Séminaire du Centre de Géostratégie
Sous la direction de Sophia Clément-Noguier
Paris, le 1er février 2006
Grands enjeux économiques mondiaux du XXIème siècle,
entre protectionnisme et libéralisation : un besoin de gouvernance mondiale
Par Benoît Chervalier
Transatlantic Fellow – The German Marshall Fund of the United States
Introduction
Confucius : « Apprendre sans réfléchir est vain, réfléchir sans apprendre est périlleux »
La rigueur en économie est indispensable: les faits et les chiffres doivent valider ou invalider
les hypothèses avancées.
En parallèle, la science économique appelle prudence et sagesse. Ainsi, Laura Tyson,
ancienne conseillère économique de Bill Clinton n’estimait-elle pas lors du dernier forum de
Davos que l’humilité était indispensable ? L’approche est donc celle de Socrate « Tout ce que
je sais, c’est que je ne sais rien ».
Le but de cet enseignement est de fournir un cadre d’analyse en donnant des éléments
théoriques fondamentaux, étayés par des quelques éléments chiffrés permettant de situer les
ordres de grandeurs et de soulever les grands enjeux du débat économique contemporains en
matière de commerce et de gouvernance mondiales. Dresser un état des lieux pour être en
mesure d’effectuer un état des enjeux
I. Libre échange et protectionnisme : mise en perspective historique des ressorts
idéologiques et de l’évolution du commerce international
II. A la fin du XXème siècle, le village planétaire s’est élargi et modifié : la mondialisation
s’est installée en accroissant les richesses et les inégalités
III. Si aujourd’hui, le clivage entre libre échange et protectionnisme en soi semble dépassé, se
pose alors la question des règles du commerce international et plus globalement de la
gouvernance économique mondiale.
1
I . Les ressorts idéologiques : mise en perspective historique
A) Les termes du débat au XIXème siècle : la mise à l’épreuve des modèles économiques
1) La fin du XVIIIème et la première moitié du XIXème siècle vont donner naissance
au corpus idéologique du libre-échange : les justifications doctrinales du libre-échange
Pour différentes qu’elles soient dans leurs conclusions, les théories traditionnelles de la
spécialisation partent d’hypothèses communes.
Tout d’abord, le pays constitue le cadre d’analyse retenu : les auteurs raisonnent au niveau
macroéconomique, en termes d’avantages comparatif ou d’avantage absolu. Ensuite, ces
théories traditionnelles expliquent le commerce international par l’existence de différences
entre pays, différences qui se traduisent dans les prix relatifs des produits.
En dernier lieu, les théories classiques du commerce international montrent que la
spécialisation et l’ouverture à l’échange sont préférables à l’autarcie : les pays ne peuvent
perdre à l’échange même si la répartition du gain à l’échange peut être inégale entre les pays.
a) les libres échangistes britanniques
- Selon Adam Smith1, l’échange international provient de différences absolues de
productivité.
Smith raisonne dans le cas de deux pays, ne produisant chacun que deux biens.
Il suppose qu’il existe un facteur de production : le facteur travail, pleinement employé,
mobile entre les deux productions mais internationalement immobile.
Les coûts de production unitaire des deux biens sont mesurés en nombre de travailleurs.
Un pays dispose d’un avantage absolu sur son partenaire dans un bien lorsqu’il peut le
produire avec moins de travailleurs que son partenaire.
Fameux exemple du drap portugais et du vin britannique.
Il apparaît que le Portugal dispose d’un avantage absolu sur le Royaume-Uni dans la
production de drap (80% contre 20%) alors que le Royaume-Uni dispose d’un avantage
absolu sur le Portugal dans la production de vin (60% contre 40%). Les deux pays se
différencient donc par des productivités du travail dissemblables dans les deux biens.
Smith montre alors que chaque pays a intérêt à se spécialiser dans le bien pour lequel il
dispose d’un avantage absolu.
Si les deux pays échangent, à quantité de travailleurs donnée, il est donc possible d’obtenir
par la spécialisation internationale une production mondiale de vin et de drap supérieure à
celle obtenue en situation d’autarcie.
Non seulement, chaque pays a donc un intérêt à se spécialiser dans le bien pour lequel il
dispose d’un avantage absolu mais les pays ont un intérêt mutuel à se spécialiser et à
s’ouvrir : l’échange international est un jeu à somme positive et le protectionnisme n’a pas
lieu d’être. Cette vision est tout à fait novatrice pour l’époque. Rappelons en effet que les
auteurs mercantilistes et notamment le courant français appréhendaient le commerce
international comme un jeu à somme nulle : Bodin et de Montchrétien estimaient que le gain
d’un pays se faisait nécessairement au détriment des partenaires.
1 Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des Nations (1776)
2
Le modèle de Smith présente deux limites principales :
- tout d’abord, il ne s’attaque qu’aux conditions de l’offre, Smith n’explicite pas les
déterminants de la répartition du gain entre partenaires : si les deux pays gagnent à
l’échange, cela ne signifie pas pour autant qu’ils en retirent un gain identique.
- Ensuite, la spécialisation n’est possible que si un pays dispose d’un avantage absolu :
dans le cas contraire, il ne peut prendre part au commerce international.
C’est précisément pour lever ces limites que Ricardo a développé un modèle en termes
d’avantages comparatifs.
- Ricardo fonde l’origine de l’échange international sur des différences relatives de
productivité : à la différence du modèle smithien, tout pays peut désormais participer au
commerce international, même s’il dispose d’un désavantage absolu dans les deux biens.
Ricardo dans le chapitre VII des Principes de l’économie politique et de l’impôt (1817), part
d’hypothèses semblables à celles de Smith : il existe deux pays et deux produits ; le facteur
travail, seul facteur de production, est pleinement employé, mobile entre les deux produits et
immobile internationalement ; les coûts de production unitaire de chaque bien sont mesures
en nombre de travailleurs.
Ricardo montre que le pays a intérêt à se spécialiser dans le bien où il dispose de la
productivité la plus forte.
Il reprend l’exemple du Portugal et du Royaume-Uni, en supposant que les coûts de
production d’une unité de drap et d’une unité de vin sont moins élevés au Portugal qu’au
Royaume-Uni. Il faut en effet 90 travailleurs au P et 100 au RU pour produire un drap et 80
au P et 120 au RU pour produire un vin.
Portugal Royaume-Uni
Drap 90 100
Vin 80 120
Drap/vin 1,125 0,83
Vin/drap 0,88 1,2
Le Portugal dispose donc d’un avantage absolu sur son partenaire dans les deux biens : dans
une logique smithienne, le RU ne peut participer à l’échange international.
Par rapport à Smith, la nouveauté de Ricardo consiste à calculer pour chaque pays les rapports
drap/vin et vin/drap.
Pour le P, drap/vin = 1,125 (90/80) et vin/drap (80/90)=0,88
Pour le RU, drap/vin = 0,83 (100/120) et vin/drap = 1,2 (90/80)
Il apparaît que le Portugal, s’il dispose d’un avantage comparatif dans les deux biens, est plus
efficient dans la production de vin comparativement à celle du drap, inversement le RU s’il
dispose d’un désavantage absolu dans les deux biens, est plus performant dans le production
de drap, comparativement à celle de vin. (Delta plus faible sur le vin que sur le drap).
Donc, le Portugal a intérêt à se spécialiser dans la production de vin et le RU dans la
production de drap. En effet, en se spécialisant, le Portugal peut obtenir, contre une unité de
vin, 1,2 drap au lieu de 0,88 en autarcie. De même, le RU peut obtenir, contre une unité de
drap, 1,125 vin, au lieu de 0,83 en autarcie.
3
La théorie de Ricardo montre que le commerce international est toujours un jeu à somme
positive : les deux parties réalisent un gain à l’ouverture, par rapport à la situation initiale
d’autarcie.
Le modèle de Ricardo ne fournit cependant aucune indication quant à la répartition du gain né
de la spécialisation : si le Royaume-Uni et le Portugal gagnent à l’échange international, cela
ne signifie pas qu’ils gagnent la même chose.
- - Stuart Mill (1879), Il revient à Stuart Mill d’avoir prolongé la théorie des avantages
comparatifs sur ce point, en introduisant le rôle de la demande mondiale. Si le vin est
faiblement demandé au niveau mondial, le prix du vin va tendre vers celui pratiqué en
autarcie au Portugal ; à l’inverse, s’il est fortement demandé, le prix du vin va tendre
vers le prix d’autarcie au Royaume-Uni. Minimaliste du libre échange, il recommande
un libre-échange bilatéral, étape par étape (redoute effet inflationniste).
Le modèle de Ricardo a fait l’objet de plusieurs critiques :
- la logique ricardienne fonde l’échange international sur l’échange de différences : elle
ne peut donc expliquer l’existence d’une spécialisation internationale dans le cas où
les deux pays sont identiques en termes de productivité
- le modèle de Ricardo revêt un caractère statique : à ce titre, il ne peut prendre en
compte des évolutions dans la spécialisation d’un pays. Pourquoi un pays comme le
Japon est-il passé d’une spécialisation fondée sur le textile à une spécialisation fondée
sur la sidérurgie puis l’automobile et l’électronique
- Rien n’est dit quant à l’origine de l’avantage comparatif d’un pays : pourquoi le RU
dispose-t-il d’un désavantage dans la production de drap et le Portugal dans la
production de vin ?
- L’approche ricardienne repose sur un commerce interbranche et ne peut à ce titre
rendre compte de l’existence du commerce intra-branche et de son essor contemporain
b) les libres échangistes français
- Jean-Baptiste Say (1767-1832), professeur au Collège de France, La loi des
débouchés. Prône un libre échange intégral qui suppose un Etat neutre.
- Frédéric Bastiat (1801-1850), veut faire tomber les rentes de situation
- Les saint-simoniens influent surtout sur la Monarchie de juillet. La mobilité des
produits permet de compenser l’immobilité des facteurs de production.
Toutefois, ils ne sont pas d’authentiques libéraux car ils réclament une intervention
étatique pour les travaux publics.
c) Les facteurs de croissance : l’innovation et le progrès technique
L’innovation et la croissance sont la source du développement.
Reprenons un exemple que Daniel Cohen cite dans son ouvrage, La mondialisation et ses
ennemis : la scène se passe sur le haut plateau péruvien (Cajamarca), en 1532, Francisco
Pizarro, à la tête de 168 hommes, fait face à l’Empereur inca Atahualpa à la tête d’une armée
de 80 000 personnes. Pizarro capture Atahualpa, exige et obtient une rançon, puis le tue. Le
combat avec les troupes de l’Empereur inca défunt d’engage, l’Espagne gagne. Pizarro et ses
hommes disposait d’épées et d’armures d’acier, de fusils et des chevaux alors que les autres
disposent simplement de gourdins de pierre, de massues, de haches et de lance-pierres. En
4
outre, l’Espagne de Pizzaro disposait de l’écriture contrairement aux Incas. Enfin, Pizarro a
profité des informations qui avaient permis à Cortès de triompher contre les Aztèques.
L’Empire inca, comme aztèque, reposait sur une organisation politique totalement centralisée.
En capturant le chef et en le mettant à mort, Pizarro désintégrait la chaîne de commandement
inca. Cet exemple montre que l’avantage est né des innovations détenues par le conquérant.
Une autre réponse à la question de l’inégalité du développement, autrefois largement admise
serait donnée par le climat. Peut-être que la longueur de l’hiver obligeant les gens à rester
enfermer plus longtemps les rend plus prompts à penser si on en croit Pascal ? Hypothèse
facilement attaquable : les peuples d’Europe du Nord n’ont fait quasiment aucune
contribution fondamentale à la civilisation avant le dernier millénaire.
Les quatre leviers fondamentaux du développement économique sont : l’agriculture, la roue,
l’écriture et la métallurgie (toutes découvertes dans les parties les plus chaudes de l’Eurasie).
Les écarts entre les continents ne doivent rien aux climats. La raison est celle de la présence
d’animaux capables d’être domestiqués et l’existence de plantes qui peuvent être cultivées.
L’histoire du cheval est aux civilisations du passé ce que fut le chemin de fer aux sociétés
industrielles et l’avion aux sociétés modernes. Le cheval est domestiqué dans les steppes au
nord de la mer Noire autour de 4000 avant JC. Lorsque les chevaux ont été attelés à des chars
de combat autour de 1800 av JC, ils ont révolutionné l’art de la guerre au Proche Orient2.
Il n’a pas pu descendre au dessous de l’Afrique de l’Ouest car le trypanosome transmis par la
mouché tsé-tsé l’en a empêché. Les zèbres si proches en apparence du cheval ne se prêtent pas
à la domestication. Ils sont d’un caractère ombrageux, ont tendance à mordre et deviennent
mauvais en vieillissant.
Les progrès et l’innovation vont être décisifs pour le développement des pays occidentaux.
Le télégraphe, le chemin de fer, le téléphone ont, en leur temps, bouleversé les distances de
manière beaucoup plus radicale qu’Internet aujourd’hui.
La première liaison transatlantique régulière est inaugurée en 1838. Une innovation
fondamentale, le réfrigérateur permet d’exporter vers l’Europe, à partir de 1871, du bœuf
congelé en provenance des Etats-Unis ou d’Argentine.
d) la mise en place du libre-échange 1848-1879
Le rôle précurseur de l’Angleterre : le rôle de sensibilisation du groupe Cobden , « l’anti corn
law league », suppression de ceux-ci en 1846 : l’Angleterre proclame donc un désarmement
tarifaire.
La politique du désarmement tarifaire perdure sous Gladstone. En 1862 subsistent des droits
de douane uniquement sur des produits de luxe (soierie, alcool) mais ce sont des droits
fiscaux.
Le libre échangisme britannique est unilatéral et inconditionnel. L’Angleterre ne demande
aucune réciprocité aux pays étrangers.
2 En -1647 av JC, les chevaux ont permis à un peuple totalement étranger, les Hyksos, de conquérir l’Egypte qui
en était alors dépourvue. Pendant 5 siècles, ce peuple a imposé ses dynasties à l’Empire égyptien avant d’être
brutalement détrôné. Plus tard encore, les selles et les éperons permirent aux Huns de terroriser l’Empire romain
et ses successeurs.
5
1 / 22 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !