L’adhésion cellulaire, une sonde de l’environnement mécanique dans les tissus Alice Nicolas [email protected] Laboratoire de Physique de la Matière Condensée, UMR 6622, CNRS/Université de Nice Sophia Antipolis, Nice L’adhésion des cellules des tissus sur un substrat varie en fonction de ses propriétés mécaniques. Ces différents modes d’adhésion s’accompagnent d’une activité biochimique spécifique : l’adhésion se révèle ainsi une sonde de l’environnement mécanique de la cellule. Par quels mécanismes la cellule perçoit-elle la rigidité de son substrat ? Nous proposons un scénario purement mécanique, où nous illustrons la manière dont il nous faut repenser les principes physiques usuels pour décrire le comportement de ces systèmes vivants. L es tissus animaux sont structurés en plusieurs couches qui diffèrent par la densité des cellules qui les composent. L’épiderme, qui est la couche la plus externe, est une barrière imperméable où les cellules sont au contact les unes des autres. En-dessous se trouve le tissu connectif, composant du derme, où des cellules éparses sont enchevêtrées dans une matrice de fibres de collagène et autres glyco-protéines. Ces macromolécules constituent l’armature du tissu et lui confèrent ses propriétés mécaniques. Ainsi, dans un tissu, les cellules établissent des liaisons soit entre elles, soit avec une matrice extracellulaire. C’est cette dernière situation qui va nous intéresser : l’adhésion cellule-matrice. Pour ces cellules, l’adhésion joue un rôle crucial. En effet, ce n’est que lorsqu’elles adhèrent qu’elles peuvent ensuite répliquer leur ADN, se diviser, ou bien se différencier. Une cellule saine (non cancéreuse) qui se trouve dans l’impossibilité d’adhérer se donne la mort dans de brefs délais. Ce mécanisme d’auto-régulation évite que des cellules défaillantes ne se répandent et dégradent le fonctionnement de l’organisme entier. L’adhésion est ainsi une étape-clé dans le contrôle de la prolifération et de la différenciation. Comme on va le voir par la suite, l’importance de l’adhésion dans la vie d’une cellule vient du fait qu’elle assure le lien avec le milieu extérieur : adhésion et signalisation étant étroitement couplées, les cellules sondent leur environnement par le biais de leurs adhésions et adaptent en réponse leur activité chimique. L’adhésion implique la formation de liaisons entre des protéines membranaires et leurs récepteurs extracellulaires. Les protéines membranaires se répartissent en amas, si bien que l’adhésion se fait par des points discrets, ainsi que le montre la figure 1. Suite à la formation de ces liaisons transmembranaires se construit une architecture protéique intra-cellulaire complexe, berceau d’une forte activité chimique. Si la construction des adhésions néces- Figure 1 – Les cellules adhèrent par des points d’adhésion. (a) Vue de la surface d’adhésion d’une cellule par une méthode interférométrique (RICM). Les zones noires sont les zones de contact. (b) Marquage fluorescent de protéines d’adhésion pour la même cellule. Les flèches repèrent les mêmes sites adhésifs entre les deux images. Barre 10 µm (extrait avec permission de Cesa et al., Rev. Sci. Instr., 78, 0340301 (2007)). site la compatibilité chimique entre la cellule et son environnement, une compatibilité « mécanique » est aussi requise : suivant les propriétés mécaniques du substrat, et en particulier sa rigidité, les jonctions adhésives se forment avec une architecture protéique particulière, qui 87 L’adhésion cellulaire, une sonde de l’environnement mécanique dans les tissus des adhésions semble être contrôlée par la quantité d’énergie que la cellule investit pour faire varier la taille du site adhésif : l’adhésion ne grandit que si l’ajout d’un élément rapporte de l’énergie à la cellule. Ceci se différencie des mécanismes de croissance des systèmes inertes comme par exemple les cristaux, où dans ce cas la dynamique est contrôlée par la variation du potentiel chimique des atomes individuels. Figure 2 – La morphologie des adhésions diffère suivant les propriétés mécaniques du substrat. (a) Adhésions focales sur un substrat rigide (40kPa). (b) Adhésions transitoires sur un substrat mou (3.5kPa). Barre : 10 µm. Extrait de Pelham et al., PNAS, 94, 13661 (1997). Les adhésions focales, des jonctions adhésives sous contrainte donne lieu à un comportement cellulaire précis. Ainsi, sur un substrat dont la rigidité excède quelques dizaines de kPa, les cellules établissent des adhésions stables dans le temps et de taille notable (plusieurs µm2, ce sont les zones brillantes de la figure 2a, comme celle pointée par la flèche rouge). Ce type particulier d’adhésions, appelées adhésions focales, déclenche une cascade de réactions chimiques qui influence l’expression génique, la prolifération et la survie cellulaire. Bien au contraire, pour des substrats plus souples, on observe des adhésions transitoires, comme l’illustre la figure 2b : les points fluorescents, de taille inférieure au µm2 comme celui pointé par la flèche verte, ont des durées de vie inférieures à la minute. Ces adhésions transitoires vont de pair avec la mise en mouvement de la cellule. Il apparaît donc que les cellules des tissus sondent les propriétés mécaniques de leur environnement et y adaptent leur activité chimique. Les cellules animales ont leur forme fixée par l’analogue d’un squelette, le cytosquelette. Ce dernier se compose de polymères semi-rigides, parmi lesquels les microtubules (longueur de persistance 1 de quelques millimètres) et les filaments d’actine (longueur de persistance de l’ordre de 17 µm). Contrairement à un squelette osseux, la charpente des cellules est dynamique. La dynamique entre la polymérisation/dépolymérisation de ces fibres permet à la cellule d’adapter sa forme ou de se déplacer. Mais la principale fonction du cytosquelette qui nous intéresse ici est son aptitude à exercer des forces : le cytosquelette est à la fois le squelette et le muscle de la cellule. Les mécanismes à l’origine de la sensibilité des cellules des tissus aux propriétés mécaniques de leur environnement font aujourd’hui l’objet d’intenses recherches, à la fois au niveau moléculaire avec l’aide d’outils biochimiques, et à l’échelle de la cellule grâce au développement de techniques d’application et de mesure de forces locales (voir par exemple l’article de B. Ladoux dans ce numéro, p. 94). Notre contribution ici est de proposer un modèle purement mécanique pour comprendre comment, par le biais de ses jonctions adhésives, une cellule déposée sur un substrat peut sonder son environnement. Ce modèle suppose l’existence d’un complexe protéique localisé de manière homogène dans chacune des adhésions, qui déclenche une activité de signalisation en réponse à sa déformation mécanique. Nous proposons donc l’existence d’un « mécano-senseur » présent dans chaque site adhésif. Nous montrons qu’un tel scénario rend compte de la dynamique observée des adhésions et ouvre de nouveaux horizons sur la compréhension du couplage entre adhésion et réponse cellulaire. Du point de vue de la physique, ce modèle interroge le(s) principe(s) qui gouverne(nt) la dynamique à l’échelle de la cellule. Les cellules possèdent en effet un réservoir d’énergie quasi illimité, qui fait que leur évolution n’est a priori pas guidée par la relaxation vers un équilibre. Dans le cadre de ce scénario, nous montrons que la dynamique 88 Comment ces fibres exercent-elles des forces ? En premier lieu, grâce à la polymérisation. Attachées à une extrémité, l’ajout d’un monomère à leur autre extrémité se traduit par une force de poussée pouvant atteindre 10 pN. En second lieu, certaines protéines, les moteurs moléculaires, sont capables de faire coulisser une fibre par rapport à l’autre, comme dans un muscle. Ce mécanisme permet de développer des forces de l’ordre de 1.5 pN par moteur. Le cytosquelette d’actine joue un rôle-clé dans l’adhésion cellulaire. Les adhésions focales, qui sont ces adhésions stables observées lorsque la cellule est déposée sur un substrat rigide (figure 2a), y sont connectées. Par le biais de moteurs moléculaires, ce cytosquelette exerce une force de traction sur le site adhésif, comme schématisé sur la figure 3. Cette force de traction semble être assimilable à une contrainte constante, de l’ordre de 5 nN/µm2 : plus l’aire d’adhésion est grande, plus la force totale exercée par la cellule est élevée. Chaque site adhésif exerce ainsi une force comprise entre 10 et 30 nN sur le substrat. C’est cette capacité à tirer sur le substrat qui permet aux cellules de sonder les propriétés mécaniques de leur environnement. En effet, les cellules dont l’activité de moteurs moléculaires ciblés est inhibée (et qui donc n’exercent plus de forces sur leurs adhésions) ne sont plus capables de former d’adhésions focales. Il ne reste plus que des adhésions extrêmement transitoires, ce qui proscrit la mise en marche de la machinerie de division cellulaire ou de différentiation. 1. Longueur en dessous de laquelle le polymère apparaît comme rigide. L’adhésion cellulaire, une sonde de l’environnement mécanique dans les tissus les auteurs observent que les adhésions liées à des fibres d’actine qui traversent la cellule dans son épaisseur (qui donc appliquent une force dont la composante normale est dominante) sont en très faible nombre. Dans ce système, la cellule n’adhère plus que par des points adhésifs de petite taille, contrairement au cas où elle n’est en contact qu’avec une seule des deux lames (la composante de force dominante est alors la composante tangentielle ; cas de la figure 3). Ce comportement est inattendu, car le modèle le plus courant de l’adhésion cellulaire pour les physiciens est celui d’une vésicule dont la membrane contient des protéines adhésives. Dans ce cas, il est connu que la vésicule adhère aussi par des taches discrètes sur le substrat, comme une cellule. Néanmoins, sous l’influence d’un cisaillement, contrairement à une cellule, les jonctions adhésives de la vésicule se rompent. Figure 3 – Les cellules adhèrent sur le substrat par des sites adhésifs discrets maintenus sous tension par le cytosquelette d’actine. Encadré : représentation schématique de la structure d’une adhésion focale. Deux expériences-clés ont ouvert la voie à la compréhension des mécanismes qui gouvernent la sensibilité des cellules à leur environnement mécanique. La première a montré que l’on peut remplacer la contrainte appliquée par le cytosquelette d’actine par une contrainte de cisaillement externe, appliquée à la cellule à l’aide d’une micropipette. Dans cette expérience développée par D. Riveline et A. Bershadsky (Weizmann Institute of Science, Israël), les moteurs moléculaires adéquats sont inhibés. On s’attend à n’obtenir que des adhésions transitoires. Néanmoins, derrière le passage de la pipette, on observe que les points adhésifs de petite taille ont grandi, et ce, dans la direction de la force appliquée. On pourrait penser assister simplement à l’étirement des sites adhésifs. Des mesures de fluorescence montrent cependant que la densité des protéines adhésives ne varie pas lorsque la structure grandit. Il s’agit donc bel et bien de la croissance d’une structure, cette croissance s’effectuant essentiellement dans la direction de la contrainte. Un aspect tout aussi important que dévoile cette expérience est le fait que les adhésions situées en aval de la pipette, n’ayant pas été directement cisaillées, n’ont pas varié de taille de manière sensible. Seules celles qui ont été directement cisaillées par la pipette ont grandi. Cette expérience montre donc que les adhésions répondent à une contrainte locale. La seconde expérience, menée par K. Beningo et Y. Wang (Univ. of Massachusetts Medical School), montre que les adhésions focales ne grandissent pas avec n’importe quel type de contrainte : une composante tangentielle est nécessaire. En effet, en plaçant une cellule entre deux lamelles de verre fonctionnalisées 2 parallèles, 2. Lamelles traitées biochimiquement pour que les cellules adhèrent. Ces différentes expériences montrent que : – le comportement dynamique de l’adhésion d’une cellule sur un substrat ne peut pas être décrit à l’aide de la physique d’objets passifs comme les vésicules ; – l’existence et la dynamique des adhésions focales sont étroitement liées à la présence d’une contrainte tangentielle, l’origine physique de cette contrainte ne semblant pas avoir d’influence ; – la croissance des adhésions focales consiste en un apport anisotrope de matière, dans la direction de la contrainte ; – l’effet de la contrainte est local. Le mécanisme qui contrôle la dynamique des adhésions focales et leur sensibilité à l’environnement mécanique semble échapper à une description physique passive, qu’a permis jusqu’à aujourd’hui le modèle des vésicules. La contrainte tangentielle que la cellule applique sur ses adhésions paraît avoir une influence déterminante tout à la fois sur leur dynamique et leur adaptation à l’environnement mécanique. Dans la suite du texte, nous nous intéressons à l’effet de la composante tangentielle de contrainte qui s’exerce sur le site adhésif. Un scénario de mécano-sensation Quel mécanisme peut-on envisager pour décrire cette croissance sous contrainte, fortement anisotrope ? Les différentes expériences précitées laissent penser qu’il existe un capteur de déformation locale, activé par la contrainte tangentielle qu’applique la cellule sur chaque site adhésif. Nous proposons que ce dernier se trouve réparti de manière homogène dans le site adhésif luimême (figure 4). En effet, si on suppose que le capteur est une molécule ou un ensemble de molécules d’adhésion réparti de manière homogène, son activation va être fonction de la distribution de contrainte qui s’applique sur l’adhésion et de sa symétrie. Ainsi, si la distribution de contrainte est un disque dont l’aire est inférieure à celle 89 L’adhésion cellulaire, une sonde de l’environnement mécanique dans les tissus Physique statistique appliquée à la dynamique des adhésions focales Figure 4 – L’adhésion est vue comme un milieu élastique contenant une distribution homogène de capteurs de déformation et cisaillé par une distribution de contrainte tangentielle donnée. Figure 5 – Une distribution de contrainte sous la forme d’un disque conduit à la compression des molécules à l’avant de la zone sous contrainte et une dilatation à l’arrière. Un capteur de déformation situé dans le site adhésif sera donc activé différemment suivant sa localisation. du site adhésif, les molécules d’adhésion situées à l’avant du disque, en aval de la contrainte, sont comprimées ; les molécules situées à l’arrière, en amont de la contrainte, sont espacées alors que celles qui sont situées sur les côtés ne subissent pas de déformation (voir figure 5). On reproduit alors bien une activation anisotrope et locale du capteur, qui conduit à une dynamique différente en amont et en aval de la région sous contrainte ainsi que le montrent les expériences. Notre modèle repose sur la déformation élastique d’un capteur moléculaire de déformation, permise par le fait que ce dernier est ancré par une extrémité au substrat et est soumis à une contrainte à son extrémité opposée. Ce modèle contient donc intrinsèquement le fait que l’activation du capteur dépend des propriétés mécaniques du substrat puisqu’il y est lié. L’objet des paragraphes suivants est de développer une approche en termes de physique statistique pour appréhender la dynamique de croissance de ce système et la confronter à l’expérience des adhésions focales. La difficulté réside dans le fait que le comportement des cellules n’est pas guidé par la recherche d’un équilibre, car ces dernières sont dotées d’un réservoir d’énergie quasi-illimité : leur production est d’environ 1017 kBT/s quand le temps caractéristique de croissance des adhésions focales est de l’ordre de quelques secondes ! 90 Comment grandissent les adhésions focales ? Expérimentalement, on observe que leur croissance est le résultat de l’adsorption de nouvelles protéines issues du milieu intracellulaire ou de la membrane, qui se joignent à l’adhésion existante de manière anisotrope, dans la direction de la contrainte appliquée. Cette croissance n’a lieu qu’en présence d’une contrainte, habituellement le fait des moteurs moléculaires. Ce mécanisme d’adsorption est donc sous le contrôle d’un processus hors équilibre. À première vue, le gradient de déformation des capteurs moléculaires semble jouer un rôle dominant, puisque nous avons supposé que l’activation de ces capteurs y était directement liée. On est alors tenté de penser que la dynamique de construction/déconstruction des adhésions est contrôlée par cette quantité. Appliquons cette idée au cas où la cellule repose sur un substrat élastique mou. Les moteurs moléculaires appliquent une contrainte f sur l’ensemble adhésion + substrat. Mais la contrainte étant imposée, la déformation du capteur est en fait indépendante de la rigidité du substrat : f étant transmise à travers les solides élastiques, le gradient de déformation de chaque solide est simplement f/Yi, où Yi est le module d’Young de l’adhésion (i = 1) ou du substrat (i = 2). Avec un tel scénario, on prédit donc que la dynamique des adhésions focales est indépendante de la rigidité du substrat, puisque le gradient de déformation du capteur moléculaire n’en dépend pas. Malheureusement, expérimentalement, la dépendance est claire (voir figure 2) : les adhésions focales disparaissent sur les substrats dont la rigidité est inférieure à un seuil. Même si le gradient de déformation du capteur moléculaire ne permet pas de comprendre le comportement des adhésions focales sur un substrat mou, il participe pourtant à la dynamique de ces adhésions puisque c’est lui qui est responsable de l’anisotropie de leur croissance. Il s’agit donc de trouver le paramètre adéquat qui contienne à la fois l’anisotropie de la dynamique et la sensibilité de cette dynamique aux propriétés élastiques de l’environnement. Nous proposons que ce paramètre soit la variation de l’énergie à l’échelle de la cellule lorsque l’adhésion grandit. Dans cette vision, il s’agit d’évaluer l’énergie que la cellule – qui joue le rôle d’un opérateur – investit dans la croissance des adhésions, et non l’énergie de chacune des molécules qui s’adsorbe sur le site adhésif. Pour la cellule, l’ajout de matière dans un site adhésif implique, de manière schématique, deux types d’échanges d’énergie. D’une part, elle doit fournir de l’énergie pour maintenir une contrainte constante sur cette structure qui croît ; cette énergie donne lieu à la déformation élastique de l’adhésion et du substrat, et est donc dépendante des propriétés élastiques de ce dernier. D’autre part, la cellule échange de l’énergie d’origine chimique lorsque de nouvelles protéines s’adsorbent sur l’adhésion. L’adsorption ayant lieu préférentiellement dans L’adhésion cellulaire, une sonde de l’environnement mécanique dans les tissus les régions activées du site adhésif, cette énergie dépend du gradient de déformation des capteurs moléculaires et donc de leur localisation (en amont ou en aval de la contrainte imposée, voir figure 5). Mathématiquement, nous supposons que cette énergie d’origine chimique est simplement proportionnelle à ce gradient de déformation du capteur moléculaire. En écriture simpliée, pour une cellule déposée sur un substrat rigide (nous traiterons l’effet de l’élasticité du substrat plus loin), la variation d’énergie à l’échelle de la cellule lorsque l’adhésion grandit d’une unité de surface s’écrit alors : dFon dS ∼ 2h f f ∓e 2Y Y (1) ou, lorsqu’elle décroît d’une unité de surface : dFof f f 2h f ∼ – ∓e dS 2Y Y (2) Dans les deux expressions, le premier terme est l’énergie associée à la déformation élastique du site adhésif (module d’Young Y et épaisseur h, voir figure 4) soumis à une contrainte f. Le second terme est l’énergie chimique échangée lorsque l’adhésion grandit d’une unité de surface. Le signe de ce terme est donné par le gradient de déformation du capteur moléculaire. On choisit par convention – e comme étant l’énergie libre de réaction par unité de surface lors de l’adsorption d’une unité dans une zone comprimée (et donc à l’avant du site adhésif dans le cas d’une distribution de stress comme celle proposée figure 4). À ce stade, nous ignorons la nature endo- ou exothermique des réactions en jeu, et e peut être positif (réactions exothermiques) ou négatif (réactions endothermiques). Supposons que la cinétique soit contrôlée par la réaction et non par la diffusion. La théorie de Bell, qui est un cas particulier des théories de Smoluchowski, Collins et Kimball, propose que les constantes cinétiques d’association et de dissociation varient de la manière suivante : k = k 0 e – ΔF /(kBT ) (3) où ΔF est la variation d’énergie libre pour passer de l’état libre à l’état associé (la constante cinétique calculée est alors notée kon), ou bien pour passer de l’état associé à l’état dissocié (on note alors k = koff ). La probabilité par unité de temps qu’un complexe moléculaire libre s’associe à la région comprimée du site adhésif s’écrit alors : f 2h f a2 –e – 2Y k T Y 0 B kon – kof f = kon e – kof0 f f 2h f a2 –e k T 2 Y Y B e où a est la taille caractéristique d’un complexe moléculaire (20 nm ≤ a ≤ 70 nm ). En l’absence de contrainte f, on observe que le site adhésif se dissocie : on a donc 0 < k 0 . En présence d’une contrainte, l’adsorption de kon of f nouvelles molécules dans cette région (kon – kof f > 0) n’est f 2h f – e < 0 , ce qui implique e > 0 : 2Y Y les réactions chimiques en jeu ont donc un bilan exothermique. En conséquence, dans les régions dilatées, la densité d’énergie chimique intervenant dans les équations (1) et (2) étant + ef/Y, les molécules quittent le site adhésif (dFoff/dS < dFon/dS). Cette analyse rapide nous montre donc que l’adsorption de nouvelles molécules se fait préférentiellement dans les régions comprimées alors que les régions dilatées perdent de la matière. donc possible que si Nous concluons ici que si effectivement la dynamique des adhésions focales est gouvernée par la variation de l’énergie à l’échelle de la cellule, alors l’ajout de matière dans le site adhésif s’accompagne d’un gain d’énergie pour la cellule. La croissance d’un µm2 d’une adhésion focale fournit à la cellule, dans le cadre de ce modèle, une énergie supérieure à celle produite par la dégradation de 7 000 molécules d’ATP (la dégradation de l’ATP est l’une des principales sources d’énergie dans les cellules : une molécule d’ATP dégage environ 25 kBT). La rigidité du substrat influence l’adhésion cellulaire Nous prolongeons notre modèle au cas où la cellule est déposée sur un substrat élastique. Dans cette situation, la contrainte qu’applique la cellule sur ses adhésions est transmise au substrat. Quel est l’impact de l’élasticité du substrat sur l’énergie échangée à l’échelle de la cellule lorsque le site adhésif grandit ? La contrainte appliquée étant imposée, l’énergie additionnelle que fournit la cellule pour maintenir cette contrainte est en effet sensible à la rigidité du substrat (dE el / dS ∝ f 2 /(2Y ′)) . De plus, l’interaction élastique est une interaction à longue portée, si bien que les caractéristiques géométriques du substrat vont avoir leur importance. Ainsi, si le substrat est fin devant la taille de l’adhésion (de l’ordre de quelques microns), la déformation décroît exponentiellement et la seule longueur caractéristique est l’épaisseur du milieu élastique substrat + adhésion. La dynamique de notre système est alors décrite par une équation du même type que précédemment (équation (1)) qui inclut la contribution de la déformation du substrat d’épaisseur H : dFon h 1 α (H / h ) H ∼ f 2 + ∓ ef + dS 2Y 2Y ′ Y Y′ (4) Le calcul (non présenté ici) montre que α (H / h ) / Y ′ y 1 / Y . L’équation (4) révèle donc l’existence d’un seuil de rigidité au-dessous duquel l’adhésion ne peut plus grandir même dans les régions où le capteur moléculaire est comprimé : dFon/dS > 0 dès que Y ′ < Yseuil ′ . Ce seuil, calculé numériquement à partir de l’équation (4), dépend de l’épaisseur du substrat, comme l’illustre la figure 6. 91 L’adhésion cellulaire, une sonde de l’environnement mécanique dans les tissus Dans les entrailles du modèle... Encadré Le modèle très simplié que nous présentons dans le texte montre que le site adhésif gagne préférentiellement de la matière dans les régions comprimées, alors qu’il en perd dans les régions dilatées. Un effet de type « tapis roulant » est donc mis en évidence (effet effectivement observé expérimentalement), mais rien ne permet de conclure quant à une quelconque croissance (gain de surface) de l’adhésion. Pour ce faire, il faut inclure un ingrédient supplémentaire : en plus de la compression, le capteur moléculaire de déformation doit aussi être sensible à l’étirement. En effet, l’activation par compression est nécessaire pour rompre la symétrie entre l’avant et l’arrière du site adhésif. Il permet l’apport de matière au front avant de l’adhésion et le retrait à l’arrière. L’activation par étirement au contraire est symétrique, et donne lieu à la croissance (ou la décroissance) isotrope du site adhésif. De manière plus formelle, le modèle cinétique que nous utilisons associe la probabilité si que le capteur moléculaire i soit activé à l’hamiltonien : 8 Hact (si ) = si ( ΔG + τ divu – fda ) (A.1) ΔG est la barrière d’énergie « naturelle » (en l’absence de contrainte) à franchir pour activer le capteur (si = 1). Le second terme décrit le gain d’énergie pour le capteur lorsque ce der8 8 nier est comprimé ( divu < 0, u étant le déplacement). Le dernier terme est le gain d’énergie lorsque l’étirement du capteur atteint une longueur microscopique d qui lui permet de changer de conformation. L’adsorption d’une distribution {Φi }i de nouvelles protéines sur cette couche de capteurs moléculaires dont l’activation suit la distribution {si}i, est régie par l’hamiltonien suivant : Hcell = f 2ha ∑ Φ2 + Helsubstrat ({Φi }i) 2Y i i – εB ∑ Φi < si (Φi ) > + i J ∑ Φ (1 – Φ j ) 2 i, j i (A.2) L’équation (A.2) décrit l’échange d’énergie du point de vue de la cellule. Les deux premiers termes correspondent à l’énergie que dépense la cellule pour maintenir une contrainte constante sur l’ensemble adhésion + substrat. Le troisième terme est l’échange d’énergie chimique lorsque de nouvelles protéines s’adsorbent sur un site dont l’activation moyenne est < si >. Le dernier terme suppose que ces protéines ont une interaction à deux corps qui favorise la formation d’amas : J > 0. Nous avons donc à résoudre la cinétique de ce problème où mécanique et chimie sont couplées : la déformation mécanique du site adhésif entraîne l’activation des capteurs Dans le cas d’un substrat épais (H → ∞), la déformation est à longue portée et l’énergie élastique par unité de surface dépend maintenant de la taille de la région cisaillée. La résolution des équations d’élasticité montre que l’équation (1) devient, dans la limite où le rayon R de la région cisaillée est grand devant l’épaisseur h du site adhésif : dFon dS 92 ∼ f 2h f f 2R ∓e + 2Y Y Y′ (5) Figure 1 – Vitesses des fronts avant et arrière en fonction de l’amplitude de la contrainte appliquée pour une adhésion sur un substrat rigide. Avant et arrière sont définis par rapport à la direction de la contrainte. Les schémas représentent la direction de la vitesse de chaque front. Le site adhésif augmente sa surface dans la zone grisée. moléculaires (équation (A.1)), et par suite l’adsorption de nouvelles protéines (équation (A.2)), qui elles-mêmes changent la distribution de contrainte, et donc modifient le champ de déformation du site adhésif. La dynamique d’adsorption de ces nouvelles protéines résulte de la variation du potentiel chimique de la cellule, issu de l’équation (A.2). Après calculs, on montre que dans ce régime où la formation d’amas de protéines est favorable, la frontière de l’amas bouge avec une vitesse qui dépend de la position du point considéré le long du contour. Schématiquement, la vitesse du front avant, dans la direction de la contrainte, additionne l’effet positif de la compression et de l’étirement sur l’activation du capteur. En revanche, sur le front arrière, les deux effets s’opposent : l’étirement du capteur moléculaire, qui favorise l’activation du capteur et la dilatation du site adhésif, qui contribue négativement. La dynamique résultante est dépendante de l’amplitude de la contrainte, ainsi que le montraient déjà les équations (1) et (3). Ainsi, lorsque la contrainte devient trop importante, l’énergie nécessaire pour la maintenir excède le gain d’énergie d’origine chimique, et l’adhésion diminue de taille. La figure 1 résume les différents régimes dynamiques en fonction de la contrainte. En conclusion, notre modèle met en évidence l’existence d’une plage de contraintes pour laquelle l’adhésion grandit en réponse à cette contrainte, et se déplace par effet de « tapis roulant ». Expérimentalement, cette contrainte est estimée à environ 5 nN/µm2. Comment est établie cette valeur ? Cette question demeure un mystère. Le dernier terme est le coût de la déformation du substrat élastique, de module d’Young Y ′ , par une distribution de contrainte circulaire de rayon R. Ainsi, plus l’adhésion est grande, plus la cellule doit fournir d’énergie pour maintenir une contrainte constante sur chaque élément de surface. La conséquence est que l’adhésion ne peut pas grandir indéfiniment, elle atteint une taille critique au-delà de laquelle il devient coûteux pour la cellule L’adhésion cellulaire, une sonde de l’environnement mécanique dans les tissus tester (existence d’une contrainte maximale permettant la croissance, voir équation (1), effet d’une composante normale de contrainte). Une étude thermodynamique de la cinétique de croissance permet d’affiner la vision présentée ici (voir encadré). Figure 6 – Sur un substrat élastique dont l’épaisseur H est petite devant la taille de l’adhésion (H y 10 µm ), notre modèle prédit l’existence d’un seuil de rigidité au-dessous duquel les adhésions focales ne peuvent plus exister. de faire grandir l’adhésion. D’après l’équation (5), cette taille limite est proportionnelle à la rigidité du substrat : dFon dS = 0 ⇒R ∝Y ′ Comme la croissance des adhésions est quasiment unidirectionnelle, dans la direction de la contrainte tangentielle, la surface à saturation est aussi proportionnelle à Y ′ . La force totale qu’exerce une adhésion sur un substrat élastique est donc F = f S ∝ Y ′ . Plus le substrat est rigide, plus les adhésions établies par la cellule sont étendues et plus elle exerce une force importante sur le substrat. Enfin, son investissement pour maintenir la contrainte f constante est d’autant plus faible. Au contraire, sur un substrat souple, la taille caractéristique des adhésions est plus faible mais il coûte cher à la cellule de maintenir la contrainte constante. La loi d’échelle proposée, qui est une simple conséquence de l’hypothèse selon laquelle la dynamique des adhésions est contrôlée par l’échange d’énergie à l’échelle de la cellule, est aussi observée expérimentalement (voir l’article de B. Ladoux dans ce numéro, p. 94). Implications du modèle Notre modèle reproduit la dynamique observée des adhésions focales (croissance anisotrope dans la direction de la contrainte par ajout de nouvelles protéines, existence d’une contrainte minimale qui permet la croissance, sensibilité à l’élasticité du substrat), et offre un ensemble de prédictions qui permettront à l’avenir de continuer de le Du point de vue de la biologie, ce modèle confirme qu’un scénario impliquant des capteurs moléculaires de déformation peut fonctionner. Il propose une localisation et un mode de fonctionnement pour ces capteurs (réponse à une compression). Du point de vue de la physique, nous proposons un scénario de croissance inhabituel. Au lieu de reposer sur le bilan énergétique à l’échelle des objets qui s’adsorbent, nous montrons qu’ici le bilan doit être fait du point de vue de la cellule, de l’opérateur. C’est uniquement dans ce cas que nous pouvons comprendre la disparition des adhésions sur les substrats trop souples (expérimentalement, le seuil se situe aux alentours de 10 kPa). Les adhésions focales semblent ainsi être un cas particulier pour lequel la cellule est avare en énergie. Pure coïncidence ou lien étroit, les substrats rigides sont à la fois ceux sur lesquels les cellules développent de grandes adhésions (et récupéreraient donc autant d’énergie d’après notre scénario) et sont indispensables pour que démarre la division cellulaire, étape coûteuse en énergie. Serait-il possible que l’adhésion cellulaire intervienne dans le contrôle de la division cellulaire aussi par sa contribution énergétique et pas seulement par la nature des réactions chimiques en jeu ? Pour en savoir plus Biologie des adhésions cellulaires Geiger B., Bershadsky A., Pankov R., Yamada K.M., Nat. Rev. Mol. Cell Biol., 2, 793, 2001. Physique statistique et adhésion cellulaire Safran S.A., Gov N., Nicolas A., Schwarz U.S., Tlusty T., Physica A, 352, 171, 2005. Nicolas A., Geiger B., Safran S.A., Proc. Natl. Acad. Sci., 101, 12520, 2004. Besser A. , Safran S.A., Biophys. J., 90, 3469, 2006. Nicolas A., Safran S.A., Biophys. J., 91, 61, 2006. Ont également participé à ce travail : S.A. Safran, Dpt Material and Interfaces, Weizmann Institute of Science, Israël ; B. Geiger, Dpt Molecular Cell Biology, Weizmann Institute of Science, Israël ; A. Besser, Center for Modelling and Simulation in the Biosciences, Université de Heidelberg, Allemagne. 93