Simone Monnier Clay, 1987 MEILHAC (1830-1897), L. HALEVY (1834-1908) et Georges BIZET (1838-1875) Le livret1 de Carmen (l875) est l’œuvre qui représente le point culminant de la carrière d’ Henri Meilhac (1830-1897) et de Ludovic Halévy (1834-1908) en tant que librettistes, car avec Carmen, les deux auteurs ont apporté au répertoire français un de ses plus grands succès. Ce sont eux qui ont rédigé les paroles et tous les dialogues nécessaires à la mise en musique de l’œuvre de Mérimée un travail qu’ils ont fait en collaboration étroite avec le compositeur, Georges Bizet (1838-1875). Cet aboutissement, il provenait de la longue amitié qui unissait la famille des Halévy, Offenbach, Meilhac et Bizet. Avec Carmen, le choix d’une « passion dramatique » allait élever Henri Meilhac et Ludovic parmi les librettistes les mieux respectés et Bizet parmi les compositeurs d’opéra les mieux connus et les plus admirés. En l873, Bizet avait eu l’idée de faire un opéra2 de Carmen, le roman de Mérimée, et il en parla à ses deux amis, Meilhac et Halévy. Les deux librettistes avaient une réputation bien établie à cette époque ; la musique de Bizet était très admirée, et les œuvres de Mérimée, qui était mort en l870, exerçaient encore une grande influence sur le monde littéraire de l’époque. Halévy parla des projets pour le nouvel opéra-comique à Camille du Locle, qui, d’après lui fut pris d’inquiétude : « -Il y a Leuven, me dit-il… Un tel sujet l’épouvantera. Allez le voir… il vous aime beaucoup… vous réussirez peut-être à le convaincre. » Halévy ajoute qu’il fut voir M. de Leuven et que la réaction de ce dernier fut loin d’être enthousiaste : « -Carmen !… La Carmen de Mérimée… Est-ce qu’elle n’est pas assassinée par son amant ?… Et ce milieu de voleurs, de bohémiennes, de cigarières !… A l’OpéraComique !… le théâtre des familles !… le théâtre des entrevues de mariage !… Vous allez mettre notre public en fuite… c’est impossible ! J’insistai… j’expliquai à M. de Leuven que ce serait Carmen, mais une Carmen adoucie, atténuée… que, d’ailleurs, nous avions introduit dans la pièce des personnages de pur opéra-comique, une jeune fille très innocente, très chaste… nous avions il est vrai, des bohémiens, mais des bohémiens comiques, (ils l’étaient bien peu !), et la mort, la mort inévitable au dénouement, serait, en quelque sorte, escamotée à la fin d’un acte très 1 Le livret d’opéra st destiné à la mise en scène et contient toutes les paroles qui vont être mises en musique. 2 Un opéra fait partie du théâtre chanté. Il comprend donc des chanteurs et un orchestre, une mise en scène et des décors. animé, très brillant, sous un beau soleil, un jour de fête, avec des cortèges, des ballets, des fanfares joyeuses. M. de Leuven se résigna, mais après une lutte qui fut très dure, et lorsque je sortis de son cabinet : -Je vous en prie, me dit-il, tâchez de ne pas la faire mourir. La mort à l’OpéraComique !… cela ne s’est jamais vu… entendez-vous, jamais !… Ne la faites pas mourir !… Six mois après, l’association de MM. De Leuven et du Locle était dissoute ; ce dernier restait seul directeur, et je crois qu’une des causes de la retraite de M. de Leuven fut la terreur, l’horreur d’avoir à jouer une pièce aussi Révolutionnaire.1 En effet, Carmen est devenu l’œuvre la plus révolutionnaire de l’Opéra-Comique. Elle fut jouée le 3 mars l875 avec Galli-Marié dans le rôle de Carmen et c’est avec enthousiasme que Halévy décrit les premiers interprètes de son œuvre : MM. Lhérie et Bouhy, Madame Galli Marié et Mademoiselle Chapuy, qui étaient des artistes de premier ordre et d’excellents musiciens. Ils sentaient bien les difficultés d’interprétation de cette œuvre d’un caractère si nouveau, mais rapidement, de jour en jour, ils en pénétraient les beautés, et s’attachaient à leurs rôles avec une sorte de passion.2 Cette passion des auteurs et des interprètes de Carmen allait choquer Paris, mais Meilhac et Halévy avaient l’habitude de choquer leur public. Avec leurs livrets d’opérette, ils l’avaient fait en se moquant des classiques, de toute sorte d’abus de pouvoir et des mœurs de leur temps. Cette fois, les deux librettistes avaient une occasion unique de manipuler la passion et la violence et de montrer en quoi consistaient les revers de la passion. Ils ne pouvaient pas laisser échapper la réalité et le dénouement d’une vraie tragédie qui les attirait tant. La première de l’opéra promettait une polémique et le jour de la première représentation, la plupart des auteurs et compositeurs français de l’époque étaient présents et la salle Favart était remplie. Il y avait de présent les personnes connues du milieu musical et littéraire de France : Vincent d’Indy, Camille Benoît, Gounod, Massenet, Offenbach, Thomas, Delibes, Lecocq. Alphonse Daudet, Ernest Daudet et Dumas fils, ainsi que des éditeurs et des critiques du temps.3 Ce n’était donc pas le public que Mina Curtis définit de la manière suivante : « The public before whom Carmen was first performed was neither primarily musical nor intellectual; nor was it typically Opéra- 1 Ludovic Halévy, "La millénième représentation de Carmen" Le Théâtre l905, t. l, p. 5. 2 Idem, p. 8. 3 Charles Pigot, George Bizet et son oeuvre (Paris: E. Dentu, l886), p. 22l. Comique ».1 En fait, si la salle était comble pour les débuts de Carmen, c’est que déjà, avant sa première, l’opéra avait été la cause de bien des discussions qui d’après Charles Pigot, mettaient en question les idées esthétiques et théoriques de la fin du siècle : Les uns comptaient voir triompher enfin, avec l’œuvre du Maître, les idées esthétiques, les théories musicales de notre jeune école Française, qui luttait si vaillamment depuis longtemps, âprement critiquée à chaque tentative nouvelle, sans avoir pu encore parvenir à s’imposer… Les autres, les retardataires, espéraient au fond de leur coeur, sans s’en rendre bien compte peut-être, une éclatante revanche du vieil opéra-comique français.2 D’un côté, les critiques voulaient retrouver chez Bizet la musique théâtrale française afin qu’elle puisse représenter une esthétique « française », cela parce qu’à l’époque, bien des musiciens subissaient l’influence de Richard Wagner qui avait introduit l’élément symphonique et le leitmotif et les avait transposés à la scène lyrique. Halévy nous rappelle un article de Paul de Saint-Victor qui parût dans le Moniteur et qui résumait très bien l’impression presque générale des premiers auditeurs de Carmen : M. Bizet, comme on sait, appartient à cette secte nouvelle dont la doctrine consiste à vaporiser l’idée musicale, au lieu de la resserrer dans des contours définis. Pour cette école dont M. Wagner est l’oracle, le motif est démodé, la mélodie surannée ; le chant dominé par l’orchestre, ne doit être que son écho affaibli. Un tel système doit nécessairement produire des oeuvres confuses. La mélodie est le dessein de la musique, elle perd toute forme si on l’en retire, et n’est qu’un bruit plus ou moins savant.3 N’oublions pas que la première de Carmen suivait de près la fin de la guerre FrancoPrussienne de l870-l87l et que toute idée d’intrusion germanique dans une oeuvre française était mal acceptée par le grand public. En fait, les remarques de Paul de Saint-Victor sont mal fondées car Bizet ne fait pas usage du leitmotif et ses mélodies dans Carmen ont « un contour défini » et sont loin d’être un « écho affaibli ». Mais certains aspects de Carmen devaient choquer le public de l’Opéra-Comique à cause des femmes qui fumaient sur scène et le coup de poignard que recevait Carmen ainsi que certains éléments introduits dans l’opéra que nous allons définir plus tard. Mais surtout, le rôle des femmes dans Carmen était révolutionnaire : les femmes qui 1 Mina Curtis, Bizet and his world (N.Y.: Alfred A. Knopf, l958), p. 389. Pigot, p. 22l. 3 Halévy, Le Théâtre, p. l0. 2 fument, les femmes poignardées, chose pareille n’avait jamais été vue à l’Opéra-Comique et la réaction de Théodore de Banville est représentante de bien d’autres : Voile-toi, ombre de Scribe ! Le théâtre de l’Opéra-Comique, le théâtre des brigands vertueux, des demoiselles langoureuses, des amours à l’eau de rose, a été forcé, violé, pris d’assaut par une bande effrénée de romantiques,…1 Théodore de Banville notait bien les changements qu’apportait Carmen à l’OpéraComique. Malgré toutes les polémiques qui ont été soulevées, Carmen fut tout de même représenté pendant trois mois à la Salle Favart, ce qui faisait un total de trente-huit représentations. La dernière représentation eut lieu le l3 juin l875, date qui marque le décès de Bizet à l’âge de trente-six ans. Après la mort de Bizet, Carmen ne fut pas repris à Paris pendant plusieurs années, mais fut joué hors de la France et en province. Seulement, si la première de Carmen avait été reçue avec un manque d’enthousiasme, cette réaction ne peut pas être attribuée uniquement aux innovations du livret et de la musique. En l875, la vie musicale à Paris sortait d’une torpeur où l’avaient jetée des années politiques bien troublées. La République essayait de s’établir une nouvelle fois après la chute de Napoléon III en l870 et la France était appauvrie par la guerre. Tous ces événements avaient transformé l’humeur des Parisiens et la pauvreté économique allait toucher la mise en scène de Carmen. A cause de la situation financière dans laquelle se trouvaient toutes les salles de théâtre, pour la première de Carmen, le metteur en scène avait fait face à de nombreuses difficultés. Il résultait que de vieux décors avaient été utilisés : Les décors des Brigands au premier acte, puis ceux des Huguenots.2 Ceci avait dû amuser les spectateurs qui faisaient face à un jeu de mémoire et de devinettes. De plus, cet usage de décors destinés à d’autres opéras ne permettait pas une réalisation exotique particulière à l’opéra de Bizet. L’exotisme n’était plus présent que dans les costumes. Ce n’est qu’en l883, avec Albert Carré, que la mise en scène de Carmen est devenue celle qui est acceptée traditionnellement. M. Nagler qui fait des recherches sur la mise en scène d’opéras a écrit à ce sujet : 1 2 Idem, (Halévy cite Théodore de Banville), p. l0. Curtis, p. 391. What Carré offered? He began by hiring two Spanish painters, Ignacio Zuloaga and Ermenegildo Angala, who furnished the Mediterranean ambiance and the authentic costumes. The first I showed with almost photographic fidelity a square in Seville.1 De plus, un changement apporté à l’oeuvre de Bizet pour cette nouvelle première de l883 a été l’addition, par Guiraud, d’un ballet chorégraphié sur l’ouverture de L’Arlésienne de Bizet. Ce ballet fut ajouté au dernier acte et remplaçait un dialogue entre un lieutenant et les Gitans. Cette addition du ballet représentait un élément essentiel à l’opéra français, qui ne s’est jamais complètement séparé de ses origines communes avec le ballet (voir chapitre I). Cependant, afin de comprendre le livret de Carmen, il nous faut remonter jusqu’à sa source d’origine : le roman, Carmen, de Mérimée. C’est en commençant par l’étude de celle-ci que nous pouvons comprendre comment les auteurs de l’opéra ont « démonté » l’oeuvre originale pour la refaire en la pièce lyrique qui avait choqué Paris en l875. Ce sont les adaptations qui s’opèrent entre le texte littéraire et le texte lyrique qui vont nous permettre de découvrir en quoi consiste le noeud central du livret. De nos jours, lorsque le nom Carmen est prononcé, c’est surtout à l’opéra-comique que nous pensons et cette popularité de l’opéra n’est pas sans équivoque en ce qui concerne le récit de Mérimée qui avait paru le l5 octobre l845 dans La Revue des Deux Mondes. L’œuvre de Mérimée était une thèse scientifique en même temps qu’une nouvelle : Mérimée afin de faire publier son roman avait dû se plier aux exigences de la revue qui voulait que toute nouvelle soit présentée avec une thèse. À l’époque où il écrivit Carmen, Mérimée avait quarante-deux ans et il occupait un poste administratif, celui d’Inspecteur Général, au service des Monuments Historiques. Cette même année, (le 6 février l845) il avait aussi été reçu à l’Académie française. Son poste d’Inspecteur lui permettait de visiter de nombreux édifices qu’il devait cataloguer et de recueillir une documentation qui lui servait dans ses nouvelles. Mérimée se passionnait pour l’archéologie et il a écrit quatre volumes consacrés à ses tournées : Notes d’un voyage dans le Midi de la France (l835), Notes d’un voyage dans l’Ouest (l836), Notes d’un voyage en Auvergne (l838), puis, Notes d’un voyage en Corse (l840). Lorsque Mérimée écrivit Carmen, il continuait à montrer l’intérêt que l’Espagne avait pour lui. Intérêt qu’il avait déjà montré en écrivant les pièces qui composent le Théâtre de Clara Gazul. Qu’est-ce qui éveillait tant la curiosité de Mérimée pour 1 A.M. Nagler, Misdirection, Opera Production in the 20th Century (Hamden, Connecticut: Archon l’Espagne ? Pierre Solomon écrit que Mérimée était attiré par un pays qui contrastait à son propre caractère : Par un plaisant contraste, cet homme si flegmatique, si correct, aime ce pays pour ses mœurs picaresques, pour la violence de ses passions, pour sa cruauté superbe. Les amours tragiques de Carmen et de don José, les horreurs du XV e siècle espagnol, voilà des sujets qui le ravissent.1 Lorsque Mérimée publia Carmen dans La Revue des Deux Mondes, ce roman ne représentait que le troisième chapitre d’une série de quatre dont le contenu était une recherche sur les mœurs des Gitans. Dans les premier et deuxième chapitres, le « narrateur » mentionne avoir fait la connaissance de Carmen et de don José, mais c’est le troisième chapitre qui contient l’histoire de don José et de Carmen, racontée une fois que don José avait été condamné à mort. Le quatrième chapitre a été ajouté à Carmen dans l’édition Michel Lévy en l847. Ce chapitre permettait à Mérimée d’encadrer son roman avec des informations archéologiques, des détails concernant les gitans, leur manière de vivre et leur langage. Il ajoutait au but informatif poursuivi par l’auteur qui finalement n’accordait qu’environ un tiers de son texte au drame de don José. Dans son roman, Mérimée se place physiquement au centre du récit en tant que narrateur, ce qui introduit un élément personnel : « Me trouvant en Andalousie au commencement de l’automne de l830 ».2 Ensuite il forme le cadre du texte en se présentant et en introduisant don José : lui-même étant un érudit, éduqué qui contraste avec le milieu dont il va parler ainsi qu’avec le héros de son histoire : « Je conclu que c’était un voyageur comme moi, moins archéologue seulement »1 dit-il en introduisant don José. Ainsi, le lecteur apprend le déroulement des événements directement de celui qui a voyagé et ceci permet à l’auteur d’accentuer le réalisme académique. Dans ce monde exotique, le narrateur se donne un air calme et simplement curieux qui est en opposition aux caractères passionnés de don José et de Carmen. Il s’intéresse à ce que José lui raconte, mais il est totalement détaché des événements qui se sont déroulés dans la vie de celui-ci. Le Moi présent dans le texte sert à identifier et à préciser certains détails. Il sert à affirmer l’existence du narrateur et par la même occasion, celle du lecteur. Dans Carmen, la présence du narrateur permet non seulement à don José de raconter son Books, l98l), p. 96. 1 Prosper Mérimée, op. cit., Théâtre de Clara Gazul (Introduction de Pierre Solomon), p. 2l. 2 Mérimée, op. cit., Carmen ,p. 3. histoire, mais aussi, elle lui permet de justifier ses actions. A cause d’elle, il peut juger ses actions personnelles et permet au lecteur de faire une déduction morale sur tous les personnages du récit. Le roman de Mérimée introduit le tragique dans le réalisme et au lecteur français, elle propose un nouveau monde qui élargit son horizon et lui permet de s’échapper à sa vie quotidienne. En même temps, Mérimée se veut de présenter un genre de vie aussi réel que possible. Tout d’abord, Mérimée utilise des termes généraux tels que : Gitan… Basque… dans le but d’identifier le sujet de sa thèse, mais en donnant « vie » à sa recherche, il crée des personnages qui doivent sembler réels et pour cela, il leur donne des noms. Don José reçoit même tous les noms sous lesquels il aurait été connu selon la tradition espagnole : José Maria, José Navarro, Don José Lizzarrabengoa. Le roman de Mérimée introduit le réalisme, celui de la vie de ses personnages et de leurs passions violentes et un réalisme représenté aussi par l’usage du tabac, tabac qui exprime l’hospitalité. Le narrateur et les autres personnages fument ensemble. Les cigares sont introduits dès la rencontre du narrateur et de don José : « Mon cigare allumé, je choisis le meilleur de ceux qui me restaient, et je lui demandai s’il fumait. »2 C’est aussi un cigare qui sert de point de départ à sa conversation avec Carmen : « elle se hâta de me dire qu’elle aimait beaucoup l’odeur du tabac, et que même elle fumait, quand elle trouvait des papelitos bien doux. »3 En fait, d’après le narrateur, le cigare était le symbole par excellence pour établir les liens d’amitiés : « En Espagne, un cigare donné et reçu établit des relations d’hospitalité, comme en Orient le partage du pain et du sel. »4 De cette manière, le tabac sert de leitmotif au roman. Carmen travaille même dans une usine de cigarettes et tout au long du récit, les fumées s’entrelacent. L’histoire racontée par don José commence une fois que celui-ci s’est fait arrêter. Le narrateur va le voir en prison car José lui avait volé une montre, et là, petit à petit, le bandit lui raconte ses aventures. Le récit de don José expose une action simple. Il parle du début de sa passion pour Carmen qui travaillait dans une manufacture de tabac à Séville où il était brigadier. Puis ayant fait la connaissance de Carmen, il ne lui était plus arrivé que des malheurs et il avait commencé à tomber de plus en plus bas, agissant selon la volonté de Carmen et trahissant son 1 Idem, p. 6. Idem, p. 6. 3 Idem, p. 19. 4 Idem, p. 7. 2 devoir de soldat jusqu’au jour où il avait tué un lieutenant pour elle. Puis, il avait déserté et joint une troupe de contrebandiers et appris que Carmen était mariée et que son mari (Garcia le Borgne) était aux galères. Lorsque ce dernier retrouva sa liberté il l’avait tué et en quelque sorte, Carmen était devenue sa « femme ». Ensemble, ils étaient allés à Grenade, où Carmen avait fait la connaissance d’un picador (Lucas) dont elle était tombée amoureuse. De retour dans les montagnes, José avait fait une scène de jalousie et avait poignardé Carmen. Il l’avait enterrée dans les bois, puis s’était rendu à un corps de garde. Mérimée présentait son roman de la manière suivante : 1. Il fait la connaissance de don José. 2. Rencontre avec Carmen. 3. Don José est en prison et lui raconte ses aventures avec Carmen. 4. Conclusion de Mérimée avec son étude sur les gitans. Dans son roman, Mérimée nous décrit la passion de don José et l’inflexible résolution finale de Carmen (qui avait choisi la mort plutôt que suivre don José) en se refusant tout effet pathétique. La mort de Carmen est décrite d’une manière sobre. Elle reçoit la dignité de la tragédie, car après tout, il s’agissait d’une amour tragique. A travers ces personnages, Mérimée présente une Espagne fanatique en amour. Une Espagne qui plaisait aux romantiques et les attirait. Le personnage le plus puissant décrit par Mérimée dans son récit est Carmen et c’est son nom qu’il donne à son roman. La Carmen de Mérimée est une femme fatale. En tant que narrateur, l’auteur se montre sensible à sa beauté. En la décrivant, il devient même lyrique : « Je doute fort que mademoiselle Carmen fut de race pure, du moins elle était infiniment plus jolie que toutes les femmes de sa nation que j’aie jamais rencontrées. »1 Carmen représente l’héroïne de Mérimée : le personnage indépendant, fort et énergique qui n’a pas froid aux yeux face au danger. Carmen unit les traits masculins et féminins du héros et en elle nous trouvons une force de caractère qui n’existe pas chez don José. Elle est plus forte que lui et sait se débrouiller lorsqu’il s’agit de problèmes de tous les jours. Carmen est fière, mais en même temps, elle est égoïste : elle est non seulement le personnage central du roman, elle est aussi l’être central de sa propre vie. 1 Idem, p. 21. Physiquement, Carmen représentait un des genres de femmes qu’aimaient les romantiques, avec ses cheveux noirs et sa nature passionnée et Mérimée fait d’elle une femme qui trouble et domine son entourage masculin et l’appelle une « pouliche ». Elle représente l’idéal de l’amour libre : elle n’a besoin de personne du point de vue économique et elle choisit les hommes de sa vie. De plus, le monde romanichel dont elle fait partie contribue à sa liberté. Elle est une femme amorale et orgueilleuse qui ne se laisse dompter que provisoirement et uniquement par le dictat de sa passion et de sa volonté. En fait, c’est elle qui domine, qui attaque et détruit. Elle symbolise une sorte de révolte contre la société masculine. Elle est dure et se moque méchamment de don José : « Ton épinglette ! S’écria-t-elle en riant. Ah ! Monsieur fait de la dentelle, puisqu’il a besoin d’épingles ! »1 Don José, lui, représente l’homme espagnol. Il sait se faire craindre et il est capable de tuer : Il tue un officier avec lequel il voit Carmen : « Je lui mis la pointe au corps et il s’enferra. »2 (Comme résultat, il se voit obligé de s’allier aux contrebandiers) ; ensuite, il tue Garcia, le mari de Carmen : « Je l’atteignis à la gorge. »3 De plus, il a un caractère fier et passionné, mais la jalousie le domine. Il n’est pas romanichel comme Carmen, mais d’origine basque et il se présente de la manière suivante : « Je suis né,… à Elizondo, dans la vallée de Baztam. Je m’appelle don José Lizzarrabengoa, et vous connaissez assez l’Espagne, monsieur, pour que mon nom vous dise aussitôt que je suis Basque et vieux chrétien. »4 L’introduction de don José permet d’insister sur le fait qu’il était de bonne souche, en contraste aux origines de Carmen que Mérimée appelle « sorcière. »5 Dans le roman, don José représente surtout l’aspect négatif du jeune amoureux. Il est plutôt anti-héros que héros avec toutes ses faiblesses. Face à Carmen, il manque d’énergie car son amour le rend faible : « Je me laissai entraîner. »6 Il abandonne son devoir pour le moindre souhait de Carmen : il la laisse s’évader en l’emmenant en prison : « Tout à coup Carmen se retourne et me lance un coup de poing dans la poitrine. Je me laissai tomber exprès à la renverse. D’un bond, elle saute par-dessus moi et se met à courir. »7 Il résulte que don José est mis en 1 Idem, p. 31. Idem, p. 36. 3 Idem, p. 47. 4 Idem, p. 29. 5 Idem, p. 21. 6 Idem, p. 52, 7 Idem, p. 27. 2 prison et perd son rang d’officier. Puis, plus tard, lorsqu’il est de faction, Carmen lui demande de laisser passer des contrebandiers : « … je promis de laisser passer toute la Bohême. »1 En fait, dans son récit, don José va de chute en chute. À travers Carmen , Mérimée présentait un roman de passions tragiques qui se déroulaient dans un milieu de Romanichels et de contrebandiers ; dans un milieu où la vie est brutale. Un milieu dont le lecteur pouvait lire avec avidité les descriptions mais, qu’il aurait du mal à accepter sur la scène. Toutefois, c’est sur la scène de l’opéra-comique que Meilhac, Halévy et Bizet devaient faire revivre les personnages de Mérimée. Carmen qui est intitulé opéra-comique est en fait un opéra grandiose dans le style du grand-opéra, mais c’est un opéra qui contient des passages parlés car il devait être représenté sur la scène de l’Opéra-Comique et c’est un opéra qui a révolutionné l’opéra-comique français en plusieurs aspects. Tout d’abord, nous avons déjà vu les reproches qui avaient été faits à l’opéra à cause de la musique de Bizet et qui étaient illustrés par l’article de Saint-Victor. Les polémiques ne s’arrêtaient toutefois pas là. La variété des effets musicaux présentaient aussi des problèmes de production. Carmen contient plusieurs chœurs et une quintette difficile. Halévy écrit en ce qui était de tous ces groupes : L’obstacle le plus grave fut dans l’exécution des chœurs. La plupart des choristes, désorientés, menacèrent de se mettre en grève. Au bout de deux mois de répétition, on persistait à déclarer inexécutables les deux chœurs du premier acte : l’entrée des cigarières et la bagarre autour de l’officier après l’arrestation de Carmen. Ces deux chœurs, d’une exécution très difficile, cela est vrai, il fallait non seulement les chanter, mais il fallait en même temps remuer, agir, aller et venir. Vivre enfin… Voilà ce qui était sans précédent à l’Opéra-Comique. Les choristes avaient l’habitude de chanter les ensembles, bien alignés, immobiles, les bras ballants, les yeux fixés sur le bâton du chef d’orchestre et la pensée ailleurs.1 Carmen est un opéra qui inspire le mouvement dans son interprétation et il serait difficile d’imaginer un chœur « aligné, immobile » et « les bras ballants », chantant la musique de Bizet. Ce mouvement des chœurs et leur participation dans l’action représentaient une nouveauté et aussi permettaient une fonction plus réaliste des groupes présents sur scène. L’action de l’opéra était aussi un élément qui devait présenter des nouveautés par son approche agressive et naturelle. Meilhac et Halévy avaient en Carmen un récit qui avait été bien 1 Idem, p. 35. agencé en roman par Mérimée, mais qui malgré tout, était trop complexe pour un opéra. Par conséquent, ils ont éliminé toutes les parties qui sont narrées par l’auteur et tout leur livret se base sur certaines péripéties vécues par don José. Au début de leur travail sur le livret, Meilhac et Halévy l’avaient organisé en trois actes, mais Bizet avait préféré un agencement en quatre actes et ceux-ci se déroulent de la manière suivante : Acte I. L’histoire a lieu en Espagne et le premier acte se situe à Séville. Dans la mise en scène, nous avons une usine de cigarettes dans l’arrière-plan et un corps de garde au premier plan. Le Capitaine Morales et ses hommes sont de garde. Micaëla arrive. Elle cherche José qui doit bientôt arriver. La relève de la garde suit et Carmen apparaît, chantant son amour de la liberté et la Habanera bien connue : « L’amour est un oiseau rebelle. » Elle jette une fleur que José ramasse, puis disparaît. Micaëla apparaît et le contraste de caractère entre les deux jeunes femmes est immédiatement évident. Micaëla donne à José une lettre de sa mère et part. Carmen réapparaît dans le tumulte d’une bataille et José est envoyé pour l’arrêter. Il l’emmène en prison, mais il s’ensuit qu’il ne peut lui résister et qu’il la laisse échapper. Acte II. Les événements se poursuivent dans la taverne de Lilla Pastia. retrouvons Carmen accompagnée de gitans, de soldats et de contrebandiers. Nous y Escamillo le Toréador arrive et chante son admiration pour Carmen. Puis, tous les convives sortent et José arrive, à la recherche de Carmen. Un peu plus tard, Morales fait son apparition, lui aussi cherche Carmen. José devient jaloux et commence à se battre avec lui et comme il n’a pas le droit de se battre avec un officier, sa carrière de soldat est terminée. Son seul choix est de suivre Carmen et les contrebandiers. Acte III. Les contrebandiers sont endormis dans leur repaire au haut d’une montagne. Carmen est avec ses deux amies, Frasquita et Mercedes. José est de garde et de mauvaise humeur : Il se sent mal à l’aise avec les contrebandiers et il sait que la passion de Carmen pour lui s’est bien refroidie. Micaëla arrive. Elle se trouve seule dans la montagne, à la recherche de José. Puis Escamillo fait son entrée. Il vient voir Carmen. 1 Halévy, Le Théâtre, p. 8. Acte IV. De retour à Séville, devant l’arène. Escamillo accompagne Carmen. Il la quitte pour aller dans l’arène. Elle reste en arrière et José la rejoint, fou de jalousie. Carmen refuse de le suivre et il la tue. Le résumé de l’action de l’opéra nous présente les faits principaux que les librettistes ont conservés de l’Espagne de Mérimée. Seulement, Meilhac et Halévy ont remanié le roman car ils avaient entre les mains une œuvre qui était une narration vue de l’extérieur. Ils ont retouché les personnages sans toutefois changer l’intrigue : les personnages gardent leur profession et leurs traits d’origine. Ils ont simplifié l’action en éliminant certaines péripéties et quelques personnages : Le mari de Carmen a disparu et les meurtres commis par don José sont jugés superflus. Ensuite, ils étoffent certaines données : don José, en ajoutant Micaëla. Puis ils égaient leur œuvre en modifiant les contrebandiers qui deviennent des personnages amusants et forment ainsi un effet joyeux autour des protagonistes (comme le font plus tard Gilbert et Sullivan dans Les Pirates de Penzance). Avec ces données, l’œuvre principale de Meilhac et Halévy se centre autour de l’intrigue. Pour en faire une pièce lyrique, ils ont découpé la narration de don José en quatre actes et c’est de ce point de vue qu’il faut juger la conduite de l’action. Dans l’opéra, Carmen est le meneur de jeu avec un esprit toujours alerte, et la scène suivante nous donne un aperçu de la technique de Meilhac et Halévy qui prennent un passage d’un roman et le développent en un acte. Carmen n’arrive pas sur scène dès le début de l’opéra, mais une fois que don José et Micaëla ont été introduits ; après que les cigarières sont passées et que le changement de la garde a eu lieu. Là seulement, une fois que les soldats montrent leur impatience et l’appellent : « nous ne voyons pas la Carmencita » (Acte I, scène v), Carmen fait son entrée avec « un bouquet de cassie à son corsage et une fleur de cassie dans le coin de la bouche ». D’après cette description du livret, son entrée et son apparence sont les mêmes que celles qu’avaient décrites Mérimée et l’effet de mise en scène est frappant : Dès son apparition, nous voyons Carmen en femme coquette et dangereuse et ainsi, dès la première impression, elle contraste avec l’héroïne habituelle de l’Opéra-Comique ; avec la pureté et l’idéalisme que celleci incarnait. Lorsqu’ils la voient, les jeunes gens demandent à Carmen quand elle les aimera et elle répond en chantant sa habanera : (Acte I, scène v) Quand je vous aimerai, ma foi je ne sais pas Peut-être jamais, peut-être demain ; Mais pas aujourd’hui, c’est certain. … Si tu ne m’aimes pas, je t’aime ; Si je t’aime, prends garde à toi. Ces paroles sont révélatrices du caractère de Carmen qui n’en fait qu’à sa guise. Puis, Carmen voit don José. Elle lui parle et lui lance sa fleur. À partir de ce moment, don José, malgré soi, appartient à Carmen : Don José Quels regards ! Quelle effronterie ! Cette fleur là m’a fait L’effet d’une balle qui m’arrivait !… S’il est vraiment des sorcières, C’en est une certainement. Encore une fois, Carmen se fait appeler « sorcière » et le tragique de la pièce est établi à partir de ce moment, comme un sort qui vient d’être jeté : car don José aurait pu aimer Micaëla et il est même sur le point de jeter la fleur après avoir lu la lettre de sa mère, mais à ce moment, il revoit Carmen et remet la fleur dans sa poche. Son destin et celui de Carmen sont scellés. Ce genre de situation tragique développé par les deux dramaturges est nouveau dans le livret d’opéra où il introduit un aspect psychologique. La réaction des personnages les uns face aux autres d’une manière qui permet l’évolution de leur caractère était trouvée au théâtre mais n’existait pas encore à l’opéra. Si nous suivons le mouvement de l’action, nous pouvons le comparer à celui d’une tragédie classique. En parlant d’Andromaque de Racine, Brunetière écrit en faisant l’analyse du premier acte : « Tous (événements) sont donnés dès le premier acte, les sentiments ne se modifient qu’en se composant, en s’opposant, en se contrariant entre eux. »1 Dans le livret de Carmen, nous avons à faire au même traitement des émotions. Dès sa rencontre avec Carmen, don José est pris au piège et ne peut plus échapper à sa passion. Quant à Carmen, comme elle le dit, ses amours ne sont pas fidèles et à cause de cela, ses sentiments pour don José changent et le conflit qui résulte mène à une fin tragique. Une description de Lemaître nous permet de faire un parallèle avec les sentiments des deux personnages et ceux de l’ »amour racinien ». 1 Ferdinand Brunetière, Les époques du théâtre français (Paris: Hachette et Cie, l909), p. ll9. Non pas l’amour-goût, non pas l’amour-galanterie, pas l’amour romanesque, mais l’amour sans plus, l’amour pour de bon, ou, si vous voulez, l’amour-passion, l’amourmaladie, un amour dans lequel il y a toujours un principe de haine… C’est l’amour des sens, et c’est le degré supérieur de cet amour-là, la pure folie passionnelle. C’est le grand amour, celui qui rend idiot ou méchant, qui mène au meurtre et au suicide, et qui n’est qu’une forme détournée et furieuse de l’égoïsme, une exaspération de l’instinct de propriété.1 Il serait difficile de trouver une meilleure description de l’amour que porte don José pour Carmen. Sa passion est une passion sensuelle et c’est autour de cet amour sensuel que se déroule toute l’action. Pendant les deux premiers actes, Carmen séduit complètement don José, puis durant les deux actes suivants, elle s’est fatiguée de cette passion, mais elle ne peut rejeter don José et ne peut plus lui échapper. Nous sommes certainement loin de la société racinienne, mais dans ce milieu romanichel nous retrouvons les mêmes sentiments qui mènent au tragique. Carmen représentait un genre nouveau dans le théâtre de Meilhac et Halévy. Les types féminins des deux librettistes possédaient en général une substance qui était ou celle de la frivolité, ou celle du devoir. Carmen, elle, faisait partie d’un monde exotique, violent et passionné. Elle devenait l’héroïne d’un monde qui jusque-là était sans héros au théâtre : celui des gitans. Elle représentait une femme fatale, mais un genre de femme fatale qui n’appartenait pas à la société bourgeoise et qui n’allait pas être élevé à ce rang au cours de la pièce. Elle était tout simplement une ouvrière vulgaire et passionnée qui ne connaissait pas le repentir. Elle apportait à l’opéra le réalisme psychologique d’une femme nouvelle tout en gardant certains éléments romantiques : ceux de la femme aux cheveux noirs et aux yeux noirs qui vivait entourée de sentiments violents, l’amour, la jalousie et la mort. Meilhac et Halévy lui laissaient le côté amoral que lui avait attribué Mérimée. Elle était une coquette née et allongeait toujours la liste de ses conquêtes comme le dit Maazel pendant un entretien : Everyone loves Carmen... Carmen is a woman with insouciance. She is an ordinary person, not very bright, with a freshness and, God knows, no repressions. So she wants to have a lover, fine, and if she doesn’t, that is up to her to say... She wants to pick and choose – she is a modern woman.2 Moderne ou de tout temps dans son milieu, Carmen était une nouveauté à l’OpéraComique. 1 2 Jules Lemaître, Jean Racine (Paris: Calmann, Lévy: l908), p. l40. Leslie Rubinstein, "Gypsy", Opera News, vol. 49, no 4, October l984, pp. l0-20. Face à Carmen, Micaëla permettait une distribution féminine variée et sa présence permettait de démontrer rapidement qu’en fait, José avait un fond vertueux lorsqu’il avait fait la connaissance de Carmen. Micaëla représente la bonne conscience de don José et permet de lui rappeler sa mère qui était mentionnée dans le roman mais ne paraissait pas dans l’opéra. Chaque fois que Micaëla paraît dans l’opéra, c’est en messagère de la mère de don José. L’addition de Micaëla clarifiait le rôle de don José et lui permettait de présenter au public la transition d’un homme honorable, mais faible, qui était tombé sous le joug d’une sorcière qui l’avait déshonoré et avait fait de lui un criminel : (Acte III, scène iv. Micaëla : « cette femme dont les artifices maudits ont fini par faire un infâme de celui que j’aimais jadis. » Quant au rôle de don José, il est souvent chanté par Placido Domingo qui le voit de la manière suivante : I feel I have a clear understanding of Don José. He is, in a sense, out of place in Andalusia. I know people like him from the north of Spain. My mother is from there, and they are more timid and reserved than those in the south – they want to be left alone. José, once he starts to loose his head for Carmen, starts to disintegrate as a human being. He stays around even though Carmen doesn’t love him. Despite anything she says, his idea is to marry her and to have children with her in the fashion of the bourgeoisie. He sees her wild ways as the devil.1 Don José lui aussi représentait une nouveauté à l’opéra-comique dans son rôle d’antihéros. Il était esclave de sa passion qui le faisait tomber toujours plus bas (comme il en est le cas avec le Chevalier des Grieux dans Manon). Ces chutes de don José établissent le caractère psychologique et tragique de l’opéra dont le cadre devient de plus en plus sauvage même dans sa mise en scène qui part de la ville pour aller à la montagne, puis finalement se trouve devant l’arène où la mort de Carmen coïncide à la mise à mort du taureau. Dans ce cadre, la pièce se déroule dans un rythme rapide avec des moments brillants pour le but de créer un spectacle coloré et sonore. De plus, dans le livret, des spécifications sont inclues sur le décor dans le but d’introduire les personnages en les plaçant au milieu de leur existence familière. Au début du premier acte, il est noté que l’action commence à Séville et qu’il doit y avoir une porte à gauche pour la manufacture de tabac. En ce qui concerne les personnages, leurs costumes doivent nous renseigner sur leur aspect social ou leur profession. Mérimée avait décrit Carmen et son entourage pour insister sur les mœurs des Gitans. Dans 1 Idem, pp. l0-20. l’opéra, il devient plus difficile de spécifier d’une manière visuelle que Carmen est gitane et non pas espagnole et les librettistes ont essayé de résoudre le problème en introduisant des clichés : au début de l’opéra, les vêtements de Carmen paraissent être plus en loques que ceux de ses compagnes. Carmen est vêtue de couleurs vives et d’une manière séduisante. De plus, elle annonce qu’elle possède certaines faiblesses que les stéréotypes attribuent aux gitans : Tout d’abord, Carmen se présente en femme légère lorsqu’elle chante la habanera, puis la séguedille lorsqu’elle est en prison à la fin du premier acte : « J’ai des galants à la douzaine… Qui veut m’aimer, je l’aimerai… »Puis elle dit plus loin : « Il n’est que brigadier… Mais c’est assez pour une bohémienne, » annonçant ses origines avec ces dernières paroles. Au deuxième acte, elle déclare : « Comme c’est beau la vie errante. » Bien sûr, Carmen possède le plus grand des vices attribués aux gitans : elle fait partie d’un groupe de voleurs, comme l’indique la chanson des contrebandiers au deuxième acte : Quand il s’agit de tromperie, De duperie,… De volerie,… Mais Carmen ne possède pas uniquement les soi-disant vices des Gitans, mais leurs dons aussi. Elle peut prédire l’avenir, et au troisième acte nous la voyons tirer les cartes et faire usage de la chiromancie pour prédire l’avenir et en cela, elle se rapproche de la Carmencita de la Lettre sur les Sorcières espagnoles, « une de ces trois sorcières qui prédirent un jour à Mérimée que l’année l833 devait lui être très funeste ; ce qui, s’il faut l’en croire, ne manqua pas d’arriver »1 nous dit Maurice Parturier. Si les personnages de l’opéra étaient une nouveauté choquante pour les Parisiens de l875, ce qui allait tout de même choquer le plus le public de l’époque était l’élément symbolique que Mérimée avait développé dans son roman, les cigarettes. Les Parisiens avaient lu et relu la nouvelle sans sembler trop surpris de l’atmosphère enfumé qui enrobait le récit, mais de voir une femme fumer sur scène, ce qu’avait fait Galli-Marié, était une autre affaire. Cela était un mauvais exemple pour les femmes de Paris. Meilhac et Halévy visaient au réalisme en créant Carmen, et ce réalisme ne s’arrêtait pas aux limites de la mise en scène, surtout en ce qui concerne le dialogue. Après tout, le dialogue est en français et non pas en espagnol et les recherches de Mérimée sur le langage des 1 Prosper Mérimée, Carmen (Texte présenté par Maurice Parturier) (Paris: Editions Fernand Roches, l930), p. xvi. romanichels sont perdues dans l’opéra. Cependant, même avec le langage, Meilhac et Halévy ont introduit une nouveauté à l’opéra-comique. Ils ont mis l’accent sur un langage direct et sans prétention, sans embellissement précieux. C’est-à-dire qu’ils ont accentué le dialogue naturel. Dans Carmen, le dialogue est toujours des plus simples. Il résume l’action. Il identifie et est exprimé dans le langage le plus simple de la fin du dix-neuvième siècle. Cette approche est bien illustrée par le dialogue qui a lieu au moment de la rencontre de don José et de Micaëla au premier acte : Micaëla. Monsieur le brigadier ? Don José. Quoi ?… Qu’est-ce que c’est ? Micaëla ! C’est toi ! Micaëla. C’est moi ! C’est votre mère qui m’envoie. Don José. Parle-moi de ma mère. Il s’agit bien ici d’un langage des plus simples. Les répliques sont courtes et ont pour but de donner des informations précises sur la mission de Micaëla et son rôle vis-à-vis de don José. Ces brefs échanges sont suivis d’un duo lyrique qui contient un développement des mêmes éléments : Micaëla apporte un message de la mère de don José. L’air de Micaëla décrit comment la mère de don José s’est exprimée lorsqu’elle lui avait demandé d’aller voir son fils. Ensuite don José s’étend sur ses souvenirs du pays et de sa mère. Ainsi ce passage nous permet de voir comment les deux librettistes font usage d’échanges rapides en utilisant le langage parlé, dans le but de donner des informations concises, puis ensuite, comment ils font usage de ces mêmes informations pour créer un point de départ pour les airs et duos qui s’étalent autour de ces données. Ceci leur permet tout d’abord de développer l’action, puis ensuite de se servir des éléments de cette action afin de créer les moments lyriques de l’opéra. D’un côté, le langage précis informe le public et de l’autre, le fait que les passages chantés n’ajoutent pas de nouveaux éléments permet au spectateur de ne pas perdre le fil de l’action. Pendant les dialogues, la musique de Bizet ne domine jamais le texte et celui-ci est présenté avec clarté. De plus dans Carmen, le texte de Meilhac et Halévy correspond au langage parlé naturel, tout comme le langage dont ils faisaient usage dans leurs opérettes. Meilhac et Halévy ne se souciaient pas d’écrire de « bons poèmes », car avant tout ils préféraient un texte qui offre des informations claires et qui se plie facilement aux exigences musicales. Dans le passage suivant nous pouvons remarquer l’ « élasticité » de leur vers qui vont de l’alexandrin aux vers octosyllabiques. (Acte I, scène vii) Micaëla : Ce que l’on m’a donné, je vous le donnerai, (l2) Votre mère avec moi sortant de la chapelle. (l2+e) Et c’est alors qu’en m’embrassant, (8) Tu vas, m’a-t-elle dit, t’en aller à la ville ; (l2+e) La route n’est pas longue, une fois à Séville, (l2+e) Tu chercheras mon fils, mon José, mon enfant. (l2) Et tu lui diras que sa mère (8+e) Songe nuit et jour à l’absent. (8) Qu’elle regrette et qu’elle espère, (8+e) Qu’elle pardonne et qu’elle attend. (8) Tout cela, n’est-ce pas mignonne, (8+e) De ma part tu le lui diras, (8) Et ce baiser que je te donne (8+e) De ma part tu le lui rendras. (8) Le rythme flexible des vers précédents se prête à une mélodie qui à son tour est composée de mesures de longueurs variées. C’est-à-dire que nous quittons les vers symétriques et réguliers, organisés en nombre de mesures musicales spécifiques afin de créer un mètre poétique et musical rigoureux : celui de la phrase carrée. Ici, nous trouvons une poésie libre et simple qui convient à la musique et qui transmet un message facile à comprendre. Même la rime du vers est libre au début du poème et ce n’est qu’après plusieurs lignes qu’elle devient régulière en suivant la cadence de la rime croisée. Il ne s’agit pas ici de « bonne poésie » mais du poème lyrique qui doit non seulement introduire l’action mais aussi être adapté à la musique. Carmen représente certainement le plus grand succès du répertoire de l’Opéra-Comique et il a été l’opéra le plus joué. Malheureusement à sa mort, Bizet ne pouvait pas prédire ce déroulement, Le succès de Carmen provient du fait que Meilhac et Halévy ont su adapter le roman de Mérimée en un livret puissant. En écrivant leur ouvrage, les deux librettistes et Bizet ont révolutionné l’histoire de l’opéra-comique. Ce sont eux qui ont introduit le réalisme à l’opéra-comique français, y ont introduit l’anti-héros et un langage populaire. Ils ont aussi transformé l’usage du ballet en le faisant participer à l’action. Meilhac et Halévy ont agencé habilement le roman de Mérimée en un livret qui simplifiait les péripéties de don José mais qui gardait néanmoins ses éléments réalistes. Carmen à ses débuts avait choqué par la violence de certaines situations, par la présence même de Carmen. En fait, le roman de Mérimée présentait un récit plus violent que celui de Meilhac et Halévy, mais c’est une chose que de lire certaines descriptions et c’en est bien une autre que de voir des personnages se conduire d’une manière « inacceptable » sur la scène de l’Opéra-Comique, lorsqu’ils fument et se font poignarder. Dans le dessein de présenter la réalité, Meilhac et Halévy avaient un peu dépassé ce que le public de la fin du dix-neuvième siècle pouvait accepter. Seulement, pendant trois mois, Paris a été confronté par les mêmes scènes et lorsque Carmen est revenu à Paris environ dix ans plus tard, ce qui avait choqué en l875 était déjà moins choquant en l885 et aussi après Galli-Marié, les sopranos ne fumaient plus sur scène. Carmen était un opéra-comique qui finissait mal et non pas dans la tradition d’Auber. Son livret apportait à la scène de l’Opéra-Comique les passions violentes et le réalisme. La structure poétique du langage dans Carmen. Dans la langue musicale… peindre, c’est réveiller par des sons certains souvenirs dans notre cœur, ou certaines images dans notre intelligence, et ces souvenirs, ces images ont leur couleur, elles sont tristes ou gaies.1 Honoré de Balzac. L’opéra représente une oeuvre collective et composite et par conséquent, plusieurs éléments se côtoient dans l’écriture du livret et en particulier, la collaboration du poète et du musicien. Dans cette association, poète-musicien, chacun offre une partie constituante à la prosodie musicale et s’efforce de faire vivre deux éléments formels en bonne intelligence, la poésie et la musique. Afin de mieux comprendre le théâtre lyrique, il est important d’établir la 1 Honoré de Balzac, Oeuvres Complètes. La Comédie Humaine. Massimilla Doni (Paris: Librairie Nouvelle, n.d.), V. 15, p. 456. place qu’occupe la poésie dans le livret et d’observer comment les librettistes font usage de la parole lorsqu’elle est destinée à la musique. Pour établir cette relation entre la parole et la musique, nous suivrons les étapes établies par la prosodie musicale. Ensuite, nous verrons quelle influence la musique joue sur le texte et nous nous attarderons sur les éléments problématiques de la prosodie française : l’alexandrin, la phrase carrée et le e muet. Noske qui s’est penché sur les problèmes de mise en musique du texte fait remarquer que d’après lui le français est problématique dans ce domaine : Aucune langue de l’Europe Occidentale ne présente autant de difficulté que le français pour résoudre le problème du rapport rythmique entre paroles et musique.1 Après la seconde moitié du dix-neuvième siècle, la phrase carrée n’est plus utilisée aussi strictement et après Gounod, les compositeurs suivent davantage le rythme du texte, mais d’un texte où la phrase devient plus libre et plus courte à la manière de la prosodie italienne et petit à petit, l’alexandrin disparaît aussi et le chant fait usage de vers de six à dix pieds qui se suivent plus ou moins régulièrement. Nous voyons ces changements s’établir dès la seconde moitié du siècle, surtout dans l’œuvre de Meilhac et Halévy. Ces deux librettistes ont développé un style poétique simple qui se prêtait bien à l’opérette, mais ils ne se sont pas arrêtés à l’opérette et nous retrouvons leur prosodie dans leurs livrets destinés à l’opéra-comique. En fait, Meilhac et Halévy connurent un grand succès en apportant leur langage à l’opéra-comique avec Carmen. Meilhac et Halévy, pour leurs opéras-comiques, tout comme pour leurs opérettes, ont fait usage de phrases courtes et d’un langage direct, comme nous pouvons le constater dans le passage suivant de Carmen (Acte I, scène 2).2 Carmen : Près des remparts de Séville. Chez mon ami Lillas Pastia J’irai danser la séguedille Et boire du manzanilla. J’irai chez mon ami Lillas Pastia (7-8) (8) (8) (8) (l0) Dans ce passage, Meilhac et Halévy font alterner des vers de longueur irrégulière. Ils font même commencer l’air avec un vers irrégulier alors qu’il aurait pu être régulier avec l’usage 1 Fritz Noske, La Mélodie française de Berlioz à Duparc (Paris: Universitaires de France, l954), p. 36. 2 Bizet, p. l0l. Presses de Auprès, au lieu de Près, seulement dans ce cas, l’air aurait débuté sur une voyelle au lieu d’une syllabe forte qui est un choix préférable pour l’union au rythme puissant de la musique de Bizet. Ils s’éloignent du vers régulier et se dirigent vers le vers irrégulier à l’italienne, tout en se rapprochant de l’expression libre du langage parlé. De plus, les deux librettistes accentuent le caractère fort de Carmen en permettant de retrouver la même intensité dans le vers que dans la musique de Bizet. Dans le passage suivant, écrit aussi pour Carmen, la strophe est libre, variant du vers octosyllabique à l’alexandrin : (Acte I). Carmen : Quand je vous aimerai, ma foi je ne sais pas Peut-être jamais, peut-être demain ; Mais pas aujourd’hui, c’est certain. L’amour est un oiseau rebelle Que nul ne peut apprivoiser. (l2) (l0) (8) (8-9) (8) Le troisième élément problématique lorsqu’il s’agit de toute la poésie lyrique française est le e muet, lorsqu’il est trouvé à l’intérieur d’un vers… Dans l’air de Carmen, « l’amour est un oiseau rebelle », nous retrouvons plusieurs fois ce e problématique. L’amour est un oiseau rebelle Que nul ne peut apprivoiser, Et c’est bien en vain qu’on l’appelle, S’il lui convient de refuser Rien n’y fait : menace ou prière L’un parle bien, l’autre se tait ; Et c’est autre que je préfère Il n’a rien dit mais il me plaît. L’amour est enfant de Bohème, Il n’a jamais connu de loi ; Si tu ne m’aimes pas, je t’aime ; Si je t’aime, prends garde à toi. [Refrain] L’oiseau que tu croyais surprendre Battit de l’aile et s’envola. L’amour est loin, tu peux l’attendre Tu ne l’attends plus – il est là. Tout autour de toi, vite, vite. Il vient, s’en va, puis il revient. Tu crois le tenir, il t’évite, Tu veux l’éviter, il te tient. L’amour est enfant de Bohème, Il n’a jamais connu de loi ; Si tu ne m’aimes pas, je t’aime ; Et si je t’aime, prends garde à toi. [Refrain] Malgré ces quelques e muets, ce passage a toujours connu un grand succès et sa structure poétique est la suivante : la terminaison masculine alterne avec la terminaison féminine alors que le poème va de la rime plate, dans l’introduction, à la rime croisée dans les vers qui suivent. Ce passage contient aussi des refrains et l’effet total est rapide et vif, soulignant l’esprit d’ironie et créant une impression de chanson populaire. De plus, dans Carmen, Bizet crée un effet de musique espagnole, à l’aide d’agréments, ainsi que de rythmes espagnols, sans toutefois trop s’éloigner d’une mise en musique syllabique (une note pour une syllabe) qui est représentante du style français, c’est-à-dire, que dans le poème lyrique, chaque syllabe reçoit une note et cela permet de préserver autant de clarté que possible au texte… Comme nous l’avons vu avec le e muet, la poésie de Meilhac et Halévy n’était pas des meilleures, seulement, l’inquiétude primordiale de Meilhac et Halévy n’était pas d’écrire de la bonne poésie, mais d’écrire une poésie qui se prêtât aux exigences de la mise en musique et qui s’apprêtât à la narration musicale. Dans Carmen, nous trouvons aussi un nouveau genre de narration musicale. Il s’agit d’une narration exprimée sous forme de leitmotives présentés sous forme de passages puissants et sonores qui créent une parallèle au langage direct et fort du texte et aux sentiments violents des caractères et le tout crée un effet grandiose. En effet, si nous suivons la progression de la « chanson du toréador », nous remarquons que tout d’abord, elle sert de prélude à l’opéra, puis qu’elle est répétée deux fois au deuxième acte, lorsqu’Escamillo entre en scène en faisant usage de couplets et de refrains dans son chant : « Votre toast… Je peux vous le rendre ». Ensuite, nous retrouvons ce même passage musical au troisième acte, une fois que Carmen revient sur scène et qu’Escamillo s’en va. À ce moment, il s’agit d’un passage joué par l’orchestre qui y ajoute une progression chromatique. Puis dans la scène finale nous retrouvons deux fois ce même passage lorsqu’Escamillo entre en scène avec Carmen et que l’air du toréador est chanté à ce moment par la foule. Puis une dernière fois, nous entendons la même mélodie dans les coulisses à la fin de l’opéra. Toutes ces répétitions nous fournissent un élément d’association qui provient de la musique et nous permet de garder un lien, entre certains passages du texte, qui identifie le même personnage (dans le cas ci-dessus, le toréador). La répétition musicale dans Carmen n’est jamais complètement ou totalement identique, mais elle établit les données nécessaires à cette association du moment avec un personnage spécifique en soulignant une unité musicale. Ces répétitions évoquent une image qui est en contraste avec les autres idées musicales et elles étendent le pouvoir narratif de la musique. ( S. Monnier Clay. Thèse : 1987)