Simone Monnier Clay, 1987
MEILHAC (1830-1897), L. HALEVY (1834-1908)
et Georges BIZET (1838-1875)
Le livret1 de Carmen (l875) est l’œuvre qui représente le point culminant de la carrière d’
Henri Meilhac (1830-1897) et de Ludovic Halévy (1834-1908) en tant que librettistes, car avec
Carmen, les deux auteurs ont apporté au répertoire français un de ses plus grands succès. Ce sont
eux qui ont rédigé les paroles et tous les dialogues nécessaires à la mise en musique de l’œuvre
de Mérimée un travail qu’ils ont fait en collaboration étroite avec le compositeur, Georges Bizet
(1838-1875). Cet aboutissement, il provenait de la longue amitié qui unissait la famille des
Halévy, Offenbach, Meilhac et Bizet. Avec Carmen, le choix d’une « passion dramatique » allait
élever Henri Meilhac et Ludovic parmi les librettistes les mieux respectés et Bizet parmi les
compositeurs d’opéra les mieux connus et les plus admirés.
En l873, Bizet avait eu l’idée de faire un opéra2 de Carmen, le roman de Mérimée, et il en
parla à ses deux amis, Meilhac et Halévy. Les deux librettistes avaient une réputation bien
établie à cette époque ; la musique de Bizet était très admirée, et les œuvres de Mérimée, qui était
mort en l870, exerçaient encore une grande influence sur le monde littéraire de l’époque. Halévy
parla des projets pour le nouvel opéra-comique à Camille du Locle, qui, d’après lui fut pris
d’inquiétude : « -Il y a Leuven, me dit-il… Un tel sujet l’épouvantera. Allez le voir… il vous
aime beaucoup… vous réussirez peut-être à le convaincre. » Halévy ajoute qu’il fut voir M. de
Leuven et que la réaction de ce dernier fut loin d’être enthousiaste :
« -Carmen !… La Carmen de Mérimée… Est-ce qu’elle n’est pas assassinée par son
amant ?… Et ce milieu de voleurs, de bohémiennes, de cigarières !… A l’Opéra-
Comique !… le théâtre des familles !… le théâtre des entrevues de mariage !… Vous
allez mettre notre public en fuite… c’est impossible !
J’insistai… j’expliquai à M. de Leuven que ce serait Carmen, mais une Carmen
adoucie, atténuée… que, d’ailleurs, nous avions introduit dans la pièce des personnages
de pur opéra-comique, une jeune fille très innocente, très chaste… nous avions il est vrai,
des bohémiens, mais des bohémiens comiques, (ils l’étaient bien peu !), et la mort, la
mort inévitable au dénouement, serait, en quelque sorte, escamotée à la fin d’un acte très
1 Le livret d’opéra st destiné à la mise en scène et contient toutes les paroles qui vont être mises en
musique.
2 Un opéra fait partie du théâtre chanté. Il comprend donc des chanteurs et un orchestre, une mise en scène
et des décors.
animé, très brillant, sous un beau soleil, un jour de fête, avec des cortèges, des ballets, des
fanfares joyeuses. M. de Leuven se résigna, mais après une lutte qui fut très dure, et
lorsque je sortis de son cabinet :
-Je vous en prie, me dit-il, tâchez de ne pas la faire mourir. La mort à l’Opéra-
Comique !… cela ne s’est jamais vu… entendez-vous, jamais !… Ne la faites pas
mourir !…
Six mois après, l’association de MM. De Leuven et du Locle était dissoute ; ce
dernier restait seul directeur, et je crois qu’une des causes de la retraite de M. de Leuven
fut la terreur, l’horreur d’avoir à jouer une pièce aussi Révolutionnaire.1
En effet, Carmen est devenu l’œuvre la plus révolutionnaire de l’Opéra-Comique. Elle fut
jouée le 3 mars l875 avec Galli-Marié dans le rôle de Carmen et c’est avec enthousiasme que
Halévy décrit les premiers interprètes de son œuvre :
MM. Lhérie et Bouhy, Madame Galli Marié et Mademoiselle Chapuy, qui étaient des
artistes de premier ordre et d’excellents musiciens. Ils sentaient bien les difficultés
d’interprétation de cette œuvre d’un caractère si nouveau, mais rapidement, de jour en
jour, ils en pénétraient les beautés, et s’attachaient à leurs rôles avec une sorte de
passion.2
Cette passion des auteurs et des interprètes de Carmen allait choquer Paris, mais Meilhac
et Halévy avaient l’habitude de choquer leur public. Avec leurs livrets d’opérette, ils l’avaient
fait en se moquant des classiques, de toute sorte d’abus de pouvoir et des mœurs de leur temps.
Cette fois, les deux librettistes avaient une occasion unique de manipuler la passion et la violence
et de montrer en quoi consistaient les revers de la passion. Ils ne pouvaient pas laisser échapper
la réalité et le dénouement d’une vraie tragédie qui les attirait tant. La première de l’opéra
promettait une polémique et le jour de la première représentation, la plupart des auteurs et
compositeurs français de l’époque étaient présents et la salle Favart était remplie. Il y avait de
présent les personnes connues du milieu musical et littéraire de France : Vincent d’Indy, Camille
Benoît, Gounod, Massenet, Offenbach, Thomas, Delibes, Lecocq. Alphonse Daudet, Ernest
Daudet et Dumas fils, ainsi que des éditeurs et des critiques du temps.3 Ce n’était donc pas le
public que Mina Curtis définit de la manière suivante : « The public before whom Carmen was
first performed was neither primarily musical nor intellectual; nor was it typically Opéra-
1 Ludovic Halévy, "La millénième représentation de Carmen" Le Théâtre l905,
t. l, p. 5.
2 Idem, p. 8.
3 Charles Pigot, George Bizet et son oeuvre (Paris: E. Dentu, l886), p. 22l.
Comique ».1 En fait, si la salle était comble pour les débuts de Carmen, c’est que déjà, avant sa
première, l’opéra avait été la cause de bien des discussions qui d’après Charles Pigot, mettaient
en question les idées esthétiques et théoriques de la fin du siècle :
Les uns comptaient voir triompher enfin, avec l’œuvre du Maître, les idées
esthétiques, les théories musicales de notre jeune école Française, qui luttait si
vaillamment depuis longtemps, âprement critiquée à chaque tentative nouvelle, sans avoir
pu encore parvenir à s’imposer…
Les autres, les retardataires, espéraient au fond de leur coeur, sans s’en rendre bien
compte peut-être, une éclatante revanche du vieil opéra-comique français.2
D’un côté, les critiques voulaient retrouver chez Bizet la musique théâtrale française afin
qu’elle puisse représenter une esthétique « française », cela parce qu’à l’époque, bien des
musiciens subissaient l’influence de Richard Wagner qui avait introduit l’élément symphonique
et le leitmotif et les avait transposés à la scène lyrique. Halévy nous rappelle un article de Paul de
Saint-Victor qui parût dans le Moniteur et qui résumait très bien l’impression presque générale
des premiers auditeurs de Carmen :
M. Bizet, comme on sait, appartient à cette secte nouvelle dont la doctrine consiste à
vaporiser l’idée musicale, au lieu de la resserrer dans des contours définis. Pour cette
école dont M. Wagner est l’oracle, le motif est démodé, la mélodie surannée ; le chant
dominé par l’orchestre, ne doit être que son écho affaibli. Un tel système doit
nécessairement produire des oeuvres confuses. La mélodie est le dessein de la musique,
elle perd toute forme si on l’en retire, et n’est qu’un bruit plus ou moins savant.3
N’oublions pas que la première de Carmen suivait de près la fin de la guerre Franco-
Prussienne de l870-l87l et que toute idée d’intrusion germanique dans une oeuvre française était
mal acceptée par le grand public. En fait, les remarques de Paul de Saint-Victor sont mal fondées
car Bizet ne fait pas usage du leitmotif et ses mélodies dans Carmen ont « un contour défini » et
sont loin d’être un « écho affaibli ». Mais certains aspects de Carmen devaient choquer le public
de l’Opéra-Comique à cause des femmes qui fumaient sur scène et le coup de poignard que
recevait Carmen ainsi que certains éléments introduits dans l’opéra que nous allons définir plus
tard. Mais surtout, le rôle des femmes dans Carmen était révolutionnaire : les femmes qui
1 Mina Curtis, Bizet and his world (N.Y.: Alfred A. Knopf, l958), p. 389.
2 Pigot, p. 22l.
3 Halévy, Le Théâtre, p. l0.
fument, les femmes poignardées, chose pareille n’avait jamais été vue à l’Opéra-Comique et la
réaction de Théodore de Banville est représentante de bien d’autres :
Voile-toi, ombre de Scribe ! Le théâtre de l’Opéra-Comique, le théâtre des brigands
vertueux, des demoiselles langoureuses, des amours à l’eau de rose, a été forcé, violé,
pris d’assaut par une bande effrénée de romantiques,…1
Théodore de Banville notait bien les changements qu’apportait Carmen à l’Opéra-
Comique. Malgré toutes les polémiques qui ont été soulevées, Carmen fut tout de même
représenté pendant trois mois à la Salle Favart, ce qui faisait un total de trente-huit
représentations. La dernière représentation eut lieu le l3 juin l875, date qui marque le décès de
Bizet à l’âge de trente-six ans.
Après la mort de Bizet, Carmen ne fut pas repris à Paris pendant plusieurs années, mais
fut joué hors de la France et en province. Seulement, si la première de Carmen avait été reçue
avec un manque d’enthousiasme, cette réaction ne peut pas être attribuée uniquement aux
innovations du livret et de la musique. En l875, la vie musicale à Paris sortait d’une torpeur
l’avaient jetée des années politiques bien troublées. La République essayait de s’établir une
nouvelle fois après la chute de Napoléon III en l870 et la France était appauvrie par la guerre.
Tous ces événements avaient transformé l’humeur des Parisiens et la pauvreté économique allait
toucher la mise en scène de Carmen. A cause de la situation financière dans laquelle se
trouvaient toutes les salles de théâtre, pour la première de Carmen, le metteur en scène avait fait
face à de nombreuses difficultés. Il résultait que de vieux décors avaient été utilisés : Les décors
des Brigands au premier acte, puis ceux des Huguenots.2 Ceci avait dû amuser les spectateurs qui
faisaient face à un jeu de mémoire et de devinettes. De plus, cet usage de décors destinés à
d’autres opéras ne permettait pas une réalisation exotique particulière à l’opéra de Bizet.
L’exotisme n’était plus présent que dans les costumes. Ce n’est qu’en l883, avec Albert Carré,
que la mise en scène de Carmen est devenue celle qui est acceptée traditionnellement. M. Nagler
qui fait des recherches sur la mise en scène d’opéras a écrit à ce sujet :
1 Idem, (Halévy cite Théodore de Banville), p. l0.
2 Curtis, p. 391.
What Carré offered? He began by hiring two Spanish painters, Ignacio Zuloaga and
Ermenegildo Angala, who furnished the Mediterranean ambiance and the authentic
costumes. The first I showed with almost photographic fidelity a square in Seville.1
De plus, un changement apporté à l’oeuvre de Bizet pour cette nouvelle première de l883
a été l’addition, par Guiraud, d’un ballet chorégraphié sur l’ouverture de L’Arlésienne de Bizet.
Ce ballet fut ajouté au dernier acte et remplaçait un dialogue entre un lieutenant et les Gitans.
Cette addition du ballet représentait un élément essentiel à l’opéra français, qui ne s’est jamais
complètement séparé de ses origines communes avec le ballet (voir chapitre I).
Cependant, afin de comprendre le livret de Carmen, il nous faut remonter jusqu’à sa
source d’origine : le roman, Carmen, de Mérimée. C’est en commençant par l’étude de celle-ci
que nous pouvons comprendre comment les auteurs de l’opéra ont « démonté » l’oeuvre
originale pour la refaire en la pièce lyrique qui avait choqué Paris en l875. Ce sont les
adaptations qui s’opèrent entre le texte littéraire et le texte lyrique qui vont nous permettre de
découvrir en quoi consiste le noeud central du livret.
De nos jours, lorsque le nom Carmen est prononcé, c’est surtout à l’opéra-comique que
nous pensons et cette popularité de l’opéra n’est pas sans équivoque en ce qui concerne le récit
de Mérimée qui avait paru le l5 octobre l845 dans La Revue des Deux Mondes. L’œuvre de
Mérimée était une thèse scientifique en même temps qu’une nouvelle : Mérimée afin de faire
publier son roman avait se plier aux exigences de la revue qui voulait que toute nouvelle soit
présentée avec une thèse.
À l’époque il écrivit Carmen, Mérimée avait quarante-deux ans et il occupait un poste
administratif, celui d’Inspecteur Général, au service des Monuments Historiques. Cette même
année, (le 6 février l845) il avait aussi été reçu à l’Académie française. Son poste d’Inspecteur lui
permettait de visiter de nombreux édifices qu’il devait cataloguer et de recueillir une
documentation qui lui servait dans ses nouvelles. Mérimée se passionnait pour l’archéologie et il
a écrit quatre volumes consacrés à ses tournées : Notes d’un voyage dans le Midi de la France
(l835), Notes d’un voyage dans l’Ouest (l836), Notes d’un voyage en Auvergne (l838), puis,
Notes d’un voyage en Corse (l840). Lorsque Mérimée écrivit Carmen, il continuait à montrer
l’intérêt que l’Espagne avait pour lui. Intérêt qu’il avait déjà montré en écrivant les pièces qui
composent le Théâtre de Clara Gazul. Qu’est-ce qui éveillait tant la curiosité de Mérimée pour
1 A.M. Nagler, Misdirection, Opera Production in the 20th Century (Hamden, Connecticut: Archon
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