La phénoménologie de la religion selon Michel Henry

Revue des sciences religieuses
86/2 | 2012
Les figures du maître médieval et les modèles de son
autorité (1400-1500). 2
La phénoménologie de la religion selon Michel
Henry
Rolf Kühn
Édition électronique
URL : http://rsr.revues.org/1469
DOI : 10.4000/rsr.1469
ISSN : 2259-0285
Éditeur
Faculté de théologie catholique de
Strasbourg
Édition imprimée
Date de publication : 15 avril 2012
Pagination : 195-215
ISSN : 0035-2217
Référence électronique
Rolf Kühn, « La phénoménologie de la religion selon Michel Henry », Revue des sciences religieuses [En
ligne], 86/2 | 2012, mis en ligne le 15 avril 2014, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://
rsr.revues.org/1469 ; DOI : 10.4000/rsr.1469
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© RSR
LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA RELIGION
SELON MICHEL HENRY
I.ABSOLU ET INVISIBILITÉ DE LA VIE À PARTIR DE LÉTHIQUE ET DE LA
CULTURE
Il est impossible d’avoir conscience de l’Absolu comme on a
conscience de quelque chose. Un savoir absolu comme celui que visait
Hegel reste également une conscience d’objet ou de ce qu’on voit. Ce
savoir absolu est faussé dans son principe même étant donné que la
conscience hégélienne se représente elle-même dans un voir qui néces-
sairement objective sa propre nature. Il est très important de distinguer
une subjectivité phénoménologique absolue de ce savoir absolu idéa-
liste si l’on veut saisir correctement cette absoluité spécifique du savoir
de la vie pratique, culturelle ou religieuse selon Michel Henry. Cela
seul peut nous éviter tout projet de totalisation éthique ou politique au
nom de l’Histoire ou d’autres hypostases (race, nation, classe, progrès,
confession, etc.)1. Si la religion de la vie est une culture de la vie invi-
sible, elle ne peut jamais se retrouver en un dernier objet comme chez
Hegel, dans un objet absolu qui serait finalement elle-même2.
Ainsi, l’invisibilité de la subjectivité phénoménologique pure
connaît bien une «transcendance» immanente par rapport à l’Origine
de l’auto-devenir de la vie absolue, mais sans que cette transcendance
représente pour autant une généralité ou une dialectique objectives à
l’égard de la subjectivité. La vie absolue est l’ipséisation auto-affec-
tive de cette subjectivité, ce qui laisse éclore l’éthique et la religion en
son cœur passible même. En ce sens, celle-ci éprouve en elle une
certitude inébranlable quant à son pouvoir d’évaluation des valeurs,
une foi en cette donation absolue de la vie qui, dans une auto-affec-
tion sans distance et refus possibles, inscrit la source de toute valeur
1. Cf. M.HENRY, Marx. T.1. Une philosophie de la réalité, Paris, Gallimard,
p.162 et suiv.
2. Cf. M.HENRY, «Appendice: Mise en lumière du concept originaire de la révé-
lation par opposition au concept hégélien de manifestation (Erscheinung)», in L’Es-
sence de la manifestation, Paris, PUF, 1963, pp.863-906.
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et religio au cœur même de chaque Moi. Si donc une telle éthique et
religion est en un certain sens la culture même, toute culture véritable-
ment vivante ne peut manquer de renvoyer à un Absolu immédiat au
lieu de s’ériger elle-même en absolu par un projet d’autonomie illu-
soire, comme la technique se le propose aujourd’hui. Un savoir bâti
sur un voir théorique, scientifique, technique, monétaire, etc.,
implique une maîtrise du vu qui doit s’intégrer dans le projet du voir
qui lui est supérieur en tant qu’objectivité, progrès, bien commun.
C’est une logique implacable qui préside à l’activité de ce sujet occi-
dental de la connaissance, c’est-à-dire de cet homme-vision se mode-
lant finalement sur ce qu’il voit: il ne devient pas seulement principe
d’objectivité, comme dans la philosophie classique, mais finalement
l’objet lui-même, comme dans les épistémologies modernes héritières
de cette philosophie de la connaissance-lumière.
L’analyse phénoménologique de la toute-puissance et de la domi-
nation dans la culture est construite ici à partir de l’hétérogénéité entre
le voir ekstatique et le vivre immanent ou religieux. Cette distinction
ne se révèle donc pas seulement possible, mais d’une importance
décisive pour fonder une véritable liberté créatrice obéissant à la
modalisation des lois intérieures ou pathétiques de la vie. L’éthique et
la religion du non-voir de la vie exclut que n’importe quel «autre»
soit obligé de s’exhiber par le discours, l’action efficace ou les confes-
sions idéologiques. La légitimité de sa vie ne réside en effet dans
aucune démonstration visible, mais dans le fait transcendantal de sa
«naissance» dans la vie absolue et par celle-ci. Ce respect qu’on peut
appeler méta-éthique est donc, en même temps, religieux puisque le
lien culturel avec autrui émane du lien commun qui immerge chacun
en la vie absolue. Cette éthique culturelle ou cette culture éthique
implique, par conséquent, une évaluation catégorique du savoir maté-
riel et objectif comme relatif –le savoir subjectif étant le seul à être
absolu. De cette manière, il n’est bien entendu pas question de cesser
d’organiser le monde matériel afin que la vie – qui est «nécessité de
vivre» et donc répétition – soit possible en suivant son mouvement
propre. On n’y cherche toutefois plus l’essentiel de ce que nous
sommes. Toute idéologie se trouve ainsi exclue sion entend ici par
idéologie la réduction de la vie humaine et transcendantale en
dernière analyse à un aspect partiel, qu’il soit d’ordre biologique,
social, politique, confessionnel ou philosophique3. Une phénoméno-
3. Sur la critique de l’idéologie, cf.HENRY, Marx. T.I.Une philosophie de la
réalité, pp.368 et suiv.; S.BRUNFAUT, «D’une fantastique à une fantomatique de l’af-
fect. L’ambivalence de l’idéologie dans le Marx de Michel Henry», Revue Interna-
tionale Michel Henry n°1, 2010, pp.101-119.
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logie radicale de la culture ramène donc constamment à la Vie absolue
au lieu de la fuir. Elle fait entrevoir un savoir religieux de la vie qui
rend possible la vie en coïncidant avec son essence même en tant que
pouvoir sensible, affectif ou pulsionnel.
La vie est sacrée au sens éthique dans la mesure où elle réclame
un respect absolu, interdit toute forme de viol et de meurtre. Elle est
également en ce sens le support de tout ce qui est religieux. Dans la
mesure où la vie, à la différence de l’exhibition objective, n’implique
aucune domination et aucune séparation du type sujet-objet, elle est
une pure passibilité vis-à-vis d’elle-même. Ma naissance absolue dans
la vie implique ainsi une non-position par moi-même, contrairement
aux philosophies idéalistes et existentialistes. Je dépends d’un
commencement absolu et de son immémoriabilité généalogique
totale. C’est ce qui caractérise la vie à chaque instant de mon exis-
tence. La vie transcendantale est également radicalement passible
vis-à-vis d’elle-même. C’est cela qu’expriment les notions phénomé-
nologiques de pathos, d’auto-affection, d’intensité ou encore
d’épreuve attribuées à la Vie en tant que telle. Cette passivité foncière,
primordiale et plus ancienne que toute liberté, ôte tout droit de toucher
à la vie dans la mesure même où celle-ci ne se donne que sous cette
condition de ne pas pouvoir être déliée d’elle-même. Si de cette
épreuve pathétique émanent des forces-potentialités culturelles intrin-
sèques, la religion peut de façon plus particulière être considérée
comme cette «forme de vie» qui –culturellement et eidétiquement
a toujours exprimé cette vérité fondamentale que nous sommes sans
aucun pouvoir contre lepouvoir qui nous fait vivre. L’ipséité pathé-
tique que je suis se décline donc comme un non-pouvoir fondamental.
Ce lien passif avec moi-même crée un lien transcendantal indissoluble
qui fait que je suis un «moi» à l’accusatif, un moi qui porte une inves-
titure à la fois individuelle et divine inaliénable.
La dimension religieuse de la vie consiste en ce mystère abyssal
qui est au cœur de toutes les traditions culturelles authentiques, à
savoir que je suis tout entier ma vie sans que je ne sois pour rien dans
cette donation offerte à tout moment. Cette auto-donation passible de
la vie à elle-même –qui implique néanmoins tous les pouvoirs du «Je
peux» de l’ego transcendantal ou actif– est le fondement phénomé-
nologique qui met la réalité même de chaque vie en relation directe
avec la vie de Dieu. Le respect infini à l’égard d’autrui et de soi-même
en tant qu’ethos implique un fondement de cette épreuve, à savoir
l’Infini, qui n’est pas seulement un téléologique théorique inachevé,
une idée-limite selon Descartes, Kant et Husserl, mais une Réalité en
tant que source ou force de vivre à chaque fois actuelle. La religion
paraît ainsi comme une manifestation culturelle qui, à la fois, para-
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chève l’auto-accroissement de la vie par la célébration de son Origine
et permet la reconnaissance des modalités phénoménologiques de la
vie comme l’auto-révélation de «Dieu» lui-même. Cette analyse
pourrait être appliquée à toute religion et implique en tout cas
toujours, à son sommet, l’inouï de la vie qui bascule dans la mort
lorsque elle doit céder la place à des substituts abstraits. Il suffit de
voir surgir aujourd’hui de nouvelles villes purement uniformisées et
pour certaines d’entre elles dépourvues de temples, d’églises, de
statues ou d’autres monuments, pour saisir sur le vif cette agonie
culturelle déjà consommée qui demande un retour à la seule source
vivante qui existe – la vie justement – pour laisser espérer une
nouvelle régénération4.
II.«NAISSANCE EN DIEU » ET AUTO-RÉVÉLATION DE LA VIE
La phénoménologie de la religion telle que nous la développons
ici à partir de la pensée de Henry permet donc une compréhension de
la Réalité de Dieu en tant qu’immanence absolue. Puisque chaque
«homme» trouve sa naissance primordiale en cette immanence de
Dieu, à savoir comme vie auto-affectée, on peut même parler ici avec
Maître Eckhart d’une Naissance en Dieu même5. Tout instant de notre
vie nous permet de vivre nos affections et événements comme inscrits
dans la Vie de Dieu, dans son Auto-Révélation sans distance ou repré-
sentation. Dans le cadre d’une recherche phénoménologique toujours
plus radicalisée et qui devient ainsi une phénoménologie contre-
réductive au sens de Henry, « Dieu » ne peut plus relever du domaine
conceptuel, au sens ontologique ou au sens causal d’une métaphy-
sique classique. En effet, tout concept n’est pas seulement soumis ou
lié à l’intuition husserlienne avec sa régression infinie, mais il
implique toujours aussi, par ce fait même, un doute principiel qui
laisse la possibilité au développement de toutes les négations de la vie
ou athéismes pensables. Ce ne sont donc pas ces formes de nihilisme
historique ou moderne qui en tant que telles font problème. On peut
toujours leur trouver une certaine plausibilité herméneutique ou
épochale. Ce qui est ici en cause, c’est Dieu en tant que cette Réalité
apodictique qui est à l’origine de nos vies mêmes. Si, par réduction
4. Cf. R.KÜHN, «La vie comme demeure » (trad. F.Seyler), Le portique. Revue
de philosophie et sciences humaines: L’architecture des milieux, n°25, 2010, pp.97-
113. 5. Cf. J.REAIDY, Une relecture phénoménologique contemporaine de la mystique
eckhartienne de «La Naissance de Dieu dans l’âme » par Michel Henry, Paris, Cerf,
2012 (à paraître).
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