sement que cela ne suffit pas à faire du bon théâtre. Quant au plateau à ras de terre (il peut s'élever de deux mètres), je doute qu'il soit très adapté aux pièces — Sartre, Pirandello, Shaw... — que Mercure Veut y monter. Seul Shakespeare y sera .plus à l'aise. Nous verrons. Du blue-jean au pourpoint GARGANTUA BÉBÉ Du classique qui sonne étrangement neuf Théâtre Gargantua chez les catcheurs * Rabelais, lui aussi, aurait été chassé de l'Odéon SIX PERSONNAGES EN QUETE D'AUTEUR de Pirandello Théâtre de la Ville. RABELAIS adapt. de Jean-Louis Barrault Elysée-Montmartre. - Jean Mercure et Jean-Louis Barrault doivent avoir le même âge. L'un n'avait jamais eu de théâtre à lui ; l'autre avait les plus somptueux depuis trente ans et n'en avait plus. C'est la fable du savetier et du financier lequel est le plus heureux des deux ? Le cadeau que le conseil municipal de Paris a fait à Jean Mercure est à la fois attrayant et repoussant. Jamais erreur plus grande ne fut commise que la construction, à l'intérieur des murs du vieux Sarah-Bernhardt, de ce cône (renversé) de ciment armé qui s'appuie hideusement contre les grandes fenêtres_1880 qui donnent sur la place du Châtelet. Entrer dans ce théâtre avec, au-dehors, des auvents de béton peinturlurés en blanc et, dans le hall et les pas-perdus, cette carcasse de béton au-dessus de vos têtes a quelque chose de cauchemardeux. Je ne veux pas savoir le nom de Nous avons déjà vu, car Jean Mercure a avoué dans le prOgramme qu'il avait failli reconstruire un théâtre à l'italienne pour pouvoir jouer les « Six personnages ». Il aurait eu raison. Quand Pirandello a écrit, en 1921, cette pièce (dont Bernard Shaw disait qu'elle était la plus extraordinaire de tous les temps et de tous les pays), il s'attaquait en premier lieu à l'illusion scénique pour créer une ion plus forte. Ce terrible match entre le théâtre et la vie, la douleur jouée et la douleur réelle, les comédiens et les personnages — oubliés de leur créateur —, ne peut Pas se jouer sans coulisses, sans manteau d'Arlequin. Le vieux théâtre disparu, pourquoi s'attaquerait-on encore à lui ? Malgré cette difficulté majeure, Jean Mercure n'a pas hésité à représenter les « Six personnages » comme ils l'avaient été par Georges Pitoëff, dont la mise en scène avait été reprise par la Comédie-Française il ;y a une vingtaine d'années. C'est à une sorte de « temps retrouvé » que Mercure , nous convie et, heureusement qu'à la différence des personnages de Proust, ceux de Pirandello n'ont pas vieilli. La pièce est toujours aussi forte — même si, par souci de discrétion, Jean Mercure étouffe un peu trop le personnage du Père — et grande l'émotion qu'elle procure. Tout est parfaitement mis en place, tout sonne juste —, avec, en plus, une Anne Doat nouvelle dans le rôle de la Fille : fantastique petite actrice. J'espère que le jeune public, qui n'est pas à l'âge des comparaisons, ira découvrir, Pirandello que, pour ma part, depuis « le Jeu des rôles » monté par Giorgio de Lullio, je ne veux plus voir que mis en scène par des Italiens. Jean-Louis Barrault, lui aussi, a renoncé aux dorures. Ou plutôt, on l'y a fait renoncer. A quelque chose malheur est bon. Ce sacré bonhomme de 58 ans peut en apprendre à bien plus jeune que lui. Sensible comme pas un aux brises nouvelles, lui qui n'est probablement pas allé dans (Vautres théâtres que le sien depuis trente ans, a su piquer çà et là tout ce qui s'est fait ces temps derniers dans le genre happening, Paladium, Rolling Stones, Peter Brook et mnouchkineries en tous genres. D'un seul coup, ce renard les avale tous. Il les bat sur leur propre terrain et son spectacle est le plus excitant, le plus complet que nous ayons vu depuis longtemps. Avec une habileté diabolique et' l'aide d'un très bon décorateur, Matias, il passe du blue-jean au pourpoint, de l'uniforme hippie aux masques balinais, aux costumes de musichall comme le Lido n'en a jamais eu. On voit Pierre Bertin au milieu des petites du Crazy Horse, on voit Barrault en machiniste-figurant. On voit • des eunuques et des lutteurS de foire — des catcheurs gros à souhait. On - l'architecte qui a signé ça, qui a accepté de construire ce bernardPhermite à l'intérieur de cette vieille coquille : il déshonore un métier, qui, hélas ! n'a plus grand-chose à défendre. Mais quand je pense que nous, contribuables, avons donné plus d'un milliard (ancien) pour ce sinistre rafistolage, j'en suis poujadisternent indigné. Eh quoi ? On va démolir le quartier des Halles, et l'on n'y aurait pas trouvé la place de construire un nouveau théâtre ? Démolissez le SarahBernhardt, le Châtelet, et faites-y des jardins... Depuis que j'ai vu cette abomination, je tiens pour suspect tout ce que peut faire le conseil municipal en matière de constructions ou de plans d'urbanisme • ces gens-là sont des dangers publics. A l'intérieur, c'est mieux. Ce cône pentu n'est pas beau à voir et-le beige clair choisi pour les sièges et les moquettes paraît bien salissant, mais on a l'idée de ce que pourrait être un théâtre moderne et, dans le genre ville du Middle West à la page, ce n'est pas trop mal. Et il paraît que l'équipement est du dernier cri, avec un jeu d'orgues (pour les éclairages) électronique et toutes sortes de perfectionnements, dont l'expérience prouve malheureu- • assiste à un ballet — le « final », comme on dit dans les revues — époustouflant, où des projecteurs qui tournent à toute allure accélèrent par une illusion d'optique les mouvements fous des danseurs sur une musique --un peu musiquette — de Polnareff. Tout ça dans un lieu paradisiaque qui rappelle Barcelone : l'ElyséeMontmartre, salle de catch. Quand on sort de là, boulevard Rochechouart, les baraques foraines et Podeur insistante des frites perpétuent le spectacle. Il y--a, en plus, les textes et les personnages de Rabelais-: Gargantua, Pantagruel, et ce merveilleux philosophe cynique qui se nomme Panurge. Bien sûr que j'aurais préféré que Barrault, à tant faire, fasse son étonnante mise en scène sur un texte neuf. Mais ,connaissez-vous aujourd'hui un auteur qui soit plus fort que Rabelais ? Je sais bien que les _ spectateurs peuvent faire ensuite les malins, que nous connaissons tous par coeur les passages de « Gargantua » ou de « Pantagruel » que Barrault a choisis : la naissance de Gargantua, les guerres picrocholines, la naissance de Pantagruel et la mort de Badebec, les pérégrinations des Utopiens et le voyage dans l'Isle Sonante — avec les « prestregault », les « evesquegault » et le « papegault » — et dans le royaume de Grippeminault, mais Barrault a raison de penser que ces – textes classiques sonnent étrangement neuf et qu'en dehors d'une remarquable tentative des élèves de Normale (« les Guerres picrocholines donné il y a deux ans), nous n'entendons jamais ce langage. , Au péril de sa vie Le savions-nous assez ? Notre langue, châtrée par Richelieu et Louis XIV (et je ne parle pas seulement des obscénités), peut être aussi cette prodigiense liberté. En admettant que nous soyons - sortis de la longue nuit puritaine — ce dont on me permettra de douter ---, rien encore n'est venu nous prouver (Joyce, Miller et Genet mis à part) que nous étions capables de libérer les mots et les imàges. Rien non plus ne nous prouve, au théâtre comme ailleurs, que nos auteurs ont le courage d'attaquer les gens et les institutions que Rabelais attaquait, au péril de sa vie et qui sont, à peu de chose près, les mêmes qu'il faudrait attaquer aujourd'hui. Rabelais, lui aussi, aurait été chassé de l'Odéon, de la Sorbonne et de Nanterre : il Pa été. Barrault a assez d'oreille pour avoir su faire passer la langue et la pensée de Rabelais dans une esthétique nouvelle. Et la meilleure preuve cure ce que le dis est vrai, c'est que les acteurs et les -danseurs qu'il a choisis entrent merveilleusement dans ce jeu parodique : Dora Doll, Jean-Pierre Jorris, Henri Virlojeux — sublime Panurge —, Pierre Bertin -- très drôle dans les répliques monosyllabiques du Frère Fredon --, ce gros poupard blond d'un mètre quatrevingts, qui joue Gargantua bébé, et ces filles endiablées qui donnent l'envie de se faire moine à l'abbaye de Thélème. C'est un spectacle qu'il faut voir deux fois. GUY DUMUR Le Nouvel Observateur Page 41