32 7 Philosophie, démocratie et éducation dans le monde moderne. Introduction à Eric Weil, Essais sur la philosophie, la démocratie et l’éducation. In Cahiers Eric Weil IV, Lille, PUL, 1993, p. 9-30 t t tl tl [,,, J 9uhiersEricWeiï IV Ertc WeiT Dssaissur la philosophie, et feducation la démocratie de Lille DiffusionPresses Universitoires AVAI\T.PIIOPOS Le CentreEric Weil s'estdonnépour tâche,dèssa fondationeu 1981, de publierdestextesd'Eric \Meildevenusintrouvableset desinédits,ainsi que la traductionde sesécritsen langueétrangère..dinsi ont été édités Philosophieet réalité.Demiercessaiset conférences, Paris,Beauchesne, L982; La philosophiede PietroPomponani(traductionde l'alleruandpat G. Kirscher et J. Quillieq des notes latines par L. Bescond),et Pic de la Mirandale et la critiEte de I'astrologie(édité par E. Naert et M. Lejbowicz),Paris,Vrin, L985. ',|, Le présentvolumerassembledesarticlestraduitsde l'anglais,publiés notammentdans la rewe Daedalus,à laquelle Eric Weil collabora activement,avant de devenirmembrede son comité de rédactionen Lm3. Le travail a été mené par une équipe du Centre animéepar Jean-MichelBuée,maîtrede conférences de philosophieà fI.U.RM. de Grenoble,en collaborationavecPierreBelaval,professeurde philosophie aulycéePasteurde Lille, SergePralat,professeurde philosophieau lycée H. Wallon de Valencienneset Jean-LouisTbstart,professeurde philosophieau lycéeFénelonde Lille. 1}ois textes déjà traduits ooi éJêrepris dans ce Cahier Wec.eà I'aimableautorisationdesdirecteursdesrevuesqui les avaientoffertsau public.Le Centreremercietrès vivementMM. J.C. Casanova, I)irecteur de Commentaire, J. Piel,Directeurde Citique et J.B. Pontalis,Directeur deLe tempsde la réflexion,qui ont encouragé cettepublication. , JeanQUILLIEI{ Directeurdu Centre TABLE DES MATIÈR,ES AvANT-pRopos de r. eUILLIEN......,......,..,............... INTRoDUcrroNde r.-u. nuÉe : Philosophie,démocratieet éducationda"s le mondemoderne.. :.r 7 9 3L 59 cITAPITREIu - La penséephilosophique et politique en Europe aujourdthui ...........................................................r'.........t................... 67 cHAPTTRB rv - La philosophiefrançaiseet I'existentialisme 9l CHAPIÎRE V - Religiongt politique.........................................,...r....... 103 CHAPITRE vI - La démocratiedansun monde de tensions............. 115 cSAPITREvII - Lidée d'éducationdansI'enseignement w américain .o........................t....'.....r...........................................r........... CTTAPITRE VIII - Le rôle des universités :'lss humanitéset Itgnsgigngment supérieurdg masse.o.....r.......................,,................ L43 CHAPITRE D( - Plaidoyerpour les humanités............o..............o........ t57 CHAPITRE x - Intervention lors d'un colloque consacréarx langages desétudgshumanistos................o........,...r......................... t75 SOURCES..t..."ô..............'.r..rr.r.......t.......................r....r..............r'r.rf...r.r.r.r. 183 TNTRODUCTION pHII-osopHIE,DÉ,MocRATrEET ÉpucATroN DANS LE MONDE MODERNE Ieon-MichetBUÉE L Les textes que I'on pourra lire dans ce volume diffèrent sous de nombreuxaspects: thèmes,public visé,dates,circonstances, languedans laquelleils ont étê Édrgés.On trouverad'abordcinq articles,traduitsde l'anglais.Tfois d'entre eux furent publiés dans Daedalus,la revue de l'AmericanAcademyof Arts and Sciencesdont le comité de rédaction comptaEric Weil parmi sesmembresà paftir de L973,Le plus ancien (1964)traite de la situation politique et intellectuellede l'Europe de l'après-guerre ; les plus récents(1969et L973),de la méthodeet du rôle desétudeshumanistes dansle mondecontemporain.On leur'ajoint deux essaisantérieurs: le premier,rédigépour un slmposiumde l'Unescoen 1951,s'interrogeslu la naturede l'Etat démocratique et sesconditionsde possibilitédansun contexteinternationalmarquépar la guerrefroide.Le second,unesériede deu conférences diffuséespar la B.B.C.en 1952,est consacréà la philosophiefrançaisedes années50, et plus précisémentà la vogueexistentialiste de I'après-guerre. Nous avonscru pouvoir ajouter à cet ensembled'autrestextesqui, souvent,complètentle proposdespréédents ; d'une ptrt, un article de 1955intifildlêReligion and politics, publié à I'origine aux USA dans la puis repris en françaisen 1981dansla revueLe temps re\rueConfluence, de la réfluion (trad. L. Nguyel-pinh) ; Eric Weil y revient sur le protlème des fondementset des fins de l'Etat démocratiqueen un monde or) la politique tend à acquérir une autonomiede plus en plus grandevis-à-visdes croyancesd'individus ou de groupes en quête de salut individuel ou collectif. D'autre part, une conférence,initialement prononcéeen anglais,en t973, puis publiée en françaisen 1983dans la revûeCornn4entaire ; la question de I'Université y est mise en relation aveccelle de l'éducation humaniste.Llimportancede ce thème dans la penséede Weil, son rôle décisif lorsqu'il est question de l'avenir du mondecontemporain,nous ont égalementincité à reprendre un compte rencluparu dansCritiEte en \946, et consacréà I'idée d'éducationdans américain. I'enseignement On pouvait remarquer,enfin, que certainsde ces toxtescomportaient cles allusions à la France, à son histoire, à ses traditions morales, politiques, culturelles. Aussi avons-nousinséré dans ce volu-e deux essaisqui so proposenttl'en analyserles structuresmoralesconcrètes.Le prernier,inédit, fut rédigé en français,à la demandedu HooverInstitute de l'Université de Stanford (d'où le titre anglaisMyth and faith), et la substamceen fut reprise en anglais par S.K. Padover dans le chapitre Basic valuesof Frenchcivilization d'un volume desHoover Institute Studies publié soussa direction en 1954et consacréaux institutionset auxvaleurs qui gouvernent la vie politique française. Lautre parut en français en 1953dans la revue Synthèses;il reprend de façon plus concisele début du texte précédent, et permet de resituer le propos de tù/eil dans le conteKepolitique frzurçaisdes années50. Feut-êtrepensera-t-onqu'il s'agit là de textesmineurs,dont l'intérêt, sansêtre purement anecdotiqueou biographique,est surtout de nous renseignersur les convictions personnellesde I'auteur: il est toujours intéressantde savoir ce que pensaitun philosophoéminent de la France des années50, de la situation politique et intellectuelleeuropéennede I'après-guerre,de la guerre froide, du régims stalinien,du succèsde l'existentialismeou de celui du structuralisme; ou de connaître ses réactionset ses sentimentsvis-à-visde la guerre d'Algérie, du pouvoir gaulliste,de la contestation étudiante des années70, de I'avenir des Universités,de I'enseignementsupérieurde masse,etc...Disons-led'emblée, le lecteur qui fcrait prouve de ce type de curiosité risque d'être déçu : peu ou pas de prisesde position personnelles,aucunesympathie ou antipathieproclaméeà l'égard de telle ou telle idéologie,aucunsigne d'allégeanceà un parti, à un groupe, à une organisation,à une nation particulière : Weil n'est pas le chantre du libéralisme, politique ou économique; pas plus qu'il n'est celui du communisme,du christianisme social ou du rationalisme athée. Et, s'il affirme clairement la supériorité de l'Etat démocratiquesur I'Etat autocratique,c'est en soulignantI'insuffisancede la plupart des conceptionshabituellesdes droits et deslibertés de"l'individu; en rappelantaussi- ce qui surprendradavantagc,et peutêtre plus encore aujourd'hui qu'en 1951 - que IURSS stalinienneest bien une dictature totalitaire, où règne la terreur, mais qu'on ne saurait pour autant la confondre avecla dictature nazie, dans la mesute où ses principes (qui ne sont que des principes) restent démocratiques,mêmc s'il s'agit d'une conceptionparticulière de la <lémocratie,considérée,non comme moyen de résoudre les problèmes de la vie en commun, mais oommela fin ultime à laquelledoit aboutir le coursde I'histoire. On trouverait sans peine d'autres exemples de ces déplacements que I'analyseweilienne fait subir aux manières habituelles dont nous formulons nos alternativespolitiques, sociales ou économiques,Ainsi I'analysede la planificationcommemoyenefficacede développerla libre entrepriseet la concurrence,et ce, pas seulementà I'Ouest.Ou encorela thèseselon laquelle l'Etat moderne,neutre,< athée>, sansconvictionsni croyancesreligieusesou métaphysiques,repose par là même sur une croyance, <<la croyance en la raison, la liberté et la responsabilité personnelle>'. Sans doute est-ce dans ces teres ce qui surprendra le plus le lecteur, habitué à voir les intellectuelsprendre parti pour telle ou telle < cause>. Les questionsdont Weil s'occupesont bien cellesqui suscitent chezsescontemporainsles débatsles plus vifs et les oppositionsles plus tranchées.Il refuse,pourtant, et sansla moindre ambiguité,l'attitudc de I'intellectuel < engagé>, si répandue eq France. Il entend parler de politique et de politique concrète ; mais sans invoquer la moindre < vérité >rultime et sacrée; saû; se réclamer de l'un de ces systèmesde valeursabsolueset concrètesà la fois, qu'il qualifie lui-même d'< idéologes > su de <<mythes>. Comme il est évident que Weil n'appartientpas non plus à la catégoriedes <<prophètes>, ânnoDÇârttelle ou telle recette miraculeusepour guérir les maux de ce monde, ni à celle des < spécialistes> qui, délaissantpour un temps leurs occupationsérudites,font généreusementpartagerleurs convictionsintimes ; comme,d'un autre côté, il est tout aussiévidentque l'auteur sait de quoi il parle, et qu'il dispose, non seulementd'une rare culture, mais aussid'une information sérieuse, notammentsur un certain nombre de problèmestechniques,tels la planiIication ou le budget, que - choseinhabituellechezun philosophe- il n'hésitepas à évoquerdansle détail, il sembleinévitablede se demander I ReligionerpolitiEte. [æs citationsd'Eric Wcil sont suiviesde leur référence,à I'aidedes abréviationssuivantés: Pk Philosophieet réalité,Paris,Bcauchesne,1982.LP. Logiquede 19philosophie,Paris,Vrin, æme éd. 1985.(lère éd. 1950),EC L Essdiset conférencàs,-Paris, P_lon,t. I (1970),Vrin 1991.EC IL t. II (1971),Vrin 191. PP.Philosophiepolitique,Pais, Vriq, 195!. lorsqu'il s'agit de textcsinchir daiis ce volume, on y renvoieen citani le débui du titrc (Rcligion.. etc.).l , à quoi, exactemerrt,l'on a affaire : peut-on réellementparler du monde contemporain,sansprendre parti pour ou contre telle ou telle idéologie? S'agit-il simplement d'analyse scientilique, neutre, objective, désintéressée,d'un discours historique ou sociologique ? Ou s'agit-il d'autre chose,et de quoi ? Weil s'interroge sur son présent. Aussi son discours est-il d'abord celui d'un historien,doublé d'un sociologueou d'un économiste.Contentons-noussur ce point d'éliminer un malentendupossible: I'objectivitéà laquelleprétendentles analysesrelativesà la France ou à I'Europe n'est pas du type de celle que visent les sciencesexactes.Il ne slagit ni de statistiqueset de relations e4tre des facteurs mesurables,ni d'analyse structurale ou structuraliste, même si l'intérêt de ces approches est reconnu, ainsi que leurs limites : ce ne sont là pour l'historien que des .. sciencesauxiliaires> (Le langage...cf. aussiPR, p. 32i). Lorsqu'il s'agit de choisir les faits significatifset de les analyser,la méthodologie weiliennen'est pas de type positiviste.Elle procèdeplutôt d'une sociologie compréhensive,de type wéberien : poru étudier les attitudes et les valeursfondamentalesqui gouvernentla vie.frariçaise,il faut construire destypesidéauq qui ne se rencontrentjamais à l'état pur dansla réalité, mais qui permettent de l'éclùer et de l'interpréter sans en effacer la complexité. Est-ce là cependantun simple emprunt méthodologique? Ne seraitce pas I'essentielde la problématiquewéberiennequi serait ici reprise et actualisée? Le conceptde < démythologisation introduit pour caracté" riser la situationpolitique européennede I'après-guerreest certesissude la théologiebultmanienne.Pourtant il n'est pas sans évoquer le thème centralde l'analysede Weber,celui de la sécularisation,du désenchantement, de la perte du sacré,caractéristiquesd'une modernitévouée à la quêteexclusivede la rationalité et de I'efficience.Ne faut-il pasy ajouter toutes les analysesd'esprit wéberien, qui soulipent le rôle majeur de l'arlministrationet des fonctionnairesau sein des Etats européens,ainsi que leur responsabilité croissante dans l'organisation rationnelle de l'économie,tant au niveau national que supra-national? Ne peut-on remarquer,enfin, que les préoccupationssociologiqueset économiques seretrouventencorelà où on les attendrait le moins ? Dans les réflexions supérieuret le rôle des hlmanités. Weil sait manifessur I'enseignement tement qu'en ce domaine,il ne suffit pas d'avancer des propositions, aussiréalistessoient-elles; il faut aussitraiter les problèmessousI'aspect de ladministration et de la gestion, sous peine de se voir qualifier d'intellectuelrêveuret irresponsable. On serait donc tenté de répondre par I'affirmative,s'il n'y avait une différencedécisive,fondamentalè,avec le point de vue de la sociologie rii, compréhensive: aux yeux de Weil, on le sait, le discoursde Max Weber est I'une des exprossionstypiquesde la catégoriede l'intelligencedésintérepsée,< a-cosmique (LB p.266>,pour laquelleles valeurset les visions " du monde sont de simplesfaits, sansinfluencesur la vie concrètede leur interprète : lorsqu'il lui faut agir, et donc choisir sesvaleurs,l'historien ou le sociologues'en remet, comme tout un chacun,à ses préférenceset à sesgotts, nécessairement arbitrairesparcequ'indémontrablesde la façon dont on démontrela vérité d'un théorèmeou d'une loi scientifique.Pourquoi ne pas se satisfaire de cette position ? A caused'un fait, aussibanal que facilementoublié : I'historienet le sociologuefont eux-mêmespartie du monde qu'ils étudient. Le thème est d'origine kantienne,et son rôle est décisif lorsqu'est abordé le p.roblèmedu sens et de la fondation ultimes de la philosophiepremièreo.C'est cependantslu un autre aspect que met l'accent la réflexion sur les humanités: I'historien appartient à l'histoire parce que, commetout homme,il ne vit pas au milieu d'un amas de faits et de valeurs isolés et sans lien mutuel, mais dans un monde (cf. EC I, p.295 sq) qui le comprendavantqu'il n'ait entreprisde lo comprendreà son tour, et qui agit sur lui avantqu'il n'agisse,ou plutôt ne réagisse,à son égard.Autrement dit, la vie de tout hommeest toujours déjà informée, orientée,pourvue d'un cadre de référencesconcret : des traditions, des systèmesde valeur, des croyances,des manièresde sentir, de juger, de se comporter, typiques d'une communautédonnée, à une époquedonnée.Il en résulteque la relation de I'homme aux valeursn'est ni de I'ordre de la contemplationd'un objet extérieur offert au regard d'une intelligence pure, ni de I'ordro d'un libre choix individuel, abandonnéaux préférencesarbitraires de chacun: les valeurs sont ce qui nous définit, elles forment le cadre d'où notre vie et notre action reçoivent leur sens.Qu'un tel cadre en vienne à être traité comme un ensemblede faits à analyseret à interpréter apparaîtdès lors commeun signe,le signemanifested'un monde en crise : les chosesont cesséd'aller de soi ; l'évidence qui s'attachait àux contenus traditionnels a fait place au sentinent diffus d'un divorce, d'uû écart, d'un décalageentre les traditionsvénérablesdu passéet ur avenir,espéréou redouté,représenté de façon confuse,mais dont on est str que les valeurs traditionnelles serontincapables,à ellesseules,d'en garantir le sens.C'est là I'origine de tout besoin d'interpréter le monde, de l'analyser, de le comprendre. Autrement dit, ce besoin vise, en dernière analyse,,la recherched'une nouvelle orientation, d'autres coordonnées,d'autres systèmesde valeur destinés à permettre à une communauté, à un groupe, à une nation de mieux affronter des problèmes qu'il leur est impossible de différer, sous peine de voir leur monde se transformeren un chaosinforme. Le travail 2 .t; Cf. les dernières catégorics delal,ogiEte da la Philosophie, lc Sar et la Sagcsc. de I'interprète n'est jamais celui d'une intelligencedésintéresséeparce que le problèmede I'interprétationn'est pas d'ordre épistémologique; il est d'ordre moral : fondamentalement,il ne s'agit pas de connaître,mais de se décider et d'agir en discernantce qu'il est possibleet souhaitable de vouloir et de faire. Les choses eil sont-elles clarifiées? Ou sont-elles devenuesplus paradoxalesencore ? Si tout besoin d'interpréter le monde naît de la nécessitéd'agir, s'il procède du désir, conscient ou inconscient,de travailler à un avenir plus sensé,commentl'interprète peut-il refuser au mondeco que celui-ci paraît attendreou exigerde lui ? Ne doit-il pas lui fournir des raisons d'espérer et de croire, des idéau:r, des vérités dernières,des valeurssacréesqui I'aideront à surmontersa crise en lui redonnantla confiancequ'il a perdue ? On peut certes répondre qu'il existe des situations où tout cela semble devenu caduc ; et qu'il se pourrait que le monde moderne se caractériseprécisémentpar une telle perte. Mais, si les idéologiesne sont plus de saisoq si les grands récits mythiquesappartiennentau passé,la responsabilitéde I'intellectuelet du philosophe n'est-elle pas de chercher une autre voie, de créer de nouvellestables de valeurs,ou tout au moins d'exhorterI'individu à être lui-même,à s'assumer,personnellement,authentiquement,sincèrement, sanssuccomberaux piègesque lui tend le monde,sanssombrerdans la mauvaisefoi, I'anonymat,la paresse,le mensongeou la lâcheté? Avec cesquestions,nous sommesau cæur de ce qui est l'enjeu fondamentalde tous ces textes: qu'il s'agissede la Franceou de l'Europe, de I'existentialismeou des humanités,de la démocratie,de la religion ou de l'Université, WeiI tente de montrer que I'alternative à laquelle nous venonsde faire allusion n'est qu'une pseudo-alternative.On peut et on doit opposer deux types de discours : celui des Eglises,religieusesou non, et de leurs fidèles qui continuent à croire en des vérités à la fois absolueset concrètes; et celui de tous ceuxqui, désespérant'des dogmes, et ressentantdouloureusementcotte absenced'absolu, en viennent à ériger en absolu ce vide lui-même,et exaltent la décisionà la décision, I'expressionauthentiquedu sentimentpersonnelet créateur,ou encorele choix arbitraire de sesdieux et de sesdémons.Mais cet antagonismene doit pas masquerl'essentiel: ces deux positionssont commel'envers et Iendroit d'une même attitude fondamentale,celle dacrqtant, pour qui le problème de I'orientation de I'homme ne peut et ne doit se poser que dansl'horizon d'une foi, de la foi en un sensdernier et exclusifde la vie et du monde. Ce ne sera pas nécessairementune foi dogmatique; ce pourra être un tout autre type de foi, radicalement critique de la précédenteet nostalgiqueà son égard ; mais il s'agiratoujours de foi, et l'individu sera confronté à la même alternative : ou chercher et découwir le sensauthentiquede l'existence,ou s'abandonnerau désespoir.Ou le salut,ou la chute dansune vie indigne d'être vécue. Pour Weil, cette façon de formuler le problème n'est qu'une illusion, l'illusion majeurequi" dansle monde contemporain,grrettetous ceux qui, insatisfaits des sciences et de leur t5rpe de rationalité, et refusant d'admettre que < ce dont on ne peut parler, il faut le taire >>,persistentà chercherun sensen postulant,dogmatiquement,qu'il est et ne peut être qu'absoluet unique : la recherchedu sensne vise pas la révélation de fAbsolu, ni celle de la Vlrité ou de I'Etre. Ce n'est pas une question religieuse,ou théologique' ; mais une question philosophique,ou plutôt la question constitutive de la philosophie, celle qui la constitue en < instanceabsolue>!,en <<tribunal (PR, 2L) chargéd'examinertoutesles " questions,y compris celle, particulière,que la philosophieest llour ellemême. On peut exprimer autrementla même idée : le problème central du monde contemporainest bien de l'ordre d'un choix, et d'un choix entre deux alternativesradicalementopposées; mais il ne s'agit pas de choisir entre des croyances,ni entre la croyanceet I'incroyance,Pour le philosophe, soucieux de parler et d'agir en philosophe,y compris lorsqu'il aborde les questionsles plus concrèteset les plus controverséesde son époque,la seule option, la seule alternative,le seul choix porte sur ces deux possibilitéshumainesfondamentalesque sont la raison d'un côté, la violencede I'autre : ou I'humanitépersisteradans la voie qui, depuis le début de la civilisation,a êté la sienne,la plupart du tempssansIe savoir ni le vouloir, celle de l'Universel,du discourscohérent,de l'action raisonnable.Ou elle disparafua,du moins commehumanitécivilisée,en préférant I'autre voie, celle de l'arbitraire, de la révolte gratuite, de l'acte destructeurou auto-destructeru,sansraisonni justification. Pout-êtrecomprendra-t-onmieux ainsi ce qui, au début, paraissaitsi étonnant : I'attitude de Weil n'est pas celle d'un intellectuel ni désintéressé,ni engagê,parce qu'elle n'est pas celle d'un croyant,dogmatiqueou antidogmatique.Elle est simplementcells d'un philosophe,dont la seule et unique foi consiste à parier sur cette valeur absolue, nais fomrclle qu'est la raison (Religion..,cf. aussiPR, pp.276 et282)".11ne s'agit pas de se retirer d'un monde tenu pour violent et absurdeen cherchantun salut purementindividuel ; ni de prendre parti pour ou contre les valeurs sacréesinvoquéespar les individus, les groupes ou les nations ; encore moinsde déclarer que tout va pour le mieux dansle meilleur des mondes 3 Cf. J, Quillien, < Heidegger,le nazismeet la penséefrançaise>, in Gernanica, Ulle, 8/1990,qui souligneque < Hcidegger a produit la figure de I'ombre, celle du théologien athée> (o. 137). 4 Cf. LF. Robinet. (L'Etât mondial dans ta Philosophle politique d'Eric lYeil > in Discours,violencea ldngage,un socratismed'Eric Weil 2 Paiis, Oiiris, 1'990,p. 189 sq. possibles.Il importe simplementde penserla réalité d'un monde en crise ; autrementdit de s'ouwir au tout de cette réalité pour la saisirdans sestensionset ses déchirements,dans sesconflits et sestragédies,dans sesespoirset sesangoisses,mais en ayantle regard tourné vers la possibilité de I'unité, toujours précaire et toujours menacée,sanslaquelle tout mondehistoriquecesseraitd'être réellementun monde. On le voit, l'objectivité, la vérité, la scientificitéviséesici ne sont pas cellesd'un discoursscientifique,fût-il de type interprétatif. Il s'agit bien de parvenir à un discourscohérent,mais son rôle n'est pas de décrire et d'analyserdes faits. Il est d'aider les individus à mieux voir ce qui la plupart du temps les meut sansqu'ils le sachent,à mieux se comprendre et, par là, à mieux discerherce qu'il leur est raisonnablementpossiblede souhaiter et de faire. Ilentreprise requiert ce que Weil nomme un dialogue,qu'il est essentielde ne pas confondre avec la sur laquelle repose le fonctionnement des Etats . Ce dialogue vise d'abord à instaurer une distance à l'égard du présent, en le rapportant non à I'absolu ou au vide, mais à un autre qui permet de le voir et de I'interroger.Cela peut être une autre tradition, morale ou culturelle - et I'on pourra remarquer à cet égard tout le parti que rWeil tire du fait de devoir s'adresserà un public anglo-saxon: Cest aussiavec les yeux d'un Anglais ou d'un Américain qu'il examine la situation française ou européenne; inversement,ce sont des préoccupations d'Européen cultivé qui guident les questionsqu'il adresseau système éducatif américain.Mais pour I'essentiel,I'autre, différent et identique à la fois, sans lequel notre présent nous resterait caché est un autre temporel : il s'agit du passé,ou plus exactementde notre passé,celui qui a fait de nous ce que nous sommeset pouvonsêtre. Ce passé,on ne le saisiraqu'à la condition de l'interroger à partir du présent,en.lui posant les questions qui nous préoccupent, of ce, poru en mettre à jour la présenceagissanteau cæur de notre présentet pouvoir, ainsi,s's1 libérer en I'assumantou en le refusant: les traditions,les valeurs,les traits ou les événementsdécisifsqui ont marqué notre histoire continuentà agir sur nous,et leur action est d'autant plus réelle qu'elle demeureinconsciente. Renvoyonssimplementsur ce point à I'analysedes attitudes fondamentalesdes Françaisface auxvaleurs,ou encoreà l'éclairagequ'apporteaux problèmes de la démocratie moderne la critique platoniciennede la démocratieantique. Le but d'un dialoguede ce type : redisons-le- n'est pas de révéler quelque solution nouvelle, ni d'apaiser les tourments moraux ou 5_ _Cf.I'essai d: Wçi!, <<Vertu du dialogueo, in PR p. 279 q. ainsi que l'anatysede G. Kirschcr, <Eric Weil ct Socrate, diséussiônct dia'loguc>,'in Daco'urq,violenceet langage,un socrati.stned'Eic Weil / Paris, Osiris, 1990. ':n ,:l' existentielsde nos contemporains.Ce qui intéressele philosophe,ce sont les problèmes davantageque les solutions,les questionsplus que les réponses: il s'agit de faire en sorte que la crise de notre monde cesse d'être seulementsentie,et deviennepensée; que les problèmessoient aperçuset posésau lieu d'être délaissésau profit de réponsesdont on a oublié à quelles questions elles prétendaient apporter une solution complèteet définitive.Bref, le philosopheveut qu'accèdeà la conscience ce qui, la plupart du temps,est inconscientou à demi-conscient,afin que l'on ne confonde plus de simples difficultés ou des obstaclespassagers avecdes problèmesdécisifs,et que cetx-ci, clùement reconnuset clairement formulés,soient réellementaffrontésp:r une hurnanitéqui, au lieu de se fier à sespulsionsaveugles,serait capablede percevoirles tâcheset les alternativesqui se proposentà elle. S'il fallait désignerd'un mot une telle entreprise,on parlerait, avec Weil lui-même,d'éducation,non sansrappeler que les essaispolitiqueset historiquesde Kant en constituent,dansla penséemoderne,l'exempleou le modèle privilégié. C'est dire qu'une éducation de ce type est le contraire de I'endoctrinementou de la propagande - s'agirait-il d'une propagandeen faveur de la raison (il serait peut-être préférablede dire I'entendement)commele fut la philosophiefrançaisedes lumières.Weil, on l'a dit, choisit la raison contre la violence,la passion,l'arbitraire. Mais cela ne sipifie nullement qu'il faille imposer celle-ci, par la persuasion, ou par la force. Le rôle du philosophe n'est pas de prêcher - fût-ce l'évangilede la raison : il est d'?mener les hommesau point où il lew devient possible de saisir I'enjeu fondamental de leurs problèmes concrets,un enjeu que ceux-cirisquent de leur cacher,tant que personno ne les aura analyséset formulés.Cet enjeu, on l'a vu, se confond finalement avec celui de la philosophie elle-même: ou la penséeet laction raisonnables,Cest-à-direla poursuite de la civilisation ; ou la violence, c'est-à-direla barbarieet le chaos.Mais"personne,et le philosophemoins que tout autre, ne peut prétendre apporter la raison au monde. En dernière analyse,c'est à des êtres libres et responsablesqu'il s'adresse. Aussi est-ceà eux et à eux seulsqu'il appartient de choisir et d'assumer toutesles conséquences de leur choix. Une telle attitude - on en conviendra- n'est pas la plus répandue chez les intellectuels français. D'où I'intérêt des textes qui se préoccupent,entre autreschoses,d'analyserles raisonscle ce fait. Rappelonsen rapidement les grandss lignes : les attitudes tlpiquement françaises portent la marque des situationshistoriquesfondamentalesd'où est sortie la ltance moderne : guerres de religion, révolutions manquées,luttes pour la défense de I'indépendancenationale, suprématieculturelle du XVIIIC siècle.Il en découleun trait essentielqui, selonWeil, caractérise tant les attitudes face aux valetrrsque ces valeurs elles-mêmes: en France,tout au moins sur le plan idéologique,on est porté aux tendances extrêrnes; on airne se réclamer d'idéaux sacrés et absolus (ce qui exlrlique I'engageurentdes intellectuels et leur influence sur la vie morale et politique de la nation). Ainsi, sur le plan proprement politique, s'opposentdeux traditions apparemmentinconciliables: d'un côté,la tradition révolutiomraireavecsesvaleursde liberté, d'égalité,de fraternité ; de fautre, une traclition traditionaliste,issued'une réaction à l'égard de la précédente et dont les principes sont diamétralement opposés: autorité,hiérarchie,paternalisme. En conclure que la, France serait une nation malade, co ssrait coufondre proclamations icléologiqueset réalité effective ; ce serait aussi oublier des faits d'autant plus réels qu'ils sont moins immédiatement apparents: tout d'abord, I'unité nationalequi, pour s'être faite contre les menacesd'invasionétrangèren'en est pas moins très profonde ; ensuite le fait qu'en France,il y a toujours,et pas seulementen politique,non pffi deux,maistrois partis : aux deuxgroupes<<extrêmes> muspar la défense de leu sacré respectif, s'oppose un c€ntre, sans conviction autre que celle de la légalité et de la paix intérieure, et dont la seule organisation est une administration assez s{ire de son efficacité pour tolérer des antagonismesidéologiquesqui lui paraissentsans danger pour l'unité nationale. D'où un dernier point, sansdoute plus net aujourd'hui qu'à l'époque, ce qui témoigne de la clairvoyancede rffeil sur ces questions : depuis le début du XXe siècle, les groupes en conflit ont évolué,jusqu'à un accordproche de I'unanimitésur ce qui est souhaitablepour la nation. Ce cnnsensusest peu profond, il se double d'un désaccordradical, parfois violent, sur les moyens d'atteindre ces fins, il ne remet pas en question I'extraordinaire stabilité des loyautésà l'égard de l'un ou de I'autre camp. Mais, et c'est I'essentiel,la discussionporte sur les moyens, jamais sur les fins. Autrement dit, malgré son penchant pour les idéologies extrêmes, la France vérifie ce que la PhilosophiepolitiEte déclare être la condition de I'efficacitéd'un systèmeconstitutionnel(Pl p.215) : les divergencesontre partis politiques, nettement marquéessur le plan idéologique, le sont beaucoup moins lorsqu'il s'agit de décisions concrètes: la discussion,vive et passionnée,ne porte pas sur les lbndements,la forme ou les buts derniersde I'Etat. Le langage,lessentiments, les réactions des Français sont imprégnésde souvenir de la politique < héroi'quen, celle n des grands conflits, des décisionsfondamentales, des péripéties tragiques (PR p,216) ; mais sur le plan concret,tout le " monde reconnaît, souventsansle dire ouvertement,que le compromis est préférable à la violence et que le souci de I'organisationrationnelle et efficacedoit prendre le pas sur la fidélité aux doemes. .ii, ilii Faut-il en conclure qu'il n'y aurait aucun problème ? La Fiance, de tous les Etats européens,est celui où les basessocialesde la démocratie sont les mieux assurées; les traditionsdérnocratiquesy sont plus fortes et plus anciennesqu ailleurs; mais sur le plan inconscientoù se forment les réactions profondes des individus, c'est aussi un pays Jrarthitement a-démocratique: le gouvernementest toujours vu conune un autre, étrangeret hostile au citoyen; et l'adversairepolitique commeun traître ou un << vendu>. Aussi le sensde la responsabilitégouvernementale semble-t-il faire défaut : les gouvernementsgouvernentle moins possibleet préfèrent laisser ce rôle à I'administration,en renonçant à toute action d'importanceporu se rabattre sur .<le plus petit dénominateurcornmlln desintérêtset des opiniousen conflit > (Pl p. 2OB). Dans un autre contextehistorique, avec d'autres traditions morales, politiques ou intellectuelles,il pourrait s'agir d'autre chose que d'une < faiblesse> (Myhe...): lorsqu'il analysela tragéclieallemande,Weil note que I'une de sesracinesprofondesest sansdoute le fait qu'en Allemagng, l'Etat a toujours été considéré comms <<une affaire de spécialistes'ro, dans la mesure où les particuliers se sont désintéressésdes problèmes concrets,pour les abandonnerà I'adrninistrationet aux fonctionnaires. Sansdoute l'.. incivisme" françaiset sa conceptionanti-gouvernementale de la liberté sont-ilsI'inversemême du désintérêtpour I'Etat de citoyeus qui n'y ont jamais eu de part et n'aspirentqu'à une existencepaisible.Il en résulte, pourtant, un phénomèneanalogue: dans les deux cas, la politique apparaft cornmeune affaire de techniciens,et le citoyense décharge sur le gouvernementet I'administration de la responsabilitéde décisionsdont il ne se sentjamais solidaire,en se bornant à protesterdès qu'il a le sentiment que ses intérêts sont lésés.On aurait tort d'en conclure que Weil fait partie de ceux pour qui t'importance prise par larlministrati6l dnnsle monde rnoclerneest un mal en soi ou le mal tout court. Dans I'abs_olqprécise-t-il,< il est très difficile de dire si c'est un bien ou un mal Tout dépenden'effet du contextehistoriquecoucret : "/. si I'incapacité ou l'échec de l'administration sont patents, si, pour des raisons dont elle n'est pas la seule responsable,les valeurs qu'elle incarne,autrementdit toutescesvaleursliées à la rationalisationdu travail et de la vie sociale,le bien-être,le confort matériel,lu pai", la sécurité,la compétition égalitaire pour I'accèsaux positions socialementfavorisées, etc... apparaissentaru citoyenscorrrmela source de tous leus mau4 la probabilité est grande de voir se reconstituer une masse d'hommes désemparés,prêts à remettre leur destin entre les mains d'un chef qui 6 < Qrrestionsallcmandes,III Repentin et projets allemands>, in Critique,III, no 13-14, Juin-Juillet 1947,p.'ll. prêchel'évangslede la violencela plus archaïque(Cf. EC II, pp. 319sq) ; de même,si la situation nationaleou internationaleréclameplus qu'une administrationefficace,si elle exige de véritablesdécisionspolitiques,la faiblesseque Weil décèle à propos de la France peut ouwir la voie à toutes sortes de prophètes,de charlatans,de démagoguesou d'hommes proviclentiels.Il en ira autrementsi la .<dépolitisation>> (La pensée...)do citoyen traduit surtout un recul des idéologies, lié à une action administrativeefficace,et ressentiecomme telle, dansun contexteoù les désirsdes individus coi'ncident,pour I'essentiel,avec ceux qu'une administrationmodernea précisémentpour tâchede satisfaire. ,{ux yeux de Weil, c'est précisémentune situation de ce type qui pararît caractériser I'Europe de I'après-guerre: une absence d'idées nouvelles,un déclin des glandesthéories,des croyances,des systèmesde llaralogie avec d'autresanavalerrrs; en un mot, une démylhologisation. lysesest évidente ; pourtant, le diagnosticweilien n'est pas exactement identique : la démythologisationn'est ni la mort des idéologies,ni la fin des grands récits mythiques.Aussi le texte soulipe-t-il que les familles idéologiquesdemeurent extrêmementvivantes.Simplement,la fonction des idéologiesn'est plus la même : d'idéaux qui guidaient I'action des individuset des groupesen donnant un sensà leur vie entière,elles sont devenuesdes affaires privées ou de simples préoccupationsintellectuelles,dont I'inlluence sru le plan politique a cesséd'être déterminante: bref, toutes les idéologies,toutes les grandesthéoriespolitiques,tous les systèmesde valeru ont subi ou sont en train de subir le sort qui, dans le monde moderne,a été celui des grandesreligionsdogmatiques.C'est là ce que Weil nomme le .. réalisme>>européen(La pensée...),un réalisme plus cachéque son homologueaméricain,et peut-êtrepar là même plus profond : ce que les Européensexigent de leurs hommespolitiques,les seuleschosesqui comptent désormaisà leurs yeu\ ce sont l'efficacité,la richesse,la sécurité, le confort, en un mot le progrès et la répartition équitablede sesbienfaits.La politique a cesséd'être le lieu de la tragédie, ou celui de la quête du salut et du bonheurultime. Elle est devenue une recherched'objectifs limités, précis et concrets,que I'on atteindra par le compromisplus que par la pureté idéologique(d'où l'évolutiondes partis politiqueseuropéenset celle d'organisationssupra-nationales telles l'Eglise catholique ou le mouvement commuuiste qui semblent avoir abandonnéleurs prétentionsà détenir la vérité absoluee1unique). Cette situationnouvelle,Weil y insiste,est due, pour I'ossentiel,au rôle joué par les administrationsdes Etats européensdansla reconstructionde I'aprèsguerre ; peu à peu une majorité de gens en est venue à estimer qu'il y avait plus à retirer d'une planification rationnellementconduite,que de telle ou telle promessede paradisfutur. ,,i, t):) ri' .l:. :ti: rl il .,i] .L .{:,; Est-ce à dire qu'à la différenced'Hannah Arenclt ou de Léo Strauss, pal exemple, Weil minimi5slail les dangers de toute réduction du < politique > au <<social> ? En réalité, il s'agit de mettre en évidence une dualité : d'un côté, il y a bien là une évolutionpositive,que seule la nostalgied'un passéglorieuxet idéalisépeut empêcherde percevoir ; les luttes et les conflits n'ont pas disparu,les problèmesencore moins, mais le recours à la violence n'est le plus le moyen unique ou privilégié de faire triompher sa causs.La politique n'exigeplus des héros,prêts à tuer ou à mourir pour la défensede valeursdont la perte ôterait son sensà l'existence.Elle réclame, plus prosaïquement,des <<organisateurs>> (EC II, p. 325), capablesde gérer un Etat ou un gtoupe d'Etats de la même façon que l'on gère une entreprise industrielle ou commerciale. Mais, d'un autre côté, ce prosai'smen'a-t-il pas quelque chosede préoccupant, voire d'inquiétant ? Peut-onviwe en ayant pour seul holizon la richesse,le confort, la sécurité? Une existencetenduevers des fins de ce type est-elleoncorewaiment humaine? Que surgissentde telles questions traduit de toute évidence un sentimentde révolte contre une vie et un monde qui ne seraientque rationnels.Cette révolte n'est pas le fait exclusifd'écrivains,d'intellectuels ou de philosophes.Mais Cest chez eux qu'on en trouve I'expressionla plus nette. A cet égard, I'existentialismefrançais est un cas exernplaire. Au-delà de la situation politique et intellectuelle qui est à I'origine du mouvement en Allemagne, au-delà de tout ce qui explique l'écho favorablequ'il a pu rencontrer en France,quel est en effet le problème central de I'existentialisme? Celui dit WeiI, de <<toute vie religieuse'> (La philosophre...); autrementdit, le problèmede la quête du salut en un monde où le déclin dss idéaux dogmatiquesa engendréun sentiment d'absurdité et de désespoir.Il s'agit là d'une crise, d'une crise européennequi est aussiune crise de la raison"ou plus exactementde I'optimismerationalistedu XIXe siècle,et I'existentialismeen est le symptôme le plus évident. Mais pas rrniquerùent.Il a aussi le grand mérite d'affronter la crise, de poser à nouveaula questiondu sens,même s'il ne la pose qu'à partir de l'individu fini et de son authenticité,abstraitement opposéeà I'universalitéet à la cohérencedu discours. Quellesqu'en soientles difficultésproprementphilosophiques,la tentative existentialisteavait-elleune espérancede vie supérieureà celle des leligions ou des systèmesmétaphysiquesauxquelselle tpntait d'offrir un substitut ? Le verdict de I'artcle de 1964est sanséquivoque : I'existentialisme est en perte de vitesse.Non parce qu'il aurait succombéaux coups de quelquethéorie nouvelle: maisparce qu'il est lui-mêmela dernièreen date des victimesd'une démythologisationdont il n'a fait qu'accélérerle processusen se bornant à lui opposerla finitude de l'individu et l'échec de sa quête de I'Etre ; la victoire de Heideggeret des existentialistes, ou cclle de Nietzsche,sont desvictoiresà la Pyrrhus,qui semblentavoir vidé le champde bataille de sescombattants: appareûrment,<<il ne reste plus rien, Q-apensée...),ni la métaphysique,ni le marxisme,ni le positivisme, ui l'existentialisme; aucun de ces <.ismes> qui ont pu semblerun temps offrir unc voie de salut à tous ccux qui cherchaient,précisément,le salut, sansrononcerà l'espoir de découvrirle sens,absolus1 nnique,Plus rien, sauf peut-être la quête elle-même,devenueconfuse,incohérente,irréalistc. C'est du moins cÆque Weil croit percevoirdansla contestationétutliante de la fin clesannéos60 : ce qu'il nomme des ,. pronunciamentos trrouillons (PR, p. 335), procèdenteux aussid'un désir de sensdont il " n'est sans doute pas fbrtuit qu'il ait surgi au sein d'institutions qui se contententla plupart du temps de transmettreun savoir traditionnel et érudit, sansjamais poser explicitementla questionde son sensni celle de sa valeur. Le rôle du philosophe,on l'a dit, n'est pas d'affirmer que le monde esttoujoun compréhensible,ou toujoun en crise (même si les deux sont wais et wais ensemble).Il est plutôt de perxierla crise de ce monde,en permettant à ceux qui y vivent de comprendrepourquoi ils ont I'impression que <<tout va de travers>r.Ce sentfunenttient, pour I'essentiel,à la dualité, au divorce, à la contradiction que I'on vient d'évoquer : il y a d'un côté les valeurs <<qui ont cours dans notre société> (PR, p. 336), autrement dit l'organisation efficace, la rationalité, le progrès. Et, de l'autre, toutes cellesqui expriment< les aspirationsdesho-mes à une vie sensée> (ibid.), autrement dit I'espoir d'un contentement, d'une plénitude, d'une présence qui comblerait I'individu. Cette contradiction voue-t-elle le mondc moderne au déchirement ou à la tragédie ? Le condamne-t-ilà < la crise d'identité > (PR, p. 189)permanenteet à la .nschizophrénie> (EC I, p.279) croissante? Laisse-t-elloprésagerd'une vie qui, d'un côté, ne serait plus que cælled'une <<fourmillière humaine> (La pensée...)po* reprenclre l'expression de Nietzsche; et qui, de l'autre, ne connaîtraitpour seul passe-tempsque la violencegtatuite, devenue la ssuls mnnilre de tuer le temps dans cette sociétéd'< animaux bien nourris (PR p. 258.Cf. aussiPR, p. nq ? Bref, notre seul horizon " serait-il celui du nihilisme ? Peut-être faudrait-il adhérer à cette .. we de pessimisls (La " pensée..,),s'il n'y avait un fait, régulièrementoublié par les pessimistes coûrmepar les optimistes: il n'est pas nrai qu'<< entte I'individu et le cosmos ,' (ou si I'on préfère -entrelêtre fini et la présenceinfinie à laquelle il aspire) .. il r'y ait rien rrS.Lho--e moderne ne diffère pas absolument B lbid.,p.75. 11 de ce qu'était I'hommeantique: il est, lui aussi,un animalpolitique, dont la vie est une vie en commun,organiséeen Etat, et irréductibleà sa seule dimension socio-économique.Que peut et que doit être le rôlc de cet Etat ? Quels en sont les buts et quellesen sont les limites, en ce monde écarteléentre <<les valeurset l'organisation,entre religion et morale d'ttn côté et technique de I'autre > (Religion...)? C'est précisément le problèmequ'exanine I'alticle de 1955,intitulé Religionetpolitique.Weil y souligneI'abstractionde ces deux vuesantagonistesqui érigenten absolu soit la religion envisagéesur rul mode dogmatique, soit la politique réduite à une affaire de scienceet de technique.Dans le premier cas,on oublie que I'homme a d'abord des besoinsphysiques; et dansle second, qu'il a aussi cles désirs moraux. Qu'en résulte-t-il ? La vocation des Egliseset des organisationsreligieusesn'est pas de fonder et d'orienter l'action politique - elles doivent se contenter d'exiger une liberté d'expression,qui leur permet d'ailleurs d'influencerla penséedu citoyen et ses choix politiques -. Quant à I'Etat, il ne saurait se réduire à une machine neutre, comme le montre d'ailleurs le cas de I'Etat a-religieux finissant par s'ériger lui-même en valeur religieuse inconditionnelle ; quels fondementset quelles fins assigner,dès lors, à la politique et qui aura qualité pour les définir ? Faut-il se résignerau relativismeabsolu,et tolérer toute valeur, toute conviction, toute croyance,quelles qu'elles soient ? Le paradoxe,dit Weil, est à lui-même sa propre solution : si le nazi convaincu refuse de discuter avec nous en acceptant le principe que la discussionest préférableà la violence,pourquoi serions-noustolérants à son égard, au point de refuser de le combattre ? Autrement dit, I'Etat doit bien être neutre, si par neutralité on entend une absence de convictions dogmatiques.Mais sa neutralité ne résulte nullement d'une réduction de la politique à un ensemblede problèmes techniques. ElIe renvoie au contrùe à une croyance, fondamentale et fondatrice, à une Toiformelleet non dogmatique,qui n'eçt autre que la foi en la raison,ou si I'on préfère, en ces valeurs dernières que sont la paix au niveau de la " communauté,la vérité cornmecritère dernier de la pensée,la liberté en vue de la paix et de la vérité universelle>,(Religion...). La question, apparemmsnt insoluble, du fondement de l'Etat moderne, <<neutre et athéern', est en réalité parfaitementsoluble, et sa solution u'est autre que celle que lui a donné notre tradition lorsqu'ellea conçu l'exigence de raison et d'universalité comme lp principe de toute action sensée: le fondementde la politique et de l'Etat est un fondement moral ; ou plutôt il est le fondement même de la morale, tel que Kant en a clairement e4plicité la nature. Pour le gouvernementde I'Etat 9 Sur ce point cf, également: < b sécularisationde I'action et de la penséepolitiques à l'époquemârdemeo, aÏnsique : < Christianismcet politique > in EC U, cÏ. tI et lII. ;t1 ' '.Ji !i'. raisonnable,une double exigenceen découle: il doit à la fois ne pas avoir de convictionet avoir les convictionsles plus fermesau sujet de sa tâche esserltielle(PR p. 220), qui n'est ni de satisfairelcs intérêts particuliers des individus et des groupes,ni imposer à la nation une idéologie,une tradition ou un dog'"e. Mais plutôt de chercher à concilier la valeur négativeet formelle qui fonde sou action et les valeursantagonistes dont le conllit est au centre du monde moderne : le problème fondamental pour tout Etat et tout gouvernementmodernesest <<de concilier le juste avecI'efficace (la morale vivante avec la rationalité) et de concilier tous deux avecla raison, en tant que possibilitéd'une vie senséepour tous et comprisecommetelle par tous> (Pl p. 179). Voilà qui suffit à réc'userI'idée que le conflit entre senset rationalité serait un conllit absolu.Si l'Etat se comprend,la contradiction.gst,non pas résolue définitivement,mais toujours en'train (Religion...)10 d" ," résoudre, grâce aux décisions concrètes qui, tous les jours, tentent de jeter un pont entre sesdeux pôles.C'est le rôle de l'action raisonnable que de tenter de combler toujours de nouveauun abîmequi n'est et ne serajamais parfaitementcomblé : bref, I'E:at aun Eens,et c'ost là ce qui est oublié, tant par les adorateurspositivistesdu progrès que par tous ceuxqui se hâtent de cnnchuede la mort de Dieu au nihilismeradical. Restequ'un tel sensn'est pas le senset ne doit pas chercherà l'être. I-a raison est et doit rester une valeur formolle ; et son formalisme,s'il suffit à fonder le droit et le devoir de combattre la violence (et notammentla violence< dogma[ique>), est incapabled'offrir à tindividu la présence concrète qui comblerait ses aspirationsà une vie sensée. N'est-il pas tentant, dès lors, de transgtesserceslimites, en déclarantpar exemplequ'ellestraduisentune conceptionde l'action dont l'insuffisance éclate lorsqu'on la confronte au problème de la défensedu type d'Etat qui, selonsespropres dires,constituela concrétiSationla moinsinsatisfaisantede l'exigencede raison ? Que sigrifie concrètement,en effet, tidée d'un Etat et d'une action raisonnables? Elle revient à postuler que les problèmes de la communautéseront mieux résolus,s'ils le sont à l'aide d'une discussion, errtreles citoyens,e,tentre ceux-ciet le gouvernement,à conditionque ce dernier sache faire preuve de < prudence raisonnable> (Pl p.2L, cf. aussi p. 2AI sq.) et, surtout, qu'il se montre capable de faire dé"boucher la discussionsur des propositions,sinon uni'rerselles, du moins universalisables(cf. PP, p. 205 sq.). Bref, la forme constitutionnelleou 10 Cf. aussi la caractérisationde l'Action comme ( liberté qui n'est pas, ni ne devient, mais se fait, àà toû datamei ontos hè nùn entélecheiqI'actualitédc I'hômmeen tant qu'ii estpotentiel>. (LP p.409). démocratique de I'Etat moderne. est supérieure, philosophiquement supérieure,à sa forme autocratique'r.En dernière analysesa supériorité tient à ce que le réefuqedémocratiqueest le régime raisonnablepar excellence,puisque,du moins en droit, il est celui qui <<exigela raisonde tous et de chacun (PP.p. 772). Or, peut-on se contenter de cette " justification, dans un monde de tensions, où s'affrontent dcux conceptions,se réclamanttoutes deux d'un idéal démocratique? Penser la démocratie,en justifier philosophiquementia supériorité,n'est-cepas secondairelorsque le <<totalitarismo,r, ou f.. empire du mal >' paraissent menacerl'avenir du .. monde libre et fouler aux pieds sa foi en la valeur " sacréedes droits de I'ho--e ? La foi formelle et la justification philosophique ne doivent-ellespas s'effacerdevantle combatidéologique? I-lune des intentions de l'article de 1951,sw la démocratiedans un monde de tensions est, nous semble-t-il, de marquer une distanco à l'égard de toutes les conceptionsqui exigentde la politique plus que ce qu'elle doit être si elle entendrester action raisonnable: l'Etat démocratique est supérieur à I'Etat autocratiqueet cela justifie une préférence, clairementaffirmée, pour la démocratie.. formelle > de fype occidental. Mais cette préférenceet cette supériorité sont et doivent rester d'ordre philosophique: en dernière analyse,elles renvoient à une foi ou à un postulat qui sont ceux-là mêmessur lesquelsrepose la philosophie,et non à une idéologie,à un dogmeou à une vérité scienti.fiquement démontrable : être démocrate,Cest croire en la raison, Cest postuler que tout homme,parce qu'il est raisonnable,peut commecitoyenparticiper à une discussiontournée vers la recherchede çempromis destinésà résoudre les problèmesde la vie en commun. Ce rappel ne traduit pas seulementun désaccord,d'ailleurs explicite, avecMarx et les marxistes.Il est aussi,peut-êtresurtout, une critique de toutes les idéologies,libéraleset individualistes,issuesde la tradition du droit naturel moderne.lileil en soulignen6[ammsa[ les insuffisancessur la questioq capitale, des droits de l'homme: d'une part, ceux-ci, irréductibles à leur seule dimensionmorale et juridique, ne deviennent réels que sur le plan social (d'où le fait qu'en I'absenced'une organisation moderne et rationnelle du travail, l'Etat démocratiquereste <<un rêve de philosopheet de moraliste> (Pf; p. fiQ. D'autre part, les droits de l'homme ont une significationproprementpolitique que le libéralisme est impuissantà saisir : dans un Etat réellementdémocratique,leur rôle n'est pas tant de protéger I'individu contre l'arbitraire gouvernemental que de fonder son droit à prendre part à la discussiondes problèmesde la communauté.Autrement dit, ce qui importe réellement,ce n'est pas 11 C!. L, Bescond,< Eric Weil et le choix de I'Etat constitutionnel>, in Sepréudes sw Eric Wei\ lillc, PUL, 19B2. ,.': .; I'aspectnégatif, la défensedes libcrtés contre un pouvoir répressif,mais celui, positif, cle la participation du citoyen à l'élaborationdes décisions gsJvernementales. de cesfaiblessesthéoriques? C'est Quelle est l'une des conséquencæs de transformer en conflit absolule conflit relatif qui opposedémocratie formelle et dérnocratiepopulaire. Opposer démocratieet totalitarisme commele font la plupart des idéologrreslibéraux,c'est oublier en effet le véritabls enjeu du débat qui porte sur deux manières antagonistes cl'interpréter le postulat démocratique: simple moyen de résoudre les problèrnespolitiques dans un cas, fin dernière de I'histoire dans l'autre. Sans doute le lecteur peut-il, ici, éprouver quelque surprise : pourquoi refrmerla formulatiori habituelle du problème ? Pourquoi insistersur le fait que les fondements de I'Etat soviétique sont et restent démocratiques? Il ne s'agit pas, croyons-nous,de quelque sympathiecachée pour le régime stalinien, dont la réalité ff1 d'ailleurs décrite sans ambiguité.Il s'agit plutôt d'attirer I'attention sur un danger qui menace tout F;tat démocratique,et dont celui-ci est d'autant moins à I'abri que le caractèrephilosophiquede sesfondemeatsreste inaperçu: le clangerde voir la foi formelle, sur laquelle doit reposertoute démocratie,se transformer en une foi de type doeuatique, avec toutes les conséquencesqui en résultent pour les droits et les libertés du citoyen. La fin du texte sembled'ailleurs conlirmer cette interprétation: il est vital pour une démocratie de se défendre contre ses ennemisintérieurs.Mais elle n'aura jamais intérêt, sauf cas de nécessitéinpérieuse, à user de moyensqui n'ont rien à envier à ceux de la dictaturs stalinisnns,cet usageserait-il justifié par une foi opposée- et tout aussidogmatique. Si, comme rWeilparaft le laisser entendre,les croisadesidéologiques qu'efficaces,qu'en est-il de la défensede sont peut-êtreplus dangereuses I'Etat démocratique? La question est d'autant plus justifiéo que la supérioritéphilosophiquede la démocratieest aussice qui constituesa faiblessesur le plan proprement politiEte : I'Etat démocratiqueest un Etat que sesfondementsmêmesrendent particulièrementvulnérable(cf. PP,p.219). Commentremédier à la difficulté ? Rappelonsd'abord que le refus d'employer des moyensqui détruiraient la validité des fins qu'ils sont censésdéfendrene procèded'aucun angélismenaif : .. nousne pouvons en alrcun c:N utiliser la violence pov atteindre nos fins leligreuses, par desméthodes mais nous devonsdéfendrenotre religion, si nécessaire, > (Religion...). Autrement violentes dit, c'est un droit et un devoir pour une démocratieque de réprimer, non les opinions,maisles organisations prêtes à user de violence poru s'emparer du pouvoir. De même, il lui faut impérativementprendre les mesuressocialeset économiquesindispensablespour que cessele mécontentementde tous ceux à qui les doctrines anti-démocratiquesapparaissentcomme une plartcltede salut. Rien de tout cela, cependant,ne touche à l'essentieldu problèrne.En dernière analyse,il s'agit de ce qui est à la fois la présupposition première,la tâchecentraleet la justificationdernièrede I'Etat démocratique; autrement dit l'éducation, dont Weil souligrrepar ailleurs qu'il s'agit peut-êtrede la tâche < la plus importante et la plus urgente" (PI{, p.309) du monde moderne. Si I'on accordegénéralemeuten effet que l'éducationclescitoyensest la condition sine qua non de l'existenceet de la survied'une démocratie, la thèse est-elle toujours bien comprise ? Léducation n'est-elle pas souvent cpnfondue avec ce qui en est la condition nécessaire,I'instructionl2, indispensablepour former des individus socialernsntutiles, Cest-à-dire capablesd'agir et de penser rationnellement,rnais insuffisantedès qu'il s'agit de penséeet d'action raisonnables? <<I-lintellectuel n'est pas plus le bon citoyen que ne l'est le technicien> (L'idée el'éducqtion..,) ; c'est ce que rappellentle rapport de I'Université Harval'd sur le problème de l'éducation généraledatts une sociétélibre, et la recension, vivanteet concrète,qu'en fait Weil. Que signifiedonc éduquerle citoyen? Si c'est < la tâcheprincipaledu gouvernementraisonnable (PP,p. 189),il n'existemalheureusement pas " de recette qui garantirait le succèsà coup sûr. Dans une démocratie,la seulevoie praticableest celle de la cliscussion, une discussionnécessairement imparfaite,confuse,maladroite,mais qui est le seul moyende faire reco."aftre et accepterpar les citoyensla nécessitéde dépasserI'horizon de leurs désirs et de leurs intérêts particuliers. On le voit, éduquer lc citoyen,c'est I'universaliser; mais sansjamais le contraindre à abdiquer devantun pouvoir convaincude détenir la vérité dernière quant aux fïns de I'existence.Le gouvernementou I'Etat éducateurvise la raison, mris dans le respect de la liberté de chacun.Aussi son action tire-t-elle sa justification,en dernière analyse,de ce qu'elle crée, non le sens,mais les conditionsqui en permettentla rechercheà tout individu raisonnable(cf. Pf,,p.254 sq). C'est dire que la portée de l'éducationdépassesa fonction purerrent politique. Pour Weil, c'est là un point d'autant plus important que la plupart des Etats contemporainssemblentl'avoir perdu de vue, soit en réduisantla questionde l'éducationdes citoyensà une affaire d'idéologie et de propagande,soit en la confondant purement et simplementavec celle de I'instruction.Il y va, pourtant, de rien moins que de l'avenir de la ' civilisation: dans les sociétésles plus modernes,où une richessesociale I suffisantepermet de diminuer la durée du temps consacréaux activités l',;.12 Ci, P. Canivcz, <Education et instruction d'après Eric Weil >>,in Archives de :; philosophie, 48, 1985. .t;,. ': ;,' productives,apparaît un vide, que I'Etat ne peut combler,sauf à vouloir imposer quelque conviction au sujet du sensvéritable de l'existence. Ccmment remplir ce vide ? La solution la plus courante,en revenir aux Romains, au pain et aux jeux, n'est pas sans danger : à la longue, les distractionsne risquent-ellespas de susciterl'ennui, et un ennui qui porte en lui la menace d'une violence d'un type nouveau,gratuit et désintéressé? Aussi est-il préférable de songer à une autre voie, qui accorderaitau désir de sensexprimépar les individustout le sérieuxqu'il mérite, même si cette expression,la plupart du temps maladroite, procède souventde pulsions inconscientesplus que d'une volonté clùe et consciente. Que peut être ici'le rôle de I'Etat ? Il est d'abord de repenseret de réorganiser les institutions d'enseignementsupérieur, dans le contexte d'uns ,<massifïcation>>croissante.Le rôle premier de I'Université est certes d'instruire, c'est-à-direde permettre aux étudiantsd'acquérir les qualificationsindispensablespour s'insérerdans des sociétésde plus en plus rationnelles,et qui réclament,de ce fait, des individus de plus en plus qualifïés.Mais ce n'est pas là sa véritablejustilication : I'essencede I'Université est de demeurer, dans le monde moderne,le seul lieu où peut s'engagerentre jeunes et moinsjeunesun dialoguesur les questions qui sont les plus importantespour l'individu : celles qui concernentles fins et les valeurs, le contentement,le bonheur, en un mot le sens de l'existence.Il ne s'agit ni d'imposer des solutions,ni de prescrire des remèdes; mais de faire accéderà la consciencece qui reste inconscient, et de faire comprendre,par le dialogue,que des questionsdont on cherche souventla solution du côté de I'arbitraire, du désespoir,de la violence,peuvent aussi être formulées rationnellementet recevoir des réponsesraisonnablesqui ne sont pour autant <.ni un opirtm,ni une illusion > (Ie rô\e...).Bref, I'Universitéest et doit être une Universitéhumaniste, quel que soit le mépris pour les études humanistesde tous ceux qui voient en elles une simple survivancede la <<classeoisive> et de sesprivilèges, Le rôle des humanités n'est pas uniquement de transmettre notre héritageculturel. Il est aussiet sutout de le réinterpréteret de le réinterroger, pour permettre à notre présentde se saisir sousun jour nouveau, et d'apercevoird'autresquestions,d'autresdimsnsiong,d'autressolutions que celles qui sont visiblesau premier regard. Est-ce là leur seul rôle ? On peut remarquer que le plaidoyer weilien leur assigneaussi, plus discrètement,une autre fonction : lorsqu'il évoquele problèmede la recherchehumaniste,Weil note que celle-cidoit être soutenue- danstous les sensdu terme - parce qu'elle est la seulesoluoedu renouvellement de la pensée,en dehors du domaine des sciencesexactes.Il y a là un risque, dû à I'impossibilitéde prévoir à l'avanceet aveccertitude ce qui I sera fécond et ce qui ne le sera pas. Mais c'est un risque à courir pour tous ceuxqui - nouveauxMécènes- auront su se montrer ouvertsà ce , qui - de prime abord inhabituel ou choquant - finira par s'imposeren , empêchantla penséede se scléroser. On ne saurait affirmer plus nettementqu'il y a un avenir de la pensée, terminés. Que faut-il en conclure? Que cet avenir dewait consistsr à remettre en causeles fondementstraditionnels des études humanistes '.et de la philosophie ? Ce n'est pas, nous semble't-il, ce à quoi songe Weil. Plus que de fondation nouvelle et originale, il s'agit d'un re,, nouvellement,nécessaireet inévitable,de la façon dont nous lormulons les questionsqui, au moins depuisles Grecs, sont celles de toute pensée authentique.Loin d'exiger de la philosophiequ'elle renonce à Ia façon dont elle s'est toujours comprise,cela sipifie au contraire que c'est en ' assumantpleinementune telle compréhensionqu'elle réussiraréellemcnt I à se renouveler.Qu'est-ce en effet que la philosophie? La recherche " de la raison et de I'Universel ; autrement dit un dialogue,une mise en . dialogue des multiples langages humains, leur articulation dans un , discours gui tente d'en saisir I'rrnité sans en effacer la pluralité et la différencet'. Ot, quel autre moyen avons-nousà notre dispositionpour .: reformuler nos problèmes,pour en discerner I'importance réelle, pour r,,,mettre en perspectivetout ce qui surgit de neuf et d'original clansun ,.i.mondequi, étant historique, est et ne peut être qu'en renouvellement r constant? Bref, la philosophiecommela civilisationne se transformeront .,rqu'en restant ce qu'elles sont depuis l'oriFne, mais elles ne le resteront , .:ilqu'en acceptantde se transformer et d'affronter les questionsnouvelles .'rl::quecela implique, au lieu de s'accrocherà des solutionsdépassées: la , raison ne réside pas dans quelque ciel intôlligible et lointain (EC I, :,'p.317), et c'est dans le présent essentiellementchangeantde chaque ', nouvelleépoquehistoriquequ'elle serasaisie,si elle peut encorel'être. ,, Il ne serait pas faux de prétendre que Weil reprend la thèse hégér' lienne (cf. PR p. 18) : la philosophieest son temps saisi dans la pensée ; 'enoorefaut-il ajouter que ce temps n'est plus celui que Hegel avait saisi ':rou cru saisir.Il en est même I'exactopposé: notre présent,on I'a dit, ne ltc,,'|" ' ,: pl* être ou se vouloir la présenceef ia manifestationde I'Absolu. Ii sc 'caractériseau contraire par son absence,par la perte'de toute certitude au sujet des fins, des idéaux, des valeurs dernières.Il n'en découle pas que la pbilosophieaurait pour tâche de restaurer le sensabsolu,ou de :,méditer sur sa perte. Il lui faut simplementpenserle monde,mais en se I 13 Cf. c. Kiræhe4La philosophie d'Etic Weil,PaÀs,PUF, 1989. À---**--*. (:ontcrrtantcl'une raison formelle, et d'une dialectique,, (La pensée...) " qui a ccsséde renvoyerau savoirabsoluet à I'auto-explicationde l'Etre. cn ne dirait pas autre chose en afïirmant que la philosophieest et doit rester philosopher.Autrement dit une tâche,sanscessereooûrmencée, doul tous ces textessoulipent I'urgencedans un monde désorienté par la perte de sescroyancesdogmatiques.Pour qu'une telle tâchepuisse être rnenécà bien, encorefaut-il que ce monde consenteà se penser: et cluela philosophie,de son côté, accepted'être autre chosequ'uneactivité exclusivemeuttournée vers l'étude érudite de son propre passé.Qu'en est-il cle cette cloublecondition ? La fin du texte consacréà la pensée philosophiqueet politique européennesembletémoignerd'un certainoptirrisme. En ilait-il <lemême aujourd'hui ? Il ne serait certespas insensé rle prétendrequ'en son fond, notre situationn'est pas radicalementdifférente. Pourtant, il faut aussi reconnaître qu'elle s'est modifiéo sur un certain nomtrre de points, non négligeables: le communisme,sanscesse présent à I'esprit de Weil dans ces teKes, s'est écroulé ; et les nationalismes,les intégrismes,les mythesen tout genre,semblentplus vivantset actifs que jamais. Sur un autre plan, Kant n'est plus < rejeté en silence> (La pensée...),il est invoquéds toutes parts, parfois corirmeantidoteà la démythologisation; quant au succèsde Hegel, il sembles'être fait beaucoup plus discret.S'interrogersur oesnouvellesdonnées,ce ne seraitpas seulementditrlogueravecWeil. Ce serait reprendre pour nous-mêmeset à nouveauxfrais le dialogue qu'il n'avait engagéque dans I'espoir de le voir se poursuivre.Feut-êtrepout-on y voir le signequ'il s'agitbien là de la tâcheessentielledu monde moderne,à supposerdu moinsque celui-ci, à force de se vouloir rationnel, n'en vienne I simplementoublier la questionde son propre sens.