JEAN-MARIE SOUTOU Ambassadeur de France SOUTOU (Jean-Marie, Léon), Ambassadeur de France. Né le 18 septembre 1912 à Bruges (64). Fils d'Antoine Soutou, Cordonnier, et de Mme, née Marie Matocq-Massey. Marié le 14 mars 1942 à Mlle Maria Isabel de Semprun y Maura (1 enfant : Georges-Henri). Décédé le 10 septembre 2003 Etudes : Collège de Bétharram Carrière : - Délégué en Suisse du commissariat de l’Information (1943-44), - Secrétaire d’ambassade (cadre complémentaire) en Yougoslavie (1945), - Administrateur au ministère des Affaires étrangères (affaires économiques) (1950), - Secrétaire des Affaires étrangères (1951), - Directeur adjoint de cabinet de Pierre Mendès France (ministre des Affaires étrangères et président du Conseil, (juin 1954-février 1955), - Ministre plénipotentiaire (1954), - Sous-directeur d’Europe (Europe orientale) au ministère des Affaires étrangères (1955-56), - Ministre-conseiller d’ambassade en URSS (1956), - Consul général à Milan (Italie) (1958), - Directeur des affaires d’Europe au ministère des Affaires étrangères (196162), - Directeur des affaires africaines et malgaches, - Chargé des affaires d’Afrique-Levant (1962-66), - Inspecteur général des postes diplomatiques et consulaires (1966-71), - Ambassadeur en Algérie (1971-75), - Représentant de la France auprès des Communautés européennes (1975), - Elevé à la dignité d’Ambassadeur de France (1976), - Secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, - Président de la Croix-Rouge française (1978-83), - Membre de la Commission nationale consultative des Droits de l'homme (1986-96), - Président de la société des amis de Raymond Aron (1986) . Décoration : Commandeur de la Légion d’honneur, Grand-Croix de l’ordre national du Mérite. Maître Bertrand DUPIN de l’Académie de Béarn HOMMAGE A JEAN-MARIE SOUTOU Rendre hommage à Jean-Marie Soutou c’est vouloir commémorer le souvenir d’une vie d’engagements, marquée par la Résistance et par la construction européenne; c’est vouloir retrouver le parcours d’un intellectuel Béarnais engagé dans les grands affrontements idéologiques du siècle depuis les années 30 jusqu’à la guerre froide; c’est enfin jeter un regard nostalgique sur une période de notre histoire où des jeunes gens exceptionnels ont pu mettre en œuvre leurs convictions et exercer précocement des responsabilités de premier plan après avoir défié l’ennemi et tiré de ce combat une sûreté de comportement qui nous fascine encore. À période exceptionnelle, destins individuels exceptionnels... On ne peut mieux aborder celui de Jean-Marie Soutou qu’en citant les pages de l’Histoire politique de la Revue Esprit où Michel Winock expose ainsi le cas de Jean-Marie Soutou lorsque Emmanuel Mounier lui propose le poste de secrétaire de rédaction de la Revue Esprit en avril 1939 et que Jean-Marie Soutou l’accepte : «Soutou est un enfant du Béarn. Né à Bruges en 1912, il est fils du cordonnier du village. Il a deux ans quand la guerre de 1914 éclate, son père est mobilisé; c’est chez son grand-père maternel qu’il reçoit une éducation catholique et conservatrice. À quinze ans, il doit interrompre ses études au collège de Bétharram; grâce à son intelligence et à sa curiosité, il s’initie à la radio, alors en plein essor, et il apprend ainsi un métier d’artisan à peu près tout seul. À vingt ans, au moment où Esprit est créé, Soutou se sent entièrement disponible: étranger à la droite, rejetant le marxisme, il est en quête d’une paroisse. À Pau il entre en relations à partir de 1934 avec l’abbé Plaquevent et quelques autres qui ont constitué un groupe Esprit. Il y trouve ce qu’au fond il cherchait: un langage nouveau, une liberté intellectuelle inconnue ailleurs, un stimulant spirituel. Chargé d’un premier rapport sur la vie en Union Soviétique, dont il ne connait rien, il rassemble une documentation considérable pendant des semaines, à mille lieues de supposer qu’il deviendra un jour diplomate français dans les pays de l’Est! Dans ce groupe de Pau il fait la connaissance de Bertrand d’Astorg, d’Ellul et de Charbonneau qui viennent de Bordeaux lancer des anathèmes contre la société industrielle et évoquer déjà les problèmes de l’environnement, près de 40 ans avant la passion écologiste qui nous reviendra via les Etats-Unis ». C’est au sein de ce mouvement de pensée que s’est forgée l’assise intellectuelle de Jean-Marie Soutou. Le groupe Esprit de Pau, qu’il contribue à fonder en 1934, fut pour lui comme une Université, un lieu d’étude, de débats et de rencontres avec des intellectuels. Cette formation atypique contribuera à affermir son intelligence et son jugement; elle se poursuivra pendant la guerre par une autre formation encore plus rude, faisant appel à d’autres qualités dont il était tout aussi riche: ce sera l’école du courage qui fera de lui un intellectuel engagé dans le combat contre l’occupant au sein de la Résistance lyonnaise. Jean-Marie Soutou participe dès 1936 aux Congrès de la Revue Esprit à Jouy-en-Josas, où ses interventions, au nom des non-intellectuels, contre l’abus des abstractions, lui valent la sympathie et bientôt l’amitié durable d’Henri Marrou. Avant tout, il est conquis par la personnalité d’Emmanuel Mounier, sa totale liberté face aux idées reçues et aux pouvoirs constitués, son inspiration évangélique contagieuse: «Mounier c’est le contraire de l’imposture », dira-t-il plus tard. De son côté, Mounier s’intéresse à ce jeune Gascon au physique mince et aigu, au regard à la fois profond et léger, comme s’il répugnait à cesser de sourire. Dès ce moment-là, une amitié commence entre les deux hommes tandis que la proximité de l’Espagne va donner à Jean-Marie Soutou l’occasion de devenir un témoin privilégié de l’une des grandes confrontations idéologiques du xx€ siècle. En effet, la guerre civile espagnole vient d’éclater à nos portes. Le 17 juillet 1936, les troupes de l‘armée régulière espagnole, stationnées au Maroc, entrent en rébellion. Le lendemain, le mouvement s’étend à la péninsule et, le 25, un gouvernement insurrectionnel s’établit à Burgos. L’Espagne est coupée en deux. Aussitôt, Emmanuel Mounier s‘inquiète du sort du correspondant d’Esprit en Espagne, José Maria Semprun-Gurrea, avocat et professeur de Droit, veuf de Susana Maura, elle-même fille de l’homme politique libéral Antonio Maura. Au déclenchement de la guerre civile, J.-M. Semprun est resté fidèle au gouvernement républicain, bien qu’il soit un catholique pratiquant. Or, la famille Semprun, le père, la belle-mère et les sept enfants Semprun-Mama passent leurs vacances de l’été 1936 à Lekeitio sur la côte du Golfe de Biscaye. Emmanuel Mounier leur envoie précipitamment JeanMarie Soutou pour prendre de leurs nouvelles et leur offrir l‘aide du groupe Esprit. Quelques jours plus tard, au mois d’août 1936, les troupes du Général Mola, l’un des chefs de l’insurrection militaire, prennent la ville d’lrun, coupant ainsi l’accès à la France de la zone loyaliste du Nord de l’Espagne. Fin septembre, la famille Semprun au grand complet part de Bilbao et arrive à Bayonne à bord d’un chalutier qui a navigué toute la nuit, feux éteints. C’est la famille Soutou qui les accueillera tous dans un hôtel de Lestelle-Bétharram dont le propriétaire est le frère aîné de Jean-Marie Soutou. À Paris, Emmanuel Mounier a effectivement pris le parti des républicains espagnols et il publie dans le numéro d’Esprit du 1er novembre 1936 une vigoureuse défense du gouvernement républicain espagnol, rédigée par J.-M. de Semprun-Gurrea, intitulée « La question d’Espagne inconnue » et datée de « Lestelle-Bétharram, octobre 1936 ». L’auteur y défend la thèse que l’insurrection militaire était parfaitement inutile et qu’elle a seulement réussi à élever « deux murs de haine » entre lesquels « nous ne cesserons pas de travailler à contre-courant de la peur et de la haine», selon les mots d’Emmanuel Mounier. De son côté, la droite française demeure, dans sa grande majorité, convaincue du bien-fondé de l’insurrection militaire contre le gouvernement républicain et ses alliés communistes et anarchistes. Cependant la voix d’Emmanuel Mounier est loin d’être isolée au sein de l’opinion intellectuelle catholique. Choqués par les méthodes de répression qu’adoptent, avec le soutien de l’Église, les troupes rebelles à l’encontre des populations demeurées fidèles au gouvernement républicain, Georges Bernanos et François Mauriac changent de bord. Le journal hebdomadaire Sept que publient les éditions dominicaines du Cerf et dont le maître à penser est Jacques Maritain, se démarque lui aussi de la hiérarchie catholique par ses analyses indépendantes sur la situation en Espagne et son refus de reconnaître dans l’insurrection franquiste une «croisade» pour sauver la civilisation occidentale. Ainsi le débat soulevé en France par la guerre d’Espagne préfigure-t-il avant l’heure la résistance spirituelle des différents milieux catholiques français qui dénonceront quatre ans plus tard la politique de collaboration avec les nazis assumée par le Gouvernement de Vichy au nom de la défense de l’Occident contre le bolchevisme. Malgré ces temps d’infortune, la guerre d’Espagne va permettre à JeanMarie Soutou d’entrer en résistance contre le nazisme quatre ans à l’avance et elle va lui fournir l’occasion d’être, à vingt-quatre ans, chargé de fonctions dans un service diplomatique étranger. En effet, quelques semaines après son arrivée à Bétharram, la famille Semprun est en partance pour Genève où j.-M. Semprun se voit offrir le poste de chargé d’affaires de la République espagnole aux Pays-Bas. Début 1937 j.-M. Semprun prend ses fonctions à La Haye et il appelle aussitôt Jean-Marie Soutou pour prendre en charge son secrétariat. La chute de Madrid en mars 1939 sonnera le glas de la République espagnole et il s’ensuivra la fermeture de la Légation républicaine à La Haye. La famille Semprun s’exile alors définitivement en France; Jorge Semprun va terminer ses études secondaires au Lycée Henri IV à Paris et Jean-Marie Soutou prend ses fonctions de secrétaire de rédaction de la revue Esprit auprès d’Emmanuel Mounier en avril 1939. La mission de J.-M. Soutou à Esprit va être de courte durée; mobilisé en septembre 1939, il est démobilise en août 1940 au Cheylard en Ardèche, d’où il peut reprendre contact avec E. Mounier, replié à Lyon, et qui s’efforce de faire reparaître la revue Esprit. À son arrivée en Ardèche, J.-M. Soutou fait la connaissance de Joseph Rovan, jeune allemand, fils unique d‘une famille bourgeoise juive convertie au protestantisme, qui s’était installée à Paris en 1934 pour fuir le nazisme et repliée au Cheylard. Joseph Rovan avait passé très vite son Bac à Paris puis mené de front sa licence en Droit et un diplôme de Sciences Politiques. Sympathisant du catholicisme de gauche d’Esprit, il devint tout de suite le « second » de J.M. Soutou, de six ans son aîné, qu’il ne va plus cesser d’admirer comme étant « l’homme au monde dont le jugement compte le plus pour moi », écrira-t-il. Le témoignage de Joseph Rovan confirme la fascination intellectuelle que pouvait exercer J.-M. Soutou sur ses proches. Déjà la famille Semprun, frères et sœurs compris, avait été enchantée de découvrir la culture et la vivacité d’esprit de ce jeune Français s’exprimant en espagnol avec aisance, mis à part un accent imparfait qui avait fait rire les enfants. C’est donc tout naturellement que J.-M. Soutou épousera Maribel Semprun au printemps de 1941 à Lyon, malgré une conjoncture au moins aussi dramatique que celle de leur première rencontre à Lekeitio en 1936. Entre-temps, J.-M. Soutou était revenu à Lyon début 1941, à la demande d’Emmanuel Mounier, pour devenir son quasi délégué dans différents organismes culturels et sociaux de la ville. Il est d’abord employé aux Compagnons de France, mouvement de jeunesse non officiel, dirigé par un colonel en disponibilité, venant au secours des personnes réfugiées ou déplacées. Par ce truchement, il est mis tout de suite en contact avec l’abbé Glasberg, prêtre juif converti, d’origine ukrainienne, qui avait quitté le diocèse de Moulins, en zone occupée, et était venu se mettre à l’abri dans une paroisse de Lyon... d’où il n’allait pas cesser de secourir tous les échappés, plus ou moins légalement, des camps de Vichy. Les activités de J.-M. Soutou seront dès lors multiples et souvent clandestines. Son intelligence et sa culture lui valent d’être nommé, en mars 1941, comme secrétaire du Centre lyonnais de jeune France sur la recommandation d’Emmanuel Mounier, dont il sera le relais dans cet organisme. L’association jeune France était une entreprise de diffusion et de décentralisation culturelles, fondée en novembre 1940 à l’initiative de Pierre Schaeffer et qui sera interdite à partir du printemps 1942. Elle réunissait une grande partie de l’intelligentsia française: s’y retrouvaient des auteurs de théâtre, des compositeurs ou des artistes parmi les plus connus du moment et animés d’une authentique volonté de diffusion de la culture dans les couches les plus larges de la population, pour rompre avec l’élitisme parisien, J.-M. Soutou fut chargé plus particulièrement de la formation d’animateurs de théâtre et il fera ainsi jouer aux élèves de la maitrise Jeune France de Lyon, une pièce de Garcia Lorca, qui lui donnera l’occasion d’expliquer aux stagiaires la guerre d’Espagne et la nature du régime fasciste dont le poète avait été la victime. Parallèlement à ses activités culturelles, J.-M. Soutou poursuit son action d’aide aux juifs étrangers et aux clandestins au sein d’un réseau de solidarité chrétienne qui procure à ces malheureuses victimes pourchassées par la police de Vichy, un logement et des faux papiers. Ce réseau interconfessionnel dénommé l‘Amitié Chrétienne avait pour cheville ouvrière l’abbé Glasberg, sous l’égide du Père Chaillet, fondateur des «Cahiers clandestins du Témoignage chrétien». Elle exercera son activité au grand jour jusqu’à l’invasion de la zone Sud par l’armée allemande en novembre 1942, date à partir de laquelle elle sera surveillée par la Gestapo. L’Amitié Chrétienne bénéficiait heureusement, depuis l’origine, du patronage sans faille du Cardinal Gerlier et du Pasteur Boegner. Jean-Marie Soutou en deviendra le directeur aux lieu et place de l’abbé Glasberg quand ce dernier sera obligé d’entrer dans la clandestinité à la suite des rafles de la fin de l’été 1942 et que lui-même sera obligé de cesser ses fonctions à partir de la fermeture de Jeune France. L’action la plus audacieuse de Jean-Marie Soutou se situe au moment du sauvetage des enfants juifs rassemblés avec leurs parents dans l’ancien Fort de Vénissieux transformé pour la circonstance en camp de transit, d’où plusieurs milliers de juifs étrangers allaient être envoyés en Allemagne via Drancy à la fin du mois d’août 1942. L’Amitié Chrétienne parvint à faire pénétrer dans le Fort quelques bénévoles en qualité d’assistants sociaux, parmi lesquels Jean-Marie Soutou lui-même et sa femme Maribel. Avec une audace incroyable, J.-M. Soutou réussit à subtiliser à un fonctionnaire de la Préfecture de Lyon qui surveillait le camp, une serviette qu’il portait avec lui. Il y découvrit un texte spécifiant que les autorités allemandes limitaient aux plus de 16 ans les personnes qui devaient leur être livrées. C‘est le chef de cabinet de Laval qui avait rajouté de son propre chef les enfants au-dessous du seuil de 16 ans. J.-M. Soutou, en rendant la serviette perdue qu’il venait soi-disant de retrouver, fit allusion à cette discordance et, sans doute gêné, le fonctionnaire laissa les gens de l’Amitié Chrétienne essayer de convaincre les parents de leur confier leurs enfants: 108 enfants juifs vont ainsi être arrachés du camp de Vénissieux pour être mis à l’abri dans des institutions catholiques et échapper à la déportation. Toute l’opération s’était déroulée avec le plein accord du Cardinal Gerlier, maréchaliste confirmé mais critique courageux de la politique antisémite de Vichy. Comme le rapporte Joseph Rovan dans ses Mémoires: « Le lendemain, Soutou se trouvait dans le bureau Mgr Gerlier quand celuici reçut un coup de téléphone du Préfet qui, sur ordre de Vichy, exigeait la « restitution » des enfants aux « autorités » ? Jean-Marie entendit alors le Cardinal répondre calmement que, premièrement, il ne savait pas où étaient les enfants (les organisateurs ne lui avaient pas fourni les détails) et s’il le savait, il ne lui dirait pas… Le Cardinal Gerlier, tout comme Jean-Marie Soutou, recevront la médaille des justes parmi les nations de Yad Vashem, le premier à titre posthume en 1980 et le second de son vivant en 1994. Par contre le Préfet de Vichy dénoncera l’attitude des dirigeants de l’Amitié Chrétienne et il fera acte d’autorité en sanctionnant le plus emblématique d’entre eux, le Père Chaillet, en l’envoyant en résidence surveillée à Privas. L’historienne Renée Bedarida relate ainsi l’impact des événements du mois d’août 1942 à Lyon: «Quant à l'Amitié Chrétienne, loin que les événements de l’été et la mainmise des Allemands sur la zone sud ralentissent son activité, elle déploie plus d'efforts que jamais, même si l’abbé Glasberg, recherché par la police de Vichy, est contraint à son tour de quitter Lyon. Il se réfugie dans le Tarnet Garonne, où le reçoit Mgr Theas, évêque de Montauban. C’est J.-M. Soutou qui le remplace, mais le travail est devenu de plus en plus dangereux, surtout depuis l’arrivée des Allemands. De fait la Gestapo finit par soupçonner ce qui se passe dans cette officine chrétienne et elle opère une descente dans les locaux de la rue de Constantine à l’aube du 27 janvier 1943 ». Manque de chance, J.-M. Soutou et le père Chaillet, de retour clandestin à Lyon, sont en conférence au siège de l’association ; ils sont conduits en compagnie de leurs collaborateurs présents sur les lieux au quartier général de la Gestapo à l’hôtel Terminus. Après force gifles et coups de pied, les policiers finissent par libérer le père Chaillet, qui n’a pas été reconnu et se prétend victime d‘une erreur « lui, le pauvre curé de campagne réfugié du Nord». Par contre, J.-M. Soutou est incarcéré au Fort Montluc. Il ne sera libéré qu’un mois plus tard grâce à l’intervention énergique du Cardinal Gerlier et faute de preuves suffisantes contre lui. En effet, la nuit suivant ces arrestations, joseph Rovan était parvenu à pénétrer dans le local de l‘Amitié Chrétienne, heureusement non gardé, afin de vider les tiroirs secrets du bureau de J.-M. Soutou, que les Allemands n’avaient pas encore fouillé, mais qu’ils auraient certainement découverts en cas de nouvelle perquisition. Joseph Rovan jeta pêle-mêle dans une couverture tous les dossiers et papiers qui pouvaient paraître suspects à la Gestapo ou lui révéler les noms des contacts et «assistés» de l’Amitié Chrétienne et il hissa le tout dans un appartement ami pour les faire disparaître ensuite. Le «ménage» du local était fait. Malheureusement J.-M. Soutou est définitivement «brûlé» et devant le danger de voir la Gestapo se rendre compte de son erreur, il est décidé de le faire passer en Suisse avec sa jeune femme enceinte, par la filière habituelle de l’équipe du père Chaillet basée à Douvaine, sur la rive française du lac de Genève. Une fois arrivé en Suisse, J.-M. Soutou fait partie de la Délégation des mouvements unis de Résistance (MUR), fonction qui lui permettra d’entrer en relation avec Georges Bidault. En août 1944, il rejoint la Délégation en Suisse du gouvernement provisoire du Général de Gaulle, siégeant à Alger, chargé de la Presse, au titre du Commissariat de l’Information. On imagine aisément que, cette expérience genevoise succédant à celle de La Haye, le virus de la diplomatie soit entré définitivement dans ses veines. Le chemin étant ainsi tracé, J.-M. Soutou présente à la fin de la guerre le concours spécial des Affaires Étrangères, prévu pour les personnes issues de la Résistance. Il y est reçu bien que candidat sans aucun diplôme et il finira sa carrière au plus haut poste de la diplomatie française, en qualité de Secrétaire Général du Ministère des Affaires Étrangères, fonction occupée jadis par deux personnalités aussi célèbres que Philippe Berthelot ou Alexis Leger. Une conclusion de carrière aussi brillante ne donne pas à imaginer que Jean-Marie Soutou a accompli en réalité un parcours atypique pour un diplomate français-. Homme de fortes convictions, il a toujours estimé que l’action qu’il menait comme diplomate au service de la France était inséparable de ses choix profonds. La fidélité à ses convictions ne l’empêchera pas d’être unanimement considéré comme un diplomate doté d’un « jugement sûr et droit », jouissant de l’autorité nécessaire pour ouvrir les yeux aux gouvernants et leur faire voir le « monde tel qu’il est ». Comme son ami Joseph Rovan, tous deux sont des chrétiens convaincus, marqués par la revue Esprit et par la Résistance. Dès leur première rencontre en gare de La Voulte, en août 1940, leur conversation porte sur l‘état du monde et Joseph Rovan note dans ses Mémoires: «C’était le 26 août 1940, 2 mois après la capitulation française signée par Pétain. Notre sujet de conversation? Qu’allions-nous faire de l‘Allemagne après; sa défaite? Hitler était à l’apogée de sa puissance; il nous faut attendre -et combattre- pendant près de 5 ans avant que l’Histoire nous donnât raison». Et J.-M. Soutou ajoute dans une note personnelle: « Quelques mois plus tard, nous allions remplacer notre interrogation par celle-ci: «Que fera-t-on avec l’Allemagne après la défaite de Hitler?» Dans la différence entre ce de et cet avec, gît tout le lien entre culture et action que je m’efforce de mettre en évidence, celleci fécondée par celle-là ». Joseph Rovan finira par être arrêté lui aussi par la Gestapo au printemps 1944. Il ne pourra malheureusement pas échapper à la déportation et il passera 10 mois à Dachau. De retour à Paris en mai 1945, il publie dans le numéro de la revue Esprit de novembre 1945 un texte admirable qui traduit parfaitement l’état d’esprit de ceux qui vont être à l’origine du rapprochement de la France avec la nouvelle Allemagne, intitulé: «L’Allemagne de nos mérites ». Le texte de J. Rovan se termine par cette péroraison vibrante: «Quand la Première République envoya ses armées libérer les peuples d’Europe, la «Grande Nation» se croyait appelée à enseigner la Liberté aux nations. La foi des grands principes est-elle à ce point affaiblie au cœur des Français qu’ils se refusent à voir dans la rééducation de l’Allemagne une des tâches essentielles de leur propre reconstruction ? Si la devise de la République n’exprime plus la vocation universelle de la France, en quel nom la Résistance a-t-elle résisté ? L’épouvantable plaie que l’Allemagne étale maintenant au cœur de l’Europe jugera l’œuvre des nations. L’Allemagne de demain sera la mesure de nos mérites ». Pour J.-M. Soutou, comme pour Joseph Rovan, la question allemande ne peut se résoudre qu’en faisant d’abord comprendre à la France la nécessité où elle est d’aider à la construction d’une Allemagne démocratique. Mais pour rééduquer l’Allemagne, il est indispensable que la France paye d’exemple. Ce n’est que si l’Allemagne voit que la France croit dans les droits de l’homme et les respecte, même dans l’adversaire qui n les a pas respectés, que l’enseignement de la morale de ces droits pourra porter ses fruits. C’est cette même conviction qui anime J.-M. Soutou lorsqu’il fait la connaissance en 1943 à Genève de quelques Italiens antifascistes qui lui font part de leurs idées européennes, qui étaient aussi les siennes. Ce premier noyau de réfugiés s’associera avec d’autres personnes également réfugiées en Suisse et ils tiennent à ce qu’il y ait parmi eux un Allemand antihitlérien, l’économiste libéral Wilhelm Röpke. Finalement cette association d’inspiration fédéraliste rédigera, avec des représentants des mouvements de résistance de différents pays d’Europe occupée et des Allemands antinazis, ce qui allait être la Déclaration des Résistances européennes du 7 juillet 1944. Pour Jean-Marie Soutou, la signification essentielle de ce manifeste tenait non pas dans l’annonce de la future construction européenne qui lui paraissait prématurée, mais dans l’affirmation de la permanence des valeurs communes à tous les européens, malgré la catastrophe de la Deuxième Guerre mondiale. Comme il l’écrira dans ses souvenirs (encore non publiés), au sujet de la déclaration du 7 juillet 1944: «Mais cela avait surtout une valeur symbolique. Quelqu’un, qui était membre d’une délégation des mouvements de la résistance française, sans être du tout désavoué par ses amis, pouvait rassembler autour du concept de l’Europe, des Italiens, qui étaient encore l’ennemi, et des Allemands, sans parler d’autres ». Mais la question allemande se double, pour J.-M. Soutou, de la menace soviétique. Dès 1945 il ne nourrit aucune illusion sur le système soviétique. Lui et son ami Rovan ont lu non seulement le Retour d’URSS d’André Gide, mais plus encore les écrits de Souvarine et les romans de Victor Serge, qui les ont bouleversés. Ils n’ont aucun doute sur la réalité des procès de Moscou. Par le rôle qu’il a joué du côté républicain dans la guerre d’Espagne, J.-M. Soutou connaissait d’autre part les crimes staliniens perpétrés en Catalogne et à Albacete ; l’alliance de Staline avec Hitler ne le surprendra donc pas. Dans un hommage à Raymond Aron où il se remémore cette période de l’après-guerre, J.-M. Soutou écrit: «Dès 1945, notre entente avec lui (Raymond Aron) s’établit sur quelques constatations primordiales. La nature et les ambitions du système soviétique étaient telles qu’il fallait d’abord rassembler les Occidentaux, les aider à perdre leurs illusions sur l’URSS, l’alliée du temps de guerre, les convaincre d’unifier leur politique internationale pour l’essentiel. Et l’essentiel, c’était d’abord l’Allemagne. Il fallait lui tendre la main pour contrecarrer les intentions des Soviétiques et du mouvement communiste international à son égard. Nous étions nombreux à nous être engagés sur cette voie. Les souvenirs de la guerre et de la Résistance, loin de nous retenir, nous faisaient comprendre au contraire qu‘une Allemagne ostracisée par une politique punitive serait la cause de nouvelles tragédies… L‘URSS amenait en Allemagne les communistes allemands formés à Moscou et dont elle entendait faire les maîtres de sa zone en attendant mieux. Ni pour Raymond Aaron ni pour nous, ces ambitions n’étaient douteuses ». Il faut ajouter que sa connaissance de l‘URSS avait beaucoup progressé lorsque J.-M. Soutou, échappant aux griffes de la Gestapo, s’était réfugié en Suisse. Il y avait été accueilli chez Jean Laloy, consul de France à Genève, qui s’était mis à la disposition du Comité national d’Alger, et dont la mère était d’origine russe. Jean Laloy parlait parfaitement le russe et aussi très bien l‘allemand. À ce titre, il accompagna le Général De Gaulle en Union Soviétique pour lui servir d’interprète en 1944. Jusqu’à la mort de Jean Laloy en 1994, les deux diplomates resteront très liés, partageant le même attachement pour l’idée européenne et pour la solidarité atlantique. Enfin, dès 1945, J.-M. Soutou allait approfondir sa connaissance du système communiste car le premier poste diplomatique auquel il est nommé est celui de secrétaire d’ambassade en Yougoslavie. Cinq ans plus tard, il reviendra de Yougoslavie, renforcé dans son opposition aux régimes communistes, pour occuper au Quai d’Orsay les fonctions de numéro deux du Service de Coopération économique, dirigé par Olivier Wormser (ce Service avait entre autres la tâche de négocier l’application du Plan Marshall pour la France). Par la suite il entrera au cabinet du ministre lorsque Pierre MendèsFrance exercera les fonctions de ministre des Affaires Étrangères durant sa présidence du Conseil en 1954-1955. J.-M. Soutou explique ainsi les raisons pour lesquelles il était alors mendésiste: « Spécialiste du monde slave, je m’intéressais aussi à l’économie et je voyais la France ruinée par la guerre d’Indochine. Par ailleurs, la manière dont certains concevaient l’Europe ne me plaisait pas beaucoup. Maritain m’avait fait comprendre, dès la guerre, que les pays du Vieux Continent devraient mettre fin à leurs divisions, adopter un autre mode de relations que celui qui avait abouti à tant de conflits. Or, pour beaucoup à l’époque, faire l’Europe, c’était faire du mélinisme à l’échelle européenne. On mendiait sans cesse auprès des Américains. On s’enfonçait dans une politique protectionniste. Cela me déplaisait fortement. Le seul discours qui correspondait alors à mes préoccupations était celui de Pierre Mendès-France. Cela devait se savoir car, tout de suite après la formation du cabinet, il m’a demandé de venir ». Au Quai d’Orsay, P. Mendès-France fait appel pour diriger son cabinet à Philippe Baudet, ambassadeur à Belgrade, dont J.-M. Soutou avait déjà été le collaborateur en Yougoslavie, mais, dans les faits, ce sera J.-M. Soutou qui exercera l’influence la plus importante auprès de Mendès-France, tout spécialement lorsque viendra le moment de résoudre le problème de l’heure, qui est le projet de C.E.D. (Communauté européenne de défense). D’un côté, les anglo-saxons souhaitaient intégrer au plus vite l’Allemagne a la défense occidentale, tandis que, du côté français, on cherchait à éviter le réarmement allemand. C’est pour surmonter ce désaccord que la France avait proposé en octobre 1950 la création d’une armée européenne intégrant la future armée allemande. Mais on se trouvait en 1954 devant cette situation paradoxale où la France, après avoir été à l’origine de la C.E.D., reculait devant sa mise en application, une partie de l’opinion française, chez les gaullistes comme chez certains dans l’entourage de Mendès-France, gardant l’espoir d’une ultime négociation avec Moscou pour éviter le réarmement allemand. Effectivement, l’Assemblée Nationale rejettera le projet de C.E.D. le 30 août 1954; dès avant le vote, J.-M. Soutou s’était employé à convaincre Mendès-France qu’aucun accord acceptable n’était possible avec Moscou; par une série de notes à son ministre, il lui fait comprendre que l’entente franco-allemande est essentielle et que, si elle se réalise, les anglo-saxons se résigneront à l’échec de la C.E.D. pour se rallier à toute autre solution qui intègre l’Allemagne dans la défense occidentale. Parallèlement, J.-M. Soutou cherche à dissiper le climat de suspicion qui règne chez les Européens en général et chez les Allemands en particulier à l’égard de Mendès-France; pour y parvenir il réussit à faire se rencontrer pour la première fois MendèsFrance et le chancelier Adenauer, en tête à tête, a l’occasion de la réunion des six Premiers ministres européens à Bruxelles au mois d’août 1954. De nouveaux entretiens se déroulent à La Celle Saint Cloud entre le chancelier Adenauer et Mendès-France le 19 octobre 1954 et ils aboutissent à la signature des Accords de Paris du 23 octobre 1954 qui règlent définitivement le problème du réarmement allemand dans le cadre de l’Alliance atlantique et non plus d’une armée européenne à visée fédérale, beaucoup plus contestable sur le plan national. L’adoption de la C.E.D. conduisait en effet à «couper l’armée française en deux». D’un côté, il y aurait eu l’armée française intégrée dans l’armée européenne, et de l’autre l’armée française d’Outre-Mer, sans aucune communication entre ces deux éléments. C’était psychologiquement et pratiquement inacceptable, alors que se déroulaient les événements d’Indochine et que l’avenir de l’Union Française demeurait très incertain. Rappelons-nous que Mendès-France n’est arrivé au pouvoir que pour régler le problème indochinois après la défaite militaire française de Diên Bién Phu de mai 1954, au moment même où était réunie à Genève la Conférence des cinq Grands destinée à préparer les modalités du retrait de la France d’Indochine. Investi président du Conseil dès le 18 juin et partisan de longue date de l’ouverture de pourparlers, Mendès-France reprend les négociations de Genève, décide de dégager la France du guêpier indochinois après la déroute de Diên Biên Phu. Aussi, dès le 21 juillet, un accord est signé par les cinq grandes puissances, chacun des négociateurs se félicitant de l’heureuse conclusion de la conférence de Genève qui vient d’apporter un règlement que l’on croit définitif au problème vietnamien. Durant cette négociation, qui a eu lieu en pleine guerre froide, le moindre geste de Mendès-France en direction de Moscou paraît suspect, et ses adversaires, surtout les partisans les plus acharnés de la C.E.D., ne cessent de prétendre qu’en sous-main il s’est livré avec Molotov à un grand marchandage : l’appui soviétique dans la négociation de Genève contre la promesse de torpiller la C.E.D. Le grand marchandage aura la vie dure, mais ce n’est qu’un mythe. Comme le rapporte une récente biographie de Pierre Mendès-France : « Insoupçonnable de la moindre complaisance vis-à-vis du camp soviétique, partisan raisonné de la Communauté européenne de défense, Jean-Marie Soutou, bien placé pour témoigner, ramenait les choses à leurs exactes proportions : « Molotov a essayé de faire comprendre que l’Union Soviétique aidait la France à Genève. Mais il est évident que Chou Enlai avait joué le rôle le plus important auprès du Viet-Minh »… En définitive, Mendès ne fait aucune concession et ne prend aucun engagement ». Le biographe de Mendès-France poursuit : « le moins qu’on puisse dire est que Mendès ne laisse pas grande illusion à Molotov ; il lui signifie même très clairement qu’en cas d’échec de la C.E.D., une autre solution dans le cadre occidental sera trouvée. Le Soviétique doit d’ailleurs s’en douter… ». L’opinion générale est bien résumée dans l’éditorial du Figaro : « M. MendèsFrance a été à Genève un bon ouvrier du pays ». J.-M. Soutou sera ensuite à la pointe du combat pour la ratification des accords de Paris qu’il avait grandement contribué à mettre au point. Une fois de plus, l’entourage de Mendès-France est divisé, certains de ses proches voulant sauver la détente européenne par la tenue d’une conférence à quatre avant la ratification. Mais la position de Mendès-France restera ferme : « nous ratifierons et, plus tard, nous examinerons la possibilité d’une conférence à quatre ». Finalement les Accords de Paris sont ratifiés par l’Assemblée Nationale le 30 novembre 1954. Dans le camp occidental, le soulagement éclate, tandis que dans le camp soviétique la fureur est à son comble. Au cours de cette année 1954-1955, J.-M. Soutou a donc été impliqué directement dans la «grande politique». Par la suite, il refusera d’occuper aucun poste diplomatique considéré comme «politique», tant que le Général De Gaulle sera au pouvoir. Sans jamais avoir été gaulliste, il fera partie de ceux que De Gaulle utilisera parce qu’il estimait leurs compétences. De son côté, J.-M. Soutou, malgré ses inquiétudes au sujet de la politique extérieure du Général, se voulait objectif et il constatera rapidement que De Gaulle reprenait à sa manière le rapprochement franco-allemand et que, loin de stopper la CEE. (Communauté économique européenne), il en accélérait la mise en œuvre concrète. C’est ainsi que, nommé directeur des affaires d’Europe au Quai d’Orsay à partir du 1er septembre 1961, J.-M. Soutou reprend le projet annoncé par De Gaulle en mai 1960 d’une «imposante confédération» européenne et d’une «harmonisation des politiques» après l’« harmonisation des économies ». Ce projet, devenu entre-temps le Plan Fouchet d’Union politique européenne, aura en fait pour rédacteur J.-M. Soutou côté français. L’adoption de ce Plan sera rejetée par les Six et il sera remplacé par un traité franco-allemand dit de l’Elysée signé le 22 janvier 1963, sur lequel j.-M. Soutou était beaucoup plus réservé, comme ayant été conclu avec des arrière-pensées françaises de contrôle sur la R.F.A. et des pressions de De Gaulle sur un Adenauer vieillissant; comme l’écrit J.-M. Soutou: «sur cette voie d’un accord bilatéral franco-allemand, nous pouvons gagner le chancelier mais nous risquons de perdre l’Allemagne ». Pour définir l’engagement européen de J.-M. Soutou, on peut considérer que, sans être foncièrement hostile à l’ambition gaullienne, il rejetait le nationalisme; il n’était pas pour autant un fédéraliste au sens strict. Même s’il respectait l’engagement fédéraliste qui avait permis la réinsertion de l’Allemagne et de l’Italie dans l’Europe démocratique, il estimait cependant que les nations seraient relativisées, mais qu’elles ne disparaîtraient pas. En fait, il ne relevait d’aucun parti, pas plus du «parti européen» que d’aucun autre. Il était sans fanatisme et la démarche «raisonnable» de Raymond Aron lui convenait. Comme Raymond Aron, il redoutait davantage les ambitions de l’U.R.S.S. et le maintien de son emprise sur une partie de l’Allemagne que le retour d’un «Grand Reich ».Comme Raymond Aron, écrit j.-M. Soutou, nous étions favorables aux initiatives de Londres et de Washington pour colmater la brèche et sauver ce qui pouvait l’être: création des zones occidentales, arrêt des démantèlements d’usines, constitution d’un État allemand occidental, etc… mais la France visait tout autre chose: pluralité des Allemagnes, autorité internationale de la Ruhr, avec participation des Russes, annexion de la Sarre. Les Français rêvaient tout éveillés. Les articles de Raymond Aaron critiquaient inlassablement ces orientations anachroniques. Il estimait, dès la fin de la guerre, que l’Allemagne n’était plus le « perturbateur ». C’était désormais l’U.R.S.S. qu’il fallait contenir. Pour cela, la présence américaine en Europe était nécessaire. En plus, il « fallait refaire une Europe occidentale », et on ne pouvait pas « faire une Europe occidentale sans l’Allemagne occidentale ». Il ajoutait qu’il fallait se montrer généreux avec celle-ci et créer avec elle des relations nouvelles. Mais qu’il était difficile d’orienter la classe politique française dans le bon sens ! Aaron s’y employait constamment ; nous perdions parfois courage. Mais Raymond Aaron nous réconfortait. Il était ce « point fixe » dont nous parle Pascal. Sa fermeté souriante faisait remarquer l’emportement des autres. Elle démontrait qu’il était possible de résister aux « débordements ». Cette résistance finit par l’emporter. Grâce à elle, rien ne fut définitivement compromis, il fut possible d’édifier un « système occidental », qui tient encore et qui a empêché le pire ». Telle était la ligne de conduite d’une génération exceptionnelle de résistants, qui a sauvé les valeurs communes aux nations européennes face aux deux totalitarismes du XXème siècle. A la fin de sa vie, comme président de la Croix Rouge Française, J.-M. Soutou renouera avec l’action humanitaire qui, de l’exfiltration des Semprun jusqu’à l’escamotage des enfants juifs de Vénissieux, avait été le début et peut-être la plus belle page de sa carrière. C’est à ce titre qu’il revint en 1980, visiter la Croix Rouge de Pau où il découvrit « le plus bel exemple qu’il m’ait été donné de voir jusqu’ici d’une véritable vie communautaire de notre association », s’étant senti au cours de sa visite « comme porté par un élan irrépressible et convaincu de ce que doit être, de ce que peut être la Croix Rouge Française » : bel hommage rendu à Mademoiselle Riquoir et à ses militants par un Béarnais revenu aux sources et comme touché par la grâce de son pays natal. JEAN-MARIE SOUTOU ----------L’expérience diplomatique de Genève (1943-1945) Quand Jean-Marie Soutou arrive à Genève au début de 1943, la Suisse est devenue le poste d’observation privilégié des services de renseignements alliés en charge des pays de l’Europe occupée. A l’automne 1942, Allen Bulles vient établir à Berne les premiers services secrets américains en Europe (OSS) et, grâce aux liens qu’il va tisser avec les Résistances européennes, il va transmettre aux Alliés des informations capitales sur les armes secrètes d’Hitler: la localisation des bases des VI et V2, par exemple. Cette implantation des Alliés en Suisse n’a pas échappé à l’attention des chefs des mouvements de Résistance de la Zone Sud (Combat, Franc-Tireur et Libération Sud), c’est-à-dire Henri Frenay, Jean-Pierre Levy et Emmanuel d’Astier, qui vont installer aussitôt à Genève une Délégation des M.U.R. (Mouvements Unis de Résistance) afin de leur permettre de se faire connaître des Alliés et d’accéder à des modes de financement et d’information extérieurs, hors du canal gaulliste de Jean Moulin. Le délégué des Affaires Extérieures des Mouvements Unis de Résistance sera Pierre de Benouville, qui va placer à la tête de cette Délégation de la Résistance en Suisse un Général d’aviation ami de Mermoz, le Général Davet, lequel s’adjoint les services de Jean-Marie Soutou, dont Henri Frenay avait fait la connaissance à Lyon par l’intermédiaire du Père Chaillet. Voilà donc Jean-Marie Soutou immédiatement installé dans la clandestinité à Genève, dès son arrivée en Suisse. J .M. Soutou est naturellement crédité à Genève du prestige de la Revue Esprit, ce qui lui ouvre bien des portes dans toute la Suisse, où Mounier est très apprécié des milieux intellectuels helvétiques éclairés, mais aussi des intellectuels et hommes politiques étrangers réfugiés dans la Confédération. Cela constitue une nébuleuse relationnelle qui fait éclater les clivages institutionnels et permet de comprendre certains rapprochements. Et sur cet angle relationnel, comme sur d’autres, Soutou est parfaitement qualifié pour jouer un rôle de premier plan. Dès avril 1943, sous le pseudonyme de « Béraud » il devient l’attaché à l’information de la Délégation et il travaille en collaboration avec des Suisses dont il a la confiance, comme avec des Français momentanément en exil. C’est ainsi qu’avant de nouer des relations entre la Résistance et l’U.R.S.S. J.M. Soutou s’assure le concours de deux experts Français présents sur le sol helvétique : Jean Laloy, qu’il a connu à Esprit et qui assure les fonctions de Consul Général Adjoint à Genève, et Jean Payart, ancien chargé d’affaires à l’Ambassade de France à Moscou, qui va lui présenter un ancien délégué de la représentation soviétique à la S.D.N. qui va jouer le rôle d’informateur. On voit ainsi que la France dispose, à partir de 1943, de deux représentations diplomatiques en territoire helvétique : l’ambassade officielle de Berne et l’ambassade clandestine de Genève, fondée à l’initiative d’Henri Frenay, non sans une certaine porosité entre les deux représentations, au-delà des clivages institutionnels. A la suite de la mort de Jean Moulin, Henri Frenay et Emmanuel d’Astier vont réintégrer le giron gaulliste en novembre 1943 pour devenir membres du Comité Français de Libération Nationale à Alger, transformé en juin 1944 en gouvernement provisoire de la République Française et Jean-Marie Soutou rejoindra à Berne, en août 1944, la délégation en Suisse du gouvernement provisoire du Général de Gaulle, au titre d’attaché de presse à l’Ambassade de France.