Anthologie de textes philosophiques

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Anthologie de textes philosophiques
- Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité – p. 13
- Emmanuel Kant, Abrégé de philosophie. Leçons sur l’encyclopédie philosophique – p. 20
- Henri Bergson, La pensée et le mouvant – p. 36
- Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger – p. 47
- Emmanuel Kant, Réflexion sur l’éducation – p. 71
- Platon, Apologie de Socrate – p. 71
- Sören Kierkegaard, Traité du désespoir – p. 72
- Montesquieu, De l’esprit des lois – p. 82
- Nicolas Machiavel, Le Prince – p. 83
- Michel de Montaigne - Essais – p. 97
- Thomas Reid, Recherches sur l’entendement humain d’après les principes du sens commun – p. 99
- John Stuart Mill, De la Liberté – p. 102
- Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique – p. 109
- Freud, Totem et tabou – p. 110
- David Hume, « De l’impudence et de la modestie » – p. 110
- Aristote, Les Politiques – p. 116
- Thomas Hobbes, Léviathan – p. 117
- Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique – p. 117
- Alain, Système des beaux-arts – p. 128
- Étienne Bonnot de Condillac, Traité des sensations – p. 129
- Empiricus Sexus, Esquisses pyrrhoniennes – p. 131
- Emmanuel Kant, Critique de la raison – p. 139
- David Hume, Traité de la nature humaine – p. 142
- Pierre Duhem, La théorie physique – p. 143
- Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation – p. 152
- Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique – p. 152
- René Descartes, Les passions de l’âme – p. 158
- Aristote, Éthique à Nicomaque – p. 165
- Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion – p. 166
- Baruch Spinozza, Traité théologico-politique – p. 168
- Friedrich Nietzche, Fragments posthumes – p. 169
- Plotin, Ennéades – p. 178
- Hegel, Esthétique – p. 180
- Alain, Système des beaux-arts – p. 181
- John Stuart Mill, La Nature – p. 191
- Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes – p. 191
- Epictète, Manuel – p. 202
- Platon, Gorgias – p. 203
- Descartes, « Lettre au Père Mesland, 9 février 1645 » - p. 204
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La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017
p. 13 Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité [1674],
Livre III, IIe partie, chapitre VII :
« Quatre manières de voir les choses.
La première, est de connaître les choses par elles-mêmes.
La seconde, de les connaître par leurs idées, c'est-à-dire, comme je l’entends ici, par
quelque chose qui soit différent d’elles.
La troisième, de les connaître par conscience, ou par sentiment intérieur.
La quatrième, de les connaître par conjecture. [...]
Il n'y a que Dieu que l’on connaisse par lui-même : car encore qu’il y ait d’autres êtres
spirituels que lui, et qui semblent être intelligibles par leur nature, il n'y a que lui seul qui
puisse agir dans l’esprit, et se découvrir à lui. Il n'y a que dieu que nous voyions d’une
vue immédiate et directe. Il n'y a que lui qui puisse éclairer l’esprit par sa propre
substance. [...]
On ne peut douter que l’on ne voie les corps avec leurs propriétés par leurs idées ; parce
que n’étant pas intelligibles par eux-mêmes, nous ne les pouvons voir que dans l’être, qui
les renferme d’une manière intelligible. Ainsi c'est en Dieu, et par leurs idées, que nous
pouvons voir les corps avec leurs propriétés ; et c'est pour cela que la connaissance que
nous en avons est très parfaite : je veux dire, que l’idée que nous avons de l’étendue
suffit pour nous faire connaître toutes les propriétés, dont l’étendue est capable [...].
Il n’en est pas de même de l’âme, nous ne la connaissons point par son idée : nous ne la
voyons point en Dieu : nous ne la connaissons que par conscience ; et c'est pour cela que
la connaissance que nous en avons est imparfaite. Nous ne savons de notre âme, que ce
que nous sentons se passer en nous. Si nous n’avions jamais senti de douleur, de chaleur,
de lumière, etc., nous ne pourrions savoir si notre âme en serait capable, parce que nous
ne la connaissons point par son idée. Mais si nous voyions en Dieu l’idée qui répond à
notre âme, nous connaîtrions en même temps, ou nous pourrions connaître toutes les
propriétés dont elle est capable : comme nous connaissons ou nous pouvons connaître
toutes les propriétés dont l’étendue est capable parce que nous connaissons l’étendue par
son idée.
Il est vrai que nous connaissons assez par notre conscience, ou par le sentiment intérieur,
que nous avons de nous-même, que notre âme est quelque chose de grand ; mais il se
peut faire que ce que nous en connaissons ne soit presque rien de ce qu’elle est en ellemême. [...]
Encore que nous n’ayons pas une entière connaissance de notre âme, celle que nous en
avons par conscience ou sentiment intérieur suffit pour en démontrer l’immortalité, la
spiritualité, la liberté et quelques autres attributs qu’il est nécessaire que nous sachions.
[...] La connaissance que nous avons de notre âme par conscience est imparfaite, il est
vrai, mais elle n'est point fausse. »
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La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017
p. 20 Emmanuel Kant, Abrégé de philosophie. Leçons sur
l’encyclopédie philosophique [cours professés dans les années qui
précèdent la Critique de la raison pure] :
« La science qui contient toutes les connaissances rationnelles par concepts est la
philosophie. [...]
Même si une connaissance est philosophique quant à sa matière, elle peut être historique
du point de vue de sa forme, par exemple lorsqu'on ne pense pas soi-même une
connaissance rationnelle, mais qu'on l'imite. Une telle connaissance philosophique peut
bien être objective, mais elle est produite historiquement par tel ou tel sujet. [...]
Aucun professeur de philosophie ne peut être parfait s'il n'a fait qu'apprendre la
philosophie par cœur. Mais en réalité aucune philosophie ne peut être apprise par cœur,
puisqu'il faut pour cela qu'un philosophe ait d'abord fourni un modèle sans défaut, et qui
soit par conséquent susceptible d'être imité. [...] Philosopher ne veut pas dire imiter la
pensée de quelqu'un, mais penser par soi-même, et même a priori. Un professeur de
philosophie ne doit pas simplement expliquer un auteur, mais instruire en même temps
de la méthode selon laquelle on doit philosopher. La philosophie a pour objets toutes les
connaissances humaines des choses, quelles qu'elles soient. Elle est en même temps le
plus haut tribunal de la raison.
p. 36 Henri Bergson, La pensée et le mouvant [1934], Introduction
(deuxième partie), extrait :
« Une idée neuve peut être claire parce qu’elle nous présente, simplement arrangées
dans un nouvel ordre, des idées élémentaires que nous possédions déjà. Notre
intelligence, ne trouvant alors dans le nouveau que de l’ancien, se sent en pays de
connaissance ; elle est à son aise ; elle « comprend ». Telle est la clarté que nous
désirons, que nous recherchons, et dont nous savons toujours gré à celui qui nous
l’apporte. Il en est une autre, que nous subissons, et qui ne s’impose d’ailleurs qu’à la
longue. C’est celle de l’idée radicalement neuve et absolument simple, qui capte plus ou
moins une intuition. Comme nous ne pouvons la reconstituer avec des éléments
préexistants, puisqu’elle n’a pas d’éléments, et comme, d’autre part, comprendre sans
effort consiste à recomposer le nouveau avec de l’ancien, notre premier mouvement est
de la dire incompréhensible. Mais acceptons-la provisoirement, promenons-nous avec
elle dans les divers départements de notre connaissance : nous la verrons, elle obscure,
dissiper des obscurités. Par elle, des problèmes que nous jugions insolubles vont se
résoudre ou plutôt se dissoudre, soit pour disparaître définitivement soit pour se poser
autrement. De ce qu’elle aura fait pour ces problèmes elle bénéficiera alors à son tour.
Chacun d’eux, intellectuel, lui communiquera quelque chose de son intellectualité. Ainsi
intellectualisée, elle pourra être braquée à nouveau sur les problèmes qui l’auront servie
après s’être servis d’elle ; elle dissipera, encore mieux, l’obscurité qui les entourait, et
elle en deviendra elle-même plus claire. Il faut donc distinguer entre les idées qui gardent
pour elles leur lumière, la faisant d’ailleurs pénétrer tout de suite dans leurs moindres
recoins, et celles dont le rayonnement est extérieur, illuminant toute une région de la
pensée. Celles-ci peuvent commencer par être intérieurement obscures ; mais la lumière
qu’elles projettent autour d’elles leur revient par réflexion, les pénètre de plus en plus
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La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017
profondément ; et elles ont alors le double pouvoir d’éclairer le reste et de s’éclairer
elles-mêmes.
Encore faut-il leur en laisser le temps. Le philosophe n’a pas toujours cette patience.
Combien n’est-il pas plus simple de s’en tenir aux notions emmagasinées dans le
langage ! Ces idées ont été formées par l’intelligence au fur et à mesure de ses besoins.
Elles correspondent à un découpage de la réalité selon les lignes qu’il faut suivre pour
agir commodément sur elle. Le plus souvent, elles distribuent les objets et les faits
d’après l’avantage que nous en pouvons tirer, jetant pêle-mêle dans le même
compartiment intellectuel tout ce qui intéresse le même besoin. Quand nous réagissons
identiquement à des perceptions différentes, nous disons que nous sommes devant des
objets « du même genre ». Quand nous réagissons en deux sens contraires, nous
répartissons les objets entre deux « genres opposés ». Sera clair alors, par définition, ce
qui pourra se résoudre en généralités ainsi obtenues, obscur ce qui ne s’y ramènera pas.
Par-là s’explique l’infériorité frappante du point de vue intuitif dans la controverse
philosophique. Écoutez discuter ensemble deux philosophes dont l’un tient pour le
déterminisme et l’autre pour la liberté : c’est toujours le déterministe qui paraît avoir
raison. Il peut être novice, et son adversaire expérimenté. Il peut plaider nonchalamment
sa cause, tandis que l’autre sue sang et eau pour la sienne. On dira toujours de lui qu’il
est simple, qu’il est clair, qu’il est vrai. Il l’est aisément et naturellement, n’ayant qu’à
ramasser des pensées toutes prêtes et des phrases déjà faites : science, langage, sens
commun, l’intelligence entière est à son service. La critique d’une philosophie intuitive
est si facile, et elle est si sure d’être bien accueillie, qu’elle tentera toujours le débutant.
Plus tard pourra venir le regret, – à moins pourtant qu’il n’y ait incompréhension native
et, par dépit, ressentiment personnel à l’égard de tout ce qui n’est pas réductible à la
lettre, de tout ce qui est proprement esprit. Cela arrive, car la philosophie, elle aussi, a ses
scribes et ses pharisiens.
Nous assignons donc à la métaphysique un objet limité, principalement l’esprit, et une
méthode spéciale, avant tout l’intuition. Par là nous distinguons nettement la
métaphysique de la science. Mais par là aussi nous leur attribuons une égale valeur. Nous
croyons qu’elles peuvent, l’une et l’autre, toucher le fond de la réalité. »
p. 47 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger [1790], § 40 :
« [...] Sous l’expression de sensus communis, il faut entendre l’idée d’un sens commun à
tous, c'est-à-dire l’idée d’une faculté de juger qui dans sa réflexion tient compte,
lorsqu’elle pense (a priori), du mode de représentation de tous les autres humains afin
d’étayer son jugement pour ainsi dire de la raison humaine dans son entier, et ainsi
échapper à l’illusion qui, produite par des conditions subjectives de l’ordre du particulier,
exercerait sur le jugement une influence néfaste. [...] Voici quelles sont ces maximes [du
sens commun] : 1. penser par soi-même ; 2. penser en se mettant à la place de tout autre
être humain ; 3. penser toujours en accord avec soi-même. La première est la maxime de
la pensée sans préjugé, la deuxième celle de la pensée ouverte, la troisième celle de la
pensée conséquente. La première est la maxime de d’une raison qui n'est jamais passive.
Le préjugé est la tendance à la passivité, donc à l’hétéronomie de la raison [...].
L’Aufklärung, c'est se libérer de la superstition [...]. »
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La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017
p. 71 Emmanuel Kant, Réflexions sur l’éducation [1787] :
« Dans l’éducation, il faut donc :
1° Discipliner l’homme. Discipliner, c'est chercher à empêcher l’animalité de porter
préjudice à l’humanité, dans l’individu comme dans l’homme social. La discipline n'est
donc que l’approvisionnement de la sauvagerie.
2° Il faut cultiver l’homme. La culture comprend l’enseignement par la règle et par
l’exemple. Elle consiste à procurer l’habileté. L’habileté est possession d’une capacité
suffisant à toute fin [...].
Quelques formes de l’habileté sont bonnes en tous les cas, par exemple la lecture et
l’écriture ; d’autres ne servent qu’à un petit nombre de fins, par exemple la musique à
celle de nous rendre aimables. La multitude des fins étend en quelque sorte jusqu’à
l’illimité le domaine de l’habileté.
3° Il faut veiller à ce que l’homme devienne également prudent, qu’il soit à sa place dans
la société humaine, qu’il ait faveur et influence. Cela implique une certaine forme de
culture que l’on nomme civilisation [...].
4° Il faut veiller à sa moralisation. L’homme ne doit pas être habile à toutes sortes de
fins, il doit aussi acquérir la disposition d’esprit qui ne lui fasse choisir que de bonnes
fins. »
p. 71 Platon, Apologie de Socrate, Flammarion, 2008 :
« Mais peut-être y aura-t-il quelqu'un pour dire : ‘‘tu ne pourrais donc pas, Socrate, une
fois que tu nous auras débarrassés de ta présence, vivre en te tenant tranquille, sans
discourir ?’’ Ma réponse serait encore plus difficile à faire admettre à certains d’entre
vous. Vous ne me croirez pas et vous penserez que je pratique l’ironie si, en effet, je vous
réponds que ce serait là désobéir au dieu, et que, pour cette raison, il m'est impossible de
me tenir tranquille. Et si j’ajoute que, pour un homme, le bien le plus grand est de
s’entretenir tous les jours de la vertu et de tout ce dont vous m’entendez discuter, lorsque
je soumets les autres et moi-même à cet examen, et que je vais jusqu’à dire qu’une vie à
laquelle cet examen ferait défaut ne mériterait pas d’être vécue – je vous convaincrai
encore moins. »
p. 72 Sören Kierkegaard, Traité du désespoir [1849] :
« Le déterministe, le fataliste sont des désespérés, qui ont perdu leur moi, parce qu’il n'y
a plus pour eux que de la nécessité. [...] La personnalité est une synthèse de possible et
de nécessité. Sa durée dépend donc, comme la respiration (re-spiratio), d’une alternance
de souffle. Le moi du déterministe ne respire pas, car la nécessité pure est irrespirable et
asphyxie bel et bien le moi. Le désespoir du fataliste, c'est ayant perdu Dieu, d’avoir
perdu son moi ; manquer de Dieu, c'est manquer de moi. Le fataliste est sans un Dieu,
autrement dit, le sien, c'est la nécessité ; car à Dieu tout étant possible, Dieu c'est la
possibilité pure, l’absence de la nécessité. Par suite, le culte du fataliste est au plus une
interjection et, par essence, mutisme, soumissions muettes, impuissance de prier. Prier,
c'est encore respirer, et le possible est au moi, comme à nos poumons l’oxygène [...]. »
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La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017
p. 82 Charles Louis de Montesquieu, De l’esprit des lois [1758],
XX, 1-2 :
« Le commerce guérit des préjugés destructeurs et c'est presque une règle générale que,
partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ; et que partout où il y a du
commerce, il y a des mœurs douces.
Qu'on ne s'étonne donc point si nos mœurs sont moins féroces qu'elles ne l'étaient
autrefois. Le commerce a fait que la connaissance des mœurs de toutes les nations a
pénétré partout : on les a comparées entre elles, et il en a résulté de grands biens.
On peut dire que les lois du commerce perfectionnent les mœurs, par la même raison que
ces mêmes lois perdent les mœurs. Le commerce corrompt les mœurs pures : c'était le
sujet des plaintes de Platon ; il polit et adoucit les mœurs barbares, comme nous le
voyons tous les jours.
L'effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble
se rendent réciproquement dépendantes : si l'une a intérêt d'acheter, l'autre a intérêt de
vendre ; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels.
Mais si l'esprit de commerce unit les nations, il n'unit pas de même les particuliers. Nous
voyons que, dans les pays où l'on n'est affecté que de l'esprit de commerce, on trafique de
toutes les actions humaines, et de toutes les vertus morales : les plus petites choses, celles
que l'humanité demande, s'y font ou s'y donnent pour de l'argent.
L'esprit de commerce produit dans les hommes un certain sentiment de justice exacte,
opposé d'un côté au brigandage, et de l'autre à ces vertus morales qui font qu'on ne
discute pas toujours ses intérêts avec rigidité, et qu'on peut les négliger pour ceux des
autres.
La privation totale du commerce produit au contraire le brigandage, qu'Aristote met au
nombre des manières d'acquérir. L'esprit n'en est point opposé à de certaines vertus
morales : par exemple, l'hospitalité, très rare dans les pays de commerce, se trouve
admirablement parmi les peuples brigands.
C'est un sacrilège chez les Germains, dit Tacite, de fermer sa maison à quelque homme
que ce soit, connu ou inconnu. Celui qui a exercé l'hospitalité envers un étranger va lui
montrer une autre maison où on l'exerce encore, et il y est reçu avec la même humanité.
Mais, lorsque les Germains eurent fondé des royaumes, l'hospitalité leur devint à charge.
Cela paraît par deux lois du code des Bourguignons, dont l'une inflige une peine à tout
barbare qui irait montrer à un étranger la maison d'un Romain ; et l'autre règle que celui
qui recevra un étranger, sera dédommagé par les habitants, chacun pour sa quote-part. »
p. 83 Nicolas Machiavel, Le Prince [publié en 1532], XX,
« Combien peut la Fortune dans les choses humaines et
comme on y peut faire tête », extrait :
« Je sais bien qu’aucuns furent et sont en opinion que les affaires de ce monde soient en
cette sorte gouvernées de Dieu et de la fortune, que les hommes avec toute leur sagesse
ne les puissent redresser, et n’y aient même aucun remède ; par ainsi ils pourraient
estimer bien vain de suer à les maîtriser, au lieu de se laisser gouverner par le sort. [...]
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La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017
Néanmoins, pour que notre libre arbitre ne soit éteint, j’estime qu’il peut être vrai que la
fortune soit maîtresse de la moitié de nos œuvres, mais qu’etiam elle nous en laisse
gouverner à peu près l’autre moitié. Je la compare à l’une de ces rivières, coutumières de
déborder, lesquelles se courrouçant noient à l’entour les plaines, détruisent les arbres et
maisons, [...] pourtant les hommes, quand le temps est paisible, ne laissent pas d’avoir la
liberté d’y pourvoir et par remparts et par levées [...]. Ainsi en est-il de la fortune,
laquelle démontre sa puissance aux endroits où il n'y a point de force dressée pour lui
résister [...]. Et si vous considérez bien l’Italie, laquelle est le siège de ces révolutions
[...], vous la verrez être une vraie campagne sans levées ni remparts aucuns ; or si elle
était protégée de convenable virtù, [...] ou cette crue n’aurait pas fait de si grandes
révolutions, ou bien elle ne serait pas du tout advenue. [...] »
p. 97 Michel de Montaigne, Essais [1595], III, 12, « De la
phisionomie » :
« Quasi toutes les opinions que nous avons sont prinses par authorité et à credit. Il n'y a
point de mal : nous ne sçaurions pirement choisir que par nous, en un siecle si foible.
Cette image des discours de Socrates que ses amys nous ont laissée, nous ne l'approuvons
que pour la reverence de l'approbation publique ; ce n'est pas par nostre cognoissance :
ils ne sont pas selon nostre usage. S'il naissoit à cette heure quelque chose de pareil, il est
peu d'hommes qui le prisassent. Nous n'apercevons les graces que pointues, bouffies et
enflées d'artifice. Celles qui coulent soubs la nayfveté et la simplicité eschapent
ayséement à une veue grossiere comme est la nostre : elles ont une beauté delicate et
cachée ; il faut la veue nette et bien purgée pour descouvrir cette secrette lumiere. Est pas
la naifveté, selon nous, germeine à la sottise, et qualité de reproche ? Socrates faict
mouvoir son ame d'un mouvement naturel et commun. Ainsi dict un paysan, ainsi dict
une femme. Il n'a jamais en la bouche que cochers, menuisiers, savetiers et maçons. Ce
sont inductions et similitudes tirées des plus vulgaires et cogneues actions des hommes ;
chacun l'entend. Soubs une si vile forme nous n'eussions jamais choisi la noblesse et
splendeur de ses conceptions admirables, nous, qui estimons plates et basses toutes celles
que la doctrine ne releve, qui n'apercevons la richesse qu'en montre et en pompe. Nostre
monde n'est formé qu'à l'ostentation : les hommes ne s'enflent que de vent, et se manient
à bonds, comme les balons. [...]
Nous sommes chacun plus riche que nous ne pensons ; mais on nous dresse à l'emprunt
et à la queste ; on nous duict à nous servir plus de l'autruy que du nostre. En aucune
chose l'homme ne sçait s'arrester au point de son besoing : de volupté, de richesse, de
puissance, il en embrasse plus qu'il n'en peut estreindre ; son avidité est incapable de
moderation. Je trouve qu'en curiosité de sçavoir il en est de mesme : il se taille de la
besongne bien plus qu'il n'en peut faire et bien plus qu'il n'en a affaire, estendant l'utilité
du sçavoir autant qu'est sa matiere. »
Version orthographiquement modernisée :
« De la physionomie
Quasi toutes les opinions que nous avons sont prises par autorité et à crédit. Il n'y a point
de mal : nous ne saurions pirement [de façon pire] choisir que par nous, en un siècle si
faible. Cette image des discours de Socrate que ses amis nous ont laissée, nous ne
l'approuvons que pour la révérence de l'approbation publique ; ce n'est pas par notre
connaissance : ils ne sont pas selon notre usage. S'il naissait à cette heure quelque chose
de pareil, il est peu d'hommes qui le prisassent [qui pourraient l’approuver]. Nous
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La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017
n'apercevons les grâces que pointues, bouffies et enflées d'artifice. Celles qui coulent
sous la naïveté et la simplicité échappent aisément à une vue grossière comme est la
nôtre : elles ont une beauté délicate et cachée ; il faut la vue nette et bien purgée pour
découvrir cette secrète lumière. Est pas la naïveté, selon nous, germaine à la sottise, et
qualité de reproche ? Socrate fait mouvoir son âme d'un mouvement naturel et commun.
Ainsi dit un paysan, ainsi dit une femme. Il n'a jamais en la bouche que cochers,
menuisiers, savetiers et maçons. Ce sont inductions et similitudes tirées des plus
vulgaires et connues actions des hommes ; chacun l'entend. Sous une si vile forme nous
n'eussions jamais choisi la noblesse et splendeur de ses conceptions admirables, nous, qui
estimons plates et basses toutes celles que la doctrine ne relève, qui n'apercevons la
richesse qu'en montre et en pompe. Notre monde n'est formé qu'à l'ostentation : les
hommes ne s'enflent que de vent, et se manient à bonds, comme les ballons. [...]
Nous sommes chacun plus riche que nous ne pensons ; mais on nous dresse à l'emprunt
et à la quête [à la recherche de quelque chose qui est en dehors de nous] ; on nous duit
[conduit] à nous servir plus de l'autrui que du nôtre. En aucune chose l'homme ne sait
s'arrêter au point de son besoin : de volupté, de richesse, de puissance, il en embrasse
plus qu'il n'en peut étreindre ; son avidité est incapable de modération. Je trouve qu'en
curiosité de savoir il en est de même : il se taille de la besogne bien plus qu'il n'en peut
faire et bien plus qu'il n'en a affaire, étendant l'utilité du savoir autant qu'est sa matière. »
Montaigne ajoute ici une citation de Sénèque (extraite de la Lettre 106), qui n'est pas sans
ironie pour les érudits, et que Villey traduit ainsi : « Nous n’avons pas moins à souffrir
d’immodération dans l’étude des lettres que dans tout le reste »
p. 99 Thomas Reid, Recherches sur l’entendement humain d’après
les principes du sens commun [1764], chapitre VI, section 24 :
« Le sage et bienfaisant Auteur de la nature voulait que l’homme vécût en société, et
qu’il reçût de ses semblables la plus grande partie de ses connaissances. C'est pourquoi il
a placé en lui deux principes essentiels, qui s’accordent toujours l’un avec l’autre.
Le premier de ces principes est un penchant naturel à dire la vérité, et à se servir, dans le
langage, des signes qui interprètent le plus fidèlement les sentiments. Ce principe agit
puissamment, même chez les grands menteurs – car, pour un mensonge, ils disent par
ailleurs cent fois la vérité. Le vrai est toujours ce qui se présente d'abord à l’esprit, c'est
notre nature de le dire. [...]
Le second principe que l’Être suprême a déposé dans notre nature, est une disposition à
nous confier à la véracité des autres, et à croire à ce qu’ils nous disent. Ce principe est
pour ainsi dire le pendant de l’autre ; et comme nous avons appelé le premier principe
principe de véracité, nous nommerons celui-ci, faute d’une meilleure expression,
principe de crédulité. Tant que des exemples de tromperie et de mensonge n’ont point
frappé les enfants, son influence sur eux est sans limites, et il conserve un degré
d’ascendant considérable durant tout le cours de la vie. »
p. 102 John Stuart Mill, De la liberté [1859], Introduction :
« De même que les autres tyrannies, la tyrannie de la majorité inspirait - et inspire encore
généralement - de la crainte d'abord parce qu'elle transparaissait dans les actes des
autorités publiques. Mais les gens réfléchis s'aperçurent que, lorsque la société devient le
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La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017
tyran - lorsque la masse en vient à opprimer l'individu - ses moyens de tyranniser ne se
limitent pas aux actes qu'elle impose à ses fonctionnaires politiques. La société applique
les décisions qu'elle prend. Si elle en prend de mauvaises, si elle veut ce faisant s'ingérer
dans des affaires qui ne sont pas de son ressort, elle pratique une tyrannie sociale d'une
ampleur nouvelle - différente des formes d'oppression politique qui s'imposent à coups de
sanctions pénales - tyrannie qui laisse d'autant moins d'échappatoire qu'elle va jusqu'à se
glisser dans les plus petits détails de la vie, asservissant ainsi l'âme elle-même. Se
protéger contre la tyrannie du magistrat ne suffit donc pas. Il faut aussi se protéger contre
la tyrannie de l'opinion et du sentiment dominants, contre la tendance de la société à
imposer, par d'autres moyens que les sanctions pénales, ses propres idées et ses propres
pratiques comme règles de conduite à ceux qui ne seraient pas de son avis. Il faut encore
se protéger contre sa tendance à entraver le développement - sinon à empêcher la
formation - de toute individualité qui ne serait pas en harmonie avec ses mœurs et à
façonner tous les caractères sur un modèle préétabli. Il existe une limite à l'ingérence
légitime de l'opinion collective dans l'indépendance individuelle : trouver cette limite - et
la défendre contre tout empiétement éventuel - est tout aussi indispensable à la bonne
marche des affaires humaines que se protéger contre le despotisme politique. »
p. 109 Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle au point de
vue cosmopolitique [1784], 7e proposition :
« Nous sommes civilisés, jusqu'à en être accablés, pour ce qui est de l’urbanité et des
bienséances sociales de tous ordres. Mais il s’en faut encore de beaucoup que nous
puissions déjà nous tenir pour moralisés. Car l'idée de la moralité appartient encore à la
culture ; en revanche, l’usage de cette idée, qui aboutit seulement à une apparence de
moralité dans l’honneur et la bienséance extérieure, constitue simplement la civilisation.
Mais tant que des États consacreront toutes leurs forces à leurs visées expansionnistes
vaines et violentes, tant qu'ils entraveront ainsi constamment le lent effort de formation
interne du mode de penser de leurs citoyens, leur retirant même tout soutien à cet égard,
on ne peut s’attendre à aucun résultat de ce genre ; car il faut pour cela un long travail
intérieur de chaque communauté en vue de former ses citoyens. Mais tout bien qui n'est
pas greffé sur une intention morale bonne n'est que pure apparence et faux clinquant. »
p. 110 David Hume, « De l’impudence et de la modestie » [1741] :
« Bien qu’elle soit en réalité un vice, l’impudence a les mêmes effets sur la fortune des
hommes que si elle était une vertu. Et comme il est presque aussi difficile de l’acquérir,
on observe qu’elle se distingue de tous les autres vices, qui ne coûtent guère d’efforts, et
ne font qu’augmenter à mesure qu’on s’y abandonne. Nombreux sont ceux qui, ayant
compris que la modestie est extrêmement préjudiciable à la conquête de la fortune, ont
résolu d’être impudents, et de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Or, leurs efforts
sont rarement couronnés de succès et ils se trouvent contraints de sombrer de nouveau
dans leur modestie première. En fait, rien ne permet de mieux faire son chemin dans le
monde qu’une impudence naturelle et véritable : il est vain de la feindre, car la feinte ne
saura se soutenir. Dans toute autre entreprise, celui qui commet une faute et s’en aperçoit
n'est que plus proche de son but. Mais si celui qui prétend à l’impudence échoue dans sa
tentative, le souvenir de cet échec le fera rougir et ne manquera pas de le déconcerter. »
9
La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017
p. 110 Freud, Totem et tabou [1934], IV, 5, in Écrits philosophiques
et littéraires
« La référence à la fête du repas totémique nous permet de donner une réponse : un beau
jour, les fils chassés se regroupèrent, abattirent et mangèrent le père, mettant ainsi fin à la
horde paternelle. Étant unis, ils osèrent et réussirent ce qui eût été impossible
individuellement. (Peut-être qu’un progrès dans la civilisation, le maniement d’une arme
nouvelle, leur avait donné un sentiment de supériorité.) Qu’ils aient également
consommé celui qu’ils avaient tué, cela va de soi pour le sauvage cannibale. Le père
primitif violent était certainement le modèle envié et redouté pour chacun des membres
de cette bande de frères. Ils réalisaient alors l’identification avec lui dans l’acte de
consommer, s’appropriaient chacun une partie de sa force. Le repas totémique, peut-être
la première fête de l’humanité, serait la répétition et la commémoration de cet acte
criminel mémorable, avec lequel tant de choses ont commencé, les organisations
sociales, les restrictions morales et la religion. »
p. 116 Aristote, Les Politiques, I, 1 :
« § 9. Delà cette conclusion évidente, que l'État est un fait de nature, que naturellement
l'homme est un être sociable, et que celui qui reste sauvage par organisation, et non par
l'effet du hasard, est certainement, ou un être dégradé, ou un être supérieur à l'espèce
humaine. [...]
§ 10. Si l'homme est infiniment plus sociable que les abeilles et tous les autres animaux
qui vivent en troupe, c'est évidemment, comme je l'ai dit souvent, que la nature ne fait
rien en vain. Or, elle accorde la parole à l'homme exclusivement. La voix peut bien
exprimer la joie et la douleur ; aussi ne manque-t-elle pas aux autres animaux, parce que
leur organisation va jusqu'à ressentir ces deux affections et à se les communiquer. Mais
la parole est faite pour exprimer le bien et le mal, et, par suite aussi, le juste et l'injuste ;
et l'homme a ceci de spécial, parmi tous les animaux, que seul il conçoit le bien et le mal,
le juste et l'injuste, et tous les sentiments de même ordre, qui en s'associant constituent
précisément la famille et l'État. »
p. 117 Thomas Hobbes, Léviathan [1651], I, 13 :
« La vie humaine est solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève.
Il peut paraître étrange à celui qui n’a pas bien pesé ces choses, que la nature dissocie
ainsi les humains en les rendant capables de s’attaquer et de s’entre-tuer les uns les
autres ; celui-là peut ne pas accepter une telle déduction faite à partir des passions et il
désire peut-être que la même chose lui soit confirmée par l’expérience. Qu’il s’observe
donc lui-même quand, pour partir en voyage, il s’arme et cherche à être bien
accompagné ; quand, allant se coucher, il boucle ses portes ; quand, jusque dans sa
propre maison, il verrouille ses coffres, et cela tout en sachant qu’il y a des lois et des
agents publics armés pour punir tous les torts qu’on pourrait lui faire. »
10
La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017
p. 117 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II
[1840], Quatrième Partie, VI, « Quelle espèce de despotisme
les nations démocratiques ont à craindre » :
« J’avais remarqué durant mon séjour aux États-Unis qu’un état social démocratique,
semblable à celui des Américains, pourrait offrir des facilités singulières à
l’établissement du despotisme [...].
Lorsque je songe aux petites passions des hommes de nos jours, à la mollesse de leurs
mœurs, à l’étendue de leurs lumières, à la pureté de leur religion, à la douceur de leur
morale, à leurs habitudes laborieuses et rangées, à la retenue qu’ils conservent presque
tous dans le vice comme dans la vertu ; je ne crains pas qu’ils rencontrent dans leurs
chefs des tyrans, mais plutôt des tuteurs.
Je pense donc que l’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne
ressemblera à rein de ce qui l’a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient
en trouver l’image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression
qui reproduise exactement l’idée que je m’en forme et la renferme ; les anciens mots de
despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher
de la définir, puisque je ne peux la nommer.
Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le
monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux, qui tournent sans
repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils remplissent
leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les
autres, ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ;
quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux ; mais il ne les voit pas ; il les
touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste
encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.
Au-dessus de ceux-là, s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul
d’assurer leurs jouissances, et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier,
prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle, si, comme elle, il avait pour
objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer
irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne
songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être
l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs
besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie,
règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le
trouble de penser et la peine de vivre ?
C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ;
qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à
chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à toutes ces
choses ; elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un
bienfait. »
11
La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017
p. 128 Alain, Système des beaux-arts [1920], I, 3 « Des images »
« Une doctrine de l'imagination qui nous refuse le pouvoir, tant célébré, de contempler la
forme et la couleur des objets absents, ne sera point aisément acceptée, peut-être, par
ceux que l'expérience des arts n'a pas instruits. [...] Beaucoup ont, comme ils disent, dans
leur mémoire, l'image du Panthéon, et la font aisément paraître, à ce qu'il leur semble. Je
leur demande, alors, de bien vouloir compter les colonnes qui portent le fronton ; or non
seulement ils ne peuvent les compter, mais ils ne peuvent même pas l'essayer. Or cette
opération est la plus simple du monde, dès qu'ils ont le Panthéon réel devant les yeux.
Que voient-ils donc, lorsqu'ils imaginent le Panthéon ? Voient-ils quelque chose ? Pour
moi, quand je me pose à moi-même cette question, je ne puis dire que je ne voie rien qui
ressemble au Panthéon. Je forme, il me semble, l'image d'une colonne, d'un chapiteau,
d'un pan de mur ; mais comme je ne puis nullement fixer ces images, comme au contraire
le regard direct, si l'on peut dire, me remet aussitôt en présence des objets que j'ai devant
les yeux, je ne puis rien dire de ces images, sinon qu'il me semble que je les ai un instant
aperçues. »
p. 129 Étienne Bonnot de Condillac, Traité des sensations [1754],
I, 1
« [La statue bornée à l’odorat ne peut connaître que des odeurs]
Les connaissances de notre statue, bornée au sens de l’odorat, ne peuvent s’étendre qu’à
des odeurs. Elle ne peut pas plus avoir les idées d’étendue, de figure, ni de rien qui soit
hors d’elle, ou hors de ses sensations, que celles de couleur, de son, de saveur.
[Elle n’est par rapport à elle, que les odeurs qu’elle sent.]
Si nous lui présentons une rose, elle sera par rapport à nous, une statue qui sent une rose ;
mais par rapport à elle, elle ne sera que l’odeur même de cette fleur.
Elle sera donc odeur de rose, d’œillet, de jasmin, de violette, suivant les objets qui
agiront sur son organe. En un mot, les odeurs ne sont à son égard que ses propres
modifications ou manières d’être ; et elle ne saurait se croire autre chose, puisque ce sont
les seules sensations dont elle est susceptible.
[Elle n’a aucune idée de la matière.]
Que les philosophes à qui il paraît si évident que tout est matériel, se mettent pour un
moment à sa place ; et qu’ils imaginent comment ils pourraient soupçonner qu’il existe
quelque chose, qui ressemble à ce que nous appelons matière.
[On ne peut pas être plus borné dans ses connaissances.]
On peut donc déjà se convaincre qu’il suffirait d’augmenter ou de diminuer le nombre
des sens, pour nous faire porter des jugements tout différents de ceux, qui nous sont
aujourd’hui si naturels, et notre statue bornée à l’odorat, peut nous donner une idée de la
classe des êtres, dont les connaissances sont le moins étendues. »
12
La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017
p. 131 Sextus Empiricus [IIIe-IIe s. av. J.-C.], Esquisses
pyrrhoniennes, extraits des chapitres I, 2 (« De la fin du
scepticisme ») :
« (12) [25] [...] Une fin est ce en vue de quoi tout est fait ou pensé, mais qui n'est ellemême en vue de rien d'autre ; c'est aussi l'objet final des désirs. [...] La fin du sceptique,
c'est la tranquillité en matière d'opinions et la modération des affects dans les choses qui
s'imposent à nous. [26] Car ayant commencé à philosopher en vue de décider entre les
impressions et de saisir lesquelles sont vraies et lesquelles sont fausses en sorte
d'atteindre la tranquillité, le sceptique tomba dans le désaccord entre partis de forces
égales ; étant incapable de décider, il suspendit son assentiment. Et pour celui qui avait
suspendu son assentiment, la tranquillité en matière d'opinions s'ensuivit fortuitement.
[27] En effet, celui qui affirme dogmatiquement que telle chose est naturellement bonne
ou mauvaise est dans un trouble continuel. Quand il lui manque les choses qu'il considère
comme bonnes, il estime qu'il est persécuté par les maux naturels, et il court après ce
qu'il pense être les biens. Les a-t-il obtenus, il tombe dans des troubles plus nombreux,
du fait qu'il est dans une exaltation sans raison ni mesure, et que, craignant un
changement, il fait tout pour ne pas perdre ce qui lui semble être des biens. »
p. 139 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure [1781],
Introduction, VI :
« Le problème propre de la raison pure est donc contenu dans la question : Comment des
jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ?
Si la métaphysique est restée jusqu’ici dans un état si branlant d’incertitude et de
contradiction, la cause en est à imputer uniquement au fait de n’avoir pas pensé plus tôt à
cette question et peut-être même à la différence des jugements analytiques et
synthétiques. [...]
Dans la solution du problème précédent est engagée en même temps la possibilité du pur
usage de la raison pour fonder et développer toutes les sciences qui contiennent une
connaissance théorique a priori des objets, c'est-à-dire la réponse à ces questions :
Comment la mathématique pure est-elle possible ?
Comment la physique pure est-elle possible ?
De ces sciences, puisqu’elles sont réellement données, il convient bien de demander
comment elles sont possibles ; car qu’elles doivent être possibles, c'est prouvé par leur
réalité. »
p. 142 David Hume, Traité de la nature humaine [1739], I, 3, 14 :
« Nous avons établi comme un principe que, puisque toutes les idées dérivent
d’impressions ou de perceptions antérieures, il est impossible que nous puissions avoir
une idée de pouvoir et d’efficacité, sauf si nous pouvons montrer des cas où nous
percevons ce pouvoir en train de s’exercer. Or, comme nous ne pouvons jamais découvrir
de tels cas dans les corps, les Cartésiens, procédant d’après leur principe des idées
13
La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017
innées, ont eu recours à l’Esprit Suprême, à Dieu qu’ils considèrent comme le seul être
actif dans l’univers et comme la cause immédiate de toute modification dans la matière.
Mais, puisqu’on a reconnu l’erreur du principe des idées innées, il s’ensuit que
l’hypothèse de Dieu ne peut nous servir en rien pour expliquer cette idée de puissance
active que nous recherchons vainement dans tous les objets qui se présentent à nos sens
ou dont nous avons subjectivement conscience dans nos esprits. »
p. 143 Pierre Duhem, La théorie physique [1906] :
« Une théorie physique n'est pas une explication. C'est un système de propositions
mathématiques, déduites d’un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter
aussi simplement, aussi complètement et aussi exactement que possible, un ensemble de
lois expérimentales.
Pour préciser déjà quelque peu cette définition, caractérisons les quatre opérations
successives par lesquelles se forme une théorie physique :
1° Parmi les propriétés physiques que nous nous proposons de représenter, nous
choisissons celles que nous regarderons comme des propriétés simples et dont les autres
seront sensées des groupements ou des combinaisons. Nous leur faisons correspondre,
par des méthodes de mesure appropriées, autant de symboles mathématiques, de
nombres, de grandeurs ; ces symboles mathématiques n’ont, avec les propriétés qu’ils
représentent, aucune relation de nature ; ils ont seulement avec elles une relation de signe
à chose signifiée ; par les méthodes de mesure, on peut faire correspondre à chaque état
d’une propriété physique une valeur du symbole représentatif et inversement.
2° Nous relions entre elles les diverses sortes de grandeurs ainsi introduites par un petit
nombre de propositions qui serviront de principes à nos déductions ; ces principes
peuvent être nommés hypothèses au sens étymologique du mot, car ils sont vraiment les
fondements sur lesquels s’édifiera la théorie ; mais ils ne prétendent en aucune façon
énoncer des relations véritables entre les propriétés réelles des corps. Ces hypothèses
peuvent donc être formulées d’une manière arbitraire. La contradiction logique, soit entre
les termes d’une même hypothèse, soit entre diverses hypothèses d’une même théorie, est
la seule barrière absolument infranchissable devant laquelle s’arrête cet arbitraire.
3° Les divers principes ou hypothèses d’une théorie sont combinés ensemble suivant les
règles de l’analyse mathématique. Les exigences de la logique algébrique sont les seules
auxquelles le théoricien soit tenu de satisfaire au cours de ce développement. Les
grandeurs sur lesquelles portent ses calculs ne prétendent point être des réalités
physiques ; les principes qu’il invoque dans ses déductions ne se donnent point pour
l’énoncé de relations véritables entre ces réalités ; il importe donc peu que les opérations
qu’il exécute correspondent ou non à des transformations physiques réelles ou même
concevables. Que ses syllogismes soient concluants et ses calculs exacts, c'est tout ce
qu’on est alors en droit de réclamer de lui.
4° Les diverses conséquences que l’on a ainsi tirées des hypothèses peuvent se traduire
en autant de jugements portant sur les propriétés physiques des corps ; les méthodes
propres à définir et à mesurer ces propriétés physiques sont comme le vocabulaire,
comme la clé qui permet de faire cette traduction ; ces jugements, on les compare aux
lois expérimentales que la théorie se propose de représenter ; s’ils concordent avec ces
lois, au degré d’approximation que comportent les procédés de mesure employés, la
théorie a atteint son but, elle est déclarée bonne ; sinon, elle est mauvaise, elle doit être
modifiée ou rejetée. Ainsi, une théorie vraie, ce n'est pas une théorie qui donne, des
14
La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017
apparences physiques, une explication conforme à la réalité ; c'est une théorie qui
représente d’une manière satisfaisante un ensemble de lois expérimentales ; une théorie
fausse, ce n'est pas une tentative d’explication fondée sur des suppositions contraires à la
réalité ; c'est un ensemble de propositions qui ne concordent pas avec les lois
expérimentales. L’accord avec l’expérience est, pour une théorie physique, l’unique
critérium de vérité. »
p. 152 Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation [1930], I :
« Le nourrisson ne sépare pas encore son Moi du monde extérieur en tant que source des
sensations qui affluent sur lui. Il apprend cela peu à peu, à l’occasion d’incitations
diverses. Il ne peut qu’être impressionné le plus fortement par le fait que certaines des
sources d’excitation, dans lesquelles il reconnaîtra plus tard des parties de son corps,
puissent lui communiquer à tout moment des sensations, alors que d’autres se soustraient
par moments à lui – y compris ce qu’il désire le plus : le sein maternel – et ne peuvent
être ramenées à lui que par des cris de réclamation. Ainsi s’oppose d'abord au Moi un
‘‘objet’’, à savoir quelque chose qui se trouve ‘‘au dehors’’ et n'est forcé à apparaître que
par une action particulière et pas avant. Une impulsion de plus qui pousse le Moi à se
détacher de la masse des sensations, donc à reconnaître un ‘‘dehors’’, un monde
extérieur, est donnée par les fréquentes, multiples et inévitables sensations de douleur et
de déplaisir, à le rejeter vers l’extérieur, à constituer un Moi pur de plaisir, auquel fait
face un dehors étranger et menaçant. Les frontières de ce Moi de plaisir primitif ne
sauraient échapper à la rectification par l’expérience. »
p. 152 Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle au point de
vue cosmopolitique [1784], 3e proposition :
« La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse
l’ordonnance mécanique de son existence animale, et qu’il ne prenne part à aucune autre
félicité ou perfection que celles qu’il s'est lui-même créées, indépendamment de
l’instinct, par sa propre raison. [...] Il ne devait pas en effet être guidé par l’instinct, ni
non plus être instruit et pris en charge par une connaissance innée ; il devait bien plutôt
tirer tout de lui-même. La découverte de ses moyens de subsistance, son habillement, sa
sécurité et sa défense extérieures (pour lesquelles elle ne lui donna ni les cornes du
taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement des mains), tout
divertissement qui peut rendre la vie agréable, même son intelligence et sa prudence, et
jusqu’à la bonté de son vouloir, devaient être entièrement son œuvre propre [...] tout se
passant comme si elle avait davantage visé son estime raisonnable de soi que son bienêtre. [...] »
p. 158 René Descartes, Les passions de l’âme [1649], Troisième
partie, « Des passions particulières », extraits :
« Art. 152 : Pour quelle cause on peut s’estimer. Et parce que l’une des principales
parties de la sagesse est de savoir en quelle façon et pour quelle cause chacun se doit
estimer ou mépriser, je tâcherai ici d’en dire mon opinion. Je ne remarque en nous
qu’une seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l’usage
15
La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017
de notre libre arbitre, et l’empire que nous avons sur nos volontés. Car il n’y a que les
seules actions qui dépendent de ce libre arbitre pour lesquelles nous puissions avec
raison être loués ou blâmés, et il nous rend en quelque façon semblables à Dieu en nous
faisant maîtres de nous-mêmes, pourvu que nous ne perdions point par lâcheté les droits
qu’il nous donne.
Art. 153. En quoi consiste la générosité.
Ainsi je crois que la vraie générosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point
qu’il se peut légitimement estimer, consiste seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y
a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni
pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal, et partie en
ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user, c’est-à-dire
de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il
jugera être les meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu.
Art. 154. Qu’elle empêche qu’on ne méprise les autres. Ceux qui ont cette connaissance
et ce sentiment d’eux-mêmes se persuadent facilement que chacun des autres hommes les
peut aussi avoir de soi, parce qu’il n’y a rien en cela qui dépende d’autrui. C’est pourquoi
ils ne méprisent jamais personne ; et, bien qu’ils voient souvent que les autres
commettent des fautes qui font paraître leur faiblesse, ils sont toutefois plus enclins à les
excuser qu’à les blâmer, et à croire que c’est plutôt par manque de connaissance que par
manque de bonne volonté qu’ils les commettent. Et, comme ils ne pensent point être de
beaucoup inférieurs à ceux qui ont plus de bien ou d’honneurs, ou même qui ont plus
d’esprit, plus de savoir, plus de beauté, ou généralement qui les surpassent en quelques
autres perfections, aussi ne s’estiment-ils point beaucoup au-dessus de ceux qu’ils
surpassent, à cause que toutes ces choses leur semblent être fort peu considérables, à
comparaison de la bonne volonté, pour laquelle seule ils s’estiment, et laquelle ils
supposent aussi être ou du moins pouvoir être en chacun des autres hommes. »
p. 165 Aristote [384-322 av. J.-C.], Ethique à Nicomaque, VI,
1141b :
« Or la prudence concerne les choses humaines et celles sur lesquelles la délibération est
possible. En effet, l’homme prudent, disons-nous, a pour principale fonction de bien
délibérer. Or nul ne délibère sur ce qui ne peut pas être autrement, ni sur ce qui ne
comporte pas de fin, et n'est pas, pour ainsi dire, un bien faisable. Or celui qui,
absolument parlant, délibère bien est celui qui atteint par le raisonnement ce qui, dans ce
qui est faisable, est le meilleur pour l’homme. La prudence ne concerne pas non plus
seulement les cas généraux, elle doit connaître aussi des cas particuliers, car elle est du
domaine de l’action, or l’action porte sur des cas particuliers. Voilà pourquoi certaines
personnes dépourvues de connaissances sont plus aptes à l’action que d’autres qui en ont
et, dans les autres domaines, ceux qui ont de l’expérience : celui qui saura que les
viandes légères sont digestes et saines, mais ignore lesquelles sont légères, ne fera rien
d’efficace pour la santé [...]. »
p. 168 Baruch Spinoza, Traité théologico-politique [1670], I, 1,
« Nous traiterons des Prophètes dans le chapitre suivant, ici de la Prophétie. Il suit de la
définition que j'ai donnée, qu'on peut appeler Prophétie la connaissance naturelle. Car ce
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La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017
que nous connaissons par la lumière naturelle dépend de la seule connaissance de Dieu et
de ses décrets éternels. Toutefois cette connaissance naturelle étant commune à tous les
hommes, car elle dépend de principes communs à tous, le vulgaire toujours assoiffé de
raretés et d'étrangetés, méprisant les dons naturels, n'en fait pas grand cas ; il entend donc
l'exclure quand il parle de la connaissance prophétique. La naturelle n'en a pas moins tout
autant de droit qu'une autre, quelle qu'elle soit, à s'appeler divine, puisque c'est la nature
de Dieu en tant que nous en participons, et les décrets divins qui nous la dictent en
quelque sorte. Elle diffère d'ailleurs de celle que tous nomment divine, en ce point
seulement que cette dernière s'étend au-delà des limites de la première et ne peut
s'expliquer par les lois de la nature humaine considérée en elle-même ; mais à l'égard de
la certitude qu'enveloppe la connaissance naturelle et de la source d'où elle découle (qui
est Dieu), elle ne le cède aucunement à la prophétique. À moins qu'on ne veuille entendre
ou plutôt rêver que les prophètes ont bien eu un corps d'homme, mais non une âme
humaine et que, par suite, leurs sensations et leur conscience étaient d'une tout autre
nature que les nôtres.
p. 169 Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes, XII, 7 [60],
1886-1887, in Œuvres philosophiques complètes :
« Contre le positivisme, qui en reste au phénomène, ‘‘il n'y a que des faits’’,
j’objecterais : non, justement, il n'y a pas de faits, seulement des interprétations. Nous ne
pouvons constater aucun factum ‘‘en soi’’ : peut-être est-ce un non-sens de vouloir ce
genre de chose. ‘‘Tout est subjectif’’, dites-vous : mais ceci est déjà une interprétation,
le ‘‘sujet’’ n'est pas un donné, mais quelque chose d’inventé-en-plus, de placé-parderrière. – Est-ce finalement nécessaire de poser en plus l’interprète derrière
l’interprétation ? C'est déjà de l’invention, de l’hypothèse.
Dans la mesure exacte où le mot ‘‘connaissance’’ possède un sens, le monde est
connaissable : mais il est interprétable autrement, il n’a pas un sens par-derrière soi,
mais d’innombrables sens : ‘‘perspectivisme’’.
Ce sont nos besoins qui interprètent le monde : nos instincts, leur pour et leur contre. »
p. 178 Plotin, Ennéades [IIIe siècle ap. J.-C.], Traité 1 – 1, 6, coll.
Les écrits de Plotin :
« [...] Toute chose privée de forme et destinée à recevoir une forme et une idée reste laide
et étrangère à la raison divine, tant qu’elle n’a part ni à une raison ni à une forme ; et
c'est là l’absolue laideur. Est laid aussi tout ce qui n'est pas dominé par une forme et par
une raison, parce que la matière n’a pas admis complètement l’information par l’idée.
Donc l’idée s’approche, et elle ordonne, en les combinant, les parties multiples dont un
être est fait ; elle les réduit à un tout convergent, et crée l’unité en les accordant entre
elles, parce qu’elle-même est une, et parce que l’être informé par elle doit être un autant
qu’une chose composée de plusieurs parties peut l’être. La beauté siège donc en cet être,
lorsqu’il est ramené à l’unité, et elle se donne à toutes ses parties et à l’ensemble. Mais
lorsqu’elle survient en un être un et homogène, elle donne la même beauté à l’ensemble ;
c'est comme si une puissance naturelle, procédant comme l’art, donnait la beauté, dans le
premier cas, à une maison tout entière avec ses parties, dans le second cas, à une seule
pierre. Ainsi la beauté du corps dérive de sa participation à une raison venue des dieux. »
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La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017
p. 180 Hegel, Esthétique [1818-1829], « Introduction », extrait :
« L'opinion la plus courante qu'on se fait de la fin que se propose l'art est qu'elle consiste
à imiter la nature.
Dans cette perspective, l'imitation, c'est-à-dire l'habileté à reproduire avec une parfaite
fidélité les objets naturels, tels qu'ils s'offrent à nous constituerait le but essentiel de l'art,
et quand cette reproduction fidèle serait bien réussie, elle nous donnerait une complète
satisfaction. Cette définition n'assigne à l'art que le but tout formel de refaire à son tour,
aussi bien que ses moyens le lui permettent, ce qui existe déjà dans le monde extérieur, et
de le reproduire tel quel.
Mais on peut remarquer tout de suite que cette reproduction est un travail superflu, que
ce que nous voyons représenté et reproduit sur de tableaux, à la scène où ailleurs :
animaux, paysages, situations humaines [...].
En outre, ce travail superflu peut passer
pour un jeu présomptueux, qui reste bien en-deçà de la nature. Car l'art est limité par ses
moyens d'expression, et ne peut produire que des illusions partielles [...]. En fait, quand
l'art s'en tient au but formel de la stricte imitation, il ne nous donne, à la place du réel et
du vivant que la caricature de la vie. »
p. 181 Alain, Système des beaux-arts [1920], I, 7 :
« Puisqu'il est évident que l'inspiration ne forme rien sans matière, il faut donc à l'artiste,
à l'origine des arts et toujours, quelque premier objet ou quelque première contrainte de
fait, sur quoi il exerce d'abord sa perception, comme l'emplacement et les pierres pour
l'architecte, un bloc de marbre pour le sculpteur, un cri pour le musicien, une thèse pour
l'orateur, une idée pour l'écrivain, pour tous des coutumes acceptées d'abord. Par quoi se
trouve défini l'artiste, tout à fait autrement que d'après la fantaisie. Car tout artiste est
percevant et actif, artisan toujours en cela. Plutôt attentif à l'objet qu'à ses propres
passions [...]. Bref, la loi suprême de l'invention humaine est que l'on n'invente qu'en
travaillant. Artisan d'abord. [...]
Il reste à dire maintenant en quoi l'artiste diffère de l'artisan. Toutes les fois que l'idée
précède et règle l'exécution, c'est industrie [...]. Pensons maintenant au travail du peintre
de portrait ; il est clair qu'il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu'il emploiera à
l'œuvre qu'il commence ; l'idée lui vient à mesure qu'il fait ; il serait même plus
rigoureux de dire que l'idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu'il est spectateur
aussi de son œuvre en train de naître. [...] Il faut que le génie ait la grâce de nature, et
s'étonne lui-même. [...] »
p. 191 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité parmi les hommes [1755], extrait :
« Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se bornèrent
à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de
coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs
arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou
quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à
des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et qu'à des arts qui n'avaient pas besoin du
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concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu'ils
pouvaient l'être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d'un
commerce indépendant : mais dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un
autre ; dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des provisions pour deux,
l'égalité disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts
se changèrent en des campagnes riantes qu'il fallut arroser de la sueur des hommes, et
dans lesquelles on vit bientôt l'esclavage et la misère germer et croître avec les
moissons. »
p. 191 John Stuart Mill, La Nature [1874] :
« [...] Même si on entend par instinct tout ce que l’on a pu considérer comme tel, il reste
vrai que presque tous les attributs respectables de l’humanité résultent non de l’instinct,
mais de la victoire sur lui, et il n'y a presque rien, au départ, chez l’homme, qui ait de la
valeur à part ses potentialités – tout un monde de possibilités, qui ont toutes besoin, pour
se réaliser, d’une discipline éminemment artificielle.
C'est seulement à partir du moment où la condition de la nature humaine est devenue
hautement artificielle qu'on a conçu l'idée - ou, selon moi, qu'il a été possible de
concevoir l'idée - que la bonté est naturelle : car ce n'est qu'après une longue pratique
d'une éducation artificielle que les bons sentiments sont devenus si habituels, et ont si
bien pris le dessus sur les mauvais, qu'ils se manifestent spontanément quand les
circonstances le demandent. À l’époque où l'humanité a été plus proche de son état
naturel, les observateurs plus civilisés d'alors voyaient l'homme "naturel" comme une
sorte d'animal sauvage, se distinguant des autres animaux principalement par sa plus
grande astuce : ils considéraient toute qualité estimable du caractère comme le résultat
d'une sorte de dressage [taming], expression par laquelle les anciens philosophes
désignaient souvent la discipline qui convient aux êtres humains. La vérité est qu'on
peine à trouver un seul trait d'excellence dans le caractère de l'homme qui ne soit en nette
contradiction avec les sentiments spontanés de la nature humaine. »
p. 166 Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la
religion [1932], « Remarques finales » :
« De la société close à la société ouverte, de la cité à l'humanité, on ne passera jamais par
voie d'élargissement. Elles ne sont pas de même essence. La société ouverte est celle qui
embrasserait en principe l'humanité entière. Rêvée, de loin en loin, par des âmes d'élite,
elle réalise chaque fois quelque chose d'elle-même dans des créations dont chacune, par
une transformation plus ou moins profonde de l'homme, permet de surmonter des
difficultés jusque-là insurmontables. Mais après chacune aussi se referme le cercle
momentanément ouvert. Une partie du nouveau s'est coulée dans le moule de l'ancien ;
l'aspiration individuelle est devenue pression sociale ; l'obligation couvre le tout. Ces
progrès se font-ils dans une même direction ? Il sera entendu que la direction est la
même, du moment qu'on est convenu de dire que ce sont des progrès. Chacun d'eux se
définira en effet alors un pas en avant. Mais ce ne sera qu'une métaphore, et s'il y avait
réellement une direction préexistante le long de laquelle on se fût contenté d'avancer, les
rénovations morales seraient prévisibles ; point ne serait besoin, pour chacune d'elles,
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d'un effort créateur. La vérité est qu'on peut toujours prendre la dernière, la définir par un
concept, et dire que, les autres contenaient une plus ou moins grande quantité de ce que
son concept renferme, que toutes étaient par conséquent un acheminement à elle. Mais
les choses ne prennent cette forme que rétrospectivement ; les changements étaient
qualitatifs et non pas quantitatifs ; ils défiaient toute prévision. »
p. 202 Epictète, Manuel [125 ap. J.-C.], I :
« Il y a ce qui dépend de nous, il y a ce qui ne dépend pas de nous. Dépendent de nous
l’opinion, la tendance, le désir, l’aversion, en un mot toutes nos œuvres propres ; ne
dépendent pas de nous le corps, la richesse, les témoignages de considération, les hautes
charges, en un mot toutes les choses qui ne sont pas nos œuvres propres. Les choses qui
dépendent de nous sont naturellement libres, sans empêchement, sans entrave ; celles qui
ne dépendent pas de nous sont fragiles, serves, facilement empêchées, propres à autrui.
Rappelle-toi donc ceci : si tu prends pour libres les choses naturellement serves, pour
propres à toi-même les choses propres à autrui, tu connaîtras l’entrave, l’affliction, le
trouble, tu accuseras dieux et hommes : mais si tu prends pour tien seulement ce qui est
tien, pour propre à autrui ce qui est, de fait, propre à autrui, personne ne te contraindra
jamais ni ne t’empêchera, tu n’adresseras à personne accusation ni reproche, tu ne feras
absolument rien contre ton gré, personne ne te nuira ; tu n’auras pas d’ennemi ; car tu ne
souffriras aucun dommage. [...] »
p. 203 Platon [427-347 av. J.-C.], Gorgias, 507b-508a, traduction
originale :
« [...] Et certes, ce n'est pas [digne] d’un homme sage [sôphrôn] que de rechercher ou de
fuir ce qu’il ne convient pas de rechercher ou de fuir ; mais au contraire un tel homme
sait – en ce qui concerne les choses ou les personnes, les plaisirs et les peines rechercher et fuir à chaque fois ce qu’il faut ; et il met toute sa vigueur à toujours
assumer son devoir. Il en résulte, de toute nécessité, mon cher Calliclès, que l’homme
sage, d’après nos raisonnements, est aussi un homme juste, courageux, pieux et bon, et il
l'est de façon accomplie ; il en résulte, en outre, qu’étant bon il fait bien et de belle façon
ce qu’il fait ; et enfin que, étant heureux dans ses actions, il est heureux lui-même et qu’il
rencontre le succès – tandis qu’au contraire l’homme mauvais, agissant de manière
défectueuse, rencontre l’insuccès. Or cet homme mauvais, qui se trouve à l’opposé de
l’homme sage, c'est justement l’intempérant dont tu parlais !
[...] Voilà à mon sens le but vers lequel il faut tourner son attention pour vivre, le but
vers lequel doivent tendre les forces de chacun, et celles de l’État, afin d’acquérir la
justice et la sagesse, propices au bonheur et à l’action heureuse, - sans permettre que les
désirs soient déréglés [akolastos] et deviennent, parce qu’on les satisfait, un mal
insatiable, comme cela se produit chez l’homme qui mène une vie dévoyée.
Car un tel homme ne saurait être chéri des hommes ni des dieux : il est incapable de faire
communauté ; or quand il n'y a pas de communauté, il n'y a pas d’amitié. Ce que disent
les savants, mon cher Calliclès, c'est que le Ciel, la Terre, les Dieux et les Hommes se
tiennent ensemble par un lien de communauté [koinônia], par un lien d’amitié, par un
sentiment de l’ordre [kosmiotès], par la sagesse et par la justice : et, pour ces raisons, ils
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appellent le tout des choses ‘‘ordre harmonieux’’ [kosmos], mon cher ami, et non
‘‘absence d’ordre’’ [akosmia] ni ‘‘dérèglement’’ [akolasia]. Toi, tu ne me parais pas
appliquer ton esprit à cela ; tu es savant en ces choses, mais tu négliges de voir que
l’égalité géométrique a un grand pouvoir chez les dieux comme chez les hommes ; et si
ton idée est qu’il faut s’efforcer de posséder toujours plus que les autres, c'est parce que
tu n’as cure de la géométrie. »
p. 204 René Descartes, « Lettre au Père Mesland, 9 février
1645 », Œuvres et lettres :
« […] L’indifférence me semble signifier proprement l’état dans lequel est la volonté
lorsqu’elle n’est pas poussée d’un côté plutôt que de l’autre par la perception du vrai et
du bien ; et c’est en ce sens que je l’ai prise lorsque j’ai écrit que le plus bas degré de la
liberté est celui où nous nous déterminons aux choses pour lesquelles nous sommes
indifférents. Mais peut-être que d’autres entendent par indifférence une faculté positive
de se déterminer pour l’un ou l’autre de deux contraires, c’est-à-dire pour poursuivre ou
pour fuir, pour affirmer ou pour nier. Cette faculté positive, je n’ai pas nié qu’elle fût
dans la volonté. Bien plus, j’estime qu’elle y est, non seulement dans ces actes où elle
n’est pas poussée par des raisons évidentes d’un côté plutôt que de l’autre, mais aussi
dans tous les autres ; à ce point que, lorsqu’une raison très évidente nous porte d’un côté,
bien que, moralement parlant, nous ne puissions guère aller à l’opposé, absolument
parlant, néanmoins, nous le pourrions. En effet, il nous est toujours possible de nous
retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité évidente, pourvu
que nous pensions que c’est un bien d’affirmer par là notre libre arbitre.
De plus, il faut remarquer que la liberté peut être considérée dans les actions de la
volonté avant l’accomplissement ou pendant l’accomplissement.
Considérée dans ces actions avant l’accomplissement, elle implique l’indifférence prise
au second sens, et non au premier. Et bien que nous puissions dire, quand nous opposons
notre propre jugement aux commandements des autres, que nous sommes plus libres de
faire les choses pour lesquelles rien ne nous a été prescrit par les autres et dans lesquelles
il nous est permis de suivre notre propre jugement que de faire celles qui nous sont
interdites, nous ne pouvons pas dire de la même façon, quand nous opposons les uns aux
autres nos jugements ou nos connaissances, que nous sommes plus libres de faire les
choses qui ne nous semblent ni bonnes ni mauvaises, ou dans lesquelles nous voyons
autant de bien que de mal que de faire celles où nous voyons beaucoup plus de bien que
de mal. Une plus grande liberté consiste en effet ou bien dans une plus grande facilité de
se déterminer, ou bien dans un plus grand usage de cette puissance positive que nous
avons de suivre le pire, tout en voyant le meilleur. Si nous prenons le parti où nous
voyons le plus de bien, nous nous déterminons plus facilement ; si nous suivons le parti
contraire, nous usons davantage de cette puissance positive ; ainsi nous pouvons toujours
agir plus librement dans les choses où nous voyons plus de bien que de mal, que dans les
choses appelées par nous indifférentes. En ce sens on peut même dire que les choses qui
nous sont commandées par les autres et que sans cela nous ne ferions point de nousmêmes, nous les faisons moins librement que celles qui ne nous sont pas commandées ;
parce que le jugement qu’elles sont difficiles à faire est opposé au jugement qu’il est bon
de faire ce qui est commandé, et, ces deux jugements, plus ils nous meuvent également,
plus ils mettent en nous d’indifférence prise au premier sens.
Considérée maintenant dans les actions de la volonté, pendant qu’elles s’accomplissent,
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la liberté n’implique aucune indifférence, qu’on la prenne au premier ou au deuxième
sens ; parce que ce qui est fait ne peut pas demeurer non fait, étant donné qu’on le fait.
Mais elle consiste dans la seule facilité d’exécution, et alors, libre, spontané et volontaire
ne sont qu’une même chose. C’est en ce sens que j’ai écrit que je suis porté d’autant plus
librement vers quelque chose que je suis poussé par plus de raisons, car il est certain que
notre volonté se meut alors avec plus de facilité et plus d’élan. »
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