profondément ; et elles ont alors le double pouvoir d’éclairer le reste et de s’éclairer
elles-mêmes.
Encore faut-il leur en laisser le temps. Le philosophe n’a pas toujours cette patience.
Combien n’est-il pas plus simple de s’en tenir aux notions emmagasinées dans le
langage ! Ces idées ont été formées par l’intelligence au fur et à mesure de ses besoins.
Elles correspondent à un découpage de la réalité selon les lignes qu’il faut suivre pour
agir commodément sur elle. Le plus souvent, elles distribuent les objets et les faits
d’après l’avantage que nous en pouvons tirer, jetant pêle-mêle dans le même
compartiment intellectuel tout ce qui intéresse le même besoin. Quand nous réagissons
identiquement à des perceptions différentes, nous disons que nous sommes devant des
objets « du même genre ». Quand nous réagissons en deux sens contraires, nous
répartissons les objets entre deux « genres opposés ». Sera clair alors, par définition, ce
qui pourra se résoudre en généralités ainsi obtenues, obscur ce qui ne s’y ramènera pas.
Par-là s’explique l’infériorité frappante du point de vue intuitif dans la controverse
philosophique. Écoutez discuter ensemble deux philosophes dont l’un tient pour le
déterminisme et l’autre pour la liberté : c’est toujours le déterministe qui paraît avoir
raison. Il peut être novice, et son adversaire expérimenté. Il peut plaider nonchalamment
sa cause, tandis que l’autre sue sang et eau pour la sienne. On dira toujours de lui qu’il
est simple, qu’il est clair, qu’il est vrai. Il l’est aisément et naturellement, n’ayant qu’à
ramasser des pensées toutes prêtes et des phrases déjà faites : science, langage, sens
commun, l’intelligence entière est à son service. La critique d’une philosophie intuitive
est si facile, et elle est si sure d’être bien accueillie, qu’elle tentera toujours le débutant.
Plus tard pourra venir le regret, – à moins pourtant qu’il n’y ait incompréhension native
et, par dépit, ressentiment personnel à l’égard de tout ce qui n’est pas réductible à la
lettre, de tout ce qui est proprement esprit. Cela arrive, car la philosophie, elle aussi, a ses
scribes et ses pharisiens.
Nous assignons donc à la métaphysique un objet limité, principalement l’esprit, et une
méthode spéciale, avant tout l’intuition. Par là nous distinguons nettement la
métaphysique de la science. Mais par là aussi nous leur attribuons une égale valeur. Nous
croyons qu’elles peuvent, l’une et l’autre, toucher le fond de la réalité. »
p. 47 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger [1790], § 40 :
« [...] Sous l’expression de sensus communis, il faut entendre l’idée d’un sens commun à
tous, c'est-à-dire l’idée d’une faculté de juger qui dans sa réflexion tient compte,
lorsqu’elle pense (a priori), du mode de représentation de tous les autres humains afin
d’étayer son jugement pour ainsi dire de la raison humaine dans son entier, et ainsi
échapper à l’illusion qui, produite par des conditions subjectives de l’ordre du particulier,
exercerait sur le jugement une influence néfaste. [...] Voici quelles sont ces maximes [du
sens commun] : 1. penser par soi-même ; 2. penser en se mettant à la place de tout autre
être humain ; 3. penser toujours en accord avec soi-même. La première est la maxime de
la pensée sans préjugé, la deuxième celle de la pensée ouverte, la troisième celle de la
pensée conséquente. La première est la maxime de d’une raison qui n'est jamais passive.
Le préjugé est la tendance à la passivité, donc à l’hétéronomie de la raison [...].
L’Aufklärung, c'est se libérer de la superstition [...]. »
4 La dissertation de philosophie. Méthodes et ressources, Étienne Akamatsu, Armand Colin 2017