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sont évidemment pas destinées aux personnages mais aux lecteurs. Estragon sait
bien qu’il est assis près d’une route, qu’il y a devant lui un arbre et que la nuit est sur
le point de tomber. Ces renseignements sont inutiles pour la première énonciation
mais ils permettent aux lecteurs de découvrir le cadre spatial et temporel et donc de
mieux saisir certains enjeux. La présence de huit lignes de didascalies avant même
la première intervention d’Estragon dans En Attendant Godot et surtout le fait que
les didascalies prennent le pas sur les répliques dans Oh les beaux jours est déjà en
soi le signe que l’auteur scripteur s’adresse par-dessus les épaules des personnages
aux lecteurs et que fi nalement les véritables interlocuteurs sont ces derniers. S’il était
besoin de le confi rmer, on pourrait ajouter que, comme l’ont montré Paul J. Smith
et Nic. Van der Toorn , certaines de ces didascalies ont une véritable dimension
poétique et esthétique et ne sont, par exemple, pas avares en allitérations et asso-
nances : « longuement, en reculant, avançant et penchant » (p. ), « Estragon tire,
trébuche, tombe » (p. ). Ces sonorités n’ont évidemment pas été travaillées pour
les beaux yeux de Vladimir et d’Estragon mais pour ceux du lecteur.
La surabondance des didascalies doit aussi être lue comme un indice de double
énonciation par le fait qu’elle enfreint le principe de « quantité » de Grice. Celui-ci
estime en eff et que pour qu’une communication soit satisfaisante, il faut
) que [la] contribution contienne autant d’informations qu’il est requis (pour les
visées conjoncturelles de l’échange) ) que [la] contribution ne contienne pas plus
d’informations qu’il n’est requis .
Si l’on discute avec de vieux amis, on ne ressent normalement pas le besoin de
rappeler toutes les cinq phrases son nom. De même, dans une scène théâtrale qui se
veut réaliste, certaines caractéristiques des locuteurs, le contexte socioculturel, les
événements communs récents, etc. n’ont la plupart du temps aucune raison d’être
mentionnés par les personnages. Pour eux, tout cela n’est qu’évidence. Pourtant, pour
une personne extérieure, ces éléments sont souvent indispensables à la compréhension
de la scène. Si le lecteur spectateur les ignore, il ne pourra apprécier toute la saveur, tout
le sel, des répliques. Le scripteur auteur s’arrange donc pour glisser dans le texte plus
d’informations que n’en nécessiterait la situation communicationnelle de la première
énonciation. Les protagonistes de Beckett ne cessent ainsi dans les premières pages
de ses pièces de proférer des renseignements que l’on pourrait qualifi er de gratuits.
Vladimir par exemple en arrive à prononcer son propre prénom alors qu’évidemment
il le connaît : « en me disant, Vladimir, sois raisonnable » (p. ). De même, dans Oh
les beaux jours , Winnie réussit l’exploit de s’apostropher deux fois en deux lignes :
« Commence, Winnie […] Commence ta journée Winnie »
(p. ). Elle glisse de même
. Paul. J. Smith et Nic. Van der Toorn, « Le discours didascalique dans En attendant Godot et Pas », in
Lectures de Beckett , Michèle Touret (dir.), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, , p. -.
. Édition de référence : Samuel Beckett, En Attendant Godot , Paris, Les éditions de Minuit, [],
.
. H. Paul Grice, « Logique et conversation », Communications , , , p. -.
. Édition de référence : Samuel Beckett, Oh les beaux jours , Paris, Les éditions de Minuit, [],
.