animé, très brillant, sous un beau soleil, un jour de fête, avec des cortèges, des ballets, des
fanfares joyeuses. M. de Leuven se résigna, mais après une lutte qui fut très dure, et
lorsque je sortis de son cabinet :
-Je vous en prie, me dit-il, tâchez de ne pas la faire mourir. La mort à l’Opéra-
Comique !… cela ne s’est jamais vu… entendez-vous, jamais !… Ne la faites pas
mourir !…
Six mois après, l’association de MM. De Leuven et du Locle était dissoute ; ce
dernier restait seul directeur, et je crois qu’une des causes de la retraite de M. de Leuven
fut la terreur, l’horreur d’avoir à jouer une pièce aussi Révolutionnaire.1
En effet, Carmen est devenu l’œuvre la plus révolutionnaire de l’Opéra-Comique. Elle fut
jouée le 3 mars l875 avec Galli-Marié dans le rôle de Carmen et c’est avec enthousiasme que
Halévy décrit les premiers interprètes de son œuvre :
MM. Lhérie et Bouhy, Madame Galli Marié et Mademoiselle Chapuy, qui étaient des
artistes de premier ordre et d’excellents musiciens. Ils sentaient bien les difficultés
d’interprétation de cette œuvre d’un caractère si nouveau, mais rapidement, de jour en
jour, ils en pénétraient les beautés, et s’attachaient à leurs rôles avec une sorte de
passion.2
Cette passion des auteurs et des interprètes de Carmen allait choquer Paris, mais Meilhac
et Halévy avaient l’habitude de choquer leur public. Avec leurs livrets d’opérette, ils l’avaient
fait en se moquant des classiques, de toute sorte d’abus de pouvoir et des mœurs de leur temps.
Cette fois, les deux librettistes avaient une occasion unique de manipuler la passion et la violence
et de montrer en quoi consistaient les revers de la passion. Ils ne pouvaient pas laisser échapper
la réalité et le dénouement d’une vraie tragédie qui les attirait tant. La première de l’opéra
promettait une polémique et le jour de la première représentation, la plupart des auteurs et
compositeurs français de l’époque étaient présents et la salle Favart était remplie. Il y avait de
présent les personnes connues du milieu musical et littéraire de France : Vincent d’Indy, Camille
Benoît, Gounod, Massenet, Offenbach, Thomas, Delibes, Lecocq. Alphonse Daudet, Ernest
Daudet et Dumas fils, ainsi que des éditeurs et des critiques du temps.3 Ce n’était donc pas le
public que Mina Curtis définit de la manière suivante : « The public before whom Carmen was
first performed was neither primarily musical nor intellectual; nor was it typically Opéra-
1 Ludovic Halévy, "La millénième représentation de Carmen" Le Théâtre l905,
t. l, p. 5.
2 Idem, p. 8.
3 Charles Pigot, George Bizet et son oeuvre (Paris: E. Dentu, l886), p. 22l.