GARGANTUA BÉBÉ
Du classique qui sonne étrangement neuf
Théâtre
Gargantua
chez
les catcheurs
* Rabelais, lui aussi,
aurait été chassé
de l'Odéon
SIX PERSONNAGES
EN QUETE D'AUTEUR
de Pirandello
Théâtre de la Ville.
RABELAIS
adapt. de
-
Jean-Louis Barrault
Elysée-Montmartre.
Jean Mercure et Jean-Louis
Barrault doivent avoir le
même âge. L'un n'avait ja-
mais eu de théâtre à lui ;
l'autre avait les plus somptueux depuis
trente ans et n'en avait plus. C'est la
fable du savetier et du financier
lequel est le plus heureux des deux ?
Le cadeau que le conseil municipal
de Paris a fait à Jean Mercure est à
la fois attrayant et repoussant. Jamais
erreur plus grande ne fut commise que
la construction, à l'intérieur des murs
du vieux Sarah-Bernhardt, de ce cône
(renversé) de ciment armé qui s'appuie
hideusement contre les grandes fenê-
tres_1880 qui donnent sur la place du
Châtelet. Entrer dans ce théâtre avec,
au-dehors, des auvents de béton pein-
turlurés en blanc et, dans le hall et
les pas-perdus, cette carcasse de béton
au-dessus de vos têtes a quelque chose
de cauchemardeux.
Je ne veux pas savoir le nom de
l'architecte qui a signé ça, qui a
accepté de construire ce bernard-
Phermite à l'intérieur de cette vieille
coquille : il déshonore un métier, qui,
hélas ! n'a plus grand-chose à défen-
dre. Mais quand je pense que nous,
contribuables, avons donné plus d'un
milliard (ancien) pour ce sinistre rafis-
tolage, j'en suis poujadisternent indi-
gné. Eh quoi ? On va démolir le quar-
tier des Halles, et l'on n'y aurait pas
trouvé la place de construire un nou-
veau théâtre ? Démolissez le Sarah-
Bernhardt, le Châtelet, et faites-y des
jardins... Depuis que j'ai vu cette
abomination, je tiens pour suspect
tout ce que peut faire le conseil mu-
nicipal en matière de constructions ou
de plans d'urbanisme • ces gens-là
sont des dangers publics.
A l'intérieur, c'est mieux. Ce cône
pentu n'est pas beau à voir et-le beige
clair choisi pour les sièges et les mo-
quettes paraît bien salissant, mais on
a l'idée de
ce
que pourrait être un
théâtre moderne et, dans le genre ville
du Middle West à la page, ce n'est pas
trop mal. Et il paraît que l'équipement
est du dernier cri, avec un jeu d'or-
gues (pour les éclairages) électronique
et toutes sortes de perfectionnements,
dont l'expérience prouve malheureu-
sement que cela ne suffit pas à faire
du bon théâtre. Quant au plateau à
ras de terre (il peut s'élever de deux
mètres), je doute qu'il soit très adapté
aux pièces — Sartre, Pirandello,
Shaw... — que Mercure Veut y mon-
ter. Seul Shakespeare y sera .plus à
l'aise. Nous verrons.
-
Du blue-jean au pourpoint
Nous avons déjà vu, car Jean Mer-
cure a avoué dans le prOgramme qu'il
avait failli reconstruire un théâtre à
l'italienne pour pouvoir jouer les « Six
personnages ». Il aurait eu raison.
Quand Pirandello a écrit, en 1921,
cette pièce (dont Bernard Shaw disait
qu'elle était la plus extraordinaire de
tous les temps et de tous les pays), il
s'attaquait en premier lieu à l'illusion
scénique pour créer une ion plus
forte. Ce terrible match entre le théâ-
tre et la vie, la douleur jouée et la
douleur réelle, les comédiens et les
personnages — oubliés de leur créa-
teur —, ne peut Pas se jouer sans
coulisses, sans manteau d'Arlequin.
Le vieux théâtre disparu, pourquoi
s'attaquerait-on encore à lui ?
Malgré cette difficulté majeure,
Jean Mercure n'a pas hésité à repré-
senter les
«
Six personnages » comme
ils l'avaient été par Georges Pitoëff,
dont la mise en scène avait été reprise
par la Comédie-Française il ;y a une
vingtaine d'années. C'est à une sorte
de « temps retrouvé » que Mercure ,
nous convie et, heureusement qu'à la
différence des personnages de Proust,
ceux de Pirandello n'ont pas vieilli.
La pièce est toujours aussi forte —
même si, par souci de discrétion, Jean
Mercure étouffe un peu trop le per-
sonnage du Père — et grande l'émo-
tion qu'elle procure. Tout est parfai-
tement mis en place, tout sonne
juste —, avec, en plus, une Anne Doat
nouvelle dans le rôle de
-
la Fille :
fantastique petite actrice. J'espère que
le jeune public, qui n'est pas à l'âge
des comparaisons, ira découvrir, Pi-
randello que, pour ma part, depuis
« le Jeu des rôles » monté par Gior-
gio de Lullio, je ne veux plus voir
que mis en scène par des Italiens.
Jean-Louis Barrault, lui aussi, a
renoncé aux dorures. Ou plutôt, on l'y
a fait renoncer. A quelque chose
malheur est bon. Ce sacré bonhomme
de 58 ans peut en apprendre à bien
plus jeune que lui. Sensible comme
pas un aux brises nouvelles, lui qui
n'est probablement pas allé dans
(Vautres théâtres que le sien depuis
trente ans, a su piquer çà et là tout
ce qui s'est fait ces temps derniers
dans le genre happening, Paladium,
Rolling Stones, Peter Brook et
mnouchkineries en tous genres. D'un
seul coup, ce renard les avale tous. Il
les bat sur leur propre terrain et son
spectacle est le plus excitant, le plus
complet que nous ayons vu depuis
longtemps.
Avec une habileté diabolique et'
l'aide d'un très bon décorateur, Ma-
tias, il passe du blue-jean au pour-
point, de l'uniforme hippie aux mas-
ques balinais, aux costumes de music-
hall comme le Lido n'en a jamais eu.
On voit Pierre Bertin au milieu des
petites du Crazy Horse, on voit Bar-
rault en machiniste-figurant. On voit •
des eunuques et des lutteurS de foire
— des catcheurs gros à souhait. On
Au péril de sa vie
Le savions-nous assez ? Notre lan-
gue, châtrée par Richelieu et
Louis XIV (et je ne parle pas seule-
ment des obscénités), peut être aussi
cette prodigiense liberté. En admet-
tant que nous soyons - sortis de la
longue nuit puritaine — ce dont on
me permettra de douter ---, rien en-
core n'est venu nous prouver (Joyce,
Miller et Genet mis à part) que nous
étions capables de libérer les mots et
les imàges. Rien non plus ne nous
prouve, au théâtre comme ailleurs,
que nos auteurs ont le courage d'atta-
quer les gens et les institutions que
Rabelais attaquait, au péril de sa vie
et qui sont, à peu de chose près, les
mêmes qu'il faudrait attaquer aujour-
d'hui. Rabelais, lui aussi, aurait été
chassé de l'Odéon, de la Sorbonne et
de Nanterre : il Pa été.
Barrault a assez d'oreille pour avoir
su faire passer la langue et la pensée
de Rabelais dans une esthétique nou-
velle. Et la meilleure preuve cure ce
que le dis est vrai, c'est que les ac-
teurs et les -danseurs qu'il a choisis
entrent merveilleusement dans ce jeu
parodique : Dora Doll, Jean-Pierre
Jorris, Henri Virlojeux — sublime
Panurge —, Pierre Bertin -- très
drôle dans les répliques monosyllabi-
ques du Frère Fredon --, ce gros
poupard blond d'un mètre quatre-
vingts, qui joue Gargantua bébé, et ces
filles endiablées qui donnent l'envie
de se faire moine à l'abbaye de Thé-
lème. C'est un spectacle qu'il faut
voir deux fois.
GUY DUMUR
assiste à un ballet — le « final »,
comme on dit dans les revues —
époustouflant, où des projecteurs qui
tournent à toute allure accélèrent par
,
une illusion d'optique les mouvements
fous des danseurs sur une musique ---
un peu musiquette — de Polnareff.
Tout ça dans un lieu paradisiaque
qui rappelle Barcelone : l'Elysée-
Montmartre, salle de catch. Quand on
sort de là, boulevard Rochechouart,
les baraques foraines et Podeur insis-
tante des frites perpétuent le spec-
tacle.
Il y--a, en plus, les textes et les
personnages de Rabelais-: Gargantua,
Pantagruel, et ce merveilleux philoso-
phe cynique qui se nomme Panurge.
Bien sûr que j'aurais préféré que
Barrault, à tant faire, fasse son
étonnante mise en scène sur un texte
neuf. Mais ,connaissez-vous aujour-
d'hui un auteur qui soit plus fort
que Rabelais ? Je sais bien que les _
spectateurs peuvent faire ensuite les
malins, que nous connaissons tous par
coeur les passages de « Gargantua »
ou de « Pantagruel » que Barrault a
choisis : la naissance de Gargantua, les -
guerres picrocholines, la naissance
de Pantagruel et la mort de Badebec,
les pérégrinations des Utopiens et le
voyage dans l'Isle Sonante — avec
les « prestregault », les « evesque-
gault » et le « papegault » — et dans
le royaume de Grippeminault, mais
Barrault a raison de penser que ces –
textes classiques sonnent étrangement -
neuf et qu'en dehors d'une remar-
quable tentative des élèves de Nor-
male (« les Guerres picrocholines
donné il y a deux ans), nous n'en-
tendons jamais ce langage.
Le Nouvel Observateur Page 41
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