Anthologie de textes philosophiques - Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité – p. 13 - Emmanuel Kant, Abrégé de philosophie. Leçons sur l’encyclopédie philosophique – p. 20 - Henri Bergson, La pensée et le mouvant – p. 36 - Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger – p. 47 - Emmanuel Kant, Réflexion sur l’éducation – p. 71 - Platon, Apologie de Socrate – p. 71 - Sören Kierkegaard, Traité du désespoir – p. 72 - Montesquieu, De l’esprit des lois – p. 82 - Nicolas Machiavel, Le Prince – p. 83 - Michel de Montaigne - Essais – p. 97 - Thomas Reid, Recherches sur l’entendement humain d’après les principes du sens commun – p. 99 - John Stuart Mill, De la Liberté – p. 102 - Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique – p. 109 - Freud, Totem et tabou – p. 110 - David Hume, « De l’impudence et de la modestie » – p. 110 - Aristote, Les Politiques – p. 116 - Thomas Hobbes, Léviathan – p. 117 - Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique – p. 117 - Alain, Système des beaux-arts – p. 128 - Étienne Bonnot de Condillac, Traité des sensations – p. 129 - Empiricus Sexus, Esquisses pyrrhoniennes – p. 131 - Emmanuel Kant, Critique de la raison – p. 139 - David Hume, Traité de la nature humaine – p. 142 - Pierre Duhem, La théorie physique – p. 143 - Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation – p. 152 - Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique – p. 152 - René Descartes, Les passions de l’âme – p. 158 - Aristote, Éthique à Nicomaque – p. 165 - Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion – p. 166 - Baruch Spinozza, Traité théologico-politique – p. 168 - Friedrich Nietzche, Fragments posthumes – p. 169 - Plotin, Ennéades – p. 178 - Hegel, Esthétique – p. 180 - Alain, Système des beaux-arts – p. 181 - John Stuart Mill, La Nature – p. 191 - Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes – p. 191 - Epictète, Manuel – p. 202 - Platon, Gorgias – p. 203 - Descartes, « Lettre au Père Mesland, 9 février 1645 » - p. 204 1 La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017 p. 13 Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité [1674], Livre III, IIe partie, chapitre VII : « Quatre manières de voir les choses. La première, est de connaître les choses par elles-mêmes. La seconde, de les connaître par leurs idées, c'est-à-dire, comme je l’entends ici, par quelque chose qui soit différent d’elles. La troisième, de les connaître par conscience, ou par sentiment intérieur. La quatrième, de les connaître par conjecture. [...] Il n'y a que Dieu que l’on connaisse par lui-même : car encore qu’il y ait d’autres êtres spirituels que lui, et qui semblent être intelligibles par leur nature, il n'y a que lui seul qui puisse agir dans l’esprit, et se découvrir à lui. Il n'y a que dieu que nous voyions d’une vue immédiate et directe. Il n'y a que lui qui puisse éclairer l’esprit par sa propre substance. [...] On ne peut douter que l’on ne voie les corps avec leurs propriétés par leurs idées ; parce que n’étant pas intelligibles par eux-mêmes, nous ne les pouvons voir que dans l’être, qui les renferme d’une manière intelligible. Ainsi c'est en Dieu, et par leurs idées, que nous pouvons voir les corps avec leurs propriétés ; et c'est pour cela que la connaissance que nous en avons est très parfaite : je veux dire, que l’idée que nous avons de l’étendue suffit pour nous faire connaître toutes les propriétés, dont l’étendue est capable [...]. Il n’en est pas de même de l’âme, nous ne la connaissons point par son idée : nous ne la voyons point en Dieu : nous ne la connaissons que par conscience ; et c'est pour cela que la connaissance que nous en avons est imparfaite. Nous ne savons de notre âme, que ce que nous sentons se passer en nous. Si nous n’avions jamais senti de douleur, de chaleur, de lumière, etc., nous ne pourrions savoir si notre âme en serait capable, parce que nous ne la connaissons point par son idée. Mais si nous voyions en Dieu l’idée qui répond à notre âme, nous connaîtrions en même temps, ou nous pourrions connaître toutes les propriétés dont elle est capable : comme nous connaissons ou nous pouvons connaître toutes les propriétés dont l’étendue est capable parce que nous connaissons l’étendue par son idée. Il est vrai que nous connaissons assez par notre conscience, ou par le sentiment intérieur, que nous avons de nous-même, que notre âme est quelque chose de grand ; mais il se peut faire que ce que nous en connaissons ne soit presque rien de ce qu’elle est en ellemême. [...] Encore que nous n’ayons pas une entière connaissance de notre âme, celle que nous en avons par conscience ou sentiment intérieur suffit pour en démontrer l’immortalité, la spiritualité, la liberté et quelques autres attributs qu’il est nécessaire que nous sachions. [...] La connaissance que nous avons de notre âme par conscience est imparfaite, il est vrai, mais elle n'est point fausse. » 2 La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017 p. 20 Emmanuel Kant, Abrégé de philosophie. Leçons sur l’encyclopédie philosophique [cours professés dans les années qui précèdent la Critique de la raison pure] : « La science qui contient toutes les connaissances rationnelles par concepts est la philosophie. [...] Même si une connaissance est philosophique quant à sa matière, elle peut être historique du point de vue de sa forme, par exemple lorsqu'on ne pense pas soi-même une connaissance rationnelle, mais qu'on l'imite. Une telle connaissance philosophique peut bien être objective, mais elle est produite historiquement par tel ou tel sujet. [...] Aucun professeur de philosophie ne peut être parfait s'il n'a fait qu'apprendre la philosophie par cœur. Mais en réalité aucune philosophie ne peut être apprise par cœur, puisqu'il faut pour cela qu'un philosophe ait d'abord fourni un modèle sans défaut, et qui soit par conséquent susceptible d'être imité. [...] Philosopher ne veut pas dire imiter la pensée de quelqu'un, mais penser par soi-même, et même a priori. Un professeur de philosophie ne doit pas simplement expliquer un auteur, mais instruire en même temps de la méthode selon laquelle on doit philosopher. La philosophie a pour objets toutes les connaissances humaines des choses, quelles qu'elles soient. Elle est en même temps le plus haut tribunal de la raison. p. 36 Henri Bergson, La pensée et le mouvant [1934], Introduction (deuxième partie), extrait : « Une idée neuve peut être claire parce qu’elle nous présente, simplement arrangées dans un nouvel ordre, des idées élémentaires que nous possédions déjà. Notre intelligence, ne trouvant alors dans le nouveau que de l’ancien, se sent en pays de connaissance ; elle est à son aise ; elle « comprend ». Telle est la clarté que nous désirons, que nous recherchons, et dont nous savons toujours gré à celui qui nous l’apporte. Il en est une autre, que nous subissons, et qui ne s’impose d’ailleurs qu’à la longue. C’est celle de l’idée radicalement neuve et absolument simple, qui capte plus ou moins une intuition. Comme nous ne pouvons la reconstituer avec des éléments préexistants, puisqu’elle n’a pas d’éléments, et comme, d’autre part, comprendre sans effort consiste à recomposer le nouveau avec de l’ancien, notre premier mouvement est de la dire incompréhensible. Mais acceptons-la provisoirement, promenons-nous avec elle dans les divers départements de notre connaissance : nous la verrons, elle obscure, dissiper des obscurités. Par elle, des problèmes que nous jugions insolubles vont se résoudre ou plutôt se dissoudre, soit pour disparaître définitivement soit pour se poser autrement. De ce qu’elle aura fait pour ces problèmes elle bénéficiera alors à son tour. Chacun d’eux, intellectuel, lui communiquera quelque chose de son intellectualité. Ainsi intellectualisée, elle pourra être braquée à nouveau sur les problèmes qui l’auront servie après s’être servis d’elle ; elle dissipera, encore mieux, l’obscurité qui les entourait, et elle en deviendra elle-même plus claire. Il faut donc distinguer entre les idées qui gardent pour elles leur lumière, la faisant d’ailleurs pénétrer tout de suite dans leurs moindres recoins, et celles dont le rayonnement est extérieur, illuminant toute une région de la pensée. Celles-ci peuvent commencer par être intérieurement obscures ; mais la lumière qu’elles projettent autour d’elles leur revient par réflexion, les pénètre de plus en plus 3 La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017 profondément ; et elles ont alors le double pouvoir d’éclairer le reste et de s’éclairer elles-mêmes. Encore faut-il leur en laisser le temps. Le philosophe n’a pas toujours cette patience. Combien n’est-il pas plus simple de s’en tenir aux notions emmagasinées dans le langage ! Ces idées ont été formées par l’intelligence au fur et à mesure de ses besoins. Elles correspondent à un découpage de la réalité selon les lignes qu’il faut suivre pour agir commodément sur elle. Le plus souvent, elles distribuent les objets et les faits d’après l’avantage que nous en pouvons tirer, jetant pêle-mêle dans le même compartiment intellectuel tout ce qui intéresse le même besoin. Quand nous réagissons identiquement à des perceptions différentes, nous disons que nous sommes devant des objets « du même genre ». Quand nous réagissons en deux sens contraires, nous répartissons les objets entre deux « genres opposés ». Sera clair alors, par définition, ce qui pourra se résoudre en généralités ainsi obtenues, obscur ce qui ne s’y ramènera pas. Par-là s’explique l’infériorité frappante du point de vue intuitif dans la controverse philosophique. Écoutez discuter ensemble deux philosophes dont l’un tient pour le déterminisme et l’autre pour la liberté : c’est toujours le déterministe qui paraît avoir raison. Il peut être novice, et son adversaire expérimenté. Il peut plaider nonchalamment sa cause, tandis que l’autre sue sang et eau pour la sienne. On dira toujours de lui qu’il est simple, qu’il est clair, qu’il est vrai. Il l’est aisément et naturellement, n’ayant qu’à ramasser des pensées toutes prêtes et des phrases déjà faites : science, langage, sens commun, l’intelligence entière est à son service. La critique d’une philosophie intuitive est si facile, et elle est si sure d’être bien accueillie, qu’elle tentera toujours le débutant. Plus tard pourra venir le regret, – à moins pourtant qu’il n’y ait incompréhension native et, par dépit, ressentiment personnel à l’égard de tout ce qui n’est pas réductible à la lettre, de tout ce qui est proprement esprit. Cela arrive, car la philosophie, elle aussi, a ses scribes et ses pharisiens. Nous assignons donc à la métaphysique un objet limité, principalement l’esprit, et une méthode spéciale, avant tout l’intuition. Par là nous distinguons nettement la métaphysique de la science. Mais par là aussi nous leur attribuons une égale valeur. Nous croyons qu’elles peuvent, l’une et l’autre, toucher le fond de la réalité. » p. 47 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger [1790], § 40 : « [...] Sous l’expression de sensus communis, il faut entendre l’idée d’un sens commun à tous, c'est-à-dire l’idée d’une faculté de juger qui dans sa réflexion tient compte, lorsqu’elle pense (a priori), du mode de représentation de tous les autres humains afin d’étayer son jugement pour ainsi dire de la raison humaine dans son entier, et ainsi échapper à l’illusion qui, produite par des conditions subjectives de l’ordre du particulier, exercerait sur le jugement une influence néfaste. [...] Voici quelles sont ces maximes [du sens commun] : 1. penser par soi-même ; 2. penser en se mettant à la place de tout autre être humain ; 3. penser toujours en accord avec soi-même. La première est la maxime de la pensée sans préjugé, la deuxième celle de la pensée ouverte, la troisième celle de la pensée conséquente. La première est la maxime de d’une raison qui n'est jamais passive. Le préjugé est la tendance à la passivité, donc à l’hétéronomie de la raison [...]. L’Aufklärung, c'est se libérer de la superstition [...]. » 4 La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017 p. 71 Emmanuel Kant, Réflexions sur l’éducation [1787] : « Dans l’éducation, il faut donc : 1° Discipliner l’homme. Discipliner, c'est chercher à empêcher l’animalité de porter préjudice à l’humanité, dans l’individu comme dans l’homme social. La discipline n'est donc que l’approvisionnement de la sauvagerie. 2° Il faut cultiver l’homme. La culture comprend l’enseignement par la règle et par l’exemple. Elle consiste à procurer l’habileté. L’habileté est possession d’une capacité suffisant à toute fin [...]. Quelques formes de l’habileté sont bonnes en tous les cas, par exemple la lecture et l’écriture ; d’autres ne servent qu’à un petit nombre de fins, par exemple la musique à celle de nous rendre aimables. La multitude des fins étend en quelque sorte jusqu’à l’illimité le domaine de l’habileté. 3° Il faut veiller à ce que l’homme devienne également prudent, qu’il soit à sa place dans la société humaine, qu’il ait faveur et influence. Cela implique une certaine forme de culture que l’on nomme civilisation [...]. 4° Il faut veiller à sa moralisation. L’homme ne doit pas être habile à toutes sortes de fins, il doit aussi acquérir la disposition d’esprit qui ne lui fasse choisir que de bonnes fins. » p. 71 Platon, Apologie de Socrate, Flammarion, 2008 : « Mais peut-être y aura-t-il quelqu'un pour dire : ‘‘tu ne pourrais donc pas, Socrate, une fois que tu nous auras débarrassés de ta présence, vivre en te tenant tranquille, sans discourir ?’’ Ma réponse serait encore plus difficile à faire admettre à certains d’entre vous. Vous ne me croirez pas et vous penserez que je pratique l’ironie si, en effet, je vous réponds que ce serait là désobéir au dieu, et que, pour cette raison, il m'est impossible de me tenir tranquille. Et si j’ajoute que, pour un homme, le bien le plus grand est de s’entretenir tous les jours de la vertu et de tout ce dont vous m’entendez discuter, lorsque je soumets les autres et moi-même à cet examen, et que je vais jusqu’à dire qu’une vie à laquelle cet examen ferait défaut ne mériterait pas d’être vécue – je vous convaincrai encore moins. » p. 72 Sören Kierkegaard, Traité du désespoir [1849] : « Le déterministe, le fataliste sont des désespérés, qui ont perdu leur moi, parce qu’il n'y a plus pour eux que de la nécessité. [...] La personnalité est une synthèse de possible et de nécessité. Sa durée dépend donc, comme la respiration (re-spiratio), d’une alternance de souffle. Le moi du déterministe ne respire pas, car la nécessité pure est irrespirable et asphyxie bel et bien le moi. Le désespoir du fataliste, c'est ayant perdu Dieu, d’avoir perdu son moi ; manquer de Dieu, c'est manquer de moi. Le fataliste est sans un Dieu, autrement dit, le sien, c'est la nécessité ; car à Dieu tout étant possible, Dieu c'est la possibilité pure, l’absence de la nécessité. Par suite, le culte du fataliste est au plus une interjection et, par essence, mutisme, soumissions muettes, impuissance de prier. Prier, c'est encore respirer, et le possible est au moi, comme à nos poumons l’oxygène [...]. » 5 La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017 p. 82 Charles Louis de Montesquieu, De l’esprit des lois [1758], XX, 1-2 : « Le commerce guérit des préjugés destructeurs et c'est presque une règle générale que, partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ; et que partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces. Qu'on ne s'étonne donc point si nos mœurs sont moins féroces qu'elles ne l'étaient autrefois. Le commerce a fait que la connaissance des mœurs de toutes les nations a pénétré partout : on les a comparées entre elles, et il en a résulté de grands biens. On peut dire que les lois du commerce perfectionnent les mœurs, par la même raison que ces mêmes lois perdent les mœurs. Le commerce corrompt les mœurs pures : c'était le sujet des plaintes de Platon ; il polit et adoucit les mœurs barbares, comme nous le voyons tous les jours. L'effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l'une a intérêt d'acheter, l'autre a intérêt de vendre ; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels. Mais si l'esprit de commerce unit les nations, il n'unit pas de même les particuliers. Nous voyons que, dans les pays où l'on n'est affecté que de l'esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines, et de toutes les vertus morales : les plus petites choses, celles que l'humanité demande, s'y font ou s'y donnent pour de l'argent. L'esprit de commerce produit dans les hommes un certain sentiment de justice exacte, opposé d'un côté au brigandage, et de l'autre à ces vertus morales qui font qu'on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité, et qu'on peut les négliger pour ceux des autres. La privation totale du commerce produit au contraire le brigandage, qu'Aristote met au nombre des manières d'acquérir. L'esprit n'en est point opposé à de certaines vertus morales : par exemple, l'hospitalité, très rare dans les pays de commerce, se trouve admirablement parmi les peuples brigands. C'est un sacrilège chez les Germains, dit Tacite, de fermer sa maison à quelque homme que ce soit, connu ou inconnu. Celui qui a exercé l'hospitalité envers un étranger va lui montrer une autre maison où on l'exerce encore, et il y est reçu avec la même humanité. Mais, lorsque les Germains eurent fondé des royaumes, l'hospitalité leur devint à charge. Cela paraît par deux lois du code des Bourguignons, dont l'une inflige une peine à tout barbare qui irait montrer à un étranger la maison d'un Romain ; et l'autre règle que celui qui recevra un étranger, sera dédommagé par les habitants, chacun pour sa quote-part. » p. 83 Nicolas Machiavel, Le Prince [publié en 1532], XX, « Combien peut la Fortune dans les choses humaines et comme on y peut faire tête », extrait : « Je sais bien qu’aucuns furent et sont en opinion que les affaires de ce monde soient en cette sorte gouvernées de Dieu et de la fortune, que les hommes avec toute leur sagesse ne les puissent redresser, et n’y aient même aucun remède ; par ainsi ils pourraient estimer bien vain de suer à les maîtriser, au lieu de se laisser gouverner par le sort. [...] 6 La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017 Néanmoins, pour que notre libre arbitre ne soit éteint, j’estime qu’il peut être vrai que la fortune soit maîtresse de la moitié de nos œuvres, mais qu’etiam elle nous en laisse gouverner à peu près l’autre moitié. Je la compare à l’une de ces rivières, coutumières de déborder, lesquelles se courrouçant noient à l’entour les plaines, détruisent les arbres et maisons, [...] pourtant les hommes, quand le temps est paisible, ne laissent pas d’avoir la liberté d’y pourvoir et par remparts et par levées [...]. Ainsi en est-il de la fortune, laquelle démontre sa puissance aux endroits où il n'y a point de force dressée pour lui résister [...]. Et si vous considérez bien l’Italie, laquelle est le siège de ces révolutions [...], vous la verrez être une vraie campagne sans levées ni remparts aucuns ; or si elle était protégée de convenable virtù, [...] ou cette crue n’aurait pas fait de si grandes révolutions, ou bien elle ne serait pas du tout advenue. [...] » p. 97 Michel de Montaigne, Essais [1595], III, 12, « De la phisionomie » : « Quasi toutes les opinions que nous avons sont prinses par authorité et à credit. Il n'y a point de mal : nous ne sçaurions pirement choisir que par nous, en un siecle si foible. Cette image des discours de Socrates que ses amys nous ont laissée, nous ne l'approuvons que pour la reverence de l'approbation publique ; ce n'est pas par nostre cognoissance : ils ne sont pas selon nostre usage. S'il naissoit à cette heure quelque chose de pareil, il est peu d'hommes qui le prisassent. Nous n'apercevons les graces que pointues, bouffies et enflées d'artifice. Celles qui coulent soubs la nayfveté et la simplicité eschapent ayséement à une veue grossiere comme est la nostre : elles ont une beauté delicate et cachée ; il faut la veue nette et bien purgée pour descouvrir cette secrette lumiere. Est pas la naifveté, selon nous, germeine à la sottise, et qualité de reproche ? Socrates faict mouvoir son ame d'un mouvement naturel et commun. Ainsi dict un paysan, ainsi dict une femme. Il n'a jamais en la bouche que cochers, menuisiers, savetiers et maçons. Ce sont inductions et similitudes tirées des plus vulgaires et cogneues actions des hommes ; chacun l'entend. Soubs une si vile forme nous n'eussions jamais choisi la noblesse et splendeur de ses conceptions admirables, nous, qui estimons plates et basses toutes celles que la doctrine ne releve, qui n'apercevons la richesse qu'en montre et en pompe. Nostre monde n'est formé qu'à l'ostentation : les hommes ne s'enflent que de vent, et se manient à bonds, comme les balons. [...] Nous sommes chacun plus riche que nous ne pensons ; mais on nous dresse à l'emprunt et à la queste ; on nous duict à nous servir plus de l'autruy que du nostre. En aucune chose l'homme ne sçait s'arrester au point de son besoing : de volupté, de richesse, de puissance, il en embrasse plus qu'il n'en peut estreindre ; son avidité est incapable de moderation. Je trouve qu'en curiosité de sçavoir il en est de mesme : il se taille de la besongne bien plus qu'il n'en peut faire et bien plus qu'il n'en a affaire, estendant l'utilité du sçavoir autant qu'est sa matiere. » Version orthographiquement modernisée : « De la physionomie Quasi toutes les opinions que nous avons sont prises par autorité et à crédit. Il n'y a point de mal : nous ne saurions pirement [de façon pire] choisir que par nous, en un siècle si faible. Cette image des discours de Socrate que ses amis nous ont laissée, nous ne l'approuvons que pour la révérence de l'approbation publique ; ce n'est pas par notre connaissance : ils ne sont pas selon notre usage. S'il naissait à cette heure quelque chose de pareil, il est peu d'hommes qui le prisassent [qui pourraient l’approuver]. Nous 7 La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017 n'apercevons les grâces que pointues, bouffies et enflées d'artifice. Celles qui coulent sous la naïveté et la simplicité échappent aisément à une vue grossière comme est la nôtre : elles ont une beauté délicate et cachée ; il faut la vue nette et bien purgée pour découvrir cette secrète lumière. Est pas la naïveté, selon nous, germaine à la sottise, et qualité de reproche ? Socrate fait mouvoir son âme d'un mouvement naturel et commun. Ainsi dit un paysan, ainsi dit une femme. Il n'a jamais en la bouche que cochers, menuisiers, savetiers et maçons. Ce sont inductions et similitudes tirées des plus vulgaires et connues actions des hommes ; chacun l'entend. Sous une si vile forme nous n'eussions jamais choisi la noblesse et splendeur de ses conceptions admirables, nous, qui estimons plates et basses toutes celles que la doctrine ne relève, qui n'apercevons la richesse qu'en montre et en pompe. Notre monde n'est formé qu'à l'ostentation : les hommes ne s'enflent que de vent, et se manient à bonds, comme les ballons. [...] Nous sommes chacun plus riche que nous ne pensons ; mais on nous dresse à l'emprunt et à la quête [à la recherche de quelque chose qui est en dehors de nous] ; on nous duit [conduit] à nous servir plus de l'autrui que du nôtre. En aucune chose l'homme ne sait s'arrêter au point de son besoin : de volupté, de richesse, de puissance, il en embrasse plus qu'il n'en peut étreindre ; son avidité est incapable de modération. Je trouve qu'en curiosité de savoir il en est de même : il se taille de la besogne bien plus qu'il n'en peut faire et bien plus qu'il n'en a affaire, étendant l'utilité du savoir autant qu'est sa matière. » Montaigne ajoute ici une citation de Sénèque (extraite de la Lettre 106), qui n'est pas sans ironie pour les érudits, et que Villey traduit ainsi : « Nous n’avons pas moins à souffrir d’immodération dans l’étude des lettres que dans tout le reste » p. 99 Thomas Reid, Recherches sur l’entendement humain d’après les principes du sens commun [1764], chapitre VI, section 24 : « Le sage et bienfaisant Auteur de la nature voulait que l’homme vécût en société, et qu’il reçût de ses semblables la plus grande partie de ses connaissances. C'est pourquoi il a placé en lui deux principes essentiels, qui s’accordent toujours l’un avec l’autre. Le premier de ces principes est un penchant naturel à dire la vérité, et à se servir, dans le langage, des signes qui interprètent le plus fidèlement les sentiments. Ce principe agit puissamment, même chez les grands menteurs – car, pour un mensonge, ils disent par ailleurs cent fois la vérité. Le vrai est toujours ce qui se présente d'abord à l’esprit, c'est notre nature de le dire. [...] Le second principe que l’Être suprême a déposé dans notre nature, est une disposition à nous confier à la véracité des autres, et à croire à ce qu’ils nous disent. Ce principe est pour ainsi dire le pendant de l’autre ; et comme nous avons appelé le premier principe principe de véracité, nous nommerons celui-ci, faute d’une meilleure expression, principe de crédulité. Tant que des exemples de tromperie et de mensonge n’ont point frappé les enfants, son influence sur eux est sans limites, et il conserve un degré d’ascendant considérable durant tout le cours de la vie. » p. 102 John Stuart Mill, De la liberté [1859], Introduction : « De même que les autres tyrannies, la tyrannie de la majorité inspirait - et inspire encore généralement - de la crainte d'abord parce qu'elle transparaissait dans les actes des autorités publiques. Mais les gens réfléchis s'aperçurent que, lorsque la société devient le 8 La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017 tyran - lorsque la masse en vient à opprimer l'individu - ses moyens de tyranniser ne se limitent pas aux actes qu'elle impose à ses fonctionnaires politiques. La société applique les décisions qu'elle prend. Si elle en prend de mauvaises, si elle veut ce faisant s'ingérer dans des affaires qui ne sont pas de son ressort, elle pratique une tyrannie sociale d'une ampleur nouvelle - différente des formes d'oppression politique qui s'imposent à coups de sanctions pénales - tyrannie qui laisse d'autant moins d'échappatoire qu'elle va jusqu'à se glisser dans les plus petits détails de la vie, asservissant ainsi l'âme elle-même. Se protéger contre la tyrannie du magistrat ne suffit donc pas. Il faut aussi se protéger contre la tyrannie de l'opinion et du sentiment dominants, contre la tendance de la société à imposer, par d'autres moyens que les sanctions pénales, ses propres idées et ses propres pratiques comme règles de conduite à ceux qui ne seraient pas de son avis. Il faut encore se protéger contre sa tendance à entraver le développement - sinon à empêcher la formation - de toute individualité qui ne serait pas en harmonie avec ses mœurs et à façonner tous les caractères sur un modèle préétabli. Il existe une limite à l'ingérence légitime de l'opinion collective dans l'indépendance individuelle : trouver cette limite - et la défendre contre tout empiétement éventuel - est tout aussi indispensable à la bonne marche des affaires humaines que se protéger contre le despotisme politique. » p. 109 Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique [1784], 7e proposition : « Nous sommes civilisés, jusqu'à en être accablés, pour ce qui est de l’urbanité et des bienséances sociales de tous ordres. Mais il s’en faut encore de beaucoup que nous puissions déjà nous tenir pour moralisés. Car l'idée de la moralité appartient encore à la culture ; en revanche, l’usage de cette idée, qui aboutit seulement à une apparence de moralité dans l’honneur et la bienséance extérieure, constitue simplement la civilisation. Mais tant que des États consacreront toutes leurs forces à leurs visées expansionnistes vaines et violentes, tant qu'ils entraveront ainsi constamment le lent effort de formation interne du mode de penser de leurs citoyens, leur retirant même tout soutien à cet égard, on ne peut s’attendre à aucun résultat de ce genre ; car il faut pour cela un long travail intérieur de chaque communauté en vue de former ses citoyens. Mais tout bien qui n'est pas greffé sur une intention morale bonne n'est que pure apparence et faux clinquant. » p. 110 David Hume, « De l’impudence et de la modestie » [1741] : « Bien qu’elle soit en réalité un vice, l’impudence a les mêmes effets sur la fortune des hommes que si elle était une vertu. Et comme il est presque aussi difficile de l’acquérir, on observe qu’elle se distingue de tous les autres vices, qui ne coûtent guère d’efforts, et ne font qu’augmenter à mesure qu’on s’y abandonne. Nombreux sont ceux qui, ayant compris que la modestie est extrêmement préjudiciable à la conquête de la fortune, ont résolu d’être impudents, et de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Or, leurs efforts sont rarement couronnés de succès et ils se trouvent contraints de sombrer de nouveau dans leur modestie première. En fait, rien ne permet de mieux faire son chemin dans le monde qu’une impudence naturelle et véritable : il est vain de la feindre, car la feinte ne saura se soutenir. Dans toute autre entreprise, celui qui commet une faute et s’en aperçoit n'est que plus proche de son but. Mais si celui qui prétend à l’impudence échoue dans sa tentative, le souvenir de cet échec le fera rougir et ne manquera pas de le déconcerter. » 9 La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017 p. 110 Freud, Totem et tabou [1934], IV, 5, in Écrits philosophiques et littéraires « La référence à la fête du repas totémique nous permet de donner une réponse : un beau jour, les fils chassés se regroupèrent, abattirent et mangèrent le père, mettant ainsi fin à la horde paternelle. Étant unis, ils osèrent et réussirent ce qui eût été impossible individuellement. (Peut-être qu’un progrès dans la civilisation, le maniement d’une arme nouvelle, leur avait donné un sentiment de supériorité.) Qu’ils aient également consommé celui qu’ils avaient tué, cela va de soi pour le sauvage cannibale. Le père primitif violent était certainement le modèle envié et redouté pour chacun des membres de cette bande de frères. Ils réalisaient alors l’identification avec lui dans l’acte de consommer, s’appropriaient chacun une partie de sa force. Le repas totémique, peut-être la première fête de l’humanité, serait la répétition et la commémoration de cet acte criminel mémorable, avec lequel tant de choses ont commencé, les organisations sociales, les restrictions morales et la religion. » p. 116 Aristote, Les Politiques, I, 1 : « § 9. Delà cette conclusion évidente, que l'État est un fait de nature, que naturellement l'homme est un être sociable, et que celui qui reste sauvage par organisation, et non par l'effet du hasard, est certainement, ou un être dégradé, ou un être supérieur à l'espèce humaine. [...] § 10. Si l'homme est infiniment plus sociable que les abeilles et tous les autres animaux qui vivent en troupe, c'est évidemment, comme je l'ai dit souvent, que la nature ne fait rien en vain. Or, elle accorde la parole à l'homme exclusivement. La voix peut bien exprimer la joie et la douleur ; aussi ne manque-t-elle pas aux autres animaux, parce que leur organisation va jusqu'à ressentir ces deux affections et à se les communiquer. Mais la parole est faite pour exprimer le bien et le mal, et, par suite aussi, le juste et l'injuste ; et l'homme a ceci de spécial, parmi tous les animaux, que seul il conçoit le bien et le mal, le juste et l'injuste, et tous les sentiments de même ordre, qui en s'associant constituent précisément la famille et l'État. » p. 117 Thomas Hobbes, Léviathan [1651], I, 13 : « La vie humaine est solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève. Il peut paraître étrange à celui qui n’a pas bien pesé ces choses, que la nature dissocie ainsi les humains en les rendant capables de s’attaquer et de s’entre-tuer les uns les autres ; celui-là peut ne pas accepter une telle déduction faite à partir des passions et il désire peut-être que la même chose lui soit confirmée par l’expérience. Qu’il s’observe donc lui-même quand, pour partir en voyage, il s’arme et cherche à être bien accompagné ; quand, allant se coucher, il boucle ses portes ; quand, jusque dans sa propre maison, il verrouille ses coffres, et cela tout en sachant qu’il y a des lois et des agents publics armés pour punir tous les torts qu’on pourrait lui faire. » 10 La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017 p. 117 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II [1840], Quatrième Partie, VI, « Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre » : « J’avais remarqué durant mon séjour aux États-Unis qu’un état social démocratique, semblable à celui des Américains, pourrait offrir des facilités singulières à l’établissement du despotisme [...]. Lorsque je songe aux petites passions des hommes de nos jours, à la mollesse de leurs mœurs, à l’étendue de leurs lumières, à la pureté de leur religion, à la douceur de leur morale, à leurs habitudes laborieuses et rangées, à la retenue qu’ils conservent presque tous dans le vice comme dans la vertu ; je ne crains pas qu’ils rencontrent dans leurs chefs des tyrans, mais plutôt des tuteurs. Je pense donc que l’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rein de ce qui l’a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l’image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l’idée que je m’en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer. Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux, qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils remplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres, ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux ; mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. Au-dessus de ceux-là, s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leurs jouissances, et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle, si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à toutes ces choses ; elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait. » 11 La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017 p. 128 Alain, Système des beaux-arts [1920], I, 3 « Des images » « Une doctrine de l'imagination qui nous refuse le pouvoir, tant célébré, de contempler la forme et la couleur des objets absents, ne sera point aisément acceptée, peut-être, par ceux que l'expérience des arts n'a pas instruits. [...] Beaucoup ont, comme ils disent, dans leur mémoire, l'image du Panthéon, et la font aisément paraître, à ce qu'il leur semble. Je leur demande, alors, de bien vouloir compter les colonnes qui portent le fronton ; or non seulement ils ne peuvent les compter, mais ils ne peuvent même pas l'essayer. Or cette opération est la plus simple du monde, dès qu'ils ont le Panthéon réel devant les yeux. Que voient-ils donc, lorsqu'ils imaginent le Panthéon ? Voient-ils quelque chose ? Pour moi, quand je me pose à moi-même cette question, je ne puis dire que je ne voie rien qui ressemble au Panthéon. Je forme, il me semble, l'image d'une colonne, d'un chapiteau, d'un pan de mur ; mais comme je ne puis nullement fixer ces images, comme au contraire le regard direct, si l'on peut dire, me remet aussitôt en présence des objets que j'ai devant les yeux, je ne puis rien dire de ces images, sinon qu'il me semble que je les ai un instant aperçues. » p. 129 Étienne Bonnot de Condillac, Traité des sensations [1754], I, 1 « [La statue bornée à l’odorat ne peut connaître que des odeurs] Les connaissances de notre statue, bornée au sens de l’odorat, ne peuvent s’étendre qu’à des odeurs. Elle ne peut pas plus avoir les idées d’étendue, de figure, ni de rien qui soit hors d’elle, ou hors de ses sensations, que celles de couleur, de son, de saveur. [Elle n’est par rapport à elle, que les odeurs qu’elle sent.] Si nous lui présentons une rose, elle sera par rapport à nous, une statue qui sent une rose ; mais par rapport à elle, elle ne sera que l’odeur même de cette fleur. Elle sera donc odeur de rose, d’œillet, de jasmin, de violette, suivant les objets qui agiront sur son organe. En un mot, les odeurs ne sont à son égard que ses propres modifications ou manières d’être ; et elle ne saurait se croire autre chose, puisque ce sont les seules sensations dont elle est susceptible. [Elle n’a aucune idée de la matière.] Que les philosophes à qui il paraît si évident que tout est matériel, se mettent pour un moment à sa place ; et qu’ils imaginent comment ils pourraient soupçonner qu’il existe quelque chose, qui ressemble à ce que nous appelons matière. [On ne peut pas être plus borné dans ses connaissances.] On peut donc déjà se convaincre qu’il suffirait d’augmenter ou de diminuer le nombre des sens, pour nous faire porter des jugements tout différents de ceux, qui nous sont aujourd’hui si naturels, et notre statue bornée à l’odorat, peut nous donner une idée de la classe des êtres, dont les connaissances sont le moins étendues. » 12 La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017 p. 131 Sextus Empiricus [IIIe-IIe s. av. J.-C.], Esquisses pyrrhoniennes, extraits des chapitres I, 2 (« De la fin du scepticisme ») : « (12) [25] [...] Une fin est ce en vue de quoi tout est fait ou pensé, mais qui n'est ellemême en vue de rien d'autre ; c'est aussi l'objet final des désirs. [...] La fin du sceptique, c'est la tranquillité en matière d'opinions et la modération des affects dans les choses qui s'imposent à nous. [26] Car ayant commencé à philosopher en vue de décider entre les impressions et de saisir lesquelles sont vraies et lesquelles sont fausses en sorte d'atteindre la tranquillité, le sceptique tomba dans le désaccord entre partis de forces égales ; étant incapable de décider, il suspendit son assentiment. Et pour celui qui avait suspendu son assentiment, la tranquillité en matière d'opinions s'ensuivit fortuitement. [27] En effet, celui qui affirme dogmatiquement que telle chose est naturellement bonne ou mauvaise est dans un trouble continuel. Quand il lui manque les choses qu'il considère comme bonnes, il estime qu'il est persécuté par les maux naturels, et il court après ce qu'il pense être les biens. Les a-t-il obtenus, il tombe dans des troubles plus nombreux, du fait qu'il est dans une exaltation sans raison ni mesure, et que, craignant un changement, il fait tout pour ne pas perdre ce qui lui semble être des biens. » p. 139 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure [1781], Introduction, VI : « Le problème propre de la raison pure est donc contenu dans la question : Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? Si la métaphysique est restée jusqu’ici dans un état si branlant d’incertitude et de contradiction, la cause en est à imputer uniquement au fait de n’avoir pas pensé plus tôt à cette question et peut-être même à la différence des jugements analytiques et synthétiques. [...] Dans la solution du problème précédent est engagée en même temps la possibilité du pur usage de la raison pour fonder et développer toutes les sciences qui contiennent une connaissance théorique a priori des objets, c'est-à-dire la réponse à ces questions : Comment la mathématique pure est-elle possible ? Comment la physique pure est-elle possible ? De ces sciences, puisqu’elles sont réellement données, il convient bien de demander comment elles sont possibles ; car qu’elles doivent être possibles, c'est prouvé par leur réalité. » p. 142 David Hume, Traité de la nature humaine [1739], I, 3, 14 : « Nous avons établi comme un principe que, puisque toutes les idées dérivent d’impressions ou de perceptions antérieures, il est impossible que nous puissions avoir une idée de pouvoir et d’efficacité, sauf si nous pouvons montrer des cas où nous percevons ce pouvoir en train de s’exercer. Or, comme nous ne pouvons jamais découvrir de tels cas dans les corps, les Cartésiens, procédant d’après leur principe des idées 13 La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017 innées, ont eu recours à l’Esprit Suprême, à Dieu qu’ils considèrent comme le seul être actif dans l’univers et comme la cause immédiate de toute modification dans la matière. Mais, puisqu’on a reconnu l’erreur du principe des idées innées, il s’ensuit que l’hypothèse de Dieu ne peut nous servir en rien pour expliquer cette idée de puissance active que nous recherchons vainement dans tous les objets qui se présentent à nos sens ou dont nous avons subjectivement conscience dans nos esprits. » p. 143 Pierre Duhem, La théorie physique [1906] : « Une théorie physique n'est pas une explication. C'est un système de propositions mathématiques, déduites d’un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi complètement et aussi exactement que possible, un ensemble de lois expérimentales. Pour préciser déjà quelque peu cette définition, caractérisons les quatre opérations successives par lesquelles se forme une théorie physique : 1° Parmi les propriétés physiques que nous nous proposons de représenter, nous choisissons celles que nous regarderons comme des propriétés simples et dont les autres seront sensées des groupements ou des combinaisons. Nous leur faisons correspondre, par des méthodes de mesure appropriées, autant de symboles mathématiques, de nombres, de grandeurs ; ces symboles mathématiques n’ont, avec les propriétés qu’ils représentent, aucune relation de nature ; ils ont seulement avec elles une relation de signe à chose signifiée ; par les méthodes de mesure, on peut faire correspondre à chaque état d’une propriété physique une valeur du symbole représentatif et inversement. 2° Nous relions entre elles les diverses sortes de grandeurs ainsi introduites par un petit nombre de propositions qui serviront de principes à nos déductions ; ces principes peuvent être nommés hypothèses au sens étymologique du mot, car ils sont vraiment les fondements sur lesquels s’édifiera la théorie ; mais ils ne prétendent en aucune façon énoncer des relations véritables entre les propriétés réelles des corps. Ces hypothèses peuvent donc être formulées d’une manière arbitraire. La contradiction logique, soit entre les termes d’une même hypothèse, soit entre diverses hypothèses d’une même théorie, est la seule barrière absolument infranchissable devant laquelle s’arrête cet arbitraire. 3° Les divers principes ou hypothèses d’une théorie sont combinés ensemble suivant les règles de l’analyse mathématique. Les exigences de la logique algébrique sont les seules auxquelles le théoricien soit tenu de satisfaire au cours de ce développement. Les grandeurs sur lesquelles portent ses calculs ne prétendent point être des réalités physiques ; les principes qu’il invoque dans ses déductions ne se donnent point pour l’énoncé de relations véritables entre ces réalités ; il importe donc peu que les opérations qu’il exécute correspondent ou non à des transformations physiques réelles ou même concevables. Que ses syllogismes soient concluants et ses calculs exacts, c'est tout ce qu’on est alors en droit de réclamer de lui. 4° Les diverses conséquences que l’on a ainsi tirées des hypothèses peuvent se traduire en autant de jugements portant sur les propriétés physiques des corps ; les méthodes propres à définir et à mesurer ces propriétés physiques sont comme le vocabulaire, comme la clé qui permet de faire cette traduction ; ces jugements, on les compare aux lois expérimentales que la théorie se propose de représenter ; s’ils concordent avec ces lois, au degré d’approximation que comportent les procédés de mesure employés, la théorie a atteint son but, elle est déclarée bonne ; sinon, elle est mauvaise, elle doit être modifiée ou rejetée. Ainsi, une théorie vraie, ce n'est pas une théorie qui donne, des 14 La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017 apparences physiques, une explication conforme à la réalité ; c'est une théorie qui représente d’une manière satisfaisante un ensemble de lois expérimentales ; une théorie fausse, ce n'est pas une tentative d’explication fondée sur des suppositions contraires à la réalité ; c'est un ensemble de propositions qui ne concordent pas avec les lois expérimentales. L’accord avec l’expérience est, pour une théorie physique, l’unique critérium de vérité. » p. 152 Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation [1930], I : « Le nourrisson ne sépare pas encore son Moi du monde extérieur en tant que source des sensations qui affluent sur lui. Il apprend cela peu à peu, à l’occasion d’incitations diverses. Il ne peut qu’être impressionné le plus fortement par le fait que certaines des sources d’excitation, dans lesquelles il reconnaîtra plus tard des parties de son corps, puissent lui communiquer à tout moment des sensations, alors que d’autres se soustraient par moments à lui – y compris ce qu’il désire le plus : le sein maternel – et ne peuvent être ramenées à lui que par des cris de réclamation. Ainsi s’oppose d'abord au Moi un ‘‘objet’’, à savoir quelque chose qui se trouve ‘‘au dehors’’ et n'est forcé à apparaître que par une action particulière et pas avant. Une impulsion de plus qui pousse le Moi à se détacher de la masse des sensations, donc à reconnaître un ‘‘dehors’’, un monde extérieur, est donnée par les fréquentes, multiples et inévitables sensations de douleur et de déplaisir, à le rejeter vers l’extérieur, à constituer un Moi pur de plaisir, auquel fait face un dehors étranger et menaçant. Les frontières de ce Moi de plaisir primitif ne sauraient échapper à la rectification par l’expérience. » p. 152 Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique [1784], 3e proposition : « La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’ordonnance mécanique de son existence animale, et qu’il ne prenne part à aucune autre félicité ou perfection que celles qu’il s'est lui-même créées, indépendamment de l’instinct, par sa propre raison. [...] Il ne devait pas en effet être guidé par l’instinct, ni non plus être instruit et pris en charge par une connaissance innée ; il devait bien plutôt tirer tout de lui-même. La découverte de ses moyens de subsistance, son habillement, sa sécurité et sa défense extérieures (pour lesquelles elle ne lui donna ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement des mains), tout divertissement qui peut rendre la vie agréable, même son intelligence et sa prudence, et jusqu’à la bonté de son vouloir, devaient être entièrement son œuvre propre [...] tout se passant comme si elle avait davantage visé son estime raisonnable de soi que son bienêtre. [...] » p. 158 René Descartes, Les passions de l’âme [1649], Troisième partie, « Des passions particulières », extraits : « Art. 152 : Pour quelle cause on peut s’estimer. Et parce que l’une des principales parties de la sagesse est de savoir en quelle façon et pour quelle cause chacun se doit estimer ou mépriser, je tâcherai ici d’en dire mon opinion. Je ne remarque en nous qu’une seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l’usage 15 La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017 de notre libre arbitre, et l’empire que nous avons sur nos volontés. Car il n’y a que les seules actions qui dépendent de ce libre arbitre pour lesquelles nous puissions avec raison être loués ou blâmés, et il nous rend en quelque façon semblables à Dieu en nous faisant maîtres de nous-mêmes, pourvu que nous ne perdions point par lâcheté les droits qu’il nous donne. Art. 153. En quoi consiste la générosité. Ainsi je crois que la vraie générosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer, consiste seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal, et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu. Art. 154. Qu’elle empêche qu’on ne méprise les autres. Ceux qui ont cette connaissance et ce sentiment d’eux-mêmes se persuadent facilement que chacun des autres hommes les peut aussi avoir de soi, parce qu’il n’y a rien en cela qui dépende d’autrui. C’est pourquoi ils ne méprisent jamais personne ; et, bien qu’ils voient souvent que les autres commettent des fautes qui font paraître leur faiblesse, ils sont toutefois plus enclins à les excuser qu’à les blâmer, et à croire que c’est plutôt par manque de connaissance que par manque de bonne volonté qu’ils les commettent. Et, comme ils ne pensent point être de beaucoup inférieurs à ceux qui ont plus de bien ou d’honneurs, ou même qui ont plus d’esprit, plus de savoir, plus de beauté, ou généralement qui les surpassent en quelques autres perfections, aussi ne s’estiment-ils point beaucoup au-dessus de ceux qu’ils surpassent, à cause que toutes ces choses leur semblent être fort peu considérables, à comparaison de la bonne volonté, pour laquelle seule ils s’estiment, et laquelle ils supposent aussi être ou du moins pouvoir être en chacun des autres hommes. » p. 165 Aristote [384-322 av. J.-C.], Ethique à Nicomaque, VI, 1141b : « Or la prudence concerne les choses humaines et celles sur lesquelles la délibération est possible. En effet, l’homme prudent, disons-nous, a pour principale fonction de bien délibérer. Or nul ne délibère sur ce qui ne peut pas être autrement, ni sur ce qui ne comporte pas de fin, et n'est pas, pour ainsi dire, un bien faisable. Or celui qui, absolument parlant, délibère bien est celui qui atteint par le raisonnement ce qui, dans ce qui est faisable, est le meilleur pour l’homme. La prudence ne concerne pas non plus seulement les cas généraux, elle doit connaître aussi des cas particuliers, car elle est du domaine de l’action, or l’action porte sur des cas particuliers. Voilà pourquoi certaines personnes dépourvues de connaissances sont plus aptes à l’action que d’autres qui en ont et, dans les autres domaines, ceux qui ont de l’expérience : celui qui saura que les viandes légères sont digestes et saines, mais ignore lesquelles sont légères, ne fera rien d’efficace pour la santé [...]. » p. 168 Baruch Spinoza, Traité théologico-politique [1670], I, 1, « Nous traiterons des Prophètes dans le chapitre suivant, ici de la Prophétie. Il suit de la définition que j'ai donnée, qu'on peut appeler Prophétie la connaissance naturelle. Car ce 16 La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017 que nous connaissons par la lumière naturelle dépend de la seule connaissance de Dieu et de ses décrets éternels. Toutefois cette connaissance naturelle étant commune à tous les hommes, car elle dépend de principes communs à tous, le vulgaire toujours assoiffé de raretés et d'étrangetés, méprisant les dons naturels, n'en fait pas grand cas ; il entend donc l'exclure quand il parle de la connaissance prophétique. La naturelle n'en a pas moins tout autant de droit qu'une autre, quelle qu'elle soit, à s'appeler divine, puisque c'est la nature de Dieu en tant que nous en participons, et les décrets divins qui nous la dictent en quelque sorte. Elle diffère d'ailleurs de celle que tous nomment divine, en ce point seulement que cette dernière s'étend au-delà des limites de la première et ne peut s'expliquer par les lois de la nature humaine considérée en elle-même ; mais à l'égard de la certitude qu'enveloppe la connaissance naturelle et de la source d'où elle découle (qui est Dieu), elle ne le cède aucunement à la prophétique. À moins qu'on ne veuille entendre ou plutôt rêver que les prophètes ont bien eu un corps d'homme, mais non une âme humaine et que, par suite, leurs sensations et leur conscience étaient d'une tout autre nature que les nôtres. p. 169 Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes, XII, 7 [60], 1886-1887, in Œuvres philosophiques complètes : « Contre le positivisme, qui en reste au phénomène, ‘‘il n'y a que des faits’’, j’objecterais : non, justement, il n'y a pas de faits, seulement des interprétations. Nous ne pouvons constater aucun factum ‘‘en soi’’ : peut-être est-ce un non-sens de vouloir ce genre de chose. ‘‘Tout est subjectif’’, dites-vous : mais ceci est déjà une interprétation, le ‘‘sujet’’ n'est pas un donné, mais quelque chose d’inventé-en-plus, de placé-parderrière. – Est-ce finalement nécessaire de poser en plus l’interprète derrière l’interprétation ? C'est déjà de l’invention, de l’hypothèse. Dans la mesure exacte où le mot ‘‘connaissance’’ possède un sens, le monde est connaissable : mais il est interprétable autrement, il n’a pas un sens par-derrière soi, mais d’innombrables sens : ‘‘perspectivisme’’. Ce sont nos besoins qui interprètent le monde : nos instincts, leur pour et leur contre. » p. 178 Plotin, Ennéades [IIIe siècle ap. J.-C.], Traité 1 – 1, 6, coll. Les écrits de Plotin : « [...] Toute chose privée de forme et destinée à recevoir une forme et une idée reste laide et étrangère à la raison divine, tant qu’elle n’a part ni à une raison ni à une forme ; et c'est là l’absolue laideur. Est laid aussi tout ce qui n'est pas dominé par une forme et par une raison, parce que la matière n’a pas admis complètement l’information par l’idée. Donc l’idée s’approche, et elle ordonne, en les combinant, les parties multiples dont un être est fait ; elle les réduit à un tout convergent, et crée l’unité en les accordant entre elles, parce qu’elle-même est une, et parce que l’être informé par elle doit être un autant qu’une chose composée de plusieurs parties peut l’être. La beauté siège donc en cet être, lorsqu’il est ramené à l’unité, et elle se donne à toutes ses parties et à l’ensemble. Mais lorsqu’elle survient en un être un et homogène, elle donne la même beauté à l’ensemble ; c'est comme si une puissance naturelle, procédant comme l’art, donnait la beauté, dans le premier cas, à une maison tout entière avec ses parties, dans le second cas, à une seule pierre. Ainsi la beauté du corps dérive de sa participation à une raison venue des dieux. » 17 La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017 p. 180 Hegel, Esthétique [1818-1829], « Introduction », extrait : « L'opinion la plus courante qu'on se fait de la fin que se propose l'art est qu'elle consiste à imiter la nature. Dans cette perspective, l'imitation, c'est-à-dire l'habileté à reproduire avec une parfaite fidélité les objets naturels, tels qu'ils s'offrent à nous constituerait le but essentiel de l'art, et quand cette reproduction fidèle serait bien réussie, elle nous donnerait une complète satisfaction. Cette définition n'assigne à l'art que le but tout formel de refaire à son tour, aussi bien que ses moyens le lui permettent, ce qui existe déjà dans le monde extérieur, et de le reproduire tel quel. Mais on peut remarquer tout de suite que cette reproduction est un travail superflu, que ce que nous voyons représenté et reproduit sur de tableaux, à la scène où ailleurs : animaux, paysages, situations humaines [...]. En outre, ce travail superflu peut passer pour un jeu présomptueux, qui reste bien en-deçà de la nature. Car l'art est limité par ses moyens d'expression, et ne peut produire que des illusions partielles [...]. En fait, quand l'art s'en tient au but formel de la stricte imitation, il ne nous donne, à la place du réel et du vivant que la caricature de la vie. » p. 181 Alain, Système des beaux-arts [1920], I, 7 : « Puisqu'il est évident que l'inspiration ne forme rien sans matière, il faut donc à l'artiste, à l'origine des arts et toujours, quelque premier objet ou quelque première contrainte de fait, sur quoi il exerce d'abord sa perception, comme l'emplacement et les pierres pour l'architecte, un bloc de marbre pour le sculpteur, un cri pour le musicien, une thèse pour l'orateur, une idée pour l'écrivain, pour tous des coutumes acceptées d'abord. Par quoi se trouve défini l'artiste, tout à fait autrement que d'après la fantaisie. Car tout artiste est percevant et actif, artisan toujours en cela. Plutôt attentif à l'objet qu'à ses propres passions [...]. Bref, la loi suprême de l'invention humaine est que l'on n'invente qu'en travaillant. Artisan d'abord. [...] Il reste à dire maintenant en quoi l'artiste diffère de l'artisan. Toutes les fois que l'idée précède et règle l'exécution, c'est industrie [...]. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu'il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu'il emploiera à l'œuvre qu'il commence ; l'idée lui vient à mesure qu'il fait ; il serait même plus rigoureux de dire que l'idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu'il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître. [...] Il faut que le génie ait la grâce de nature, et s'étonne lui-même. [...] » p. 191 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes [1755], extrait : « Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et qu'à des arts qui n'avaient pas besoin du 18 La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017 concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d'un commerce indépendant : mais dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un autre ; dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des provisions pour deux, l'égalité disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu'il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l'esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. » p. 191 John Stuart Mill, La Nature [1874] : « [...] Même si on entend par instinct tout ce que l’on a pu considérer comme tel, il reste vrai que presque tous les attributs respectables de l’humanité résultent non de l’instinct, mais de la victoire sur lui, et il n'y a presque rien, au départ, chez l’homme, qui ait de la valeur à part ses potentialités – tout un monde de possibilités, qui ont toutes besoin, pour se réaliser, d’une discipline éminemment artificielle. C'est seulement à partir du moment où la condition de la nature humaine est devenue hautement artificielle qu'on a conçu l'idée - ou, selon moi, qu'il a été possible de concevoir l'idée - que la bonté est naturelle : car ce n'est qu'après une longue pratique d'une éducation artificielle que les bons sentiments sont devenus si habituels, et ont si bien pris le dessus sur les mauvais, qu'ils se manifestent spontanément quand les circonstances le demandent. À l’époque où l'humanité a été plus proche de son état naturel, les observateurs plus civilisés d'alors voyaient l'homme "naturel" comme une sorte d'animal sauvage, se distinguant des autres animaux principalement par sa plus grande astuce : ils considéraient toute qualité estimable du caractère comme le résultat d'une sorte de dressage [taming], expression par laquelle les anciens philosophes désignaient souvent la discipline qui convient aux êtres humains. La vérité est qu'on peine à trouver un seul trait d'excellence dans le caractère de l'homme qui ne soit en nette contradiction avec les sentiments spontanés de la nature humaine. » p. 166 Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion [1932], « Remarques finales » : « De la société close à la société ouverte, de la cité à l'humanité, on ne passera jamais par voie d'élargissement. Elles ne sont pas de même essence. La société ouverte est celle qui embrasserait en principe l'humanité entière. Rêvée, de loin en loin, par des âmes d'élite, elle réalise chaque fois quelque chose d'elle-même dans des créations dont chacune, par une transformation plus ou moins profonde de l'homme, permet de surmonter des difficultés jusque-là insurmontables. Mais après chacune aussi se referme le cercle momentanément ouvert. Une partie du nouveau s'est coulée dans le moule de l'ancien ; l'aspiration individuelle est devenue pression sociale ; l'obligation couvre le tout. Ces progrès se font-ils dans une même direction ? Il sera entendu que la direction est la même, du moment qu'on est convenu de dire que ce sont des progrès. Chacun d'eux se définira en effet alors un pas en avant. Mais ce ne sera qu'une métaphore, et s'il y avait réellement une direction préexistante le long de laquelle on se fût contenté d'avancer, les rénovations morales seraient prévisibles ; point ne serait besoin, pour chacune d'elles, 19 La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017 d'un effort créateur. La vérité est qu'on peut toujours prendre la dernière, la définir par un concept, et dire que, les autres contenaient une plus ou moins grande quantité de ce que son concept renferme, que toutes étaient par conséquent un acheminement à elle. Mais les choses ne prennent cette forme que rétrospectivement ; les changements étaient qualitatifs et non pas quantitatifs ; ils défiaient toute prévision. » p. 202 Epictète, Manuel [125 ap. J.-C.], I : « Il y a ce qui dépend de nous, il y a ce qui ne dépend pas de nous. Dépendent de nous l’opinion, la tendance, le désir, l’aversion, en un mot toutes nos œuvres propres ; ne dépendent pas de nous le corps, la richesse, les témoignages de considération, les hautes charges, en un mot toutes les choses qui ne sont pas nos œuvres propres. Les choses qui dépendent de nous sont naturellement libres, sans empêchement, sans entrave ; celles qui ne dépendent pas de nous sont fragiles, serves, facilement empêchées, propres à autrui. Rappelle-toi donc ceci : si tu prends pour libres les choses naturellement serves, pour propres à toi-même les choses propres à autrui, tu connaîtras l’entrave, l’affliction, le trouble, tu accuseras dieux et hommes : mais si tu prends pour tien seulement ce qui est tien, pour propre à autrui ce qui est, de fait, propre à autrui, personne ne te contraindra jamais ni ne t’empêchera, tu n’adresseras à personne accusation ni reproche, tu ne feras absolument rien contre ton gré, personne ne te nuira ; tu n’auras pas d’ennemi ; car tu ne souffriras aucun dommage. [...] » p. 203 Platon [427-347 av. J.-C.], Gorgias, 507b-508a, traduction originale : « [...] Et certes, ce n'est pas [digne] d’un homme sage [sôphrôn] que de rechercher ou de fuir ce qu’il ne convient pas de rechercher ou de fuir ; mais au contraire un tel homme sait – en ce qui concerne les choses ou les personnes, les plaisirs et les peines rechercher et fuir à chaque fois ce qu’il faut ; et il met toute sa vigueur à toujours assumer son devoir. Il en résulte, de toute nécessité, mon cher Calliclès, que l’homme sage, d’après nos raisonnements, est aussi un homme juste, courageux, pieux et bon, et il l'est de façon accomplie ; il en résulte, en outre, qu’étant bon il fait bien et de belle façon ce qu’il fait ; et enfin que, étant heureux dans ses actions, il est heureux lui-même et qu’il rencontre le succès – tandis qu’au contraire l’homme mauvais, agissant de manière défectueuse, rencontre l’insuccès. Or cet homme mauvais, qui se trouve à l’opposé de l’homme sage, c'est justement l’intempérant dont tu parlais ! [...] Voilà à mon sens le but vers lequel il faut tourner son attention pour vivre, le but vers lequel doivent tendre les forces de chacun, et celles de l’État, afin d’acquérir la justice et la sagesse, propices au bonheur et à l’action heureuse, - sans permettre que les désirs soient déréglés [akolastos] et deviennent, parce qu’on les satisfait, un mal insatiable, comme cela se produit chez l’homme qui mène une vie dévoyée. Car un tel homme ne saurait être chéri des hommes ni des dieux : il est incapable de faire communauté ; or quand il n'y a pas de communauté, il n'y a pas d’amitié. Ce que disent les savants, mon cher Calliclès, c'est que le Ciel, la Terre, les Dieux et les Hommes se tiennent ensemble par un lien de communauté [koinônia], par un lien d’amitié, par un sentiment de l’ordre [kosmiotès], par la sagesse et par la justice : et, pour ces raisons, ils 20 La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017 appellent le tout des choses ‘‘ordre harmonieux’’ [kosmos], mon cher ami, et non ‘‘absence d’ordre’’ [akosmia] ni ‘‘dérèglement’’ [akolasia]. Toi, tu ne me parais pas appliquer ton esprit à cela ; tu es savant en ces choses, mais tu négliges de voir que l’égalité géométrique a un grand pouvoir chez les dieux comme chez les hommes ; et si ton idée est qu’il faut s’efforcer de posséder toujours plus que les autres, c'est parce que tu n’as cure de la géométrie. » p. 204 René Descartes, « Lettre au Père Mesland, 9 février 1645 », Œuvres et lettres : « […] L’indifférence me semble signifier proprement l’état dans lequel est la volonté lorsqu’elle n’est pas poussée d’un côté plutôt que de l’autre par la perception du vrai et du bien ; et c’est en ce sens que je l’ai prise lorsque j’ai écrit que le plus bas degré de la liberté est celui où nous nous déterminons aux choses pour lesquelles nous sommes indifférents. Mais peut-être que d’autres entendent par indifférence une faculté positive de se déterminer pour l’un ou l’autre de deux contraires, c’est-à-dire pour poursuivre ou pour fuir, pour affirmer ou pour nier. Cette faculté positive, je n’ai pas nié qu’elle fût dans la volonté. Bien plus, j’estime qu’elle y est, non seulement dans ces actes où elle n’est pas poussée par des raisons évidentes d’un côté plutôt que de l’autre, mais aussi dans tous les autres ; à ce point que, lorsqu’une raison très évidente nous porte d’un côté, bien que, moralement parlant, nous ne puissions guère aller à l’opposé, absolument parlant, néanmoins, nous le pourrions. En effet, il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c’est un bien d’affirmer par là notre libre arbitre. De plus, il faut remarquer que la liberté peut être considérée dans les actions de la volonté avant l’accomplissement ou pendant l’accomplissement. Considérée dans ces actions avant l’accomplissement, elle implique l’indifférence prise au second sens, et non au premier. Et bien que nous puissions dire, quand nous opposons notre propre jugement aux commandements des autres, que nous sommes plus libres de faire les choses pour lesquelles rien ne nous a été prescrit par les autres et dans lesquelles il nous est permis de suivre notre propre jugement que de faire celles qui nous sont interdites, nous ne pouvons pas dire de la même façon, quand nous opposons les uns aux autres nos jugements ou nos connaissances, que nous sommes plus libres de faire les choses qui ne nous semblent ni bonnes ni mauvaises, ou dans lesquelles nous voyons autant de bien que de mal que de faire celles où nous voyons beaucoup plus de bien que de mal. Une plus grande liberté consiste en effet ou bien dans une plus grande facilité de se déterminer, ou bien dans un plus grand usage de cette puissance positive que nous avons de suivre le pire, tout en voyant le meilleur. Si nous prenons le parti où nous voyons le plus de bien, nous nous déterminons plus facilement ; si nous suivons le parti contraire, nous usons davantage de cette puissance positive ; ainsi nous pouvons toujours agir plus librement dans les choses où nous voyons plus de bien que de mal, que dans les choses appelées par nous indifférentes. En ce sens on peut même dire que les choses qui nous sont commandées par les autres et que sans cela nous ne ferions point de nousmêmes, nous les faisons moins librement que celles qui ne nous sont pas commandées ; parce que le jugement qu’elles sont difficiles à faire est opposé au jugement qu’il est bon de faire ce qui est commandé, et, ces deux jugements, plus ils nous meuvent également, plus ils mettent en nous d’indifférence prise au premier sens. Considérée maintenant dans les actions de la volonté, pendant qu’elles s’accomplissent, 21 La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017 la liberté n’implique aucune indifférence, qu’on la prenne au premier ou au deuxième sens ; parce que ce qui est fait ne peut pas demeurer non fait, étant donné qu’on le fait. Mais elle consiste dans la seule facilité d’exécution, et alors, libre, spontané et volontaire ne sont qu’une même chose. C’est en ce sens que j’ai écrit que je suis porté d’autant plus librement vers quelque chose que je suis poussé par plus de raisons, car il est certain que notre volonté se meut alors avec plus de facilité et plus d’élan. » 22 La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017