L`ÉPREUVE FLEURIE

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L'ÉPREUVE FLEURIE
Symboliques du genre dans la littérature
des Nahua du Mexique préhieanique
Recherches Amériques latines
Collection dirigée par Denis Rolland et
Joëlle Chassin
La collection Recherches & Documents Amériques latines publie
des travaux de recherche de toutes disciplines scientifiques sur cet
espace qui s'étend du Mexique et des Caraïbes à l'Argentine et au
Chili.
éjà parus
PROST C., L'armée brésilienne, 2003.
MINGUET C., Alexandre de Humboldt, 2003.
PEREZ-SILLER J., L'hégémonie des financiers au Mexique
sous le Porfiriat, 2003.
DEL POZO-VERGNES E., Société, bergers et changements au
Pérou. De l'hacienda à la mondialisation, 2003.
PEUZIAT I., Chili : les gitans de la mer. Pêche nomade et
colonisation en Patagonie insulaire, 2003.
ROLLAND D., MATTOSO K., MUZART I., Le Noir et la
culture africaine au Brésil, 2003.
WALTER D., La domestication de la nature dans les Andes
péruviennes, 2003.
GUICHARNAUD-TOLLIS M. (éd.), Caraïbes. Eléments pour
une histoire de ports, 2003 (ouvrage en espagnol).
GUICHARNAUD-TOLLIS M. (éd.), Les ports dans l'espace
caraïbe, réalités et imaginaire, 2003.
RAGON P., Les saints et les images du Mexique (XVI-XVIIIe
siècle), 2003.
VINICIOS VILAÇA M., Sociologie du camion, 2003.
BALUTET N. (dir.), Représentations homosexuelles dans la
culture hispanophone, 2003.
SALAZAR-SOLER C., Anthropologie des mineurs des Andes,
2002.
PERISSAT K., Lima fête ses rois, 2002.
ROUJOL-PEREZ G., Journal d'une adoption en Colombie,
2002.
DEBS S., Cinéma et littérature au Brésil, 2002.
LAMMEL A. et J. RUVALCA MERCADO, Adaptation,
violence et révolte au Mexique, 2002.
DOMINIQUE. RABY
L'ÉPREUVE FLEURIE
Symboliques du genre dans la littérature
des Nahua du Mexique préhispanique
Préface de Miguel I,e6n-Portilla
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan Hongrie L'Harmattan Italia
Hargita u. 3
Via Bava, 37
1026 Budapest
10214 Torino
HONGRIE
ITALIE
CD L'Harmattan, 2003
ISBN : 2-7475-5452-X
À la mémoire de ma mère
« Maman, dit l'enfant, est-ce qu'il existe quelque
chose d'autre?» Et nous voyons soudain, en rêve,
la vraie neige qui recouvre les champs, nous
entendons le bruit de la glace sur la rivière.
Hélène Ouvrard, Le corps étranger, 1973
Préfac
La parution, en 1953-1954, de l'opus magnum d'Angel Maria
Garibay K., la Historia de la literatura ndhuatl, a marqué un point
tournant dans notre connaissance des sources de la littérature nahuatl.
Depuis, le nombre des travaux consacrés aux textes en langue
nahuatl, issus tant de la tradition préhispanique que de la période
coloniale ou même d'époques plus récentes, ne cesse d'augmenter et
les chercheurs ne sont plus seulement originaires du Mexique mais
également des Etats-Unis, de France, d'Allemagne, de Hollande,
d'Angleterre, d'Espagne et d'autres pays.
Certains ouvrages traitent de documents relevant d'un seul ou de
plusieurs genres littéraires nahua: les chroniques, par exemple, ou une
chronique particulière, ou encore la poésie, que ce soit celle qui
aborde des thèmes religieux ou guerriers ou celle qui se livre à une
réflexion personnelle, proche de ce qui — en d'autres contextes
culturels — est qualifié de philosophie. D'autres s'intéressent plutôt à
la multitude de documents, de genres divers, que l'époque coloniale a
produits. Aujourd'hui les études et les anthologies ne manquent plus
sur la littérature des
tlahcuilos modernes, écrivains nahua
contemporains originaires des diverses régions où leur langue se
maintient en vie.
L'auteur de ce livre, Dominique Raby, a interrogé cette littérature
dans l'intention (comme elle le précise elle-même) de « débusquer, au
sein de la littérature nahua préhispanique, une variabilité discursive au
sujet de la représentation du genre », le terme genre signifiant ici la
différence des sexes, le féminin en ses multiples rapports au masculin.
Elle s'est lancée dans cette recherche en s'appuyant sur sa
connaissance de l'importante documentation qui témoigne de la
richesse littéraire des textes de tradition préhispanique, connaissance
qu'elle a acquise par ses recherches personnelles, au contact de langue
nahuatl et grâce à sa participation assidue aux travaux du Seminario
de Cultura Nàhuatl de la Facultad de Filosofia y Letras, à la
Universidad Nacional Aut6noma de México.
Dominique Raby a également tenu compte, pour l'élaboration de
son cadre théorique, d'un ensemble important de contributions
qu'elle présente sous le titre de « Anthropologie et représentation du
genre ». Elle y discute de plusieurs oeuvres, entre autres celles de
Claude Lévi-Strauss, Margaret Mead, Marilyn Strathern, Sherry B.
Ortner, et Harriet Whitehead. Mettant à profit les enseignements de
ces chercheurs, elle s'inspire, comme elle le dit expressément, du
structuralisme et veut rendre compte à la fois des structures et du
dynamisme qui sous-tendent la symbolique du genre chez les Nahua.
Autre tâche préliminaire mais combien importante, il fallait
évaluer le statut de la femme dans la société nahua, ainsi que la ou les
significations que l'on attribuait à l'amour, à la sexualité et à la
procréation. Raby y consacre un chapitre, où elle tient compte des
principales contributions sur ce sujet, ainsi que de ses propres
recherches. En fin de chapitre, elle se tourne vers un autre thème
qu'elle développera plus amplement par la suite: celui des déesses et
des symboles associés au féminin.
Elle fait également appel à la vision du monde nahua, à l'intérieur
de laquelle s'inscrit son thème de recherche. Ainsi, elle identifie les
protagonistes qui y apparaissent le plus étroitement liés à la
dichotomie du féminin et du masculin: Cihuacoatl et Mixcoad, d'une
part, et Xochiquetzal et Tezcatlipoca, d'autre part. Mais elle tient
compte aussi du fait qu'en dernière instance, le panthéon nahua est
présidé par le dieu duel suprême Ometeotl, qui est en lui-même
Ornetecuhtli-Omecihuatl, Seigneur-Dame de la dualité et qu'au sein
de ce même panthéon, les dieux manifestent pratiquement toujours
une nature androgyne.
Pour situer dès le départ son propos, notre amie Dominique Raby
a donné comme titre à son travail L'épreuve fleurie — in xochiyecolli
—auqel joutes-irde«Symboliquesdgnreloa
littérature des Nahuas du Mexique préhispanique ». Expliquant ce
qu'elle entend par « épreuve fleurie », elle nous dit que c'est là
8
« l'expression qu'emploie une poétesse nahua pour définir sa relation
avec son amant ». Elle commente aussitôt le vocable yecolli: « c'est ce
qui peut être éprouvé par les sens, expérimenté: la sexualité, les
saveurs, mais aussi la bataille, l'affrontement ». Ainsi, xochiyecolli est
l'expérience sexuelle qui inclut également l'affrontement, mais dans
un contexte fleuri (xoch/), c'est-à-dire d'amour et de plaisir.
Dominique a choisi comme point de départ de sa recherche trois
genres de composition littéraire: les teotlahtolli ou discours sacrés,
parmi lesquels on retrouve divers huehuetlahtolli, discours des anciens
et des sages, dont certains sont exprimés par des femmes; les
compositions qui appartiennent au nahuallahtolli, liées au contexte du
sortilège, et les cuicatl, chants ou poèmes, dont plusieurs sont ici
attribués à des femmes.
Dans ce grand ensemble, Dominique distingue les catégories
suivantes, qui tiennent compte des utilisateurs de ces genres
littéraires:
es:
- l'une est constituée par cc qu'elle nomme le « discours
hégémonique », énoncé par des personnes en position d'autorité
civico-religieuse et exprimé sous forme de mythes, de poèmes et de
sortilèges d'amour masculins;
- une deuxième catégorie est composée des discours « quasi
hégémoniques » exprimés par les sages-femmes;
- le discours des sorciers, qui survalorise le masculin, forme une
autre catégorie; il s'agit d'une parole « peu estimée par les autorités et
par les femmes qui utilisent le même style discursif »;
- vient ensuite le discours de celles que l'on peut considérer
comme des « poétesses d'amour » où se trouvent accentuées les
contradictions implicites au discours hégémonique ci-haut mentionné;
- finalement, on retrouve ce que Raby décrit comme des exemples
d'un « discours contre-hégémonique » qui est propre aux guérisseuses
et guérisseurs, adeptes du sortilège.
Les fines analyses et les évaluations que Dominique formule à
partir d'exemples judicieusement choisis parmi ces formes d'élocution
littéraire constituent précisément le coeur de son travail. Ces analyses
la mènent à déduire une série de conclusions. Selon elle, dans le
discours nahua le genre est généralement symbolisé, quoique sous
diverses formes, à travers les relations qui unissent les couples divins
Cihuacoatl et Mixcoad, d'une part et Xochiquetzal et Tezcatlipoca,
d'autre part, en tant que divinités liées respectivement au mariage,
9
tenu pour moral et à la relation sexuelle libre, socialement blâmable.
Et comme il appert à travers les textes choisis et analysés, ce n'est
pas seulement la parole féminine qui est ici objet d'attention, mais
aussi la parole masculine. A travers celles-ci, les images de l'Autre
masculin et de l'Autre féminin se présentent sous diverses formes. Et
cela vaut non seulement pour les femmes et les hommes, mais
également pour les déesses et les dieux. Pour Dominique, dans
certain
. es de ces images les personnages féminins apparaissent plus
centraux, plus positifs et plus actifs. Dans le cas de la déesse
Xochiquetzal et de ses relations avec Tezcatlipoca, dans le mythe de
Chimalma et de Mixcoatl, dans le grand bas-relief de Coyolxauhqui et
dans le « Chant des femmes guerrières de Chalco », l'appréciation du
rôle féminin
. varie en fonction de celui qui le conçoit et l'énonce,
selon qu'on est femme ou homme, selon l'appartenance à certaines
couches sociales ou selon l'occupation à laquelle on se livre.
Comme en un jeu de miroirs, l'appréciation de l'Autre féminin ou
masculin donne lieu à une vaste gamme d'images qui se déploient et
se transforment selon les multiples modalités du rapprochement et de
la confrontation sexuels, événements fleuris porteurs d'amour et de
plaisir, mais parfois aussi de destruction et de mort.
Cette étude aborde avec bonheur, à partir d'une base solide, des
aspects et des éléments particulièrement importants de la littérature
nahuatl de tradition préhispanique dont les recherches avaient peu
tenu compte jusqu'à maintenant. De tout ce que cette littérature porte
en elle et manifeste, il fallait encore explorer attentivement ce thème.
Pour cette raison, et pour toutes les autres que j'ai signalées, ce livre
pionnier de Dominique Raby vient occuper une place de distinction
parmi ceux qui cherchent à élucider les significations inhérentes de ce
qui est, selon ses mots, l'expression même de l'univers nahua,
expression soutenue par une richesse de symboles qui paraît n'avoir
pas de limites.
Miguel Leôn-Portilla
Chercheur émérite de la UNAM
et membre de El Colegio Nacional
10
Introduction
In xochiyecolli, l'épreuve fleurie, est l'expression qu'emploie une
poétesse nahua pour définir sa relation avec son amant. Yecolli, c'est
ce qui peut être éprouvé par les sens, expérimenté: la sexualité, les
saveurs, mais aussi la bataille, l'affrontement. Cette image poétique
d'une femme, ce fragment miraculeusement sauvé de l'oubli où est
tombé le chant d'amour préhispanique, illustre bien la teneur des
relations entre hommes et femmes, telle qu'elle se révèle à travers
l'ensemble de la littérature nahua: parfois sereines et
complémentaires, parfois antagonistes, presque toujours conçues à
travers le registre de la sexualité.
Dans les pages qui suivent, j'ai tenté de montrer comment, au sein
de cette société plurielle et hiérarchisée qui est celle des Nahua
préhispaniques, la symbolique du genre pouvait être diversement
interprétée et utilisée. La parole de certains membres de cette société
nous est parvenue, grâce aux compilations effectuées après la
Conquête par des religieux espagnols et des historiens nahua. Prêtres,
dirigeants, conteurs professionnels, sages-femmes, guérisseuses,
artisans, sorciers, poètes et autres ont chacun leur mot à dire, et ils le
font à travers plusieurs styles de littérature orale. C'est ainsi que la
littérature nahua s'offre à nous sous les formes les plus diverses:
mythes, discours traditionnels, hymnes religieux et prières, adages et
devinettes, sortilèges pour tous les maux et poésie. Dans cet
ensemble, la symbolique du genre apparaît souvent sous des formes
diverses, parfois contradictoires. Comment expliquer une telle
situation? Mon hypothèse de départ voulait que ces représentations
symboliques divergentes émanassent de certains groupes sociaux, qui
eux-mêmes privilégiaient certaines formes de littérature. Au fur et à
mesure que j'avançais dans l'analyse, il m'apparaissait de plus en plus
clairement que les divergences de vue entre ces groupes étaient liées à
la façon dont ils étaient constitués, et plus précisément (ce que
j'espérais) à la place qu'y occupait la femme.
La première partie de cet ouvrage est consacrée à la discussion des
aspects théoriques et de méthode. Le premier chapitre présente donc
un résumé de diverses approches anthropologiques qui rendent
compte des rapports entre représentation du genre et société. Il se
termine en soulignant les éléments qui seront retenus et réarticulés
dans la présente étude. La méthodologie et la description des sources
forment le sujet du deuxième chapitre. Le troisième effectue, quant à
lui, un survol des principales études sur la femme nahua. Celles-ci
peuvent se regrouper en trois thèmes rassembleurs: le statut de la
femme, les conceptions sur l'amour et la sexualité, et la part du
féminin dans le système de représentation symbolique. J'ai tenté de
ramener au minimum la discussion des questions de théorie et de
méthode, qui occupaient une part substantielle de la thèse de doctorat
dont est issu ce livre.
La deuxième partie présente la « version officielle » de la
symbolique du genre ou « discours hégémonique ». Elle débute par
un bref panorama du groupe en cause, les autorités civico-religieuses.
Suit l'analyse de la représentation symbolique du genre, telle qu'elle se
manifeste dans les mythes cosmogoniques et historiques, les hymnes
religieux et les discours moraux. Saisons, course quotidienne du soleil,
orientation de l'univers, activités agricoles et guerrières sont conçues
comme autant d'éléments intimement liés entre eux et à deux couples
principaux: Cihuacoatl et Mixcoatl, déesse de la maternité et dieu de
la chasse, régisseurs du mariage, d'une part (chapitre quatre) et
Xochiquetzal et Tezcatlipoca, déesse de l'amour et dieu créateur,
moqueur et guerrier, d'autre part (chapitre cinq). Amours prénuptiales, mariage et adultère sont les trois axes qui sous-tendent cet
univers, dont le moteur est la séduction et la moquerie. Quant au
« cycle aztèque », analysé au chapitre six, il présente les plus
antagoniques des rapports homme-femme, cette fois articulé autour
des relations frère-soeur. Au terme de cette analyse, on verra
comment les sages-femmes aztèques utilisent, à l'occasion des
accouchements, une version légèrement modifiée de ce discours.
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La troisième partie s'intéresse aux discours divergents qui émanent
de certains secteurs de la société nahua. Ainsi, un monde différent fait
l'objet du chapitre sept, consacré au sortilège et à ses spécialistes. On
y tracera tout d'abord un portrait des guérisseuses et guérisseurs et
des sorciers, pour ensuite analyser la représentation du genre qu'ils
véhiculent à travers leurs incantations. A bien des égards, l'univers des
sortilèges est organisé de façon originale et c'est ici de Xochiquetzal et
de Tezcatlipoca dont il est principalement question. La représentation
du genre des guérisseuses (et des autres utilisateurs du sortilège, à
l'exception des sorciers) est certainement la plus originale de
l'ensemble du corpus, car elle prend le contre-pied de la version
hégémonique et met systématiquement en valeur le féminin. Quant
au sorcier, il dévalorise tout aussi systématiquement le féminin, dont il
fait le symbole de sa victime.
Le chapitre huit présente une analyse de la poésie chantée, tout
particulièrement de la poésie amoureuse. Il commence par une
ethnographie du chant amoureux, suivi d'une traduction et
interprétation de quelques exemples de cette forme poétique. Le
chant amoureux met lui aussi en scène ce même couple d'amants
terribles que forment Xochiquetzal et Tezcatlipoca, en une ultime
variante de la dynamique qui les unit. Quant à la poétesse, elle
incarne, le temps d'un chant, toute l'ambiguïté qui vient marquer le
personnage Xochiquetzal.
Au terme de ces analyses, un essai d'interprétation et de synthèse
sur la symbolique du genre et la variabilité discursive nahua vient
unifier et articuler les différents éléments présentés.
Toutes les traductions sont de l'auteur de ce livre, à moins que
cela ne soit spécifié autrement ou que la référence ne renvoie à un
ouvrage traduit en français. Pour ce qui est de la transcription du
nahuatl, j'ai adopté certaines conventions. Tout d'abord, pour ne pas
surcharger le texte, seul le singulier des noms communs nahuatl est
donné, si le terme se trouve dans une phrase en français. Cependant,
pour plus de clarté, le pluriel a souvent été utilisé pour les noms
propres et leurs dérivés: par exemple, le dieu Mixcoad et ses frères les
Mixcoa. Pour ce qui est des verbes, comme il n'y a pas d'infinitif en
nahuatl, le pronom de la première personne du singulier et, pour les
verbes transitifs, le complément d'objet direct (qui doit toujours être
spécifié), a été apposé à la suite du verbe, selon le modèle adopté par
le franciscain Molina (1992). Ainsi nicmaca signifie « je le donne », mais
13
maca.nic doit être 1u comme l'équivalent de « donner ». Les sources
utilisées ne mentionnent la présence des voyelles longues que très
sporadiquement, et je me suis conformée à cette orthographe.
Cependant, lorsque la longueur de la voyelle devait être discutée (par
exemple pour signaler deux traductions possibles), la voyelle longue
est indiquée par un accent circonflexe. Enfin, le nahuatl ne distingue
jamais le genre; lorsque cela est vraiment nécessaire, il appose le mot
cihuatl (femme, femelle) ou oeichtli (homme, mâle). Pour le lecteur
d'aujourd'hui qui s'intéresse au genre, un certain nombre d'ambiguïtés
peuvent se présenter: elles seront examinées en cours d'analyse.
L'écriture d'une thèse de doctorat est une aventure que l'on peut
mener uniquement grâce à l'aide de nombreuses personnes. Je tiens
tout d'abord à remercier mes directeurs de thèse, Louise I. Paradis et
Pierre Beaucage, du Département d'anthropologie de l'Université de
Montréal, ainsi que Miguel Leôn-Portilla qui a dirigé mon stage à
l'Instituto de Investigaciones Histôricas de l'UNAM. Sans leur
soutien et leurs conseils, ma thèse et ce livre qui en est issu n'auraient
jamais vu le jour. Merci également à tous ceux qui m'ont apporté aide
et conseil: Valérie Martel, Jacques Leroux, Pauline Desjardins,
Elizabeth Tabares, Jocelyne Tousignant, Roland Viau, Robert
Crépeau, Deirdre Meintel, Viginia E. Miller, Luc Racine, Eduardo
Matos Moctezuma, Paul Tolstoy, Kevin Tuite et Louise M. Burkhart.
Il va sans dire que toute erreur ou imprécision reste sous mon entière
responsabilité. Merci à tous les membres de ma famille et tout
particulièrement à mon père, Georges Raby. J'ai pu mener cette
recherche grâce à une bourse du Fonds pour la Formation des
Chercheurs et l'Aide à la Recherche, une bourse de l'Université de
Montréal et une bourse du Fonds Berthelet-Aubin.
PREMIÈRE PARTIE
Un imaginaire à recouvrer
Étudier le partage du symbolique
chez les Nahua préhispaniques
CHAPITRE 1
À
qui la parole?
ANTHROPOLOGIE ET REPRÉSENTATION DU GENRE
C'était la coutume des anciens, comme en témoigne
Priscien, de s'exprimer, dans les livres qu'ils écrivaient
jadis, avec beaucoup d'obscurité en pensant aux
générations à venir et à ceux qui devaient apprendre de
leurs écrits: ils leur laissaient la faculté de gloser la lettre
et d'y apporter le surplus de leur intelligence. (..)
Combien de veilles y ai je consacrées!
Marie de France, Prologue aux lais, 1160
L'étude de la parole féminine a suivi un parcours singulier en
anthropologie. Révélée par les premières études sur le genre, puis
laissée de côté alors que ion s'intéressait plutôt aux formes de la
domination masculine, cette parole commence à peine à ressurgir
dans les travaux récents. Les quelques études disponibles montrent
cependant qu'il est un sujet de prédilection au discours féminin: la
femme elle-même et les relations qui unissent hommes et femmes. La
représentation symbolique du genre, en tant que composante de
l'idéologie dominante d'une société, a cependant été l'objet de
nombreux questionnements. De ces études, il ressort que la
représentation symbolique du genre est intimement liée aux rapports
sociaux prévalant entre hommes et femmes dans une société donnée.
Mais comment ces rapports sociaux influent-ils sur la parole des
femmes et la représentation symbolique du genre qu'elle présente?
C'est à cette question cruciale que la présente étude voudrait apporter
quelques éléments de réponse. Mais tout d'abord, une courte revue
chronologique de la réflexion anthropologique sur ces sujets
s'impose.
LES PIONNIERS
Au XIX( siècle, ce qui deviendra l'anthropologie du genre se
résume principalement à tenter de définir le statut de la femme en
regard de l'évolution humaine, que ce soit pour postuler l'existence
d'un matriarcat primitif (Bachofen 1980 [1861], Morgan 1974 [1877])
ou pour affirmer que, pour diverses raisons, celle-ci serait moins
évoluée que l'homme (Lubbock, cité in Trigger 1998, Durkheim 1960
[1893]: 19-24). Ce n'est qu'avec les travaux de Margaret Mead,
première théoricienne moderne des rapports homme-femme, que la
recherche s'élargit, tout en se fondant sur du travail de terrain. Mead
tentera de montrer l'influence de la culture, plutôt que des facteurs
biologiques, sur la formation du caractère féminin et masculin (1962
[1928], 1963 [1935]). Dans L'un et l'autre sexe, (1988 [1948]), elle
aborde quelque peu la question de la portée symbolique de
l'opposition homme-femme. Ainsi, à partir des différences dans
l'aspect et la fonction des corps masculin et féminin on aurait tiré les
analogies relatives au soleil et à la lune, à la nuit et au jour, au bien et
au mal, à la force et à la vulnérabilité. Selon les cultures, ces qualités
ont été attribuées parfois à un sexe, parfois à l'autre (1988: 14). Cette
idée intéressante s'est par la suite noyée dans un ensemble de
contradictions qui s'accumulent avec les années dans l'oeuvre de
Mead, celle-ci donnant au « naturel », sans expliquer pourquoi, une
importance grandissante au détriment de la culture.
Les études de Phyllis Kaberry et d'Audrey Richards tentent, quant
à elles, de comprendre les sociétés à partir de leurs composantes tant
féminines que masculines, et de dévoiler la parole et le monde rituel
propres aux femmes. Ainsi, Kaberry (1939) démontre que les femmes
australiennes, contrairement à ce que l'on affirmait, possèdent elles
aussi une vie rituelle — différente de celle des hommes. Tous
partagent les mêmes croyances religieuses, mais chaque sexe possède
18
ses propres cérémonies secrètes associées aux crises et aux affaires
propres aux hommes ou aux femmes. De plus, les femmes peuvent
s'adonner à la magie noire ou encore aux rites secrets de la magie
amoureuse. Continuant son travail pionnier, Kaberry, dans une étude
sur la femme du Bamenda (1952, Cameroun), confronte la réalité
sociale à la représentation des sexes qu'entretiennent les villageois
eux-mêmes. Elle recueille le discours des deux sexes sur le rôle des
hommes et des femmes et conclut que l'importance de l'apport
économique du travail de la femme au Bamenda et le contrôle qu'elle
a sur sa production semblent bien liés à l'opinion favorable
qu'hommes et femmes ont du sexe féminin, en tant que mère et
« nourrice » du genre humain.
Dans son étude sur la cérémonie d'initiation des jeunes filles
bemba (Rhodésie du Nord, actuelle Zambie), cérémonie appelée
chisungu, Richards (1956) décrit la société bemba « du point de vue de
la femme » africaine. Ainsi, elle inclut dans son interprétation du rituel
les explications détaillées données par les femmes âgées, et en
particulier par les banacimbusa ou maîtresses de cérémonies. Le
discours des hommes âgés sur le chisungu est d'ordre général, bien que
leur intérêt soit vif. Les femmes, quant à elles, possèdent un discours
complexe et affirment que le rite possède trois aspects: faire
« grandir » la jeune fille, « l'instruire » et « la rendre femme comme
nous ». Deux annexes présentent l'ensemble des chants et des objets
symboliques utilisés pendant la cérémonie, accompagné d'explications
et d'interprétations données par les informatrices. L'étude de Richards
est souvent citée, par les anthropologues subséquents, comme
l'exemple même d'une recherche qui évite le piège du « biais
masculin » et révèle le côté moins connu de la société, celui des
femmes. Ce premier mouvement ne sera pourtant pas poursuivi. Les
études subséquentes s'intéresseront principalement à la question de la
domination — celle de l'homme sur la femme — et oublieront souvent
qu'il existe aussi, dans toute société, des espaces où la femme a la
parole.
LES REBUTS DU IFEMINISME
C'est l'intégration ou l'usage original, par des anthropologues de
sexe féminin, du marxisme et du structuralisme, appliqué à la
question des rapports entre les sexes, qui semble le mieux définir les
19
débuts de l'anthropologie féministe ou, plus exactement, des courants
féministes en anthropologie. Le ton change radicalement: il ne s'agit
plus, comme autrefois, d'étudier la femme « primitive », « autre », ou
d'adopter une attitude d'observateur neutre. Dès l'entrée en madère
des études, le ton est donné: c'est de « nous » dont il s'agit. Toutes ont
pour but de compenser le male bias, ce point de vue masculin qui a
relégué les femmes au second plan dans les travaux anthropologiques.
L'étude féministe n'est pas seulement un apport intellectuel, elle se
veut aussi un outil pour comprendre et surtout changer la situation
des femmes (Rosaldo et Lamphere 1974: 1-2, Reiter 1975: 12-16).
Dans cette optique, les « idéologies culturelles » (au sens marxiste du
terme) servent à garder les femmes « à leur place ». Leacock met
cependant en oeuvre le principe dialectique inhérent au marxisme
pour déceler un conflit historique, une lutte même, entre les femmes
que l'on tente de subjuguer et le pouvoir masculin (Étienne et
Leacock 1980: 15-16). Mais la majeure partie de la réflexion sur la
représentation du genre, inspirée par la lecture — parfois rapide — de
l'oeuvre de Claude Lévi-Strauss, va porter sur la dualité symbolique et
plus particulièrement sur la question de l'opposition entre « nature »
et « culture ».
L'opposition nature culture
-
La réflexion féministe va donc tourner autour d'une question
fondamentale, à savoir l'universelle subordination des femmes, tout
en rejetant les thèses faisant appel à la biologie ou à la sociobiologie.
Pour tenter de cerner le problème, cette réflexion fait appel à un autre
phénomène universel, celui-ci dans le domaine du symbolique: la
propension humaine à voir les choses sous une lunette duelle — tout
en oubliant la mise en garde de Mead sur la façon différentielle dont
les cultures peuvent identifier genre et symbole.
Ainsi, pour Ortner, la femme donne naissance aux enfants et les
allaite, elle est donc susceptible d'être plus facilement associée au
domaine du « naturel », alors que les hommes, qui chassent,
échangent, font la guerre et s'occupent de politique, représentent
donc le pôle « culturel » (1974, cf. également 1996: 173-180 où
l'auteur revient partiellement sur cette position). Tant que les femmes
seront identifiées au domaine de la nature, leur subordination sera
20
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