Troisième partie : L`altérité, fondement de la personne Introduction

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Troisième partie : L’altérité, fondement de la personne
Introduction
Après notre étude de la pensée d’Edith Stein dans son contexte historique, nous voici
amené à démontrer comment, d’un bout à l’autre de son œuvre, l’altérité constitue le
fondement de la personne humaine. Nous avons choisi de le faire en subdivisant notre
réflexion en trois chapitres, chacun d’eux correspondant à une étape de sa vie et de sa pensée.
Le premier chapitre se concentre sur la dimension éthique des premiers écrits de notre
auteure. Nous montrerons comment l’altérité y constitue le soubassement d’une éthique de la
personne humaine. Notons déjà que l’empathie apporte à cette éthique une coloration
particulière. Ensuite, le deuxième chapitre est basé sur les écrits de philosophie chrétienne.
Nous nous demanderons surtout quelle est la spécificité d’une éthique chrétienne selon Edith
Stein, et quelle est la pertinence de cette démarche effectuée dans une philosophie assumée
par la foi. Enfin, le troisième chapitre pose la question de l’altérité du point de vue de la
mystique. Il s’agira de se demander d’une part, quelles sont les modalités, les conditions et les
conséquences de la rencontre entre l’homme et Dieu, et d’autre part, s’il est utile d’utiliser la
notion d’empathie pour définir l’expérience mystique.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, proposons encore deux remarques. D’abord, la
réflexion de ces trois chapitres se construit dans un dialogue critique avec d’autres auteurs.
Une manière d’évaluer la pertinence de la pensée d’Edith Stein, et d’en mesurer toute
l’actualité. Ensuite, la division de cette partie en trois chapitres correspondant aux trois étapes
de la pensée de notre auteure, n’a pas pour but d’infirmer l’idée selon laquelle ses écrits
forment un tout traversé par la continuité. D’ailleurs, en s’inscrivant dans plusieurs chapitres,
certains textes manifestent l’impossibilité de réduire cette pensée à trois étapes hermétiques
les unes aux autres.
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Chapitre 1. L’éthique d’Edith Stein (1916-1922)
« Deux sont plus qu’un
Un seul labeur double salaire
A deux quand l’un tombe
l’un relève l’autre
mais celui tombé seul
qui le relèvera ? »
1381
Introduction
La vérité de la personne est intimement liée à la rencontre de l’autre. Cette conviction
apparaît clairement dans le premier ouvrage qu’a publié Edith Stein, son travail de doctorat
sur l’empathie. Liant ainsi découverte de soi et rencontre de l’autre, la thèse Le problème de
l’empathie manifeste l’attrait de notre auteure pour la réflexion sur l’identité de la personne
humaine. Certes, l’objet de cette thèse consiste à définir les actes ayant pour objet la saisie du
vécu de l’autre. Ces actes diffèrent de ceux par lesquels l’homme se saisit lui-même.
Cependant, cette élaboration d’une théorie de l’empathie est corrélativement une réflexion sur
soi-même, le soi ne se comprenant que par rapport à l’autre.
Toutefois, si Le problème de l’empathie révèle l’importance de l’altérité pour le
développement de la personne humaine, la place donnée à l’altérité n’y occupe pas une
position aussi exclusive que chez Levinas. Un autre facteur essentiel contribue au
développement de la personne humaine. Il s’agit des valeurs, telles que Max Scheler les
déploie dans son Ethique matériale des valeurs. En y ajoutant la réflexion politique d’Edith
Stein, nous obtenons une vue d’ensemble des différents éléments constitutifs de ce que nous
appellerons l’éthique d’Edith Stein. Développons ce que nous entendons par cette expression.
Le je humain est appelé à se positionner face à l’altérité de l’autre homme d’une part, face à
l’altérité de la communauté des personnes et de la communauté étatique d’autre part. Par
ailleurs, chacune de ces entités ne se comprend que dans son adhésion à une autre altérité,
celle de la hiérarchie des valeurs.
Dans ce premier chapitre, nous nous proposons d’analyser ces différents éléments de
l’éthique d’Edith Stein. Nous partons de ses écrits allant de sa thèse défendue en 1916 jusqu’à
l’essai politique intitulé De l’Etat, terminé en 1921 et paru en 1925. Nous nous concentrerons
sur la dimension éthique de ces travaux qui sont avant tout phénoménologiques. Plus
précisément, nous tenterons de montrer que, dans ces premiers écrits, l’altérité, prise dans le
double sens de la relation à l’autre et de la relation aux valeurs, constitue le soubassement
d’une éthique de la personne humaine.
1381
La Bible, Nouvelle traduction, Paris, Bayard, 2001, Q
OHÉLET
, 4, 9-10.
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Notre réflexion se fera dans un dialogue avec d’autres auteurs. Cette confrontation à
l’autre penseur nous aidera à saisir les richesses et les questions que suscitent les premiers
écrits d’Edith Stein. Une brève définition de l’éthique proposée par Paul Ricœur qui est,
d’après nous, un philosophe francophone de référence sur les questions éthiques (1),
constituera le point d’appui qui nous aidera à établir les différents aspects de l’éthique d’Edith
Stein : les relations je-tu-nous-il (2), la réflexion axiologique (3) et la pensée politique (4).
Enfin, ce chapitre se terminera sur la question du statut de cette éthique. Faut-il y voir une
éthique simplement humaine, ou bien une perspective métaéthique sous-jacente y annonce-t-
elle déjà l’éthique spécifiquement chrétienne ou mystique qui sera déployée ultérieurement
(5) ?
1. Qu’est-ce que l’éthique ?
Qu’est-ce que l’éthique ? Comment la définir ? D’après nous, la définition qu’en
propose Ricœur donne des points de repères permettant de mieux circonscrire l’éthique
d’Edith Stein. Le terme d’éthique doit être distingué d’un autre terme, celui de morale, avec
lequel il forme un binôme constitutif (1.1.). L’éthique peut être envisagée selon une triple
visée, celle des pôles je, tu et il. Cette visée doit être formalisée dans ce qui devient la norme
(1.2.). Dans sa reformulation visitée de l’éthique, qui date de 2000, Ricœur intègre la
dimension axiologique (1.3.).
1.1. Ethique et morale
Avant toute chose, il faut distinguer l’éthique de la morale. De par leur étymologie ou
l’histoire de leur usage, ces deux termes renvoient tous deux à l’idée intuitive de mœurs.
Aussi est-ce sur une convention que repose leur distinction : « C’est donc par convention que
je réserverai le terme d’éthique pour la visée d’une vie accomplie et celui de morale pour
l’articulation de cette visée dans des normes caractérisées à la fois par la prétention à
l’universalité et par un effet de contrainte »
1382
. En fait, cette distinction entre la visée et la
contrainte correspond à la réception de deux héritages, celui d’Aristote et celui de Kant : « On
reconnaîtra aisément dans la distinction entre visée et norme l’opposition entre deux héritages,
un héritage aristotélicien, l’éthique est caractérisée par sa perspective téléologique, et un
héritage kantien, la morale est définie par le caractère d’obligation de la norme, donc par
un point de vue déontologique »
1383
. Ricœur affirme quant à lui la primauté de l’éthique sur la
1382
P.
R
ICŒUR
, Soi-même comme un autre, coll. Points-Essais, n° 330, Paris, Le Seuil, 1990, p. 200.
1383
Ibidem, p. 200.
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morale. D’une phrase, il en résume l’objet : elle correspond à la « visée de la vie bonne, avec
et pour les autres, dans des institutions justes »
1384
.
1.2. Le triangle éthique
Trois pôles sont donc constitutifs de la visée éthique : le pôle-je, le pôle-tu et le pôle-il.
Nous les retrouverons chez Edith Stein. Ajoutons que les « trois composantes de cette
définition sont également importantes »
1385
. L’éthique implique une juste corrélation entre les
pôles je, tu et il. Ôter l’un de ces pôles reviendrait à la fragiliser. Le je (pôle-je) est appelé à
rencontrer l’autre (pôle-tu) au cœur de la communauté humaine dans laquelle s’impose la
médiation de la règle (pôle-il). Par ailleurs, à chacune de ces visées correspond l’exigence de
la norme.
Le « pôle-je »
Parler d’un pôle-je, c’est souligner l’importance d’un moi libre, d’un moi qui pose sa
liberté, qui est conscient de ses capacités. Il sait qu’il peut agir. Etre et pouvoir sont
étroitement liés : « je suis très exactement ce que je peux, et je peux ce que je suis. Il y a là
une corrélation tout à fait primitive entre une croyance et une œuvre. Il y a une éthique
d’abord parce que, par l’acte grave de position de liberté, je m’arrache au cours des choses, à
la nature et à ses lois, à la vie même et à ses besoins. La liberté se pose comme l’autre de la
nature »
1386
. Cette liberté, qui n’est encore que potentielle, aura à s’incarner dans les tâches de
toute une vie : vie sociale, économique, politique, familiale… C’est au travers de l’action que
la liberté pourra se réaliser. La liberté n’est donc pas immédiate, mais elle a à se découvrir et à
grandir à mesure de sa mise en œuvre : « c’est parce que la causalité de la liberté ne
s’appréhende pas elle-même dans l’immédiateté qu’elle doit se découvrir et se recouvrer par
le grand détour de ses œuvres, donc s’attester dans l’action. Le je peux doit être égalé par tout
un cours d’existence, sans qu’aucune action particulière en témoigne à elle seule »
1387
.
D’ailleurs, la conscience de la capacité d’agir est marquée par une opacité, signe de la
fragilité de la liberté humaine. Il s’agit de « l’inadéquation ressentie par chacun entre son
désir d’être et toute effectuation. On peut parler ici de faillibilité pour désigner cet écart entre
l’aspiration et la réalisation. Cet aveu d’inadéquation, d’inégalité de soi à soi teinte de
1384
P. R
ICŒUR
, Ethique et morale, dans P.
R
ICŒUR
, Lectures 1. Autour du politique (1990), Paris, Seuil, 1991,
p. 257.
1385
Ibidem, p. 257.
1386
P. R
ICŒUR
, Avant la loi morale : l’éthique, dans Encyclopaedia Universalis, Symposium, I, Paris, 1978.
1387
Ibidem.
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tristesse la joie de l’attestation originaire »
1388
. D’après nous, il est aussi une invitation à
accueillir, au-delà de soi, l’existence d’autrui.
Le « pôle-tu »
De fait, si la liberté du je est importante, l’expérience éthique n’advient qu’avec la
rencontre de l’autre et le désir de faire exister sa liberté. En effet, s’il existe une absolue
réciprocité entre le je et le tu, il faut reconnaître que l’irruption de l’autre ajoute un élément
nouveau. L’autre lance un appel à l’amour et au respect : « Chaque visage est le Sinaï d’où
procède la voix qui interdit le meurtre. Mais, avant de m’interdire quoi que ce soit, le visage
de l’autre me requiert ; il me demande de l’aimer comme moi-même »
1389
. Ainsi, le visage
peut véritablement être un point de départ de l’expérience éthique. En même temps, la
rencontre que le je fait avec son alter ego (l’autre je) est tributaire de la reconnaissance que le
je a de lui-même, en tant qu’il est un sujet libre. Par conséquent, le point de départ de la
relation je-tu peut être tant le je que le tu, les pôles étant par ailleurs réversibles : « C’est
pourquoi on peut partir soit du tu soit du je, dans la mesure le tu est un alter ego : comme
moi, tu dis ‘je’. Si, en effet, je ne comprenais pas ce que veut dire je, je ne saurais pas que
l’autre est un je pour lui-même, donc liberté comme moi, liberté qui elle aussi se pose, croit
en elle-même, cherche à s’attester »
1390
. Etre conscient de sa liberté permet de croire en la
liberté de l’autre, d’attendre de lui le secours et de s’en sentir responsable. Néanmoins, la
fragilité de l’homme conduit également à des conflits de liberté entre les deux pôles.
Le « pôle-il »
Pour arbitrer les conflits, la médiation de la règle apparaît comme une cessité. Cette
médiation, qui constitue le pôle-il, se justifie pour deux raisons. La première raison consiste
dans le fait que nul n’est jamais au commencement de la règle. Celle-ci est toujours antérieure
aux individus : « chaque projet éthique, le projet de liberté de chacun d’entre nous, surgit au
milieu d’une situation qui est déjà éthiquement marquée ; des choix, des préférences, des
valorisations ont déjà eu lieu, qui se sont cristallisés dans des valeurs que chacun trouve en
s’éveillant à la vie consciente »
1391
. La seconde raison est liée au fait que nos relations privées
ne sont qu’une infime partie du champ des relations intersubjectives possibles : « Seule une
petite part des relations humaines peut être personnalisée ; le reste (eux) reste anonyme et se
réduit à un jeu réglé de rôle (j’attends du postier qu’il livre le courrier, sans espoir qu’il
1388
Ibidem.
1389
Ibidem.
1390
Ibidem.
1391
Ibidem.
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