’analyse et la critique du contexte
social et politique, le développement des ressources et des compétences individuelles et collectives nécessiares a l’action sociale.
94
Un mouvement d’avenir
….un projet politique
En s’engageant fortement enfin dans la formation universitaire1, nous confrontons notre
engagement entre pratiques et savoirs théoriques à la perspective d’un futur champ
épistémologique des techniques du corps
qu’il reste a construire. Grâce à nos projets,
au croisement des disciplines et des champs
d’activité qui s’intéressent au corps, nous posons les bases d’un réseau de professionnels
qui peuvent porter les techniques corporelles
en essaimant le monde du soin, de la culture
et de l’éducation avec la même rigueur intellectuelle et la même capacité d’engagement.
Il s’agit à la fois de ne pas valider des dispositifs normatifs en proposant une action
éducative, de “formation”, “d’éducation”, de
“soin” ou de “sensibilisation”, et de “travailler” à l’intérieur d’espaces institutionnels ou
discursifs.
Ainsi peut émerger une marge “critique”
dont peut se saisir chaque acteur à la fois
pour “transformer” son action et sa relation
à l’environnement.
Mais ce travail ne protège pas les organisations qui produisent et programment des
actions en convoquant les pratiques corporelles.
En donnant de la mobilité aux paradigmes
des savoirs et des pratiques, nous interrogeons le projet, les objectifs, les outils des
structures. Est-ce que les discours de plus en
plus complexes pour identifier et définir les
« besoins » des personnes (patients, élèves,
spectateurs) peuvent se mettre activement
au service de subjectivités multiples ellesmêmes en capacité de produire un discours
sur l’expérience de l’art, de l’apprentissage
ou du soin ? Dans ce sens, nous pouvons
observer dans chacun des contextes que
nous traversons depuis quelques années une
mobilisation des acteurs à la faveur d’un réagencement des regards portés sur le corps
pour soi ou dans un cadre collectif.
Depuis sa création, A.I.M.E. a dû répondre
à un double enjeu : travailler avec les personnes, et avec les structures, institutions,
organisations, associations et construire en
interne une capacité d’expertise en constante
reconfiguration . A.I.M.E souhaite s’inscrire
comme un dispositif « actif » et pérenne,
reconnu par les partenaires et identifiable
par les personnes qui peuvent traverser nos
actions. Double enjeu et double contrainte
qui nous conduisent à privilégier une éthique
dans nos actions plus qu’un « mode » de travail qui ferait « modèle ».
1 Diplôme Universitaire « Techniques du corps et monde du soin », une collaboration de AIME avec le Département danse et service de la formation permanente de Paris
VIII-St Denis
95
TOOL QUIZ - Livre vert
L’espace de la pratique tel que nous l’abordons est d’abord un espace de changement
des paradigmes au lieu même de “l’expérience” : rendre possible une approche du
soin dans un travail éducatif, concevoir une
démarche éducative dans un contexte soignant, envisager un espace de l’imaginaire
dans un travail pédagogique ou thérapeutique.
Par conséquent le malade a à voir avec ce
qu’est le soignant (et l’espace du soin), le soignant avec ce qu’est le soigné, l’élève avec ce
que transmet l’éducateur, le spectateur avec
ce que produit l’artiste.
TOOL QUIZ - Livre vert
A.I.M.E. est une association qui
réunit depuis sa création en 2007,
artistes, praticiens du corps,
chercheurs, professionnels du soin
et acteurs du monde associatif
dans les domaines de la culture
et de la santé. Créée à l’initiative
de la chorégraphe Julie Nioche,
A.I.M.E. fonde son activité sur
un engagement commun à
tous ses membres : favoriser le
décloisonnement des “savoirs” du
corps et permettre au plus grand
nombre une “appropriation” des
pratiques corporelles réunissant la
danse et les méthodes d’éducation
somatiques .
1
1 Les méthodes somatiques ou “méthodes d’éducation somatiques” sont un ensemble de méthodes et techniques touchant au corps et au geste. Elles sont disséminées
à travers le monde et jouissent d’une reconnaissance très inégale selon les pays et les cultures (dans plusieurs pays nordiques et germaniques elles sont intégrées
au secteur para-médical, en France elles sont exclues du système de soin…). Certaines portent le nom de leur fondateur (Feldenkrais, Alexander, Rolfing) et d’autres
un nom décrivant leurs objectifs (ostéopathie, eutonie, Body-Mind Centering…) ; certaines sont bien connues du public, et d’autres très marginales. On peut tout
d’abord les définir par une histoire souvent comparable : leurs fondateurs se sont trouvés face à une difficulté personnelle (accident, maladie, handicap) pour laquelle
la médecine classique n’avait rien à offrir ; ils ont alors décidé de tenter de trouver une solution par eux-mêmes, puis systématisé le mode de travail ainsi mis à jour
pour pouvoir en faire profiter les autres, puis former d’autres enseignants. Ainsi, et même si toutes ces méthodes ne s’assignent pas une fonction thérapeutique, elles
se situent d’emblée dans une position alternative aux modes de soin classiques occidentaux. Beaucoup puisent une partie de leurs ressources dans des pratiques
gestuelles (arts martiaux) ou thérapeutiques (massages, soins énergétiques) dans les cultures traditionnelles orientales (Inde, Chine, Japon…). Elles accordent une
place centrale à l’expérience de la personne, et plus particulièrement à ses sensations. L’opposition « subjectif/objectif » est donc peu opérante dans ces méthodes,
tandis que le savoir et l’expérience de l’élève ou patient sont considérés comme un savoir à part entière, qui fait précisément l’objet du travail (et non le paramètre à
éliminer). L’amélioration, l’apprentissage, le soin ou la guérison sont toujours supposés être conduits par la personne, son corps, son système, et non par le praticien,
qui se contente de créer les conditions pour que cette amélioration se produise.
96
Madeleine Chiche et Bernard Misrachi
Artistes pluridisciplinaires ou multimédia
- nous avons un peu de mal avec ces “barbarismes”, on pourrait aussi bien dire multi
disciplinaire ou plurimédias - nous sommes
nés de ces mouvements artistiques des années 70 et 80 qui naviguaient allègrement de
la performance au cinéma expérimental, des
arts plastiques à la musique contemporaine
sans hiérarchie, c’est à dire usant d’une
certaine liberté de déplacement, de mouvement, de pensée.
Nous étions à cette époque danseurs et
chorégraphes et le groupedunes est à sa
création en 1980 et jusqu’en 1997, une compagnie de danse contemporaine. La danse a
été notre université.
Dans le même temps, nous nous sommes
nourris de films, de concerts, d’expositions et
nous avons aussi passé beaucoup de temps
à observer la rue, les gens, leurs démarches,
leurs gestes, l’expression de leurs visages,
le mouvement en général… La danse nous a
appris a être dans l’espace et dans le temps,
à voir, à penser en mouvement, et puis surtout nous a donné une sensibilité physique
aux lieux, à l’instant. Elle nous a fait prendre
conscience des liens qui se tissent entre les
corps.
Le cinéma nous a appris beaucoup du rapport entre le son et l’image, du champs et
du hors champs, de la relation entre mouvement et immobilité, de la lumière.
De la musique contemporaine, nous avons
appris la complémentarité entre le bruit et
le silence…
Et nous avons vite fait des rapprochements
entre les sensations que nous éprouvions
Cherchant les formes qui permettent de
mettre ces notions en jeu, nous avons conçu
nos spectacles comme des environnements
où se mêlent images, cinéma et vidéo, sons,
textes, objets et corps des danseurs sans
hiérarchie, autant d’éléments qui composent
le mouvement. Nous pratiquons la caméra et
le magnétophone stylo.
Les films et les sons sont des extraits retravaillés de nos promenades dans les villes.
Les images sont projetées sur du mobilier,
des murs, des matériaux bruts ; une manière
d’introduire des décalages, des perturbations
dans la perception ou de modeler l’espace.
La profusion des signes, leur simultanéité incitent à une lecture non linéaire. Le contexte
dans lequel la danse évolue est aussi important que la recherche d’un langage gestuel
singulier et ce contexte est le reflet de la
réalité dans laquelle nous vivons en quelque
sorte “notre actualité”.
Pas de thème, pas de récit, nous travaillons
plutôt sur des motifs, des agencements, sorte
de paysages en mouvement qui sollicitent le
spectateur dans sa propre appréhension des
événements.
Convié à la mobilité du regard, il est libre de
produire ses propres associations.
Dans cette quête de l’espace et dans ce désir
d’une confrontation au “réel”, nous quittons
assez vite les théâtres pour explorer d’autres
lieux : garages, entrepôts, friches industrielles qui se situent tous dans ces zones
97
TOOL QUIZ - Livre vert
Interroger
les usages
quotidiens de
la ville
sur le plateau au milieu des autres danseurs, et les émotions que nous ressentions
au cœur des foules en parcourant les villes.
Nous nous sentions bien dans cet aller et retour entre notre studio et ce dehors que nous
traversions sans cesse, dans cet échange
d’informations sensibles.
La ville est devenue notre champ d’observation et notre source d’inspiration.
C’est dans sa fréquentation presque obsessionnelle que se sont dessinées les notions
de complexité, d’ordre et de désordre,
d’agencements hétérogènes mais aussi de
paysages à lire.
Lire est l’anagramme de lier ; Ainsi la question du lien s’est imposée comme un des éléments fondamentaux de notre recherche.
TOOL QUIZ - Livre vert
intermédiaires où la ville est en mutation et
où se joue son devenir.
Nous fabriquons alors des spectacles in situ
et nous invitons le public à faire sa propre
expérience de ces espaces inédits, un déplacement qui nous semble propice à provoquer
d’autres manières de voir, à questionner la
posture même du spectateur, sa liberté, sa
responsabilité…
Dans ces lieux qui sont souvent hostiles, peu
accueillants, nous intégrons dans nos scénographies l’aménagement des espaces pour le
public en leur offrant un peu de confort.
Avec malice, il nous est arrivé de proposer
des sièges différents: fauteuils, chaises, tabourets, une façon de singulariser chaque
personne présente et de refuser cette notion
de public comme entité homogène.
Nous aimons l’idée de nous adresser à un
spectateur solitaire capable de créer une relation intime avec ce qu’il voit. C’est dans ce
rapport d’intimité aux choses, au monde que
nous constituons notre corps sensible.
Et c’est ce corps sensible qui nous intéresse.
Comment percevons-nous les choses, que
faisons-nous de nos émotions?
Est-ce que ce n’est pas la richesse de cette
mémoire sensible et la conscience que
nous en avons qui produit la richesse de nos
échanges avec les autres?
En quoi les émotions artistiques peuventelles nourrir notre rapport au monde et stimuler notre perception dans notre vie quotidienne?
Toutes ces questions nous ont amenés à
nous intéresser aussi au langage, aux mots
que nous utilisons pour dire ce que nous ressentons, à l’expérience vécue que les mots
véhiculent.
Et nous avons eu envie d’aller à la rencontre
des gens, pas le public ou les spectateurs
potentiels, mais ceux que nous croisions
ici ou là dans nos traversées urbaines avec
l’idée de mettre nos intuitions artistiques à
l’épreuve de ces “réalités multiples”.
Nous sommes partis un peu comme des enquêteurs, dans l’esprit d’échanger des expériences plutôt que de dispenser un savoir.
Nous menons des ateliers avec toutes sortes
de personnes, de tous âges, de toutes conditions sociales sans discrimination.
Les thèmes de travail sont l’appréhension de
l’espace, le regard et l’écoute, le point de vue
comme position dans l’espace, l’observation,
les notions d’habiter, de présence et aussi parler, mettre des mots sur ce que nous
voyons, nous entendons…(le paysage lexical
de chacun). Là encore nous passons du studio à la ville, les lieux dans lesquels chacun
d’entre nous vit.
Tout naturellement au début des années
90, nous nous installons dans les espaces
magiques de la Friche la Belle de Mai à Marseille et rejoignons l’équipe à l’initiative de ce
projet. Nous trouvons là une incroyable liberté pour développer notre travail.
Tout est à inventer dans cet immense territoire avec la conscience que l’art et la culture
se retrouvent ici au cœur de véritables problématiques urbaines.
Sous l’impulsion de Philippe Foulquier, son
directeur, cette friche industrielle (ancienne
manufacture de tabac de 145000m2) devient un lieu de résidence, de production et
de diffusion artistique multidisciplinaire et
aujourd’hui, s’inscrit comme un élément
moteur de la régénération économique et
sociale du quartier de la Belle de Mai.
La Friche est restée longtemps dans l’indéfinition volontaire.
Elle a toujours fonctionné dans un souci écosystémique, dirait-on aujourd’hui, de réunir
des conditions pour que des événements
émergent et se développent, sans avoir besoin de définir des missions, ni de répartir
des tâches.
Ce mode d’organisation reste assez rare,
pour que l’on en souligne l’importance.
Il respecte une certaine indépendance des
projets qu’il génère et préserve ainsi la possibilité d’évolutions ou de croisements insoupçonnés.
C’est à la Friche que nous avons vécu une de
nos expériences les plus fortes. Parce que
les lieux étaient disponibles et que personne
ne faisait obstacle aux désirs des artistes,
nous nous sommes permis d’imaginer un
projet sur les 8000 m2 du toit, une esplanade
en plein ciel totalement ouverte sur la ville.
Nous sommes tombés amoureux de cet endroit, pour sa force, sa beauté rugueuse. Il
98
Par notre intervention, nous avons révélé
les qualités d’espace public de ce site et
sans vraiment le vouloir, nous nous sommes
transformés en “aménageurs de jardins
éphémères”.
Les architectes et les urbanistes ont été très
sensibles à ce travail.
Depuis cette date, nous concevons la plupart
de nos installations dans des zones urbaines
habitées et nous sommes très attentifs à ce
qui peut faire la qualité de l’espace public.
Par nos interventions, nous ne cherchons pas
à faire événement dans le sens spectaculaire
du terme.
Nous tentons de fabriquer des situations
poétiques qui sollicitent – peut-être en le
troublant - le passant ou le promeneur dans
ses usages quotidiens de la ville.
S’interroger sur notre usage de l’espace
public, c’est aussi peut-être s’interroger sur
notre usage de la démocratie qui renvoie à
la question de la responsabilité de chacun à
“habiter le monde” et à produire du lien.
Ce qui s’est passé dans les pays arabes récemment montre à quel point l’espace public
prend des formes incertaines avec l’intrusion
des technologies de l’information, réseaux
sociaux, canaux numériques…
Et comment le citoyen s’introduit dans le débat public jusqu’à ébranler profondément les
structures d’une société!
Après dix années à apprivoiser des lieux improbables pour fabriquer nos installations,
nous revenons en 2009 sur le toit de la Friche
Belle de Mai à Marseille, en pleine phase de
réhabilitation.
Ce toit a désormais vocation à devenir un
espace public grâce à “une bataille” que
nous avons menée auprès des aménageurs
du site. D’ici là 2009-2013 et au-delà ! est le
nouveau projet que nous engageons, un projet qui prend le temps de son élaboration… Ce
toit est, aujourd’hui, notre atelier…
Nous mettons en place sur cet espace inédit un chantier expérimental à ciel ouvert et
public qui doit nous conduire à l’été 2013 à la
fabrication d’une nouvelle installation multimédia.
99
TOOL QUIZ - Livre vert
nous semblait posséder toutes les qualités
susceptibles de mettre en jeu nos préoccupations du moment: un espace vague, indéterminé, à apprivoiser, la durée et le temps,
la relation à la ville à la fois présente et distante, une certaine intimité malgré ses dimensions…
Permettre au public de découvrir ce lieu
caché était aussi un de nos enjeux. Nous
sommes devenus producteurs de l’événement.
Il nous a fallu plus de deux ans pour trouver
les financements et convaincre tout le monde
de la pertinence de la proposition ! Nous
avons eu raison d’insister.
Durant trois semaines en septembre 1999, de
la nuit tombée et jusqu’à 1h du matin, 12000
personnes ont librement et joyeusement
déambulé dans la scénographie d’images
vidéo, de sons et de lumière que nous avons
réalisée sur ce toit devenu jardin public pour
l’occasion.
Cette installation avait pour titre “Vous êtes
ici”.
Pas de danseurs cette fois, nous proposions
au public de s’emparer de l’espace et de
prendre le temps et des gens se sont mis à
danser devant les images…
Ils ont passé parfois plus d’une heure dans
l’installation. Beaucoup de choses ont été
déterminantes pour nous et pour la suite de
notre travail. Le public était très mélangé,
venant de tous horizons, du quartier, en famille…
Il ne savait pas très bien où il mettait les pieds :
ce n’était pas un musée ni une galerie, pas
plus un théâtre, la forme artistique était inédite. Cela nous semblait amener une certaine
légèreté dans les comportements où on ne se
demandait pas ce qu’il fallait comprendre.
Les gens étaient là dans un plaisir évident
de découvrir les images et les sons et la ville
alentour, faisant sans effort les liens entre
les choses.
Nous nous interrogeons beaucoup depuis
sur d’hypothétiques ratios entre ce qui doit
être nécessairement défini et ce qui peut
rester indéfini, jusqu’à quel moment peut-on
se permettre de ne pas nommer les choses,
n’ignorant pas ce postulat qui dit que ce qui
n’a pas de nom n’existe pas!
TOOL QUIZ - Livre vert
Nous envisageons cette fois de nous inscrire
dans la géographie du lieu. Le vent, la pluie,
le soleil, le végétal sont des éléments avec
lesquels nous souhaitons composer pour
cette future scénographie dans une alliance
avec les technologies numériques, nos outils
habituels.
Nous ne préjugeons pas de ce qui va advenir,
pas de programme.
Dans cette phase d’exploration, nous nous
associons aux savoirs et compétences de
paysagistes, architectes, chercheurs, ingénieurs, entreprises privées…
Mais aussi d’usagers et d’habitants aventureux. Nous élaborons ensemble une machine
à expérimentations sensible, faite d’observations, de concertations, de mises à l’épreuve
et d’ajustements.
La dimension écologique du projet est une façon d’inlassablement se demander comment
penser autrement.
Nous sommes artistes et c’est à travers ce
prisme que nous abordons toutes ces questions.
Peut-on soutenir l’idée d’un espace public
expérimental, qui ne se fige pas dans des
formes, des modèles pré-pensés ou des réponses standardisées?
La friche en tant que lieu d’exploration artistique peut être aussi le lieu idéal pour mettre
publiquement à l’épreuve, la réalité des enjeux d’une culture nouvelle de l’urbanité.
Septembre 2011
Madeleine Chiche et Bernard Misrachi
développent leurs projets artistiques au
sein du groupe dunes. Danseurs et chorégraphes dans les années 80, ils poursuivent
leur réflexion sur l’espace, le mouvement
et le temps, en fabriquant des installations
visuelles et sonores in situ où ils interrogent
la présence du spectateur, ses modes de
lecture et de perception, sa relation intime à
l’espace. Ils sont résidents permanents à la
Friche La belle de Mai à Marseille.
100
Remettre en cause les
préjugés
“Nous voulons ouvrir toutes les questions
sociales au débat. Nous estimons que c’est
là la tâche la plus importante du musée.
C’est le cas non seulement pour notre politique artistique, mais également pour notre
politique d’emploi”.
Le Musée Dr Guislain a ouvert en septembre
1986. Après une préparation minutieuse, un
grenier de l’institut psychiatrique a commencé à afficher l’héritage de ce type de
soin de manière permanente. Aujourd’hui,
une grande partie du bâtiment historique
construit en 1857 s’est transformée en musée. En 1986, l’intérêt pour l’héritage psychiatrique était encore assez récent et modéré.
L’historique de la psychiatrie était considéré
comme ‘chargé émotionnellement’. Certains
anciens types de traitement soulevaient un
sentiment de gêne et ‘l’institut’ en tant que
modèle approprié suscitait le doute. L’usage
de sédatifs pour assommer les patients
était critiqué. Se pencher sur le passé des
soins psychiatriques, discerner quels motifs
étaient à l’origine de quelles solutions dans
le passé, examiner la manière dont certaines
thématiques étaient évoquées avec une
quantité égale de verve, mais parfois avec
d’autres mots… ces questions intéressaient
peu de gens. C’était comme si les soins psychiatriques ne voulaient pas thématiser ce
lien à leur propre histoire. L’argument avancé
était que le présent et l’actualité étaient une
charge suffisante. Nous nous réjouissons
que, sans ignorer les préoccupations et questions susmentionnées, nous sommes en mesure de nous intéresser au passé des soins
psychiatriques et à leur relation au présent
au travers du musée. Nous étions convaincus que cette approche fondée sur l’héritage
pouvait avoir une importance primordiale
dans le débat actuel sur le monde des soins.
L’étude de l’histoire des soins est étroitement
liée à notre propre histoire de la congrégation
des Frères de la Charité, non seulement en
Belgique, mais également à l’international.
La jeune congrégation faisait partie du début
d’un traitement plus humain des malades
mentaux au début du 19ème siècle avec son
fondateur Peter Joseph Triest. Il y eut plus
tard une coopération avec le Professeur Joseph Guislain et la construction du premier
institut psychiatrique de notre pays (1857). Il
est formidable que le Musée Dr Guislain se
trouve dans ce même bâtiment. Au tout début, les Frères et les médecins comme Joseph Guislain mirent les premières méthodes
de traitement en pratique : le soi-disant ‘traitement moral’. Toutefois, l’histoire de l’institut
psychiatrique n’est pas légère ; c’est l’histoire d’une recherche sans garantie immédiate de solution. La complexité des troubles
mentaux y sont pour beaucoup. Par exemple,
l’humanisme optimiste du 19ème siècle était
confronté dans la pratique à des institutions
surpeuplées : le besoin était immense, mais
un traitement adéquat n’était évident et la
guérison n’était malheureusement pas plus
évidente. Au cours de la seconde moitié du
20ème siècle, la psychiatrie a été approchée
de manière critique et la pratique des soins
psychiatriques a subi des changements majeurs. Il était énormément question de ‘ce
qui est normal et ce qui est anormal’. Ce
développement intéressant, une histoire de
personnes et de leurs ambitions, mais également de beaucoup de souffrance, peut également se retrouver dans de nombreux objets
de la collection du musée.
Pour nous, rassembler des objets qui racontaient ‘l’histoire’ des soins psychiatriques
était notre mission première. Un musée tire
sa force et son importance de la richesse de
sa collection. Rechercher des objets, les répertorier et les décrire, les rendre accessibles
au public en les exposant : tout musée se doit
d’accomplir ces tâches évidentes mais pas
toujours faciles. Cela vaut certainement pour
un musée qui se consacre à un sujet aussi
sensible que ‘qu’est-ce qui est sain d’esprit et
qu’est-ce qui ne l’est pas ?’ Qu’est-ce qu’un
traitement approprié ? Quel est le meilleur
moyen d’organiser les choses ?
101
TOOL QUIZ - Livre vert
Une bonne pratique
Toolquiz
TOOL QUIZ - Livre vert
Nombre de ces questions font partie d’un
débat plus large : comment une société
traite-t-elle les malades et les handicapés ?
Quelles sont les contributions des différentes
approches scientifiques – par exemple, la
relation entre une psychiatrie plus biologique
et une approche plus socio-psychologique ?
Quel est le degré d’ouverture de la relation
entre les soins psychiatriques et la société :
comment les gens abordent-ils la notion de
trouble mental et de danger ? Aujourd’hui,
25 ans après, nous sommes parvenus à réunir une vaste collection. Celle-ci couvre plusieurs facettes, aussi bien locales qu’internationales, et comporte des objets dédiés aux
soins médicaux ainsi que des témoignages
du débat public sur la psychiatrie. La collection reflète de plus en plus la complexité
de l’histoire des soins psychiatriques. Certains objets sont étroitement liés aux soins, à
l’équipement médical, aux ustensiles d’infirmerie, aux vêtements correspondants, aux
fichiers médicaux, les manuels importants,
les grands auteurs. Pourtant, l’accroissement
des connaissances de l’histoire des soins,
l’importance, par exemple, de ‘l’image‘ qui a
été adoptée, le lien avec la photographie et
le film (d’un point de vue didactique autant
qu’artistique), la fascination des artistes visuels pour les malades mentaux, l’expression
artistique des patients en psychiatrie grâce à
ou malgré leur maladie (une collection majeure d’art brut) et l’approche de la folie dans
les cultures non occidentales.
La présentation a une base académique mais
elle a pour aspiration de montrer l’histoire de
la psychiatrie comme quelque chose nous
concernant tous. Cela s’inscrit dans la lignée
de ce que vivent de nombreuses personnes et
familles : être malade mentalement fait désormais partie de la réalité quotidienne d’un
grand nombre. Il est important que les gens le
reconnaissent : la souffrance mentale affecte
beaucoup de personnes, que ce soit au temps
jadis ou de nos jours. Outre nos expositions
permanentes sur l’histoire de la psychiatrie et
sur l’art brut, nous organisons chaque année
plusieurs expositions temporaires. Le lien
avec les soins psychiatriques et la question de
‘qu’est-ce qui est normal et qu’est-ce qui est
anormal’ est toujours présent. En 2009/2010,
l’exposition « De mémoire – Sur le savoir et
l’oubli » était consacrée à la maladie d’Alzheimer. L’année dernière, nous avons organisé
« Le corps imposant – Obésité ou maigreur,
perfection ou perturbation » sur l’anorexie
mentale. L’exposition actuelle, « Dangereusement jeune – Enfant en danger, enfant
dangereux » illustre la position contradictoire
des enfants dans la société de nos jours : les
enfants devraient être protégés, ils sont de
plus en plus malades (TDAH, autisme), mais
d’un autre côté, les enfants sont considérés
comme un danger pour la société et pour
les adultes. Les médias nous informent, par
exemple, sur la délinquance juvénile ou les
enfants soldats. Notre souhait est que nos expositions temporaires permettent d’ouvrir le
débat sur toutes les questions sociales. C’est,
selon nous, la tâche essentielle du musée,
et nous l’appliquons non seulement à notre
politique artistique, mais également à notre
politique de recrutement.
Dès l’ouverture du musée en 1986, nous avons
intégré l’emploi social à nos travaux, en commençant par employer des patients en psychiatrie de l’hôpital psychiatrique Dr Guislain.
Aujourd’hui, l’emploi social occupe une part
prépondérante de notre politique d’emploi.
La majorité du personnel d’accueil se compose d’employés sociaux et c’est une réussite
totale. Bien entendu, l’emploi social comporte
des avantages et des inconvénients. Cela demande énormément de conseils, mais contribue grandement aux travaux du musée. Pour
la mise en œuvre de l’emploi social, le musée travaille en collaboration avec différents
organismes : le VDAB, le Leerwerkbedrijf
de la ville de Gand, l’OCMW, le Ministère de
la justice, la clinique de jour du CP Dr Guislain et des organismes qui aident à orienter
l’emploi social. Une employée de notre musée
est chargée de l’emploi social, elle est la personne à contacter pour les différents organismes et sélectionne les autres employés en
concertation avec le directeur. La responsable
guide les employés sociaux dès le début. Ils
commencent normalement par accueillir les
visiteurs en tant que gardiens dans les salles
du musée. Ils peuvent également travailler à
la réception, dans le café du musée ou lors
de réceptions en soirée. Certains travaillent
102
Le musée évalue toujours le travail de l’employé social en concertation avec l’organisme
de tutelle. Le mot-clé qui caractérise l’équipe
du musée est donc ‘diversité’. Certains
membres du personnel ont une origine culturelle différente, d’autres ont des problèmes
d’ordre psychiatrique ou neurologique ou présentent un handicap physique. Le musée s’efforce d’offrir des capacités techniques et des
opportunités de travail à un groupe vulnérable
d’un point de vue social. Nous souhaitons
également stimuler l’intégration sociale : par
le biais de l’emploi social, ils peuvent travailler dans un environnement de travail stable et
participer à la vie sociale. De plus, nous voulons contribuer au développement du quartier
en accroissant les perspectives d’emploi dans
une zone défavorisée dont le niveau de chômage est élevé. L’emploi social a également
un impact direct sur le public, puisque celuici est au contact des diverses personnalités
qui travaillent pour le musée. L’emploi social
fait partie intégrante des travaux du musée et
doit être vu comme le prolongement de notre
mission sociale.
Le Musée Dr Guislain
Partenaire Tool Quiz
103
TOOL QUIZ - Livre vert
à la bibliothèque. Ils débutent généralement
comme gardiens puis, lentement, la responsable et leurs collègues peuvent identifier
leurs capacités, afin de leur confier d’autres
tâches. Dans la mesure du possible, le musée
peut les employer de manière permanente et
leur faire signer un contrat.
TOOL QUIZ - Livre vert
Une bonne pratique
Toolquiz
POTENS - Psychodrame
sur la scène éducative
“Extrêmement importante était la réponse à
la question sur l’influence de techniques de
psychodrame appliquées à des aptitudes de
base acquises par les participants : expression créative, indépendance d’apprentissage
et compétence sociale. “
Le psychodrame est principalement reconnu
comme une technique efficace en thérapie,
bien qu’il ait de nombreuses applications dans
d’autres disciplines ayant trait au développement personnel et social. Le psychodrame
est une méthode de psychothérapie qui traite
du développement personnel. Il apporte la
possibilité de présenter des expériences, problèmes, difficultés et conflits internes sous la
forme d’une théâtralisation. Les formateurs
pour adultes recherchent constamment des
moyens efficaces de doter leurs étudiants de
compétences essentielles pour participer à la
vie sociale et professionnelle, organiser leur
propre apprentissage et exprimer leurs idées,
expériences et émotions. Le besoin d’exercer
ces trois compétences est particulièrement
profond chez les apprenants défavorisés
dans la société en raison de leurs lacunes
éducatives, comportementales et psychologiques. Jusqu’à 2008, on avait peu d’exemples
d’application de techniques de psychodrame
structurées et éclairées dans l’éducation des
adultes en Europe, en dépit de leur potentiel
avéré pour aborder les questions susvisées
dans des contextes thérapeutiques. Il n’existait en effet qu’un seul événement majeur
financé par les programmes éducatifs de l’UE
dans ce domaine. En 2008, le Théâtre Grodzki, une ONG polonaise reconnue, spécialisée
dans l’éducation artistique des défavorisés,
a développé, dans le cadre du programme
Grundtvig et avec des partenaires de Roumanie, du Portugal, de Chypre, un projet de deux
ans centré sur le psychodrame et l’éducation
des adultes.
Le principal objectif de POTENS était de trouver un ensemble de techniques de formation
afin de soutenir et améliorer les processus
d’enseignement/formation, en particulier
pour permettre aux étudiants adultes issus
de contextes sociaux marginalisés d’avoir un
aperçu de leur propre potentiel et de développer des compétences sociales et personnelles
en conséquence, qui les placeraient dans une
meilleure position dans la société et sur le
marché du travail. Une priorité particulière a
été mise sur le travail dans des groupes soidisant « sensibles ». La mission primordiale
de ce projet était d’analyser le recours spécifique au psychodrame, au sociodrame et à la
dramathérapie dans l’éducation des adultes.
Les aspects communs de ces champs ont été
testés dans tous les pays partenaires et appliqués à divers niveaux : investigation (analyse
des textes originaux, entretiens avec éducateurs et thérapeutes, une étude), en développant et en mettant en œuvre des projets
pilotes pour les enseignants et les formateurs
qui travaillent avec des adultes, ainsi que
quotidiennement dans l’éducation de divers
groupes d’apprenants adultes. Le but était de
vérifier si les méthodes qui étaient utilisées
dans la thérapie, en relation avec le potentiel
créatif de chacun, pouvaient contribuer à la
diversification et à une amélioration générale du champ déjà largement appréhendé de
l’éducation des adultes. Extrêmement importante était la réponse à la question sur l’influence de techniques de psychodrame appliquées à des aptitudes de base acquises par
les participants : expression créative, indépendance d’apprentissage et compétence sociale. Le projet adoptait la vision d’une société
ouverte et tolérante. La culture est considérée comme un vecteur dans l’éducation – elle
facilite le développement personnel et social
des individus et des groupes.
La mise en œuvre du projet a eu pour conséquence de rassembler et de publier des approches innovantes de l’éducation créative
des adultes définie dans des environnements
nationaux, sociaux et culturels différents.
L’interface entre les champs du psychodrame et de l’éducation des adultes a été
explorée en vue d’améliorer les qualifications
professionnelles des formateurs en éduca-
104
sion sociale, la citoyenneté active, le dialogue
interculturel, l’égalité des sexes et l’épanouissement personnel, avec une nouvelle méthodologie orientée spécialement sur les besoins
des étudiants adultes vulnérables d’un point
de vue social.
Ils ont utilisé les connaissances et les compétences acquises lors des ateliers de leur
propre formation pour les groupes de bénéficiaires suivants : patients d’hôpital psychiatrique, enseignants (à divers niveaux d’éducation), tuteurs en internat, instructeurs de
programmes de prévention, travailleurs sociaux, alcooliques et toxicomanes, personnels
administratifs et dirigeants d’entreprise, ergothérapeutes, infirmières, médecins, sagesfemmes, psychologues, mères célibataires et
femmes handicapées mentales d’un centre
de soins. En outre, les publications du projet
ont été distribuées dans diverses institutions
européennes chargées des critiques sociales.
Ars Cameralis
Partenaire Tool Quiz
L’un des buts du projet était de convaincre les
éducateurs et les formateurs pour adultes
extérieurs aux organismes partenaires de
mettre en œuvre la méthodologie développée
dans le cadre de leurs programmes éducatifs.
Le projet s’appuyait sur un partenariat avec de
nombreux établissements locaux centrés sur
un objectif commun : l’intégration sociale des
citoyens marginalisés. Toutes les activités du
projet impliquaient des intervenants locaux –
des participants à un atelier ou des stagiaires
de ces participants. Les participants des ateliers pilotes ont été recrutés dans des domaines différents : centres culturels, centres
éducatifs, établissements de réinsertion, organisations non gouvernementales, centres
de resocialisation. Environ 915 adultes vulnérables ont participé aux cours utilisant le
psychodrame dans l’éducation en Pologne, au
Portugal, à Chypre et en Roumanie.
La mise en œuvre du projet a également
contribué à créer une plateforme de communication et de coopération couvrant deux
champs professionnels : l’éducation pour
adultes et la psychothérapie. Ce projet faisait
partie d’une stratégie globale pour la cohé-
105
TOOL QUIZ - Livre vert
tion des adultes qui enseignent des compétences transversales d’expression créative,
d’apprentissage à apprendre et d’aptitudes
sociales, en particulier pour les étudiants
qui sont défavorisés dans leur société. Les
éducateurs ont largement disséminé de nouvelles méthodes liées au psychodrame dans
l’éducation.
Transformation/
Réappropriation
Et, dans le temps, ces collectifs
rhizomatiques pourront renforcer
... la démocratie comme
négociation permanente.”
Constantin Petcou
Constantin Petcou
CRISES GLOBALES / CRISES
LOCALES
Au XXe siècle, la vie culturelle s’est fortement
concentrée dans quelques grandes villes et
métropoles.
En trouvant dans les milieux urbains plus
de libertés individuelles que dans les petites
villes ou les milieux ruraux, ainsi que plus de
possibilités d’être soutenus économiquement
dans leurs démarches, les artistes et d’autres
créateurs ont préféré y vivre et travailler.
De plus, sont apparues progressivement des
“communautés“ artistiques favorables à un
échange et développement intense de valeurs
communes. Les “internationales” artistiques
(dadaïstes, lettristes, situationnistes, etc.) ont
contribué encore plus à cette concentration
culturelle métropolitaine et à un effet de visibilité de très grande échelle.
Mais, cette visibilité internationale, installée
simultanément dans l’économie, le social et
la politique (en grande partie parallèlement
à l’évolution des transports à distance et des
mass-media), est devenue, par son pouvoir
communicationnel, un vecteur de domination
à grande échelle.
L’échelle locale a été progressivement vidée
de ses divers valeurs et repères culturels,
ceux-ci étant remplacés progressivement par
d’autres qui s’imposaient et qui interagissaient
à échelle globale.
La récente crise économique, qui est loin d’être
terminée, ne fait que réduire encore les possibilités individuelles de trouver un rôle social et
un devenir à échelle locale.
Le local est de plus en plus vidé de ses potentialités économiques et sociales.
Dans ce contexte aux enjeux globalisés, la
réactivation des dimensions et des valeurs
locales s’avère fondamentale pour permettre
aux individus de s’imaginer et de construire
leur futur et leur identité.
Et il y a urgence à résoudre la crise économique avant qu’elle ne provoque une crise
sociale majeure. Alain Touraine souligne très
clairement une certaine incapacité d’action à
ce sujet : “en face de la masse impressionnante (et menaçante à la fois) de l’économie
globalisée, le monde des institutions sociales
ne connaît plus ni fonction, ni cohérence interne.“2
GLOBAL REMAKES LOCAL
Une série de phénomènes culturels et sociaux
des dernières décennies me permet d’avancer
dans une analyse rapide de l’évolution des phénomènes culturels locaux. Je note, premièrement, l’augmentation du temps libre à échelle
de masse, un phénomène dû aux changements
des modes de travail (industrialisation, organisation syndicale, etc.), à l’augmentation de
1 Marc Augé, Où est passé l’avenir ?, éd. du Panama, 2008, p.57
2 Alain Touraine, Après la crise, éd. Du Seuil, 2010, pp.92-93. Quelques pages auparavant, Touraine précise que “la vie économique et la vie sociale ne pourront être
sauvées qu’ensemble“ (p.82). Or, toutes les mesures lancées par les divers gouvernements et organismes internationaux n’ont pris en compte, jusqu’à maintenant, que
la sauvegarde du système bancaire, et quasiment pas celle de l’économie ; et pas du tout des mesures concernant la crise sociale. Et, d’ailleurs, cette crise sociale ne
peut pas être résolue par le haut, à partir du global. Les crises économiques et écologiques sont globales et les solutions pour les résoudre doivent partir de nouveaux
équilibres globaux ; la crise sociale pourrait provoquer, par contre, une refonte de la société à partir de l’échelle locale.
109
TOOL QUIZ - Livre vert
Cultures
rhizomatiques
et translocales
À travers des phénomènes similaires, la vie
économique et politique locale est actuellement profondément affaiblie suite à la domination des phénomènes de grande échelle.
Progressivement, à échelle locale, il n’y a plus
de rôle actif et créatif important à jouer ; la
culture locale est simplement spectatrice de la
culture globale.
Le global a poussé le local dans une position
consumériste ; actuellement le local est devenu un consommateur de global. Comme le
soulignait Marc Augé récemment, “la couleur
globale efface la couleur locale. Le local transformé en image et en décor, c’est le local aux
couleurs du global, l’expression du système.1”
TOOL QUIZ - Livre vert
l’espérance de vie et aux déséquilibres économiques favorisant temporairement les populations de certains pays.
Parallèlement, il y a eu une homogénéisation
culturelle due à certains aspects de la globalisation : le rôle d’“éducateurs planétaires“
attribué rapidement aux stars promus par des
chaînes comme MTV, l’impact sur les comportements des jeunes à travers les marques de
fast-food, de vêtements et autres produits de
masse à bas prix type MacDonald, l’explosion
des réseaux sociaux sur internet, l’addiction
aux jeux vidéos, et le cinéma d’effets spéciaux,
etc.
L’effet de déterritorialisation spatiale produit
par cette homogénéisation culturelle est très
bien décrit par Marc Augé dans ses analyses
sur le fonctionnement et l’impact d’une série d’espaces identiques d’un continent à un
autre, des espaces qu’il définit comme des
“non-lieux”.
Cette déterritorialisation et cet affaiblissement des cultures locales sont, en partie,
provoqués par la disparition du rôle actif tenu
normalement par les activités économiques
dans la définition des identités locales.1
Par un “renouvellement“ et remplacement
des identités locales disparues, mais en
visant en fait le potentiel commercial représenté par le temps libre de masse, une
industrie de fabrication “ex-nihilo“ de pôles
“identitaires“ est apparue.
En commençant avec le premier Disneyland
en 1955, et en mettant l’accent sur le spectaculaire et les sensations fortes, des “theme
park” sont apparus au départ aux États-Unis,
un pays ayant bénéficié parmi les premiers
de ce temps libre de masse et étant, par
son histoire récente, en manque de lieux et
régions ayant des identités culturelles commercialisables.2
L’enchaînement des phénomènes décrits cidessus, intimement liés au rapport inégal
entre local et global, est devenu aujourd’hui
systémique. Hannah Arendt a souligné, dès
1954, la déviance des portées sociales et politiques de la crise de la culture : “l’industrie
des loisirs est confrontée à des appétits gargantuesques et, puisque la consommation
fait disparaître ses marchandises, elle doit
sans cesse fournir de nouveaux articles.
Dans cette situation, ceux qui produisent
pour les mass media pillent le domaine entier de la culture passée et présente”. Et ils
préparent ce matériau “pour qu’il soit facile
à consommer”.3
Dans un comble d’absurdité en matière de
“stratégie locale et culturelle“, des pays “en
manque“ de potentiel touristique à cause
de leur tradition culturelle (nomade comme
dans le cas de Dubaï) font actuellement des
efforts gigantesques pour construire une
“identité“ culturelle contemporaine ; malgré
l’artificiel, la superficialité consumériste et la
non-durabilité de leur entreprise.
Cette stratégie réussit, pour l’instant, à capter une population récemment enrichie originaire de pays en grande transformation
politique et économique, une population déracinée elle-même.
Des nouveaux riches sont attirés par des
fausses identités locales, des “attractions” pour
une population ayant de plus en plus de “temps
libre” et étant en quête d’identités légères,
voire jetables, d’autant plus qu’elles sont saisonnières et renouvelables d’une année l’autre.
Nous avons à faire au remplacement de
la culture populaire par l’”entertainment”
consumériste.4 Ce “local“ n’est plus de l’ordre
de l’identité, de la construction et du vécu
mais du spectaculaire, de la consommation
et du divertissement ; un local consumériste
préfabriqué “pour le temps libre”.
1 Dans ce sens, Anne Raulin note : “à la suite de la crise économique qui a touché tour à tour les productions houillère, textile et métalurgique qui furent en leur temps
le support de toute une culture - bourgéoise et ouvrière - et la fierté de toute une région, la nécessaire redéfinition identitaire a mis l’édifice à l’honneur : sa profondeur
patrimoniale sert la mise en valeur touristique“, cf. Anne Raulin, Anthropologie urbaine, éd. Armand Colin, 2001, p.146
2 Accéléré par le développement des réseaux ferrés, le tourisme de masse apparu, au départ en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, s’est répandu ultérieurement dans
tous les pays “développés“. Et, avec le tourisme, l’industrie des “theme-parks“ a été exportée à la suite, des Disneyland et autres “truc-lands“ étant construits en
différents pays et continents.
3 Hannah Arendt, La crise de la culture, éd. Galimard, 1972 (1954), pp.262-265
4 Un détail parlant : pendant des années la page d’actualités Google en français incluait une rubrique « culture », et celle en anglais (USA et UK) annonçait la même
rubrique sous l’intitulé “entertainment”. Depuis peu, la page en français a changé. La rubrique « culture » a été “ré-traduite“ par “divertissement”. À première vue,
nous pouvons déduire qu’il s’agit d’une traduction d’un terme anglais en français, de la langue globale dans une langue locale. Mais, en regardant mieux le changement
effectué récemment, nous devrions constater qu’il s’agit, en fait, par ce changement de terme, d’un choix stratégique pour favoriser certains types de marchandises,
produits avec certains capitaux, et voués à un certain niveaux de profit ; une stratégie globale imposée au cœur du local : la langue même.
110
BIOPOUVOIR GLOBAL ET AU DELÀ
Quel rôle et quel fonctionnement des cultures
locales dans ce contexte globalisé ? Quelles
sont les conditions pour que des nouvelles
formes culturelles puissent émerger à partir de ces territoires homogénéisés par les
modes de vie et les valeurs propagées par les
mass-media ? Quelle échelle de visibilité nous
devrions préserver pour certains phénomènes
locaux pour ne pas altérer leurs formes sociales et culturelles spécifiques ? Est-ce qu’il y
a une échelle intermédiaire, translocale, qui se
constitue progressivement à travers différents
types de réseaux, comme un équilibre entre
l’échelle locale et l’échelle globale ? Et, dans
ce cas, comment fonctionner à travers des réseaux translocaux tout en préservant un degré
important d’autonomie locale ? Quels enjeux
culturels et politiques peuvent être visés en
agissant de manière collective à échelle translocale ?
Portée par des flux financiers et médiatiques,
la globalisation laisse des traces profondes et
semblables dans la plupart des grandes villes
et métropoles, mais aussi dans une diversité
d’autres recoins de la planète : ports maritimes, villages de vacances, quartiers d’affaires,
plates-formes industrielles, parcs d’attractions, zones d’habitations, etc.. Sans oublier le
cinéma, les jeux vidéo et les portails Internet.
D’où vient cette omniprésence des traces de la
globalisation ? Le rôle stratégique des phénomènes de globalisation fait que leur contrôle
est devenu un objectif prioritaire pour les
centres de pouvoir géopolitique et financier.
Un des exemples dans ce sens est cité par
Paul Virilio qui remarque : “depuis le début de
la décennie 90, le Pentagone considère que la
géostratégie retourne le globe comme un gant !
En effet, pour les responsables militaires américains, le GLOBAL c’est l’intérieur d’un monde
fini dont la finitude même pose des problèmes
logistiques nombreux. Et le LOCAL c’est l’extérieur, la périphérie, pour ne pas dire la grande
banlieue du monde“.2 Suivant cette vision, le
local n’a plus aucune valeur stratégique actuellement.
Mais il s’agit d’une vision limitée strictement à
l’argent et au pouvoir, d’une vision du monde
qui a évacué complètement les dimensions
culturelles et sociales !
C’est une vision qui sert quelques intérêts
privés en oubliant les valeurs communes, les
seules qui peuvent assurer la vitalité d’une société à long terme, à la fois à l’échelle locale et
globale.3
CRISE DE LA BIODIVERSITÉ
CULTURELLE
La crise écologique, et la crise économique,
sont des crises globalisées.
Néanmoins, de manière indirecte, le local a
été “pris“ aussi dans les crises du global, les
deux échelles étant connectées.
Les deux crises, économique et écologique,
sont liées par les modes de production, par les
types d’énergies utilisées, par l’épuisement
des ressources, par les effets de pollution, etc.
Comment sortir, localement, de ces crises
produites à échelle globale ?
Le renforcement du local par l’économique
impliquera d’autres modes de production, en
remettant l’accent sur l’identité et la subjectivité du producteur.
D’où l’importance de provoquer un renouvellement et une diversification des modes de production locaux (plus artisanaux, garants d’une
qualité durable, permettant une appropriation
subjective du travail).
1 H. Arendt, op. cit., pp.262-265
2 Paul Virilio, La Bombe informatique : essai sur les conséquences du développement de l’informatique, éd. Galilée, 1998, p19-23
3 cf. Constantin Petcou, La ville - Construction du Commun, in Rue Descartes, éd. Collège International de Philosophie/PUF, n° 63/2009
111
TOOL QUIZ - Livre vert
Dans une analyse précursive, Hannah Arendt
précise : “peut-être la différence fondamentale entre société et société de masse estelle que la société veut la culture, évalue
et dévalue les choses culturelles comme
marchandises sociales, en use et abuse
pour ses propres fins égoïstes, mais ne les
« consomme » pas. (…) La société de masse,
au contraire, ne veut pas la culture, mais les
loisirs (entertainement)”.1
TOOL QUIZ - Livre vert
La reconstruction des économies locales
devrait inclure dès le départ les critères écologiques et interagir, à moyen terme, avec la
dimension globale.
À partir d’analyses focalisées sur les dimensions politiques et économiques de la société,
Lefebvre souligne déjà en 1974 l’importance de
la vision écologique, dans sa capacité fondamentale qui est celle de pouvoir se ressourcer.
Nous devrions envisager, suggère Lefebvre,
un autre devenir, après celui imaginé par les
modernistes, un devenir plus relié à la nature,
à ses dynamiques et ses rééquilibrages permanents : “la nature chez Marx figurait parmi
les forces productives. Aujourd’hui, la distinction s’impose, que Marx n’a pas introduite,
entre la domination et l’appropriation de la
nature. La domination par la technique tend
vers la non-appropriation : la destruction. (…)
La nature apparaît aujourd’hui comme source
et ressource : source d’énergies (indispensables, immenses mais non illimitées).”1
Malgré les analyses et diagnostic comme celui
de Lefebvre, du Club de Rome, et des premiers
rapports du GIEC, les pouvoirs politiques publics, sous la pression des grands acteurs économiques globaux, ont pris acte de la réalité
de la crise écologique et de son lien avec les
activités humaines économiques, avec beaucoup de réticence et de retard.
C’est, par exemple, très récemment, que la dimension de “source et ressource” de la nature
a été reconnue comme primordiale par des approches à la fois économiques et écologiques.2
Reconnaître l’importance fondamentale de la
capacité de ressourcement de la nature, son
rôle crucial pour les activités économiques
même, implique d’accorder aussi toute son
importance à l’accueil et à la préservation de
la biodiversité.
À l’exception des grandes réservations naturelles, cette capacité d’accueil et de ressourcement a été en partie préservée, en échappant à
la gestion utilitariste et réductrice du territoire,
dans les interstices et lisières non contrôlés
par la logique administrative réduisant la nature aux plantes directement utilisables.
Ces interstices et lisières accueillant la biodiversité sont définis par Gilles Clément comme
du Tiers Paysage : “un territoire de refuge à
la diversité. Partout ailleurs celle-ci est chassée”.3
D’une manière similaire, à travers ses diverses occurrences, le local peut assurer un
accueil durable à une “biodiversité“ culturelle,
point de départ vers un équilibre entre les critères économiques et les critères écologiques.
C’est cette biodiversité culturelle qui sera
capable d’assurer le ressourcement de la vie
locale dans toute sa richesse.4
PRODUCTION ET CONSOMMATION
LOCALE
Cette qualité de “refuge“ pour une biodiversité
de projets, de collectifs et de modes de vie, à
long terme, pourrait régénérer les équilibres
économiques et écologiques à échelle locale,
avant d’interagir ultérieurement avec l’échelle
globale.
Sur la base d’une compréhension écologique
de la réalité, Gilles Clément affirme “que nous
allons nous acheminer (…) vers une “démondialisation”, c’est-à-dire une consommation et
une production localisée de biens.
Cela n’empêchera pas d’avoir une économie
étendue à l’échelle de la planète, mais elle devra s’organiser à une échelle locale.”5
Il s’agirait de réinitier des cycles de production
et de consommation locales, tout en prenant
en compte les cycles écologiques et économiques à diverses échelles.
Et c’est toujours à cette échelle locale que
nous pourrions faire (ré)apparaître des qualités disparues dans les modes de vie actuelle
1 Henri Lefebvre, La production de l’espace, éd. Anthropos, 2000 (1974), p396
2 voir nottament l’ouvrage Cradle to cradle de Michael Braungart et William McDonough, ed. Vintage, 2009
3 Gilles Clément, Manifeste du Tiers paysage, éd. Sujet/Objet, 2004, p.13
4 voir les courtes présentation sur internet de certaines expériences qui permettent la mise en place de nouveaux modes de vie, de nouvelles formes de travail et de
sociabilité : “nous récupérons, filtrons et utilisons l’eau de pluie du toit. Il n’y a pas de toilettes à chasse d’eau d’alimentation et aucun système d’égout. Nous avons
l’électricité, le téléphone, utilisons des ordinateurs, sommes connectés à Internet, avons des voitures et des vélos (mais pas de télévision).“ cf. http://beauchamp24.
wordpress.com et : “Terres Communes est une forme inédite de propriété du foncier, collective, éthique, elle garantit une utilisation des terres respectueuse de valeurs
écologiques et sociales. C’est un outil concret pour défendre l’agriculture paysanne, pérenniser nos projets en les protégeant à long terme de la spéculation immobilière.“ cf www.cravirola.com
5 Gilles Clément, Toujours la vie invente – Réflexions d’un écologiste humaniste, éd. de l’Aube, 2008, p47
112
Ce type de travail, pouvant être réintroduit à
échelle locale, n’est pas concurrentiel et accumulatif, mais coopératif, basé sur l’échange et
le partage.2
En essayant d’explorer les différentes formes
de résistance à l’homogénéisation induite par
la globalisation, nous avons visité une série
de projets dans différentes régions d’Europe,
ayant en commun des modes de vie questionnant les stéréotypes, le partage de valeurs authentiques et ancrées localement.
Nous avons pu constater, premièrement, que
le local n’est pas une qualité liée forcément à
l’isolement.
Des projets ayant une forte dimension locale
peuvent apparaître dans des milieux urbains,
en résistant ou en échappant au contrôle et à
la planification de l’administration et des urbanistes.
L’existence de ces lieux a pu même bénéficier,
parfois, d’une volonté des pouvoirs publics attentive à ce type de projets.
Nous avons observé, néanmoins, que la plupart des phénomènes culturels locaux apparaissent habituellement dans des territoires
marginaux, éloignés, ruraux, pour la simple
raison de pouvoir être localisé dans des lieux
accessibles en termes économiques ; des lieux
pour lesquels les prix de location ou d’achat
sont encore abordables, en ayant échappés,
pour différentes raisons, à une spéculation
foncière généralisée jusqu’aux derniers terrains agricoles.
Nous avons pu observer, parfois, un certain
épuisement de ces collectifs pionniers dans
leur démarche, des situations de conflictualité dues au nombre réduit de la plupart des
équipes, la fragilité des “modèles micro-sociaux“ mis en place (en comparaison avec les
normes occidentales contemporaines : accès
aux soins de santé, de sécurité sociale, etc.).
Il est d’autant plus remarquable de constater
l’existence de groupes ayant plus de 15 ans
d’activités, qui ont réussi à mettre en place une
reprise des projets par des nouveaux noyaux
porteurs ou qui arrivent vraiment à développer leur projet avec des nouveaux venus et des
nouvelles initiatives.
Certains groupes trouvent un nouveau souffle
en développant des réseaux locaux et régionaux de coopération.
RESEAUX TRANSLOCAUX ET
COMMUNAUTÉS TRANSVERSALES
Soulignons que ni l’économie, ni l’écologie, ni
les phénomènes culturels ne pourraient être
réduits et limités à des formes et manifestations strictement locales.
En initiant des réseaux reliant des identités
qui gardent des forts ancrages locaux et qui
restent, en partie, autonomes, les formes
d’organisation rhizomatique construisent le
translocal comme une échelle intermédiaire
entre local et global, un réseau polymorphe
et hétérogène.
C’est une échelle qui favorise la multitude et
la subjectivation, les échanges et l’hétérogenèse, ce qui devrait être fondamental pour
l’émergence et le développement des phénomènes culturels authentiques.
D’autre part, même en ayant un mode de vie
très localisé, chacun de nous est aujourd’hui
plongé dans une réalité qui a, potentiellement, une dimension translocale. Comme le
remarque Mulder : “en moyenne, une école
accueille aujourd’hui des enfants de 26 nationalités différentes.
1 Ivan Illich, La Convivialité, éd. du Seuil, 1973, p28
2 Les nouveaux modèles économiques sont souvent spontanés et bricolés, au moins au départ, d’autant qu’ils sont rares et difficiles à maintenir. Fasciné par les premiers
hackers qui, comme Richard Stallman, sont attachés profondément à une éthique du partage et ont créé le concept de logiciel libre et de copyleft (en ouvrant ainsi la
voie à Linux et Wikipedia), Gorz trouve dans leur mode de travail et collaboration une approche pour laquelle “le travail n’apparaît plus comme travail mais comme plein
développement de l’activité [personnelle] elle-même.(…) Le hacker est la figure emblématique de cette appropriation/suppression du travail.(…) C’est le hacker qui a
inventé cette anti-économie que sont les Linux et le copyleft (…). Les hackers (…) font partie de la nébuleuse des <dissidents du capitalisme numérique>, comme
le disait Peter Glotz.(…) des jobbers et des downshifters qui préferent gagner peu et avoir beaucoup de temps à eux.” cf. André Gorz, Écologica, éd. Galilée, 2008, pp21-23
113
TOOL QUIZ - Livre vert
(convivialité, partage, échange, solidarité), en
incluant ces qualités dans les modes de production également.
Comme le précise, dans ses analyses, Ivan Illich : “j’entends par convivialité l’inverse de la
productivité industrielle.
Chacun de nous se définit par relation à autrui
et au milieu et par la structure profonde des
outils qu’il utilise. (…) aux deux extrêmes, l’outil dominant et l’outil convivial“.1
TOOL QUIZ - Livre vert
Chaque ville abrite des résidents de 95 nationalités différentes, certaines concentrées
dans des quartiers spécifiques, mais répandue pour la plupart sur l’ensemble du territoire urbain.
Toutes ces nationalités et tous ces sousgroupes, qui ne sont pas toujours compris
par les “outsiders”, “actent” leurs propres
cultures (...).
Personne n’a plus une seule culture ; tout
le monde participe d’une multiplicité de
“cultures.“1
dans des contextes culturels et locaux particuliers, fonctionnent souvent par des réseaux
reliant des groupes similaires mais situés à des
distances géographiques importantes.
La distance ne constitue plus un handicap
dans la création de réseaux, en comparaison
avec l’affinité et le partage de valeurs et de démarches similaires.
Concrètement, ces réseaux apparaissent plus
facilement à échelle régionale, nationale et
internationale, en comparaison avec l’échelle
strictement locale.
Cette appartenance à plusieurs territoires
et à plusieurs échelles (par multiculturalisme, temporalités superposées, etc.) peut
constituer un terreau d’apparition de nouvelles cultures au croisement des échelles
territoriales.
Ce multiple ancrage constitue aussi la condition d’émergence de nouvelles sociétés au
croisement de différentes cultures contemporaines : sociétés diasporiques, communautés et réseaux d’artistes, etc.
Le rhizome construit ainsi une identité qui est,
à égale mesure, une communauté de subjectivités hétérogènes et une “communauté d’intervalles“.4 Le rhizome est une communauté
d’identités différentes et de distances liées par
des transversalités ; le rhizome se construit
comme une « communauté transversale », un
tissage hybride de multiples identités ancrées
dans des contextes hétérogènes, reliés par des
échanges, coopérations et intervalles entre ces
identités.
Le local commence à être marqué, et changé
lentement, par l’apparition de réseaux translocaux : des rhizomes hétérogènes qui rendent
possible l’apparition de multiples identités.
Comme s’interrogent Deleuze et Guattari,
“c’est peut-être un des caractères les plus importants du rhizome, d’être toujours à entrées
multiples“.2
Cette entrée multiple est essentielle pour la
subjectivité rhizomatique ; un sujet multiple
constitué par une diversité d’identités et, également, par une diversité de distances.
Comme le précise Latour, “les réseaux - ou
les rhizomes - permettent non seulement
de distribuer l’action, mais aussi d’opérer
des détachements et des arrachements à
la proximité et, inversement, des rattachements au lointain.“3
Les distances, et les voisinages, jouent un rôle
principal dans la définition des réseaux rhisomatiques.
Porteurs d’une identité spécifique, même si elle
est multiple, les collectifs que j’ai pu rencontrer
APPARTENANCE ET DEVENIR
RHIZOMATIQUE
Quels types d’agencements rendent possible
la mise en place et le fonctionnement, à long
terme, de ces communautés transversales ?
Quels types de liens permettent de relier de
manière flexible les identités hétérogènes
qui les composent ?
En continuité avec la pensée de Deleuze et
Guattari, et en s’appuyant sur une distinction
entre les concepts de molaire et moléculaire,
Lazzarato distingue : “l’agencement molaire
est à l’origine de ce que Deleuze et Guattari appellent une “segmentarité dure”, une
segmentarité dichotomique. Le moléculaire,
au contraire, (…) constitue ce que Deleuze
et Guattari appellent une “segmentarité
souple”, une segmentarité différentielle.
Le molaire, ou majeur, consiste en des états
qui reproduisent une situation en fixant les
possibles en dualismes ; le moléculaire, ou
1 Arjen Mulder, TransUrbanism, in TransUrbanism, V2_NAI publishers, 2002, p8
2 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2 – Mille plateaux, éd. de Minuit, 1980, p20
3 Bruno Latour, FAKTURA de la notion de réseaux à celle d’attachement, cf. http://www.bruno-latour.fr/articles/article/076.html
4 Jacques Rancière, Aux bords du politique, éd. La fabrique, 1998, p91 e.s.
114
Grâce à une diversité sociale et culturelle
accrue, les villes gardent un potentiel local,
qui peut s’amplifier encore, si elles sont
traversées par des cultures et collectivités
rhizomatiques. La complexité et la richesse
de la ville nous permettent d’enrichir les relations sociales en permanence, d’avoir de
l’imprévu, de garder le potentiel d’un devenir ouvert et non linéaire. Comme le note Ulf
Hannerz, “en ville, certaines des relations
les plus importantes sont celles qu’on n’a
pas encore”.2 Les cultures et les collectivités rhizomatiques peuvent amplifier encore
plus ce “devenir potentiel”.
Dans une société marquée par la difficulté
d’accéder à des identités individualisées (à
cause d’un système social qui nous cantonne
dans des situations transitoires, intermittentes et précaires), la porosité et l’ouverture
de certains projets rhizomatiques ouvrent la
possibilité d’exister à des subjectivités définies par l’appartenance ; à un collectif, à un
projet, à des modes de vie.
Cette communauté transversale structurée
sous une forme rhizomatique et collaborative
correspond à ce que Gabriel Tarde considère
être une dimension fondamentale du social :
“la société, en effet, est ‘la possession réciproque, sous des formes extrêmement variées, de tous par chacun’”.3 A contre-courant
de certaines mentalités actuelles, les relations sociales affectives, constitutives pour les
communautés transversales, pourraient restructurer la société, et sans affaiblir les libertés individuelles.4
DISCOURS HÉTÉROGÈNES
Quelle serait la manière de communiquer à
l’intérieur des rhizomes translocaux ? Comment représenter les communautés transversales sans les homogénéiser ?
Pour décrire le rhizome et le translocal, nous
devrions faire un changement discursif radical dans le rapport entre les parties représentées et la description du processus d’ensemble. Nous pourrions être inspirés par les
géographes qui ont essayé de restructurer
leur discipline en prenant comme objectif de
ne plus représenter la Terre considérée globalement, et fonder ainsi “la chorographie
(qui) a pour objectif l’étude des réalités partielles“.5 Nous pourrions ainsi passer d’une
représentation globale des projets locaux à
une représentation “chorographique“ plus
attentive aux spécificités de chaque partie.
D’une manière similaire, pour l’ensemble
d’un rhizome, nous devrions équilibrer la
représentation du réseau et des collectifs
participants. Nous serions proches des modalités discursives collectives, transversales
et mutualisées, développées récemment
dans des écritures collectives et évolutives
de type Wikipedia, mais avec des vraies collaborations et échanges. Au-delà de ses
motivations et objectifs locaux, le discours
rhizomatique constitue un “créatif commun”
discursif. Pour le réaliser, nous devons articuler des éléments différents, voire contradictoires. Guattari souligne l’importance d’un
background affectif pour réussir ce discours
hétérogène, d’une manière proche de celle
réussie par Deligny qui, pour ses expériences
pédagogiques, “ a agencé une économie collective de désir articulant des personnes, des
gestes, des circuits économiques, relationnels, etc.”6
Au-delà de son a-centricité, le rhizome se
caractérise par une absence de limite. La
présence des rhizomes culturels dans les
1 Maurizio Lazzarato, Le gouvernement des inégalités – Critique de l’insécurité néolibérale, éd. Amsterdam, 2008, p12
2 Ulf Hannerz, Explorer la ville – Éléments d’anthropologie urbaine, éd. de Minuit, 1983 (1980), p298
3 Gabriel Tarde, Monadologie et sociologie, éd. Les Empêcheurs de penser en rond, 2001, p85, citation par Maurizio Lazzarato, Puissance de l’invention – La Psychologie
économique de Gabriel Tarde contre l’économie politique, éd. Les Empêcheurs de penser en rond, 2002, p353
4 cf. le travail de Bruno Latour autour des <réseaux d’attachements> et de Maurizzio Lazzarato sur la pensée de Gabriel Tarde
5 Anne Cauquelin, Le site et le paysage, éd. Quadrige/PUF, 2002, p80
6 Félix Guattari, La révolution moléculaire, éd. Encres/Recherches, 1977, p172
115
TOOL QUIZ - Livre vert
mineur, consiste en des devenirs qui pluralisent les possibles.”1 C’est cette segmentarité souple qui permet une pluralité de
devenirs, nécessaires pour la constitution
des communautés transversales et, implicitement, pour explorer les possibilités de
reconstruction du local.
TOOL QUIZ - Livre vert
milieux urbains peut contribuer à la vie démocratique par leur structure et fonctionnement même. Comme le précise Richard
Sennet, “la plupart des plans urbains utilisés
actuellement en enseignement privilégient
la notion de limite, à la fois pour sa définition légale et sociale. (…) Je veux argumenter
que cette situation n’est pas démocratique.
Elle pousse l’énergie en dehors des villes en
bouclant les différences de chaque partie. “
“Comment pouvons-nous remplacer ces limites par des marges? “ se demande finalement Richard Sennet pour qui, à la différence
des limites, les marges ont une épaisseur et
accueillent la diversité.1
Et Sennet continue en précisant son intérêt
pour “les conditions de frontière (bord) entre
les communautés. (…) Les bords peuvent être
de deux cas de figure. Dans un cas, il s’agit
d’une marge (border). Dans l’autre c’est une
limite (boundary). Une marge est une zone
d’interaction où les choses se rencontrent
et se croisent.2 “le problème est de savoir
comment agir pour transformer des espaces
en marges vivantes.(…) Si nous regardons
la membrane/paroi d’une cellule il y a deux
conditions qu’elle doit remplir ; elle doit être
résistante et elle doit être poreuse.“
Les rhizomes peuvent nous permettre l’apprentissage de cette résistance et porosité ; il
s’agit d’un apprentissage constitutif qui permettra la construction des rhizomes même.
Et, dans le temps, ces collectifs rhizomatiques pourront renforcer, par des exercices
de fonctionnement quotidiens, la démocratie
comme négociation permanente.3 Et c’est,
peut-être, cette démocratie rhizomatique
qui pourra trouver des directions pour sortir
de la crise qui est derrière toutes les crises
actuelles : la crise du politique. Le rhizome
étant ainsi un espace de (ré)apprentissage
politique.
1 Félix Guattari, La révolution moléculaire, éd. Encres/Recherches, 1977, p172
2 Richard Sennett, Democratic Spaces, in Hunch, n°9/2005, éd. Berlage, p46
3 ibid., p45
cf. Jacques Rancière, Aux bords du politique, éd. La Fabrique, 1998, p.80 : “l’analyse de Lyotard retourne en positivité les différentes figures de supçon sur la
démocratie. C’est ainsi qu’il lit à l’envers la condamnation platonicienne de l’indétermination, de l’apeiron démocratique. Il donne valeur positive au thème de la
démocratie comme bazar.”
116
Vincent Guimas
Les “Industries Créatives” sont nées au début des années 2000 sous la gouvernance
Tony Blair en Grande-Bretagne d’une redéfinition par le ministère de la Culture, des
Médias et des Sports (DCMS). Une définition
qui s’appuie sur la propriété intellectuelle.
Les industries créatives regroupent tous “les
secteurs industriels qui trouvent leur origine
dans la créativité individuelle, la compétence et le talent et qui offre des potentialités de création de richesses et d’emplois à
travers le soutien et l’exploitation de la propriété intellectuelle”.1 Elles sont définies par
plusieurs secteurs d’activité économique :
architecture, publicité, film et vidéo, radio
et TV, musique et spectacle vivant, arts et
antiquités, mode, édition (livre, presse), jeux
vidéo, logiciel, édition numérique, design et
métiers d’art. Si les “Industries Créatives”
se basent sur l’exploitation de la propriété
intellectuelle, elles intègrent un champ plus
Développés par Richard Florida (un urbaniste américain dont les prêches ont de
forts accents télévangélistes), ces théories
connaissent un succès surprenant depuis
ces dernières années de crise et participent
de l’enchantement généralisé de la créativité comme nouvelle ressource urbaine. Le
concept “d’économie créative” de Richard
Florida est basé sur l’exploitation du capital
culturel d’une cité donnée comme moteur de
la croissance économique. Selon lui, l’importance des villes est mesurable en fonction de
la créativité qui s’y développe, du goût pour la
technologie5, et du niveau de tolérance pour
des vies marginales ou pour l’homosexualité.
Florida maintien que ces deux éléments se
recoupent avec la croissance économique, les
villes “branchées” culturellement permettant
d’attirer de nouveaux membres de la classe
créative, futurs producteurs de propriété
intellectuelle. Tout est résumé dans la formule “technologie, talent, tolérance” et dans
1 Cf. UK Government, Department for culture, media and sport (DCMS), Creative industries, Mapping document, 1998 & 2001.
2 “L’économie a changé. En quelques années, une nouvelle composante s’est imposée comme un moteur déterminant de la croissance des économies : l’immatériel. Durant les Trente Glorieuses, le succès économique reposait essentiellement sur la richesse en matières premières, sur les industries manufacturières et sur le volume
de capital matériel dont disposait chaque nation. Cela reste vrai, naturellement. Mais de moins en moins. Aujourd’hui, la véritable richesse n’est pas concrète, elle est
abstraite. Elle n’est pas matérielle, elle est immatérielle. C’est désormais la capacité à innover, à créer des concepts et à produire des idées qui est devenue l’avantage
compétitif essentiel. Au capital matériel a succédé, dans les critères essentiels de dynamisme économique, le capital immatériel ou, pour le dire autrement, le capital
des talents, de la connaissance, du savoir.” Rapport de la commission sur l’économie de l’immatériel, Maurice Lévy et Jean-Pierre Jouyet, Ministère de l’Economie, de
l’Industrie et des Finances, 2006.
3 Dans son livre “L’Immatériel”, André Gorz analysait déjà en 2003 l’exploitation de la matière grise et des connaissances accumulées. Il constatait qu’une fois le travail
intellectuel de création fourni, les objets qui en résultent (médicaments, semences agricoles, logiciels, disques, etc.) peuvent être reproduits en grand nombre à coût
très faible. On comprend pourquoi la politique économique internationale (dans le cadre de nombreux accords internationaux comme les accords ADPIC-TRIPS de l’OMC
se devait alors de définir toute une série de “clôtures” limitant les possibilités de l’exploitation ouverte des savoirs par n’importe qui. Les firmes concernées s’efforcent
de limiter la capacité de reproduction ou de la faire payer cher, en imposant leur pouvoir de monopole sur la création intellectuelle. Cette politique de monopole est
largement soutenu par les états riches, qui ont très souvent délocalisé la main d’oeuvre industrielle mais qui entendent rester de gros exportateurs de propriété
intellectuelle.
4 On note ainsi que si l’ancrage des industries créatives françaises est très fort dans la région capitale, il n’est pas pour autant uniformément réparti sur le territoire : les
départements de Paris et des Hauts-de-Seine concentrent à eux seuls plus des trois quarts des effectifs salariés du secteur en 2007. Paris regroupe 43% des effectifs
salariés, les Hauts-de-Seine 33%. Les Yvelines et la Seine-Saint-Denis avec un peu plus de 6% des effectifs arrivent respectivement en troisième et quatrième position
devant le Val-de-Marne (4,1%), l’Essonne (3,3%), la Seine-et-Marne (2,6 %) et le Val d’Oise (2%). Les industries créatives en Ile-de-France, Institut d’Aménagement et
d’Urbanisme de la Région Ile-de-France, Mars 2010.
5 Un techno-enthousiasme qui trouve en partie son origine dans cette forme d’extase entrepreneuriale qui caractérisait les débuts de l’internet (avant l’explosion de la
“bulle” au début des années 2000 et la fixation d’une série de monopoles – type Google) et qui a conduit la multitude des rejetés de la première vague à investir dans les
champs du web 2.0, de la Free Culture et des gadgets numériques.
117
TOOL QUIZ - Livre vert
Le designer
fabriquant
d’une nouvelle
modernité
large, impliquant aussi bien l’agriculture que
la santé et le textile, celui de “l’économie de
l’immatériel”2, cette vision d’avenir de l’économie capitaliste mondialisée3. Les statisticiens de l’aménagement urbain constatent
que les industries créatives ont tendance à
s’agglomérer sur des territoires concentrant
l’essentiel des activités.4 De la constatation
des ancrages territoriaux du “savoir” et de
l’impératif de constituer des pôles compétitifs de concentration de création de propriété
intellectuelle, est né dans la seconde moitié
de la décennie les concepts de “Creative
Economy”, de “Creative Class” et de “Creatives Cities”.
TOOL QUIZ - Livre vert
les cinq indices permettant de définir une
ville créative : indices de haute technologie
(pourcentage d’exportation des biens et services liés à la haute technologie), d’innovation
(nombre de brevets par habitant), de gays,
comme représentatifs de la tolérance (pourcentage de ménages gays), de “bohémiens”
(pourcentage d’artistes et de créateurs)
et de talent (pourcentage de la population
ayant au moins le baccalauréat). La notion de
“classe créative” de Florida a cependant des
contours flous et mélange pêle-mêle scientifiques, ingénieurs, professeurs d’université,
romanciers, artistes, gens du show-business,
acteurs, designers, architectes, grands penseurs de la société contemporaine et professionnels des secteurs “à forte intensité
de savoir” (nouvelles technologies, finances,
conseil juridique, etc.)1 On ne sait ce qui les
rassemble si ce n’est un goût pour la consommation culturelle dans un sens large.2
Vers quelle écononomie
Mais l’économie creative, empêtrée elle aussi
dans ses variables à court termes, persiste à
désigner de nouveaux chantres de l’innovation parmi lesquels le designer a une place
de choix. Il fait figure de levier mirifique par
sa capacité à conjuguer des compétences
variées pour imaginer les objets ou services
de demain comme l’explique Alain Cadix “Le
métier est à la confluence de l’esthétique, des
technologies, de l’économie et de la sociologie”3. Jean-René Talopp, directeur du Strate
College, nous rappelle aussi que les “designers arrivent à des postes clés dans l’industrie” et ne servent plus “pour juste embellir le
produit”4 mais interviennent “beaucoup plus
en amont, sur la conception même.”
Ces nouveaux magiciens de l’industrie, censés intégrer les paradigmes d’une société en
mouvement, sont pourtant toujours pilotés
par des marchés incapables de conjuguer
richesse et bien être, désir et valeurs. La cité
s’épuise au rythme de schémas de consommation hyperstandardisés où l’espace public
se confond avec le MegaMall.
Nouvelle figure de
l’engagement
L’heure est venue aux créateurs “d’assumer leur responsabilité et de créer des liens
entre les activités humaines, de l’économie
à la politique, de la science à la religion, de
l’éducation au comportement, bref tous les
territoires de la fabrique sociale”5. Certains
d’entre eux ont déjà franchi le rubicon de
l’engagement pour s’émanciper à la marge
de cette ville creative sous blister. On observe
d’ailleurs une convergence du monde de l’architecture et du design sur cette responsabilité, ce désir d’accompagner et d’autonomiser
l’habitant-usager. Prosélytisme de la technique DIY pour accéder au débat politique,
les collectifs tels qu’EXYZT (fr)6, Raumlabor
(de)7, Umschichten (de)8 ,Basurama (es)9,
Publicworksgroup (uk)10 développent des
projets qui touchent à de multiples champs
à commencer par la préoccupation environnementale. Ils se tournent vers les petites
innovations qui s’opèrent à échelle locale, et
particulièrement vers celles que l’on nomme
les communautés créatives : “Des groupes
qui décident ensemble, dans un quartier,
dans une rue, de mettre en place une solution pour eux-mêmes, pour résoudre leurs
problèmes de mobilité par exemple, ou pour
acheter ensemble des légumes dans une
ferme locale dont ils maîtrisent un peu mieux
1 “La “classe créative” existe-t-elle ?”, Alain Bourdin, Revue Urbanisme n°344, septembre-octobre 2005.
2 En dépit de la prolifique rhétorique de Florida, il y a cependant peu de “tolérance” dans les “Creatives Cities” pour des styles de vie populaires ou alternatifs
comme ceux des activistes d’une dé-économisation de la vie (réclamant une vie moins cher, pratiquant le parasitage, militant pour la décroissance). Les 3 T de
Richard Florida valorisent en réalité les Bobostan de “arty Peak-Oil yuppies”, ayant un gout prononcé pour la mobilité, un style de vie high tech et un niveau élevé
de dépenses dans leur vie quotidienne. Il ne s’agit alors que d’une nouvelle stratégie dans le processus bien connu de gentrification des centres urbains. Lire à
ce sujet : « Phantoms of the City », Konrad Becker, Futur en Seine 2009, ed. Ewen Chardronnet, Cap Digital, 2010.
3 Extrait de l’article d’Olivier Rollot “Le design, c’est plus que de l’art !”, Le Monde du 15 septembre 2011
4 “Le design, c’est plus que de l’art !” op.cit
5 Extrait issu du manifeste Progetto Arte de Michelangelo Pistoletto, 1994
6 http://www.flickr.com/photos/exyzt/
7 http://www.raumlabor.net/
8 http://www.umschichten.de/
9 http://www.basurama.org/ 10 http://www.publicworksgroup.net/
118
Micro industrialiser la ville
Cette révolution annoncée de la fabrication
numérique3 offre au designer la possibilité
de participer à la construction d’une nouvelle modernité. En ré-intégreant le territoire
comme champs d’application prioritaire, il
devient l’axe moteur d’un écosystème où une
production adaptée et maîtrisée au contexte
s’associe à une diffusion des savoirs faires.
Ceci est possible sans confondre le statut
de celui qui maîtrise et diffuse la technique,
le designer entrepreneur, avec l’usager qui
sollicite un service et une meilleure connaissance du produit ou service qu’il partage.
Au coeur de cette société, la production/
consommation ne serait plus exclusivement
pondérée par une logistique de distribution
de produits manufacturés mais re-équilibrée
par une multitude de productions locales
spécialisées et très modulables, grâce à
la micro industrie creative. En hybridant le
savoir faire et savoir être de l’artisan à certains segments et modèles de la production industrielle (maîtrise des ratios temps/
production), ces lieux accompagneraient les
communautés et le développement durable
de leurs expériences locales. Au sein de chacune d’elle, soutenu en partie par la collectivité, le designer soutiendrait les démarches
d’auto fabrication dans son atelier mis à disposition. Chaque communauté valoriserait
ses innovations qu’elle mettrait en commun
en partageant ses codes sources. Ce concept
fait référence au logiciel libre qui donne droit
à toute personne de compiler, de modifier,
de copier et de diffuser le résultat d’une recherche collective. Dans le cadre de la production d’objets, le « code source » donnerait
accès aux choix de conception, aux plans et
aux méthodes de production et serait diffusé
dans l’économie des connaissances. Ce type
d’économie permettrait la re-sociabilisation
des objets par la levée de leur abstraction.
En 2009, l’association Ars Longa4 développe
et expérimente un scénario de micro industrie en collaboration avec des designers, des
collectifs et des communautés d’acteurs
sociaux, culturels, et économiques. Cette
Nouvelle Fabrique5 imaginée avec l’agence
Studio Lo est une boite à outils de prospective empirique destinée à accompagner une
réflexion sur la réorganisation du monde industriel induite par l’unification de la chaîne
numérique. Elle se distingue d’autres expériences, comme les FabLab, par son activité de recherche commerciale autour de
nouveaux modèles économiques et par sa
capacité à imaginer et à mettre en pratique
des scénarios d’usage inédits spécifiques
au paradigme numérique. Le centre de gravité se déplace de l’usage des machines vers
les usages induits par les machines grâce à
l’expertise de designers intégrés, associés ou
invités. Leur contribution à la vie du quartier
peut prendre une forme expérimentale ou
plus commerciale en fonction du territoire
exploré. Le projet Nouvelle Fabrique est une
“micro” contribution comparée à l’étendue
des champs d’action et ses potentialités économiques et sociales, mais nous permet déjà
d’observer les différents mécanismes en jeu
et d’évaluer certaines de leurs conséquences.
1 extrait d’un entretien de François Jégou par Perrine Boissier pour www.strabic.fr/ François Jégou est designer et il a créé Strategic Design Scenarios (SDS)
2 Le collectif Bureau, Carte Blanche dans le cadre d’EVENTO à Bordeaux. Proposition de “Théatre Evolutif” pour repenser la cohabitation des êtres vivants en milieu
urbain.” http://evento2011.com/artistes-invites/bureau-detudes / François Brument, Carte Blanche du VIA 2012.
3 Factory @ Home: The Emerging Economy of Personal Fabrication”, décembre 2010. Etude réalisée par The Science and Technology Policy Institute et commandée par l’
Executive Office of the President.
4 http://www.arslonga.fr.
5 http://www.nouvellefabrique.fr
119
TOOL QUIZ - Livre vert
les tenants et les aboutissants…”1. Ces expériences conduisent à penser un habitat ou un
usage non-fini dans la ville pour réintroduire
de l’imprévu, et par là-même de la liberté
dans l’habiter ou l’utiliser. Grâce à leur projet
de Théatre Evolutif, le collectif d’anthropologues/designers Bureau d’Etude2 s’empare
de cette mise à l’épreuve de la norme pour
repenser la cohabitation des êtres vivants en
milieu urbain.
TOOL QUIZ - Livre vert
Un territoire d’action
En s’associant à un quartier, identifié par une
multiplicité d’acteurs locaux et sa configuration architecturale et sociale, le designer/
producteur est catalyseur d’un dynamisme
social et créatif en agissant de concert sur
plusieurs niveaux d’action : en convoquant le
regard des habitants, jeunes et moins jeunes,
dans les processus de fabrication et favoriser
ainsi leur autonomie, par l’apprentissage
des outils mécaniques design et mobilier,
de l’auto-construction architecturale, en stimulant le processus créatif et l’accès à la
connaissance à travers des projets qui lient
recherche, éducation et pratiques créatives
et favoriser la culture du lien et de la mixité
sociale (celle du jardin, potager ou botanique,
de la culture des repas de quartier et de la
cuisine, de la parole et du dialogue, de l’accompagnement vers un mieux vivre sanitaire
et social, comme tous les temps de rencontre
qui favorisent le mélange des publics) et développer des projets d’innovation culturelle
ayant un impact social et écologique durable.
Par l’observation, la conversation et des
essais sur le terrain, le designer est l’artisan de nouvelles lignes de forces à l’échelle
d’un quartier. Capable d’identifier et de célébrer l’existant (social, culturel et physique),
il peut générer des stratégies d’innovations
adaptées dans l’aménagement et améliorer
le contexte urbain en cherchant à nourrir la
diversité et la créativité inhérentes.
Attentive aux fibrillations de l’industrie mondialisée, une nouvelle fabrique sociale et économique est possible à l’échelle du territoire.
Elle sera initiée, portée ou accompagnée par
l’intervention d’artistes, de designers, d’architectes dans un processus de concertation
dans le temps autour des grandes opérations
d’aménagement urbain via des programmes
de petite ou grande échelle, et cela dans un
dialogue permanent avec les habitants, les
urbanistes et les pouvoirs publics.
120
Recyclart Tranformer
la rupture urbaine
“Il s’agit d’un projet urbain qui s’inspire de
la ville qui l’entoure, un projet grâce auquel
un territoire et ses habitants réexistent sur
la carte de Bruxelles et un projet qui crée du
lien social et culturel. L’équipe est ouverte
aux initiatives et prend les choses en main,
pour la création de projets, de systèmes, de
méthodes et de concepts liant des individus,
des médias et des modes d’expression entre
eux, de manière productive”.
L’association Recyclart a été créée dans le
cadre du programme européen de Projet
Pilote Urbain . Début 1996, le département
urbanisme de la Ville de Bruxelles a conçu,
en collaboration avec d’autres services, le
projet pour Bruxelles. Il a été soumis à la
Commission Européenne dans le cadre d’un
appel à projets du Fonds Européen au Développement Régional. L’objectif central du
projet était la réaffectation du site de la gare
Bruxelles-Chapelle et de ses alentours qui,
pendant des années, avaient créé une rupture urbaine dévalorisante du centre-ville.
La réaffectation a été mise en œuvre par la
rénovation et le réaménagement des locaux
de la gare et de l’espace public et par le développement d’activités culturelles et socioéconomiques proches de la créativité du citoyen. C’est ainsi que fut créée l’association
Recyclart qui a entamé l’exécution du projet
avec une équipe professionnelle. Le projet a
été dès le départ fortement lié au lieu dans
lequel il est situé et directement ancré dans
le quartier et la ville qui l’entourent. Transformer la rupture urbaine provoquée par la
Jonction Nord-Midi en une liaison vivante, assurer un lien fort entre les différents quartiers
qui l’entourent et créer du lien et une identité
propre aux habitants sont les buts que l’association poursuivait et continue de poursuivre.
Aujourd’hui, Recyclart est un laboratoire artistique, un lieu de création, un centre de for-
mation pour chercheurs d’emploi, de confrontation et de diffusion culturelles, un acteur de
l’espace public urbain, un lieu de rencontres
et d’expérimentations mais aussi une plateforme artistique et créative. Un tout constitué
de parties, autonomes mais complices, qui
participent d’une dynamique commune. Il est
composé de trois entités : un Centre d’Art assurant une programmation artistique de qualité reconnue par la Communauté française
et la Communauté flamande ; un centre de
production artisanal nommé Fabrik composé
de trois ateliers liés à un programme de transition professionnelle (menuiserie, construction métallique et gestion d’infrastructure) ;
un Bar-resto dans l’ancien buffet de la gare,
également lié à un programme de transitionprofessionnelle.
Recyclart intègre tous les volets du processus
artistique en son sein : la création via, notamment, la mise à disposition d’espace à des
jeunes artistes, la diffusion via une programmation de qualité et la production via la réalisation concrète de pièces de design, de décors de théâtre ou d’installations plastiques.
Aucune hiérarchie entre les disciplines n’est
posée et l’art à la fois ouvert sur l’érudit et le
populaire est défendu. Recyclart met l’accent
sur le petit, le fragile, le vulnérable et l’original. C’est pourquoi une part importante
de ses intentions porte sur les subcultures.
Recyclart définit l’art comme un outil politique qui fait réfléchir sur notre société et aide
d’une part, à la construction d’une véritable
cohésion sociale en ville et, d’autre part, à la
construction d’un pont entre les cultures, les
classes sociales et les univers différents. De
plus, le projet s’intègre dans une dynamique
d’économie sociale. L’association répond en
cela au discours dominant économique “des
industries culturelles” et de la “ville créative”
par une vision plus locale et plus solidaire.
En effet, Recyclart engage, dans le cadre d’un
programme de transition professionnelle,
une quinzaine de personne, composant ces
différentes équipes techniques (menuiserie,
gestion d’infrastructure et horeca).
Le projet permet de créer les opportunités
nécessaires à chacun afin de réaliser ses
121
TOOL QUIZ - Livre vert
Une bonne pratique
Toolquiz
TOOL QUIZ - Livre vert
propres objectifs professionnels plutôt que de
les formater à un marché de l’emploi. Grâce
aux compétences qu’ils acquièrent durant
leur période de travail chez Recyclart, ils développent leur créativité et leur talent. Recyclart est convaincu que le lien entre économie et culture ne peut se faire qu’au niveau
d’un territoire, c’est pourquoi le projet a une
vision très locale et concentre ses activités
sur les habitants du quartier et des alentours. Enfin, un des objectifs principaux de
l’association est de recréer un espace de vie
cohérent et attractif dans le quartier. La communauté locale est impliquée notamment via
les programmations artistiques et via l’aménagement des espaces publics réalisés par
Recyclart. L’association tente d’atteindre cet
objectif via diverses initiatives phares qui
ont pour but de créer une identité de quartier (fêtes de quartier, concerts, expositions,
séance photos, activités culturelles diverses,
etc.). Un lien étroit a été créé entre l’association et les habitants du quartier.
Bien que l’association n’ait pas pour vocation
de résoudre tous les problèmes de la société
car elle relève avant tout du secteur culturel,
elle contribue par ses initiatives et activités à
la cohésion sociale à la création d’une identité
de quartier. Elle permet de faire interagir plusieurs domaines de développement : le développement territorial, le développement économique, le développement culturel et, enfin,
le développement social. Aujourd’hui, l’association est soutenue par la Ville de Bruxelles,
la Région de Bruxelles-Capitale, la Communauté Française de Belgique, le Vlaamse
Gemeenschap et le Vlaamse Gemeenschapscommissie.
Sa situation géographique fait que Recyclart
est aussi le lien entre le centre de la métropole et les zones d’habitations populaires du
centre-ville. Recyclart est devenue une entregare à la croisée de voies multiples. Il s’agit
d’un projet urbain qui s’inspire de la ville qui
l’entoure, un projet grâce auquel un territoire
et ses habitants réexistent sur la carte de
Bruxelles et un projet qui crée du lien social
et culturel. L’association estime que dans
une société de plus en plus segmentée par
compétences, langues ou communautés, il
est primordial, pour faire avancer la ville de
demain de travailler de façon transversale et
d’agir de façon locale. Concrètement, Recyclart puise son inspiration dans la réalité
quotidienne bruxelloise, une réalité qui se
nourrit de nombreuses cultures et de différentes communautés linguistiques, projetée
dans une dimension locale, nationale et internationale. L’équipe est ouverte aux initiatives
et prend les choses en main, pour la création
de projets, de systèmes, de méthodes et de
concepts liant des individus, des médias et
des modes d’expression entre eux, de manière productive.
122
La Fédération Wallonie Bruxelles
Partenaire Tool Quiz
Trajectoire/
Responsabilité
“Cela implique de faire évoluer les
pratiques professionnelles créant
les conditions d’un dialogue
entre le monde économique,
industriel, de la recherche, acteurs
sociaux et de l’éducation... “
Alban Cogrel and Marco Felez
Alban Cogrel et Marco Felez
“Le sot parle du passé, le sage du présent, le
fou parle du futur alors, soyons un peu fou “
Sun TZU
Comment penser l’Europe dans le monde,
plus spécifiquement dans un monde en profonde mutation ? Comment penser le lien
culture et Europe ? Il existe aujourd’hui des
modèles différents, mais nous avons besoin
de réinventer et d’expérimenter de nouvelles
voies d’actions face aux mutations profondes
de notre société. Ces nouveaux modèles de
développement sur ce qui fait société doivent
accorder une place à chacun avec davantage
d’empathie, de solidarité et doivent être pensés à partir des réalités d’interdépendances.
L’économie sociale et solidaire dans ces
grands principes pose la question de la place
de l’homme et du bien vivre ensemble et des
nouvelles façons d’entreprendre. La culture
doit jouer un rôle majeur dans ces changements de modèle et de transformation sociétale. La créativité, l’innovation reposent
plus que jamais sur les questionnements
liés à l’évolution des politiques publiques
La grappe d’entreprises “Les Articulteurs”
est née suite à une expérimentation portée, dans le cadre d’un programme Européen EQUAL1, par un ensemble d’acteurs du
monde associatif, des compagnies du spectacle vivant, des établissements culturels,
des collectivités locales, des institutions liées
au handicap et le Groupement d’intérêt public
du pays (GIP). Souhaitant placer la culture au
cœur du développement local et reposant sur
le concept novateur de « Territoires Entreprise Culturelle », cette expérimentation reposait sur trois objectifs : créer de l’économie
culturelle, lutter contre l’exclusion et rendre
la culture accessible à tous. En 2006, devant
les premiers résultats avérés, l’ensemble
des membres pionniers de ce projet a décidé
de créer une association « Les Articulteurs »
afin de pérenniser la démarche initiée au sein
du projet Equal.
Le noyau dur des Articulteurs est constitué
de 9 structures de l’économie sociale qui emploie 466 salariés soit 150 équivalents temps
plein (ETP). Le domaine d’activité principal
de la grappe d’entreprises se situe dans le
champ de l’insertion socio-économique par
le développement de pratiques innovantes
dans le champ culturel. Les membres fondateurs des Articulteurs se sont en effet donnés
comme objectifs : d’une part, la conception,
réalisation et diffusion des actions culturelles innovantes et mutualisées créant du
1 EQUAL est un Programme d’Initiative Communautaires FSE pour lutter contre toute forme de discrimination et d’inégalité dans le monde du travail et de l’emploi en
Europe, le Fonds social européen, à travers le programme d’initiative communautaire EQUAL, impulse et soutient des actions expérimentales.
125
TOOL QUIZ - Livre vert
Cluster les
Articulteurs
Un écosystème
socioéconomique
au service du
territoire
de la culture. Cela passe par notre capacité d’apprendre à travailler ensemble en
nous appuyant sur une mixité de partenaires
d’horizons très différents devant trouver un
terrain d’entente dans leurs futures collaborations. Comment pouvons-nous qualifier
ce qui produit de la richesse ? De quelles
ressources territoriales disposons-nous ?
Comment évalue-t-on les effets produits par
ces nouvelles approches qui ne demandent
qu’à être explorées. Quel type d’économie
devrons-nous aller demain où chacun devra
trouver sa place face à la raréfaction des ressources énergétiques de notre planète ? Des
enjeux pour la planète, mais en particulier
pour l’occident et l’Europe.
TOOL QUIZ - Livre vert
développement économique et du lien social,
et, d’autre part, la mise en place coopérative
d’un concept novateur associant, culture,
économie et lien social : le “territoire - entreprise culturelle”, valorisant les hommes et le
patrimoine d’un territoire, en vue de renforcer son attractivité. Elle développe ainsi son
action autour de la mutualisation des moyens
logistiques et humains2, d’actions culturelles
et patrimoniales, de la création de sociétés
de services2, d’une SAS “Label séance”, d’une
ingénierie permettant de transférer le capital
et savoir-faire accumulés, d’une activité de
formation recherche et d’une recherche-action sur la culture comme ressource économique pour le territoire (cf. Schéma ci-dessous). Elle s’inscrit dans des partenariats
transnationaux et transrégionaux : Belgique
(Bruxelles Zinneke Parade3, Mons écomons),
Irlande du Nord (Belfast - Beat Initiative4),
Pologne (Centre culturel quartier de NowaHuta), Italie (Bologne, Association Oltre5)
ou encore Angleterre (Norwich, compagnie
Tin House). Les Articulteurs se posent en
acteurs économiques innovants mettant sur
le marché ces nouvelles applications issues
de leurs savoir-faire accumulés et de leur
ingénierie propre. L’ensemble de l’activité
des 9 partenaires associés au projet a généré 8,7 millions d’euros en équivalent chiffre
d’affaire en 2008, mobilisé l’adhésion de 600
bénévoles, et touché un public de plus de
250 000 spectateurs et/ou personnes. Les
Articulteurs ont été lauréats de la sélection
nationale des grappes d’entreprises 2010 par
la DATAR6 (Délégation à l’Aménagement du
Territoire et à l’Attractivité Régionale).
Source : A.COGREL, M.FELEZ, 2011
La grappe d’entreprises “Les Articulteurs”
est une démarche unique en son genre en
France. La coopération initiée au sein d’Equal
a permis d’identifier un écosystème socioéconomique, grâce aux activités culturelles
et artistiques créant une véritable adhésion/
dynamique sur le territoire.
Les membres de la grappe d’entreprises se
sont mis d’accord sur une conviction partagée, « le bien vivre ensemble » : l’avenir d’une
communauté d’hommes sur un territoire ne
peut se construire sans avoir une approche
globale, systémique, permettant à chaque
individu de s’y épanouir. Ainsi, la contribution
principale du projet territorial c’est le principe de développement solidaire qui associe
l’économique et le social. La contribution
d’accompagnement social, c’est le principe
de responsabilité. La dimension économique,
quant à elle, relève du principe de réalité. La
culture est au cœur de notre projet. Elle est le
moteur, l’engrenage qui permet d’actionner
ensemble un projet économique, un projet de
développement local et un projet de développement social. Elle concerne le champ de la
créativité, des enjeux sociétaux et des valeurs
collectives, ainsi que le champ de la valorisation du patrimoine culturel et de l’économie
de la culture. Elle est un levier qui permet
d’actionner l’ensemble où chacun apporte
une contribution spécifique à la dynamique
mise en œuvre.
1 Groupement d’employeurs, parc de matériel mutualisé et recyclage de matériaux
2 Agence culturelle territoriale, niches économiques liées au patrimoine et à la ressource territoriale, etc.)
3 www.zinneke.org
4 beatcarnival.com
5 http://www.fest-festival.net
6 http://territoires.gouv.fr
126
d’une Europe plus ouverte sur le monde qui
ne va pas de soi. Elle pose l’enjeu de la rencontre sur les questions de coopération et de
partenariat.
Dans ce sens le travail de recherche-action
que nous avons réalisé au sein du cluster les
Articulteurs « Révélation de ressource territoriales et actions culturelles » (DRT, 2010)
avec deux laboratoires de recherche (Pacte
Territoire/Lares) nous poussent aujourd’hui
à aller plus loin. Il s’agit pour nous par un
travail de recherche ouvert sur la dimension
européenne d’approfondir notre analyse sur
les enjeux sociétaux du 21ème siècle face
aux profondes mutations mondiales. Il y a
pour nous nécessité de re-questionner les
fondements humanistes dans notre rapport au monde actuel. C’est pourquoi avec
nos partenaires nationaux, suite au colloque
“culture et développement territorial : Osons
l’innovation et la solidarité”, l’UFISC, le Relais
Culture Europe et les universités nous souhaitons poursuivre ces travaux de recherche.
Bibliographie
• ARTICULTEURS, 2009, La culture au cœur
du développement local.
• COGREL A., 2010, Révélation de ressources
territoriales et actions culturelles, le cas de la
grappe d’entreprises “Les Articulteurs” sur le
Pays de Redon et Vilaine (Bretagne), mémoire
de Diplôme de recherche Technologique préparé sous la direction de Bernard PECQUEUR,
Grenoble, Université Joseph Fourier.
L’ensemble de ces problématiques est partagé sur une échelle européenne par les
territoires partenaires européens avec qui
nous coopérons : l’Irlande du Nord, l’Italie, la
Belgique, L’ Angleterre La Pologne demain
la Slovénie, l’Allemagne, mais aussi internationaux comme l’Afrique, la Chine... Face aux
incertitudes liées à ces mutations multiples
et rapides, la question qui se pose est celle
127
TOOL QUIZ - Livre vert
Cette démarche de grappe d’entreprises
peut être qualifiée de « clef » puisqu’elle propose un mode d’organisation horizontale qui
va permettre aux gens de se rencontrer et
de coopérer sur un projet commun et partagé. Les acteurs décident d’y aller ensemble
dans un mode de gouvernance où chacun a
sa place, car on reconnaît l’autre, et qui introduit la coopération et l’échange à partir
d’un environnement culturel et patrimonial
spécifique à chaque territoire. La coopération est un système permanent d’animation
où la singularité est respectée dans une
démarche collective partagée. L’expérimentation réalisée et la créativité impulsée dans
notre démarche nous ont conduit à inventer
un nouveau mot “Le Rêvalisable”. Il met en
évidence tout ce qui donne du sens à ce que
l’on fait, l’envie d’entreprendre en se donnant le droit à l’erreur et à l’expérimentation. Nous l’avons vérifié, c’est un véritable
levier et un accélérateur de projet, donnant
de l’ambition et produisant des possibles.
Chaque acteur diversifié s’est retrouvé sur
un sens, une éthique, qui privilégie la coopération, le respect de l’autre, le respect
de la place que chacun doit tenir dans ce
projet. Nous avons élaboré une démarche
de coopération éthique. Les Articulteurs
rassemblent des mondes qui se côtoient à
peine : le monde économique, le monde du
développement territorial (institutions) et le
monde de la culture et du développement
social. Cela implique de faire évoluer les
pratiques professionnelles créant les conditions d’un dialogue entre le monde économique, industriel, de la recherche, acteurs
sociaux et de l’éducation...
TOOL QUIZ - Livre vert
Transfert de
créativité :
mise en
commun de
l’expertise et
amplification
pour une
économie du
savoir
1
David J. Joyner,
Erik P.M. Vermeulen,
Christoph F. Van der Elst,
Diogo Pereira Dias Nunes
et Wyn Thomas
Introduction
Le rôle longtemps reconnu des universités
et des centres de recherche en tant que ressources essentielles pour le développement
économique et sociétal a capté une attention
croissante2 3 4 5 depuis que le savoir a eu tendance à remplacer les matières en guise de
matières premières de la production : c’està-dire, avec l’avènement de ’l’Économie du
savoir’6 7. Un ensemble considérable de politiques8 et de pratiques s’est développé et le
domaine du ‘Transfert des connaissances’
(TC) est devenu prédominant. Dans ce document, nous revenons sur notre expérience
dans ce domaine et explorons comment
améliorer le TC, en introduisant une nouvelle
notion de Transfert de créativité9 conçue
pour catalyser un débat plus large sur l’interaction entre le monde universitaire, celui
des affaires et le secteur public, souvent appelé la ‘triple hélice’. Nous proposons également un format pour renforcer les liens de
telles études avec la pratique et l’application.
L’importance globale croissante de l’Économie du savoir a été mise en avant dans une
étude majeure de l’OCDE10: ‘On estime que
plus de 50 % du PIB des principales économies de l’OCDE repose à présent sur le
savoir.’ Néanmoins, si, comme ceci le suggère, l’importance de l’Économie du savoir
(ES) va croissante, elle donne naissance à
des défis sans précédent : elle est globale,
par conséquent des opportunités et des défis
se présentent 24h/24, 7j/7 ; la concurrence
est féroce et peut venir de n’importe où ; des
changements peuvent arriver si vite que les
compétences et capacités de TOUS nos partenaires doivent s’unir efficacement.
De nouvelles approches pour
une ère de nouveaux défis
Des exemples historiques des avantages de
combiner arts/culture et science/technologie, comme dans les travaux de Leonard de
Vinci, ont trouvé leur écho récemment auprès
d’éminents chefs d’entreprise. Eric Schmidt,
Président exécutif de Google11: ‘…devons réunir l’art et la science à nouveau’ ; et Steve Jobs,
1 D’abord remis comme un article au Relais Culture Europe Summer School, 31 août-2 sept 2011, Centre International d’Accueil et d’Echanges Récollets, Paris; www.
relais-culture-europe.org.
2 Universities UK, Creating Prosperity: Role of higher education in driving the UK’s creative economy, déc 2010, ISBN 9781 1 84036 249-7.
3 Lester L., Universities, Innovation & Competitiveness of Local Economies, MIT Industrial Performance Centre, 2005; Working Paper. MIT-IPC-05-010.
4 DIUS (UK Government Department for Innovation, Skills and Universities), Innovation Nation, Londres, 2008.
5 Florida R., Gates G., Knudsen B. and Stolarick K., The University and the Creative Economy, 2008.
6 Drucker, P., The Age of Discontinuity; Guidelines to Our Changing Society, Harper and Row, New York, 1969, ISBN 0-465-08984-4.
7 Porter, M. E., Clusters and the New Economics of Competition, Harvard Business Review, novembre-décembre 1998, 77-90.
8 Par exemple, l’initiative Union de l’innocation de l’Union européenne, voir ec.europa.eu/research/innovation-union.
9 Harper G. and Joyner D.J., débat non publié.
10 OCDE, L’économie fondée sur le savoir, Paris, 1996; www.oecd.org/dataoecd/51/8/1913021.pdf.
11 Conférence de Schmidt E., MacTaggart, Édimbourg, 26 août 2011.
128
La reconnaissance du besoin de fusionner
art/culture et affaires, science et technologie,
introduit le thème central de ce document –
voilà ce qu’il faut pour exploiter un spectre
complet d’expertises, avec des instruments
efficaces pour établir la compréhension et
des partenariats permanents entre eux.
Un certain nombre de nouvelles ressources
importantes est désormais disponible pour
soutenir les partenariats de l’économie du
savoir. Primo, l’Innovation ouverte (IO) introduite par Chesbrough2 est largement acceptée comme la voie à suivre pour travailler
efficacement au progrès économique dans
le monde moderne. Puisque les principaux
aspects de l’IO reposent fortement sur la collaboration et le partenariat, nous suggérons
que la dynamique et le flux des relations d’IO
doivent être étudiés et compris plus en détail,
comme l’a proposé Joyner3.
Secundo, en réponse au besoin largement
reconnu de principes clairs pour faire fonctionner les collaborations université-entreprise de manière fiable au profit de toutes
les parties, 10 directives pour un ‘Partenariat
responsable’ (PR) efficace ont été publiées en
20054.
Elles ont été développées par les plus grands
réseaux européens représentant universités,
entreprises et organismes technologiques et
de recherche ; en outre, leur pertinence a été
confirmée par des PME.
Deux principes essentiels soulignent les directives : l’usage maximal des fonds publics et
usage responsable de la recherche publique.
Le PR représente une boîte à outils inesti-
mable pour l’économie du savoir. Cependant,
les interactions entre les directives à différents
moments et dans différentes conditions, et
tout regroupement et hiérarchie de priorités,
doivent être mieux appréhendés dans chaque
situation afin d’utiliser au mieux les directives
comme une trousse à outils efficace pour les
partenaires de l’économie du savoir. Dans
une présentation antérieure, East et Joyner5
ont formulé des suggestions sur la manière
dont cela peut fonctionner ; mais nous pensons qu’une exploration poussée de grande
envergure de ces deux instruments majeurs
serait utile de toute urgence.
De nouvelles idées pour une
ère de nouveaux défis
Le travail du Prof. David Bohm FRS, physicien,
contient une riche veine d’expertises, d’opinions et d’idées qui peuvent être directement
appliquées à ce développement de l’Économie
du savoir. Sa contribution dans de nombreux
domaines d’étude se définit dans une collection d’essais6 et se poursuit dans une publication conjointe avec Dr. David Peate7. Ce travail,
basé sur la pensée à l’intersection de nombreuses disciplines – science, arts, culture,
philosophie, sciences comportementales et
sociales – aborde des thèmes tels que : Philosophy as a key paradigm; Renewed emphasis on ideas rather than formulae ; Emphasis
on the whole rather than fragments ; Focus
on meaning rather than mechanics ; “Implicate” order folded within an “explicate” order;
Knowledge as a process’8 (notre résumé des
réfs 5, 6).
Évidemment, un partenariat d’expertise de
grande envergure sera nécessaire pour explorer et appliquer l’approche de Bohm et Peate.
1 Jobs S., entretien pour le New York Times.
2 Chesbrough H., Open Innovation, Harvard Business School Press, 2006, ISBN 1-57851-837-7.
3 Joyner, D.J., Responsible Partnership in an Open Innovation World EC, DG Research,3ème séminaire annuel, Implementing the Innovation Union: Next Steps in Knowledge Transfer, Varese and Ispra, Italie, 10-12 novembre 2010.
4 Voir www.responsible-partnering.org.
5 East O. and Joyner D.J., Acorns to Welsh Oaks: Successful Responsible Partnering in Wales, European Universities Association (EUA), Progress and Challenges in
Effective Collaboration and Knowledge Transfer: Special Conference, Lisbonne, Portugal, 3-4 December 2007.
Association (EUA), Progress and Challenges in Effective Collaboration and Knowledge Transfer: Special Conference, Lisbonne, Portugal, 3-4 December 2007.
6 Bohm D., Wholeness and the Implicate Order, Ark Paperbacks (Routledge and Kegan Paul plc), Londres 1980 (ISBN 0-7448-0000-5).
7 Bohm D. and Peate F.D., Science, Order and Creativity, Routledge Classics, Abingdon, Oxon, GB, 2001 (ISBN 10-0-415-58485-X).
8 “La philosphie en tant que paradigme clé ; Le renouvellement de l’accent sur les idées avant les formulations ; L’accent sur le tout avant les fragments ; L’attention
portée sur la signification avant la mécanique ; L’ordre ‘implicite’ contenu dans l’ordre ‘explicite’ ; Le savoir en tant que processus”
129
TOOL QUIZ - Livre vert
PDG d’Apple Inc., ‘Le Macintosh a marché à
merveille parce que les gens qui travaillaient
dessus étaient des musiciens, des artistes,
des poètes et des historiens - qui se révélaient
être également d’excellents informaticiens’1.
TOOL QUIZ - Livre vert
Le Transfert des
connaissances –
un apprentissage
Transfert des connaissances
et au-delà - les Stades de
développement
Forts des instruments majeurs et des nouvelles idées susmentionnés, nous proposons
d’explorer dans ce document comment mieux
travailler pour répondre aux défis actuels de
l’Économie du savoir (ES). Notre approche
essentielle est de saisir les idées et idiomes
de domaines disparates et de les réunir pour
des collaborations d’ES. Les domaines de la
culture et de la philosophie sont particulièrement tentants ici car ils apportent une source
appréciable d’imagination et de motivation.
L’université de Bangor, au Pays de Galles1
possède un solide bilan de collaborations
innovantes2 3 4, en particulier avec des PME5
et par l’intermédiaire du partenariat pour le
transfert des connaissances du Royaume-Uni
(UK Knowledge Transfer Partnership (KTP)).
Ce Programme aborde des problèmes et défis d’entreprises clairs en partenariat avec le
monde universitaire, en employant un diplômé
à plein temps pendant une durée de 2 ou 3 ans
pour travailler sur un projet d’affaires bien
défini, sous un contrôle à la fois universitaire
et industriel/professionnel. KTP est reconnu
pour sa contribution considérable à la croissance des entreprises (voir par ex. le Rapport
annuel KTP 2009/20106). KTP se concentrait
à l’origine sur des collaborations fondées
sur la science et l’ingénierie, mais a soutenu
de manière croissante un spectre d’expertise plus vaste comprenant les arts et les
sciences humaines ; les affaires et la gestion
; et les sciences sociales/comportementales.
La réussite représente ici l’établissement efficace d’une interprétation et d’un partenariat
entre les acteurs de trois sphères différentes,
avec un concept initial développé en une proposition de financement, généralement encadrée dans la gestion de projet et le langage
des affaires.
Nous suggérons que le Transfert des
connaissances a suivi quatre Stades de développement au cours des années :
Stade I) Collaboration impliquant des professionnels ; concentrée sur la science et
l’ingénierie et fondée sur la recherche.
Stade II) Collaboration étendue aux PME ;
plus appliquée.
Stade III) Collaborations étendues aux
micro-entreprises et PME, comprenant les
arts/sciences humaines, etc. ; de plus en
plus interdisciplinaire.
Stade IV) Collaborations impliquant la mobilisation de tous les acteurs ; avec des transactions multiples et au-delà de nouvelles
limites.
Ce dernier est encadré en des termes moins
spécifiques, qui nous donnent l’opportunité
d’imaginer la manière dont la montée du
‘Transfert des connaissances’ peut être étendue pour s’impliquer avec un monde moderne
et complexe par de nouvelles voies. Une récente publication du projet Interreg IVC TOOLQUIZ de l’UE arguant cela fait référence au besoin d’amener des compétences créatives aux
domaines non traditionnels : ‘les compétences
créatives ne sont pas uniquement réservées
aux travailleurs culturels et aux artistes. Ce
sont des compétences qui peuvent être utilisées pour amener des solutions innovantes
entre tous les secteurs de toutes les régions
de l’Europe7.
Dans ce contexte, nous suggérons de formuler la phrase ‘Transfert de créativité’
pour mettre en évidence notre extension du
Transfert des connaissances. Le Transfert de
créativité associe délibérément arts, culture
et compétences générales qui reflètent une
1 Voir www.bangor.ac.uk
2 Joyner D.J., Bangor University and its role in Regional Development, European Commission Directorate General Education and Culture (EC DG EAC), 3rd European
University-Business Forum, Bruxelles, 4-5 mai 2010.
3 Jones J.I. & Joyner D.J., N W Wales Low Carbon Energy Region: Collaborations for world-class skills , European Commission Directorate General Education and
Culture, 4th European University-Business Forum, Bruxelles, 22-23 mars 2011.
4 Joyner D.J., A Green Innovation Collaboration in Wales and Ireland,
5 Table ronde de l’OCDE sur l’éducation supérieure et le développement des villes et des espaces régionaux, OCDE, Paris, 15-16 sept. 2010.
6 http://www.ktponline.org.uk/assets/Resources-page/KTPAnnualReport09-10.pdf.
7 Projet TOOLQUIZ Interreg IVC, Bulletin d’informations juillet 2011 ; www.toolquiz.org.
130
Introduction au Transfert de
créativité
Le ‘Transfert de créativité’1 est conçu pour
résonner de manière spécifique tout en
étant de grande envergure, en reflétant les
systèmes de transfert de connaissances/
technologie bien établis et il est destiné à
mettre l’accent sur l’exploitation des capacités générales. Il fournit donc une bonne
plateforme pour adopter de nouvelles idées
et approches, et pour donner une impulsion
afin d’identifier des paramètres et processus
clairs dans le but d’encourager cette implication plus large de ‘Transfert de créativité’.
Utilisation de modèles
physiques comme outils de
développement d’idées
Ayant établi qu’une réflexion plus vaste est
nécessaire, nous explorons l’utilisation de
modèles physiques comme moyen de représenter les idées sur des aspects de collaboration dans l’économie du savoir. Cela peut
ouvrir une veine intéressante de nouvelles
idées et être utile en soi pour s’adresser
aux communautés scientifique/technologique et artistique/culturelle dans un langage intermédiaire. Avec un peu de chance,
cela s’avérera utile pour établir des ponts de
compréhension et ainsi catalyser la coopération.
La Figure 2 montre un exemple d’utilisation
de l’accélérateur de particules Synchrotron
comme modèle de partenariat présenté par
Joyner2 en 2009 et qui utilise le ’Synchrotron
Soleil’ français3.
Dans cet accélérateur, les électrons sont excités dans un petit anneau (noté zone 1), puis
injectés et accélérés dans un grand anneau
(zone 2). La lumière d’une plage d’énergies
larges et continues, émise à partir de la périphérie de l’anneau 2, est collectée dans des
stations expérimentales tangentielles au
grand anneau (zone 3).
Figure 1 : montre le concept derrière le Transfert de créativité – il s’agit d’une approche plus complète qui étend,
se fonde sur et peut inclure les autres. Davantage de travail est nécessaire pour planifier dans quelle mesure il
peut donner corps à une série définie de méthodologies,
et de quelle manière il peut catalyser un moyen de collaboration plus large et pourtant plus profond pour contribuer à l’économie/la société.
En utilisant le Synchrotron comme un modèle de partenariat, nous imaginons les acteurs qui intègrent la structure, désormais
vue comme un vecteur de collaboration de
l’Économie du savoir. Nous plaçons d’abord
les principaux collaborateurs dans le petit
anneau (zone 1). Leur expertise commune
et leur partenariat fournit l’énergie au processus et est disponible pour être exploitée à l’étape suivante. L’expertise combinée
centrale, les capacités et compétences sont
à présent établies dans l’anneau principal
1 Projet TOOLQUIZ Interreg IVC, Bulletin d’informations juillet 2011 ; www.toolquiz.org.
2 Joyner D.J., University-Business Research Collaboration supported by EU Convergence Funding, EUA, 5th Convention of European H.E. Institutions: Facing Global
Challenges: European strategies for Europe’s universities; Prague, République tchèque, 18-21 mars 2009.
3 Copyright EPSIM 3D/JF Santarelli.
131
TOOL QUIZ - Livre vert
approche large, alors qu’associer nos nouvelles idées (en utilisant un nom similaire) au
domaine du Transfert des connaissances est
séduisant car ce dernier est bien établi dans
de nombreux pays et dans de nombreux secteurs et domaines d’application.
TOOL QUIZ - Livre vert
(zone 2), après ‘injection’ de la zone de préparation de partenariat (le petit anneau, zone
1). Par conséquent, le partenariat efficace
est vu comme le ‘groupe central’, qui génère
constamment l’énergie du partenariat. Aux
postes de travail (zone 3), d’autres groupes
(trois sont représentés) sont prêts à appliquer le potentiel de développement produit
en zone 2. Différentes applications pratiques
sont étudiées sur divers postes de travail.
Un aspect intéressant du Synchrotron en tant
qu’idiome est que les particules accélèrent
constamment (nous utilisons cela comme
une image pour faire progresser le partenariat en permanence), mais elles restent
groupées dans ce grand anneau, de telle
sorte qu’il y existe un effort de développement de collaboration continu (c’est-à-dire
que les partenaires accélèrent conjointement autour de l’anneau 2).
Figure 2B : Les acteurs imaginés dans le partenariat au sein du Synchrotron
Dans la Figure 2B, nous pouvons étendre
l’idiome du Synchrotron afin de démontrer
la dynamique de partenariat en plaçant les
acteurs de différentes organisations en relation au sein de la structure. Un partenariat
complet dans le monde réel (c’est-à-dire
impliquant une plage complète d’organisations (sociétés, PME, secteur public et universitaire) est illustré. Lors de l’étape de
rassemblement d’expertise (zone 1), une
université, une société et un groupe de
chaîne d’approvisionnement ou une PME
sont représentés comme rassemblant et
formant un mini groupement, préparé à être
injecté en tant que partenariat continu dans
le grand anneau. L’énergie de sortie est collectée par divers groupements d’application.
Par exemple, le poste de travail, noté zone 3,
comprend une université et quatre PME qui
collaborent. Le modèle comporte de nombreuses fonctionnalités intéressantes et met
en évidence l’efficacité d’un partenariat central complet, mais sa faiblesse réside dans
l’absence de possibilité d’un mécanisme de
critique d’apprentissage/expérience provenant des partenariats en zone 3 envers l’expertise centrale de zone 2, et qui influence
les stades initiaux (zone 1). Ceci est, bien
entendu, un facteur fondamental dans un
partenariat réel et responsable.
132
TOOL QUIZ - Livre vert
Mappage de Transfert de
créativité dans un modèle
physique
L’exemple précédent met en évidence la manière dont l’application d’un modèle physique
à une collaboration de l’Économie du savoir
offre une analyse instructive des questions
impliquées et nous suggérons que cette
approche est utile. Nous allons maintenant
employer un modèle physique pour générer
une infrastructure qui illustre le Transfert de
créativité, d’abord au format 2D, puis en 3D.
Étant donné que le Transfert de créativité est
un concept complexe n’étant pas totalement
détaillé, il serait utile de le rendre plus accessible à l’investigation et à l’évaluation. Un
modèle énergétique en 2D (Fig. 3) comporte
deux zones d’expertise (arts et technologie représentant les ‘extrêmes’ de l’approche du
développement) décrites le long de l’axe horizontal du diagramme, et deux ‘réservoirs’
de ressources sur l’axe vertical. Un réservoir
de compétences ou ‘éléments essentiels’
est représenté sous un horizon et les résultats apparaissent dans un réservoir ‘valeur
ajoutée’ au-dessus de l’horizon, qui est par
conséquent un délimiteur entre l’expertise
utilisable en dessous et la réussite, encadrée
en tant qu’entité à valeur ajoutée, au dessus.
Dans le modèle énergétique, le développement est vu comme un processus d’ascension du diagramme dans une ‘montée de la
valeur ajoutée‘. L’avantage de cette représentation est qu’elle présente tous les principaux éléments en relation, permettant une
évaluation rapide du rôle de chaque élément
et qu’elle nous aide à explorer l’interaction
de différentes parties pour l’économie du
savoir.
Figure 3: Transfert de créativité (CT) au sein du modèle
« énergétique » en 2D [les processus du Transfert de
créativité sont représentés par les flèches jaunes]
Nous décrivons l’un après l’autre chaque élément de la structure de la Fig. 3 :
133
1. Les éléments essentiels basés sur la
technologie : le réservoir technologique
est mis en évidence comme étant formé
de trois éléments ‘essentiels’ et il ‘repose’
sur l’horizon comme une ressource composite prête pour l’exploitation au sein de
l’ascension énergétique, une fois l’horizon
dépassé. L’ascension est thermiquement
codée par couleur, de sorte que lorsque
l’énergie croît, les couleurs passent de
rouge à orange puis blanc. Le jaune est
utilisé pour les flèches du Transfert de
créativité.
2. Une région d’éléments communs, pertinents à la fois pour la technologie et les
arts figure également sur l’interface des
deux zones. Les éléments suggérés ont
été identifiés empiriquement, mais devront être évalués plus rigoureusement
dans de futurs travaux. Une étude détaillée de ces éléments séparés et communs
est requise, car dans chaque application,
l’acte d’identification de ces ressources
TOOL QUIZ - Livre vert
peut être extrêmement instructif afin d’optimiser le processus de développement.
3. Résultats à valeur ajoutée : deux types de
résultats à valeur ajoutée (VA) sont représentés : VA Économique (VAE) et VA Sociétale (VAS). En affichant les deux côte à
côte, un effort peut être fait pour identifier
séparément les avantages dans ces deux
sphères. Souvent, la pression incitant à
montrer la valeur économique des projets
entraîne le déclin des aspects sociétaux
ou un ‘forçage’ artificiel la VA sociétale en
VA économique. Cette région de la structure est primordiale, car elle peut aider
à catalyser une nouvelle approche à la
collaboration dans l’Économie du savoir,
quand chaque sphère est peuplée de façon complète, avec des résultats répartis
entre VAE et VAS suite au débat et à la
délibération de leur valeur relative dans
ces deux zones.
et au stade des résultats (niveau 1). Le
Transfert de créativité peut renforcer un
ou deux des côtés de l’activité.
Cette infrastructure offre l’avantage que différents types d’expertises, différentes voies
de développement et leurs interactions
peuvent être vus dans un contexte global.
Elle offre une structure permettant d’examiner le Transfert de créativité, qui peut être
un idiome pour les processus créatifs et/ou
un raccourci pour un engagement plus large,
au-delà du transfert des connaissances. En
exposant dans les grandes lignes tous les
aspects dans un seul tableau, de nouvelles
idées peuvent être catalysées et les avantages de l’engagement dans une vaste plage
d’acteurs et dans différents types d’expertise devraient être optimisés.
Au-delà de la distinction Arts/
4. La montée basée sur la technologie : le Technologie
côté droit de la Figure 3 montre un processus de développement complet dans
la zone technologique, avec le progrès
technique au niveau 1 (l’horizon étant noté
niveau 0) et les résultats de valeur ajoutée au niveau 2 séparés entre les sphères
économique et sociale, permettant une
meilleure analyse globale des avantages
des développements.
5. La montée basée sur les arts et la culture
: un développement énergétique similaire
est représenté dans la zone des arts/
culture. Les éléments essentiels du côté
gauche sont présentés comme différents
mais, en substance, les deux processus
(gauche et droit) sont synergiques et partagent les éléments communs de l’ovale
vert. Combiner les deux côtés complète
alors une analyse des 2 zones arts/technologie.
6.Le TRANSFERT de CRÉATIVITÉ est représenté sous forme de flèches jaunes (une
couleur relativement porteuse d’énergie)
au stade d’assemblage de l’expertise et
des ressources (sur l’horizon, niveau 0)
Cette structure de Transfert de créativité
nous encourage à réfléchir au-delà des évidences dans le monde d’échange de l’Économie du savoir. La thèse de Bohm visant
à mettre l’accent sur le tout plutôt que les
fragments’ (réf. 5 p.137) nous a aidé à comprendre que la tentative de rapprochement
de mondes disparates brièvement nommés ‘arts/culture’ et ‘technologie’ était une
distinction trop grossière (c’est-à-dire trop
‘fragmentée’), nous introduisons par conséquent une structure circulaire représentée
dans la Figure 4, nommé Den Karpendonkse
Paradym (DKP) réflétant, en néerlandais, la
discussion principale de ‘De Karpendonkse
Hoeve’, Eindhoven, Pays Bas1 entre les présents auteurs. DKP représente un placement
stratégique de la plage d’expertise complète
qui est nécessaire pour exploiter notre économie du savoir.
La géométrie de la Fig. 4 est cruciale :
chaque expertise occupe une position égale,
permanente et immuable (sur le long terme,
1 Voir www.karpendonksehoeve.nl.
134
Figure 4 : ‘Den Karpendonkse Paradym’, une
plage complète d’expertise nécessaire pour l’Économie du savoir assemblée dans une géométrie
circulaire cruciale
[Les flèches indiquent que les activités de ‘prétensionnement’ – un idiome pour les développements provoqués par la collaboration et la
construction de la compréhension – qui poussent
et tirent dans les zones d’expertises disparates
avec pour conséquence une plus grande efficacité
en tant que ressource].
solide pour appliquer le Transfert de créativité – voir les deux types de processus de
prétensionnement à l’intérieur et à l’extérieur de l’anneau d’expertise. À présent, le
modèle 2D de la Fig. 2 ci-dessus n’est plus
suffisant. Pour représenter 8 éléments au
lieu de deux, il nous faut un modèle 3D dans
lequel DKP figure au plan horizontal et nous
nous servons du modèle énergétique pour
former le plan vertical.
Figure 5. Transfert de créativité dans une structure en 3D et modèle physique ‘énergétique’
135
TOOL QUIZ - Livre vert
vue globale) à partir du centre ; elles sont
toutes des ‘représentants permanents’ ayant
des voix égales et aucun veto ; la vue binaire
de la structure de Transfert de créativité précédente est remplacée par un paradigme à
8 éléments. Donc, l’interaction entre différents domaines d’expertise peut être établie,
introduisant l’idée d’aller au-delà de la collaboration interdisciplinaire. Le modèle énergétique qui lui est appliqué agit ensuite pour
regrouper les expertises de sorte qu’elles
se catalysent, définissent et alimentent les
éléments communs et fassent office de base
TOOL QUIZ - Livre vert
Mappage de Transfert de
créativité dans une structure
en 3D et un modèle physique
‘énergétique’
Un modèle en 3D de Transfert de créativité (Fig. 5) peut à présent être construit en
commençant par l’axe vertical du Transfert
de créativité de la Fig. 3. Den Karpendonkse
Paradym (Fig.4) est appliqué comme un axe
horizontal, nous avons désormais une structure en 3D en construction.
Chaque région du processus de Transfert de
créativité est désormais ajoutée. Les cônes
rouges mettent en évidence la manière dont
l’expertise est acheminée ou poussée vers
le haut (comme si elle était représentée par
des rayons de lumière ou des forces magnétiques ou électriques). Les interactions entre
les différents éléments produisent une progression vers le haut par ‘la montée de la
valeur ajoutée’. Enfin, la structure en 3D représente un environnement intéressant pour
explorer le sens, la pertinence et les interactions entre tous les éléments.
La distinction grossière entre arts/culture
et technologie est désormais remplacée par
le concept des 8 éléments. Notez que la vue
binaire du monde arts/technologie est remplacée par les 8 éléments, mais la présence
continue de deux vues, attitudes, expertises
et approches disparates est retenue avec
des marqueurs ‘arts/culture’ et ‘technologie’
pointant vers le pool d’expertise, au-dessus
de l’annotation ‘niveau 0’.
Figure 6. Le modèle ‘cubique’ du Centre de l’économie mondiale du savoir
136
Conclusions
Albert Einstein a dit ‘Je pense qu’une spéculation hardie est à même de nous faire
progresser, et non une accumulation d’expériences’1. Cette idée offre un défi pertinent pour ce travail, auquel nous répondons
en suggérant un ‘Centre de l’économie
mondiale du savoir’- qui est global à la fois
dans le sens de la largeur de son expertise incarnée et de sa vision globale. Ici, la
‘spéculation’ informée sur une large plage
de questions liées à l’économie du savoir
peut être explorée, notamment le concept
de Transfert de créativité. L’examen collégial des développements par des experts
interdisciplinaires facilitera la traduction en
outils, méthodes et applications pratiques,
qui attirent des collaborations nouvelles et
plus larges. Un idiome ‘cubique’ (Figure 6)
introduit dans notre article du Relais Culture
Europe2 offre une représentation appropriée,
les côtés servant à refléter les quatre rôles
du monde universitaire dans l’économie et la
société (recherche, éducation, résolution de
problème et mise à disposition d’espace public), tels que déterminés dans une étude du
Centre for Industry and Higher Education du
Royaume-Uni3. Les faces supérieure/inférieure du cube représentent en outre la coopération (collaboration interdisciplinaire et
partenariat transnational respectivement),
donnant à l’alliance son engagement étendu.
L’expertise au cœur du cube est la vaste ressource d’expertise circulaire à 8 éléments
du Den Karpendonkse Paradym. Avec cette
structure, des études avec différents groupements d’expertises, partenaires et actions,
seront proposées pour aborder tout un éventail de questions, dans le but de contribuer à
un leadership éclairé pour le développement
de l’économie mondiale du savoir.
Les défis que propose l’économie mondiale
et dynamique actuelle, qui insiste sur le savoir, exigent des liens plus larges et plus profonds entre les universités, les entreprises et
d’autres institutions. En nous appuyant sur
la vaste expérience visant à repousser les
limites du Transfert des connaissances dans
de nombreux contextes, nous estimons qu’il
est possible de faire plus et nous inventons
le terme ‘Transfert de créativité’ afin de catalyser de nouvelles réflexions et méthodes,
en remarquant que les arts et la culture
sont des médiateurs/interprètes essentiels
dans ce processus. Nous avons également
montré que des idiomes basés sur des critères physiques sont précieux et avons appliqué un idiome ‘énergétique’ au Transfert
de créativité, d’abord dans une structure en
2D, puis en 3D. En fin de compte, nous suggérons d’adopter une approche élargie, par
exemple, en établissant un Centre pour l’économie mondiale du savoir réel et/ou virtuel,
pour aborder un large éventail d’aspects de
l’économie mondiale du savoir à la fois pour
l’impact économique et sociétal.
1 Einstein A. et Besso M., Correspondance 1903-1955, p.464.
2 Lors du Relais Culture Europe Summer School, 31 août-2 sept 2011, Centre International d’Accueil et d’Echanges Récollets, Paris ; www.relais-culture-europe.org.
3 Centre for Industry and Higher Education: Universities, Business and Knowledge Exchange, novembre 2008 (ISBN 1 874223 72 6).
David J. Joyner (*), Erik P.M. Vermeulen (**), Christoph F. Van der Elst (**, ***), Diogo Pereira Dias Nunes (**) and Wyn Thomas (****)
(*) Bureau de la recherche et de l’innovation, Université de Bangor, College Rd. Bangor, Gwynedd, LL57 2DG, Pays de Galles, Royaume-Uni ; [email protected];
(**) Département de droit des affaires, Faculté de droit de Tilburg, Université de Tilburg, P.O. Box 90153, 5000 LE Tilburg, Pays-Bas ; www.uvt.nl;
(***) également au Département de droit des affaires, Université de Gand, Universiteitstraat 4, 9000 Gand, Belgique ; www.ugent.be;
(****) Bureau du vice-recteur, Université de Bangor, College Rd. Bangor, Gwynedd, LL57 2DG, Pays de Galles, Royaume-Uni ; www.bangor.ac.uk.
137
TOOL QUIZ - Livre vert
Que faire ?
TOOL QUIZ - Livre vert
Thinking in
New Boxes
Comment
apporter
un changement
fondamental à
votre entreprise
‘réfléchir dans de nouveaux cadres’. Ainsi, les
dirigeants d’entreprise peuvent orienter la
créativité de leurs entreprises et leur donner
un réel avantage compétitif.
1
Nous ne pouvons pas réfléchir
sans modèles
Nous simplifions constamment les choses
afin que le monde qui nous entoure fasse
sens. Prenez ces trois exemples :
Combien y a-t-il de couleurs dans un arcen-ciel ? Vous diriez sans doute sept. Mais
pourquoi sept quand en fait il y en a des milliers ? Le fait est que des milliers n’est pas
un chiffre que l’on peut gérer – nous sommes
donc contraints de simplifier, et sept est le
chiffre que l’on nous apprend.
Luc de Brabandère, Alan Iny
« L’environnement économique actuel accorde une place prépondérante à la créativité : les entreprises ont besoin d’idées,
d’approches et de moyens innovants pour
conceptualiser leur entreprise. Pour générer des idées qui changent véritablement
la donne, les cadres doivent faire plus que
simplement ‘penser en dehors des cadres’
– ils doivent délibérément construire de nouveaux cadres. Les cadres (modèles, concepts
et structures) nous aident à structurer notre
réflexion, afin de nous mener à des idées qui
soient pertinentes et novatrices. »
La faculté de survivre dans un monde de changements et de défis en accélération demande
une créativité toujours plus grande dans notre
réflexion. Mais, pour être plus créatifs, nous
devons comprendre comment fonctionnent
nos esprits. Après cela, nous reconnaitrons
que nous devons faire plus que ‘penser en
dehors des cadres’, comme les manuels d’affaires traditionnels le suggèrent. Nous devons
Combien de colonnes compte la façade du
Parthénon ? Vous hésitez sûrement et pourriez donner un chiffre compris entre cinq et
dix. En fait, il y en a huit. Mais pour avoir une
image du Parthénon, votre esprit ne requiert
qu’une idée générale des détails.
Combien de grains de sable faut-il pour
faire un tas ? Plusieurs assurément. Mais,
il n’existe aucune réponse exacte car un tas
est, par définition, une approximation : il n’est
pas nécessaire de connaître le chiffre précis.
Dans le monde des affaires, nous simplifions
également. Prenez trois nouveaux exemples :
les segments de marché sont des catégories conceptuelles et ne représentent pas la
même chose que le marché à proprement
parler ; les bilans sont des modèles fondés
sur des règles associées à la devise et à la
comptabilité, et ils ne représentent pas la
réalité financière ; et la hiérarchie des besoins
de Maslow, imaginée par le psychologue spécialiste du comportement Abraham Maslow,
est un rendu abstrait de la nature humaine
plutôt qu’un profil précis de votre client.
1 Thinking in New Boxes©2009, The Boston Consulting Group. Cet article est disponible en cliquant sur le lien suivant :
http://www.bcg.com/expertise_impact/Capabilities/Organization/Leadership/PublicationDetails.aspx?id=tcm:12-23261
138
L’art de penser dans de
nouveaux cadres (car penser
en dehors du cadre ne suffit
pas)
Les modèles, concepts et structures sont pour utiliser une autre formule - des cadres
mentaux dans lesquels nous appréhendons
le monde réel. Et depuis les années 1960, on
nous a appris à être créatifs en ‘réfléchissant
en dehors du cadre’1.
Le problème est le suivant : une fois que
vous êtes sorti mentalement du cadre, que
se passe-t-il ? L’espace en dehors du cadre
est très étendu – infini – et il ne peut y avoir
aucune garantie que vous trouverez une solution à votre problème. La réponse est donc
de trouver un nouveau cadre. Et vous devez
construire ou choisir consciemment ce cadre
vous-même ; si vous ne le faites pas, un processus inconscient le fera pour vous.
La façon dont nous réfléchissons signifie que
nous ne pouvons pas être créatifs de manière
constructive sans inventer de modèles ou de
cadres. Dans l’idéal, vous devez développer
un certain nombre de nouveaux cadres – de
nouveaux modèles, de nouveaux scénarios,
de nouvelles manières d’aborder un problème
– pour structurer votre réflexion. Le défi – et
le véritable art de la créativité – est de savoir
comment construire ces nouveaux cadres et,
au cours du processus, fournir la structure
pour un nouvel effort d’imagination.
l’idée de produire des stylos à bas coût. Un
brainstorming créatif a généré une série de
variations sur le thème : deux couleurs, trois
couleurs, garniture dorée, logos publicitaires,
gommes, etc. Mais qui aurait pensé à faire un
rasoir ? Ou un briquet ? Bic n’a pu se présenter avec ces idées qu’en adoptant un changement de perspective radical. Au lieu de se
voir comme une entreprise productrice de
stylos, Bic a commencé à s’envisager comme
une entreprise productrice d’objets jetables
– soit, comme un producteur de masse d’objets en plastique peu coûteux. En effectuant
cette transition, Bic avait, effectivement, créé
un nouveau cadre.
Les affaires fournissent
un certain nombre d’autres
exemples.
Apple, à l’origine fabricant d’ordinateurs personnels populaires, a exploité son expertise
pour se développer sur le marché du multimédia. Initialement, il n’y a aucune raison
logique pour qu’Apple envisage de prendre
la place de Sony et de son omniprésent
Walkman. Mais une fois qu’Apple a créé un
nouveau cadre et s’est vue sous un jour différent - en particulier, comme une entreprise
multimédia qui s’y connaît en circuits et en
octets - la notion de développement d’un
« walkman » numérique s’est imposée d’ellemême.
L’aspiration première de Google était de créer
le meilleur moteur de recherche possible.
L’entreprise a sans doute réussi en fin de
compte. Mais, pour que Google puisse entrer
dans une nouvelle ère de croissance, elle devait avoir une autre perception d’elle-même.
La création d’un nouveau cadre « nous voulons tout savoir » a initié des projets tels que
Google Earth, Google Livres et Google Labs,
ainsi que d’autres améliorations au moteur
de recherche de l’entreprise.
Il y a un demi-siècle, Bic, une entreprise de
papeterie française, a lancé sur le marché
1 Bien que la provenance précise soit obscure, la phrase « réfléchir en dehors du cadre » était associée à un casse-tête à neuf points populaire dont le défi est de relier
neuf points sur une grille carrée en traçant quatre lignes droites entre eux sans lever le stylo de la feuille. La solution est de prolonger l’une des lignes en dehors des
limites de la grille – donc, « en dehors du cadre ».
139
TOOL QUIZ - Livre vert
Ces six exemples démontrent que l’esprit humain a besoin d’inventer modèles, concepts et
structures : des étapes sur la route vers l’interprétation de la réalité. Ce ne sont pas des
représentations précises de la réalité, mais
des hypothèses de travail. Ils nous permettent
de penser, puis de travailler. Ils nous aident à
‘geler’ une part de réalité afin de rendre les
choses gérables.
TOOL QUIZ - Livre vert
Philips, entreprise de haute technologie, a
concentré ses efforts sur des projets axées
sur le produit allant des semi-conducteurs
aux appareils électroménagers. Elle a ensuite
commencé à changer de priorité stratégique
et s’est efforcée d’identifier et d’exploiter les
tendances globales en matière de santé et de
marchés de consommation. Ce faisant, elle
est devenue l’un des leaders mondiaux dans
plusieurs nouvelles catégories, notamment
les systèmes de santé à domicile. En réfléchissant dans un nouveau cadre, Philips a
utilisé ses compétences fondamentales de
façon différente - et a radicalement modifié
son activité en conséquence.
Michelin et IBM illustrent la manière dont
certaines entreprises sont passées avec succès d’une orientation sur le produit ou sur la
technologie à une orientation sur des solutions ou des résultats – sans nécessairement
abandonner leurs produits ou technologies
fondamentaux. Michelin, le fabricant de
pneumatiques, est désormais un spécialiste
de la sécurité routière, alors qu’IBM, le géant
de l’informatique, est entré dans le domaine
de l’expertise-conseil.
Comment créer de nouveaux
cadres
Si la théorie semble logique, comment fonctionne-t-elle en pratique ? Voici un exemple.
Comme de nombreuses entreprises, Champagne De Castellane, un producteur de
champagne français, s’était engagé à augmenter ses ventes. Pour développer le moyen
d’atteindre cet objectif, il a organisé des ateliers pendant trois jours sur une période de
deux semaines. Il a été demandé aux cadres
supérieurs de réfléchir à un nouveau cadre
qui encouragerait des idées commerciales
innovantes.
Pour commencer, il a été demandé aux
cadres supérieurs de réfléchir à leur activité
sans avoir recours aux mots qu’ils utilisaient
le plus souvent pour la décrire – par exemple,
boisson, champagne, alcool, bouteille, etc.
Suite à cet exercice, l’équipe en est parvenue
à la conclusion que l’activité de l’entreprise
consistait fondamentalement à contribuer à
ce que les fêtes et célébrations soient réussies.
Une fois que cette idée a émergé – et qu’un
nouveau cadre s’est formé – les cadres supérieurs disposaient d’une structure au sein
de laquelle ils pouvaient réfléchir à l’entreprise et à son avenir. Les idées ont afflué –
dont certaines ont permis à Champagne De
Castellane d’attirer davantage de clients et
d’augmenter les ventes. Par exemple :
En été, le champagne n’est en général pas
assez frais, surtout s’il est offert en cadeau
lors d’une fête. L’entreprise a pensé à résoudre ce problème en produisant un sac en
plastique suffisamment solide pour transporter la bouteille, mais également un peu
de glace.
Lors de nombreuses fêtes et célébrations,
une personne est souvent amenée à faire
un discours. L’entreprise a imaginé un livret
pense-bête intitulé « Comment écrire un discours » qui peut être attaché à la bouteille.
Les fêtes sont propices aux jeux et à l’amusement. L’entreprise a décidé de modifier
les caisses en bois contenant les bouteilles
de champagne afin de pouvoir les recycler en
plateau de jeu pour les échecs, les dames et
le backgammon.
Il convient de noter que lors du processus de
brainstorming sur trois jours, 80 % de l’énergie des cadres supérieurs a été consacrée à
l’identification d’un nouveau cadre (la fête).
Ceci étant fait, les idées sont apparues relativement facilement. En effet, fournir le nouveau cadre adéquat est toujours le plus difficile, que le défi sous-jacent soit la création
de scénario, le développement d’affaires ou
la conception d’une nouvelle vision stratégique. Il est donc crucial que les entreprises
comprennent cela – et adoptent un processus
leur permettant de créer le nouveau cadre.
Le cerveau est comme un moteur à deux
temps. Nous avons bien conscience de la
valeur du second temps, lorsque le cerveau
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À propos des auteurs de cet
article :
Luc de Brabandère est partenaire et administrateur délégué du bureau parisien de
The Boston Consulting Group et un BCG Fellow. Alan Iny est un directeur du bureau newyorkais de la compagnie.
,
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sélectionne, compare, trie, planifie et décide.
Mais le premier temps – lorsque le cerveau
imagine, rêve, suggère et ouvre des horizons
–, c’est celui qui importe vraiment. Ce processus nécessite cependant de l’organisation
– d’où le besoin d’un nouveau cadre. Et en
temps de crise, à une période où les entreprises s’interrogent sur leur avenir partout
dans le monde, l’importance que revêt la capacité de réfléchir dans de nouveaux cadres
est encore plus forte.
En guise
de conclusion
TOOL QUIZ - Livre vert
Il nous est apparu important de souligner que de nombreuses
pratiques sont à l’œuvre :
●
Pratiques des acteurs culturels, tout d’abord, qui mettent en
mouvement leurs analyses, idées et engagements
● Pratiques des politiques, qui cherchent à faire pivoter le centre
de gravité de leurs politiques culturelles
● Pratiques des intellectuels, enfin, qui conduisent leurs analyses
dans la nouvelle perspective du projet européen.
Les bases nécessaires à l’action sont d’ores et déjà présentes,
qu’ils s’agissent des cadres juridiques ou des outils financiers.
Il ne manque, peut-être, qu’un débat d’idée plus ouvert, mieux
documenté et donc plus citoyen sur le projet européen et sur le
modèle de société que nous souhaitons construire.
En ouverture de ce livre vert, nous évoquions le contexte
d’incertitudes actuel. En guise de conclusion, nous ne pouvons que
réaffirmer l’urgence à poursuivre ce débat, auquel modestement
nous espérons contribuer.
Pascal Brunet
Ce livre vert a été réalisé dans le cadre du projet TOOL QUIZ lequel a été co-financé par le Fonds Européen de développement Régional (FEDER) à travers le programme INTERREG IVC
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