La phénoménologie de la religion selon Michel Henry

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Revue des sciences religieuses
86/2 | 2012
Les figures du maître médieval et les modèles de son
autorité (1400-1500). 2
La phénoménologie de la religion selon Michel
Henry
Rolf Kühn
Éditeur
Faculté de théologie catholique de
Strasbourg
Édition électronique
URL : http://rsr.revues.org/1469
DOI : 10.4000/rsr.1469
ISSN : 2259-0285
Édition imprimée
Date de publication : 15 avril 2012
Pagination : 195-215
ISSN : 0035-2217
Référence électronique
Rolf Kühn, « La phénoménologie de la religion selon Michel Henry », Revue des sciences religieuses [En
ligne], 86/2 | 2012, mis en ligne le 15 avril 2014, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://
rsr.revues.org/1469 ; DOI : 10.4000/rsr.1469
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Revue des sciences religieuses 86 n° 2 (2012), p. 195-215.
LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA RELIGION
SELON MICHEL HENRY
I. ABSOLU
ET INVISIBILITÉ DE LA VIE À PARTIR DE L’ÉTHIQUE ET DE LA
CULTURE
Il est impossible d’avoir conscience de l’Absolu comme on a
conscience de quelque chose. Un savoir absolu comme celui que visait
Hegel reste également une conscience d’objet ou de ce qu’on voit. Ce
savoir absolu est faussé dans son principe même étant donné que la
conscience hégélienne se représente elle-même dans un voir qui nécessairement objective sa propre nature. Il est très important de distinguer
une subjectivité phénoménologique absolue de ce savoir absolu idéaliste si l’on veut saisir correctement cette absoluité spécifique du savoir
de la vie pratique, culturelle ou religieuse selon Michel Henry. Cela
seul peut nous éviter tout projet de totalisation éthique ou politique au
nom de l’Histoire ou d’autres hypostases (race, nation, classe, progrès,
confession, etc.) 1. Si la religion de la vie est une culture de la vie invisible, elle ne peut jamais se retrouver en un dernier objet comme chez
Hegel, dans un objet absolu qui serait finalement elle-même 2.
Ainsi, l’invisibilité de la subjectivité phénoménologique pure
connaît bien une « transcendance » immanente par rapport à l’Origine
de l’auto-devenir de la vie absolue, mais sans que cette transcendance
représente pour autant une généralité ou une dialectique objectives à
l’égard de la subjectivité. La vie absolue est l’ipséisation auto-affective de cette subjectivité, ce qui laisse éclore l’éthique et la religion en
son cœur passible même. En ce sens, celle-ci éprouve en elle une
certitude inébranlable quant à son pouvoir d’évaluation des valeurs,
une foi en cette donation absolue de la vie qui, dans une auto-affection sans distance et refus possibles, inscrit la source de toute valeur
1. Cf. M. HENRY, Marx. T.1. Une philosophie de la réalité, Paris, Gallimard,
p.162 et suiv. 2. Cf. M. HENRY, « Appendice : Mise en lumière du concept originaire de la révélation par opposition au concept hégélien de manifestation (Erscheinung) », in L’Essence de la manifestation, Paris, PUF, 1963, pp. 863-906.
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et religio au cœur même de chaque Moi. Si donc une telle éthique et
religion est en un certain sens la culture même, toute culture véritablement vivante ne peut manquer de renvoyer à un Absolu immédiat au
lieu de s’ériger elle-même en absolu par un projet d’autonomie illusoire, comme la technique se le propose aujourd’hui. Un savoir bâti
sur un voir théorique, scientifique, technique, monétaire, etc.,
implique une maîtrise du vu qui doit s’intégrer dans le projet du voir
qui lui est supérieur en tant qu’objectivité, progrès, bien commun.
C’est une logique implacable qui préside à l’activité de ce sujet occidental de la connaissance, c’est-à-dire de cet homme-vision se modelant finalement sur ce qu’il voit : il ne devient pas seulement principe
d’objectivité, comme dans la philosophie classique, mais finalement
l’objet lui-même, comme dans les épistémologies modernes héritières
de cette philosophie de la connaissance-lumière.
L’analyse phénoménologique de la toute-puissance et de la domination dans la culture est construite ici à partir de l’hétérogénéité entre
le voir ekstatique et le vivre immanent ou religieux. Cette distinction
ne se révèle donc pas seulement possible, mais d’une importance
décisive pour fonder une véritable liberté créatrice obéissant à la
modalisation des lois intérieures ou pathétiques de la vie. L’éthique et
la religion du non-voir de la vie exclut que n’importe quel « autre »
soit obligé de s’exhiber par le discours, l’action efficace ou les confessions idéologiques. La légitimité de sa vie ne réside en effet dans
aucune démonstration visible, mais dans le fait transcendantal de sa
« naissance » dans la vie absolue et par celle-ci. Ce respect qu’on peut
appeler méta-éthique est donc, en même temps, religieux puisque le
lien culturel avec autrui émane du lien commun qui immerge chacun
en la vie absolue. Cette éthique culturelle ou cette culture éthique
implique, par conséquent, une évaluation catégorique du savoir matériel et objectif comme relatif – le savoir subjectif étant le seul à être
absolu. De cette manière, il n’est bien entendu pas question de cesser
d’organiser le monde matériel afin que la vie – qui est « nécessité de
vivre » et donc répétition – soit possible en suivant son mouvement
propre. On n’y cherche toutefois plus l’essentiel de ce que nous
sommes. Toute idéologie se trouve ainsi exclue si on entend ici par
idéologie la réduction de la vie humaine et transcendantale en
dernière analyse à un aspect partiel, qu’il soit d’ordre biologique,
social, politique, confessionnel ou philosophique 3. Une phénoméno3. Sur la critique de l’idéologie, cf. HENRY, Marx. T. I. Une philosophie de la
réalité, pp. 368 et suiv. ; S. BRUNFAUT, « D’une fantastique à une fantomatique de l’affect. L’ambivalence de l’idéologie dans le Marx de Michel Henry », Revue Internationale Michel Henry n° 1, 2010, pp. 101-119.
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logie radicale de la culture ramène donc constamment à la Vie absolue
au lieu de la fuir. Elle fait entrevoir un savoir religieux de la vie qui
rend possible la vie en coïncidant avec son essence même en tant que
pouvoir sensible, affectif ou pulsionnel.
La vie est sacrée au sens éthique dans la mesure où elle réclame
un respect absolu, interdit toute forme de viol et de meurtre. Elle est
également en ce sens le support de tout ce qui est religieux. Dans la
mesure où la vie, à la différence de l’exhibition objective, n’implique
aucune domination et aucune séparation du type sujet-objet, elle est
une pure passibilité vis-à-vis d’elle-même. Ma naissance absolue dans
la vie implique ainsi une non-position par moi-même, contrairement
aux philosophies idéalistes et existentialistes. Je dépends d’un
commencement absolu et de son immémoriabilité généalogique
totale. C’est ce qui caractérise la vie à chaque instant de mon existence. La vie transcendantale est également radicalement passible
vis-à-vis d’elle-même. C’est cela qu’expriment les notions phénoménologiques de pathos, d’auto-affection, d’intensité ou encore
d’épreuve attribuées à la Vie en tant que telle. Cette passivité foncière,
primordiale et plus ancienne que toute liberté, ôte tout droit de toucher
à la vie dans la mesure même où celle-ci ne se donne que sous cette
condition de ne pas pouvoir être déliée d’elle-même. Si de cette
épreuve pathétique émanent des forces-potentialités culturelles intrinsèques, la religion peut de façon plus particulière être considérée
comme cette « forme de vie » qui – culturellement et eidétiquement –
a toujours exprimé cette vérité fondamentale que nous sommes sans
aucun pouvoir contre le pouvoir qui nous fait vivre. L’ipséité pathétique que je suis se décline donc comme un non-pouvoir fondamental.
Ce lien passif avec moi-même crée un lien transcendantal indissoluble
qui fait que je suis un « moi » à l’accusatif, un moi qui porte une investiture à la fois individuelle et divine inaliénable.
La dimension religieuse de la vie consiste en ce mystère abyssal
qui est au cœur de toutes les traditions culturelles authentiques, à
savoir que je suis tout entier ma vie sans que je ne sois pour rien dans
cette donation offerte à tout moment. Cette auto-donation passible de
la vie à elle-même – qui implique néanmoins tous les pouvoirs du « Je
peux » de l’ego transcendantal ou actif – est le fondement phénoménologique qui met la réalité même de chaque vie en relation directe
avec la vie de Dieu. Le respect infini à l’égard d’autrui et de soi-même
en tant qu’ethos implique un fondement de cette épreuve, à savoir
l’Infini, qui n’est pas seulement un téléologique théorique inachevé,
une idée-limite selon Descartes, Kant et Husserl, mais une Réalité en
tant que source ou force de vivre à chaque fois actuelle. La religion
paraît ainsi comme une manifestation culturelle qui, à la fois, para-
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chève l’auto-accroissement de la vie par la célébration de son Origine
et permet la reconnaissance des modalités phénoménologiques de la
vie comme l’auto-révélation de « Dieu » lui-même. Cette analyse
pourrait être appliquée à toute religion et implique en tout cas
toujours, à son sommet, l’inouï de la vie qui bascule dans la mort
lorsque elle doit céder la place à des substituts abstraits. Il suffit de
voir surgir aujourd’hui de nouvelles villes purement uniformisées et
pour certaines d’entre elles dépourvues de temples, d’églises, de
statues ou d’autres monuments, pour saisir sur le vif cette agonie
culturelle déjà consommée qui demande un retour à la seule source
vivante qui existe – la vie justement – pour laisser espérer une
nouvelle régénération 4.
II. « NAISSANCE EN DIEU » ET AUTO-RÉVÉLATION DE LA VIE
La phénoménologie de la religion telle que nous la développons
ici à partir de la pensée de Henry permet donc une compréhension de
la Réalité de Dieu en tant qu’immanence absolue. Puisque chaque
« homme » trouve sa naissance primordiale en cette immanence de
Dieu, à savoir comme vie auto-affectée, on peut même parler ici avec
Maître Eckhart d’une Naissance en Dieu même 5. Tout instant de notre
vie nous permet de vivre nos affections et événements comme inscrits
dans la Vie de Dieu, dans son Auto-Révélation sans distance ou représentation. Dans le cadre d’une recherche phénoménologique toujours
plus radicalisée et qui devient ainsi une phénoménologie contreréductive au sens de Henry, « Dieu » ne peut plus relever du domaine
conceptuel, au sens ontologique ou au sens causal d’une métaphysique classique. En effet, tout concept n’est pas seulement soumis ou
lié à l’intuition husserlienne avec sa régression infinie, mais il
implique toujours aussi, par ce fait même, un doute principiel qui
laisse la possibilité au développement de toutes les négations de la vie
ou athéismes pensables. Ce ne sont donc pas ces formes de nihilisme
historique ou moderne qui en tant que telles font problème. On peut
toujours leur trouver une certaine plausibilité herméneutique ou
épochale. Ce qui est ici en cause, c’est Dieu en tant que cette Réalité
apodictique qui est à l’origine de nos vies mêmes. Si, par réduction
4. Cf. R. KÜHN, « La vie comme demeure » (trad. F. Seyler), Le portique. Revue
de philosophie et sciences humaines : L’architecture des milieux, n° 25, 2010, pp. 97113.
5. Cf. J. REAIDY, Une relecture phénoménologique contemporaine de la mystique
eckhartienne de « La Naissance de Dieu dans l’âme » par Michel Henry, Paris, Cerf,
2012 (à paraître).
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transcendantale, j’arrive à saisir ma subjectivité même comme passibilité originaire, je ne peux manquer d’assumer également en celle-ci
la certitude co-extensive que ce n’est pas moi qui suis à la source de
cette vie que je suis, que celle-ci m’advient hors de toute auto-position de ma part.
Le fait que la certitude de mon origine passible se fonde dans l’immédiateté d’un sentir pur ne peut manquer en ce sens d’avoir des
implications fondamentales quant au statut de la « métaphysique » 6.
Celle-ci ne peut que renvoyer en dernière instance au lien substantiel
entre la Vie phénoménologiquement absolue et ma vie purement
passible en elle et à partir d’elle, ce qui implique un dépassement de
la différence ontologique heideggerienne. Cette dernière, surtout en
tant que temporalité pure ou Er-eignis, reste en effet attachée à un
présupposé phénoménologique crucial, à savoir qu’il y a une
Distance, comprise comme le premier Écart, indispensable à tout
apparaître ou encore au sens de l’être 7. Dans ma vie éprouvée passiblement, il n’y a aucune distance, aucun écart temporel, spatial ou
logique qui me sépare de la Vie phénoménologique pure ou absolue.
C’est en ce sens que le terme de métaphysique désigne ici une dépendance et une identité beaucoup plus radicales que toute émanation
créationnelle ou analogique à partir d’un Être suprême ou d’un Dieu
dont l’apparaître serait lui aussi subordonné à la neutralité, l’anonymat de l’ek-stase, de la transcendance. Du point de vue de l’autoaffection immanente de tout ce qui est vivant, le terme de
métaphysique chez Michel Henry renvoie à une Passibilité qui ne
quitte jamais le Soi et forme sa réalité véritable à tout moment de sa
vie éprouvée, c’est-à-dire une réalité à jamais non-représentée et
donc non illusoire.
Philosophiquement, nous pourrions en rester là et ébaucher une
pensée de la seule Finitude, comme on la trouve entre autres chez
Merleau-Ponty et Levinas, au moins en ce qui concerne l’intentionnalité éthique ou récurrente chez ce dernier. Au contraire, pour une
phénoménologie contre-réductive – ou matériellement passible au
sens henryen –, la Facticité transcendantale est la révélation même de
la Vie absolue à l’origine de ma vie individuée. Dans cette Facticité
6. Cf. aussi les contributions de X. TILLIETTE et R. BERNET sur la christologie et
le christianisme de M. Henry, dans A. David et J. Greisch (éds.), Michel Henry.
L’épreuve de la vie, Paris, Cerf, 2000, pp. 171-180, pp. 181-204 ; P. GILBERT, « Un
tournant métaphysique de la phénoménologie française ? M. Henry, J.-L. Marion et
P. Ricœur », Nouvelle revue théologique, n° 124, 2002, pp. 597-617.
7. Cf. M. HENRY, Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000,
pp. 47 et suiv.
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pratique ou vivante, c’est la Vie absolue elle-même qui se révèle. Mon
épreuve d’elle n’est rien d’autre que cette Révélation sans distance ou
retard au sens de Derrida. Par conséquent, là où il y a Révélation au
sens éminent et primordial, c’est-à-dire comme l’essence même de la
manifestation originaire, il y a religion si religio signifie le lien vivant
se nouant absolument comme certitude intérieure. Une phénoménologie de la Vie absolue se situe entre la métaphysique et la religion
constituée 8. En tant que discours philosophique, cette phénoménologie indique notre situation métaphysique radicale (Finitude), sans
devenir pour autant une religion dogmatique (théologie), car elle reste
attachée réductivement à la sphère de la coïncidence immédiate entre
Donation et Révélation, sans passer donc par une quelconque médiation extérieure supplémentaire, que celle-ci soit Histoire ou Écriture.
Ces dernières doivent être justifiées par le Logos interne de la Vie qui
est « la Voie et la Vérité » au dire de l’Évangile de Saint Jean, ce qui
veut dire qu’il y a identité entre Vie et Vérité, que la Vie constitue
l’Accès à sa propre Vérité comme Vie divine 9.
En ce sens, la phénoménologie de la vie passible en moi renvoie
à l’épreuve d’une Révélation à la fois immanente et immédiate. Elle
ne peut donc manquer d’être en rapport avec la mystique comprise ici
comme l’expérience même de l’éprouver en tant que tel, autrement dit
l’auto-épreuve pure de tout éprouver. Dans la Finitude passible, il n’y
a plus ni différence ni extériorité. Il y a seulement une affection
vivante par elle-même. C’est pour cette raison que nous pouvons
affirmer que l’expérience mystique ne s’appuie pas, par nature, sur
quelque chose d’extérieur ou de mondain. Comme le remarque Henry,
c’est cela même qui constitue la jouissance indicible de l’expérience
mystique 10. Cette jouissance, pour être correctement comprise, doit
être articulée à la question de la Nuit. Celle-ci est au cœur même de
l’expérience concrète du mystique 11. C’est en ce sens que la mystique
peut être saisie comme une critériologie de la phénoménologie
contre-réductive. Même pour la réduction husserlienne, il existe au
8. Pour plus de détails, cf. notre ouvrage : Geburt in Gott. Religion, Metaphysik,
Mystik und Phénoménologie, Fribourg/Munich, Alber 2003, pp. 11-35, et dernièrement L’Abîme de l’Épreuve. Phénoménologie matérielle en son archi-intelligibilité,
Bruxelles, Peter Lang, 2012.
9. Pour cette discussion, cf. M. ENDERS et R. KÜHN, « Im Anfang war der
Logos… ». Studien zur philosophischen Rezeption des Johannesprologs von der
Antike bis zur Gegenwart, Fribourg-en-Brisgau, Herder, 2011.
10. M. HENRY, Auto-donation. Entretiens et conférences, Paris, Beauchesne,
2004, p. 214.
11. Cf. A. CUGNO, « Jean de la Croix avec Henry », dans A. David et J. Greisch
(éds.) Michel Henry. L’épreuve de la vie, pp. 439-452.
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départ de l’analyse phénoménologique une « pauvreté absolue »
(absolute Armut) de l’esprit ou de la conscience, une absence de
possession d’une connaissance théorique préalable permettant de
diriger la recherche 12. De la même façon, la mystique constitue une
rupture sans appel avec toute « intuition » sensible ou intellectuelle.
Aucune intuition ne peut atteindre la Réalité même de Dieu, autrement dit ce Dieu se donnant lui-même hors de tout horizon de représentation. En ce sens, sans nier aucunement le monde en sa valeur
ontologique, la pauvreté, le vide de l’esprit – c’est-à-dire notre passibilité foncière – sont identiques à la plénitude même de la Vie phénoménologique absolue, celle-ci nous étant donnée à tout point de
l’analyse contre-réductive comme pure présence auto-affective. Pour
le dire encore autrement, cette plénitude manifeste est donnée par et
dans toute modalisation vivante, même sur le plan le plus modeste.
Si la critériologie mystique, en sa co-donation intérieure du Tout
et du Rien ou encore de la Joie et de la Souffrance, correspond à la
démarche phénoménologique même sur son chemin entre métaphysique et religion positive, entre Finitude et Révélation pure, il importe
de ne pas éluder le côté matériel de notre problématique. Jusqu’à
maintenant, nous n’avons en effet que « tracé » la méthode formelle
d’une recherche religieuse. Il faut maintenant nous diriger avec Henry
vers son contenu même, lequel doit se révéler, en fin de compte,
comme la Réalité de Dieu et la réalité de notre Naissance en Lui. Dans
la perspective de la phénoménologie matérielle, c’est au sens le plus
fort que je dois tout à la Vie phénoménologique absolue : je dépends
de cette Vie de telle façon que je ne suis rien d’autre que cette dépendance même. Autrement dit, je suis le Besoin pur d’un moi à l’accusatif. À l’encontre de l’idéalisme allemand qui ne voit dans le Besoin
(Bedürfen) qu’une contraction aveugle (Schelling) ou qu’un manque
dialectique (Hegel), la réalité phénoménologique du besoin désigne ce
Fait originaire que j’ai besoin, d’abord, de la Vie elle-même, avant
d’avoir besoin de quoi que ce soit 13. Le terme de besoin n’a donc au
départ rien d’intentionnel, comme c’est encore bien le cas pour le
Souci (Sorge) chez Heidegger. S’il est évident que le besoin traverse
toute ek-stase, il faut qu’il y ait, originairement, l’investissement
absolu de ce besoin par la Vie même. Seul cet investissement absolu-
12. Cf. E. HUSSERL, Erste Philosophie (1923/4), 2. Teil : Theorie der phänomenologischen Reduktion (Husserliana VIII), La Haye, Kluwer Academic, 1996, pp. 10
et suiv.
13. Pour cette discussion avec l’idéalisme transcendantal absolu, cf. R. KÜHN,
Anfang und Vergessen. Phänomenologische Lektüre des deutschen Idealismus –
Fichte, Schelling, Hegel, Stuttgart, Kohlhammer, 2006, pp. 9-32.
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ment non-intentionnel, purement immanent, permet au Besoin de se
modaliser en désir, effort et agir, cette modalisation purement pratique
étant intérieure à son s’éprouver permanent 14. Si nous laissons ici les
détails de ces analyses de la modalisation immanente de la vie 15 pour
ne cerner que le rapport entre le besoin et la naissance en Dieu, nous
dirons que celui-ci – en tant qu’auto-besoin de la Vie à tout moment
– apparaît nécessairement comme impliquant également à tout
moment ma naissance en cette Vie. C’est dire que chaque besoin – en
lequel mon moi est révélé à lui-même comme purement passible – est
Révélation de la Vie absolue. J’assiste, à tout instant, à la Révélation
du Dieu réel en mon auto-révélation à moi, laquelle est identique à
mon auto-affection absolue. La Naissance en Dieu n’a, par conséquent, rien de statique, ni de temporel. Elle ne renvoie pas davantage
à un plan créationnel ou encore à l’épreuve d’une perte voire d’une
déchéance. Au sens de Maître Eckhart et Michel Henry, c’est un
Naître éternel ou toujours neuf. La Réalité de Dieu impliquée dans le
besoin le plus discret ou le plus récurrent n’est plus ici l’objet d’une
conceptualisation ou d’une une intuition, mais est l’auto-donation
même de cette Réalité. L’auto-apparaître de tout apparaître reste à
jamais dépendant de cette auto-manifestation de l’auto-révélation en
son Se-donner pur.
Sans entrer ici dans les détails, on peut ainsi soutenir que tout
discours de la religion ou sur elle qui méconnait l’auto-révélation
vivante ou immanente ne peut que reproduire toutes les difficultés
bien connues qui sont liées à un Dieu-Concept ou encore à un DieuChose 16. Nous ne voulons pas ce faisant nier la possibilité légitime de
telles recherches. Toutefois, pour la phénoménologie radicale, il y a en
toute rigueur coïncidence entre le processus et le contenu, entre l’existence et l’essence. Je ne peux plus me distancer artificiellement ou
« scientifiquement » de cette Vie même. Si celle-ci, à tout moment, me
permet d’en faire l’analyse réductive, c’est pour finalement se donner
comme ce qui précède radicalement toute analyse, comme ce qui se
14. Cf. entre autres, M. HENRY, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987 ; Du communisme au capitalisme. Théorie d’une catastrophe, Paris, Odile Jacob, 1990, pp. 25 et
suiv.
15. Cf. aussi A. VIDALIN, « L’acte humain dans la phénoménologie de la vie »,
Studia Phaenomenologica n° 9, 2009, pp. 129-144.
16. Nous retrouvons un souci similaire dans le recueil de P. Jonkers et R. Welten
(dir.), God in France. Eight Contemporary French Thinkers on God, coll. « Studies
in Philosophical Theology », Louvain, Peeters, 2005, avec une contribution de
R. Welten sur Henry ; cf. aussi G. DUFOUR-KOWALSKA, « Phénoménologie matérielle
et christianisme », dans Michel Henry. Passion et magnificence de la vie, Paris, Beauchesne, 2003, pp. 153-250.
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donne de façon contre-réductive. Au bout d’un tel cheminement,
prenant en compte ses conséquences ultimes, nous voudrions souligner qu’une phénoménologie entièrement contre-réductive, se situant
donc dans l’auto-mouvement culturel de la Vie et dans l’Absolu de sa
Révélation, ne peut être continuée que comme une phénoménologie
radicalement pratique. Cette praxis – qu’il ne faut pas confondre avec
un pragmatisme méthodique ou d’expérimentation 17 – est la conséquence intrinsèque de l’identité du besoin et de la plénitude en tout
apparaître. Comme on en trouve déjà l’ébauche chez Pierre Maine de
Biran 18, les modalisations immanentes et effectives d’une telle praxis
doivent être saisies dans leur naissance permanente. Dans une telle
perspective, à cause précisément du lien originaire entre besoin et
culture, une telle praxis peut également être définie comme une esthétique et « théologie » élémentaire plus archaïque encore que la
Lebenswelt husserlienne 19.
Une remarque supplémentaire, qui nous importe beaucoup,
concerne l’aspect christologique de la problématique 20. Le Christ
n’est pas seulement présenté par Michel Henry comme le Logos autoaffectif de la naissance en Dieu, mais aussi bien comme cette Affectivité singulière et concrète qui transforme toute histoire existentielle.
Il est donc question ici d’une Affection réelle à la hauteur de la Liberté
du Christ comme Fils de Dieu depuis le commencement. Nous éprouvons ainsi la « présence » d’une Affectivité pure au sens universel
même qui, comme le montre la formation du canon des Écritures
saintes, imprègne effectivement l’histoire des hommes sur terre 21. Ces
analyses nous permettent de prolonger nos réflexions sur la « Naissance en Dieu » par une description de la vie ecclésiale et sacramentelle ainsi que par une interrogation sur la mort et de la résurrection de
la chair. Ces mystères chrétiens ne sont pas liés, avant tout, à une
symbolique distancée, mais justement à notre corporéité immanente
saisie comme la réalité ultime de la Donation et du Don de Dieu,
c’est-à-dire comme la loi pratique de notre Historialité affective se
17. Pour une telle analyse, cf. aussi notre ouvrage : Praxis der Phänomenologie.
Einübung ins Unvordenkliche, Fribourg/Munich, Alber, 2010, pp. 251-276.
18. Cf. P. MAINE DE BIRAN, De l’aperception immédiate (Mémoire de Berlin
1807). Œuvres. T. IV, Paris, Vrin, 1995.
19. Cf. M. HENRY, Voir l’invisible – sur Kandinsky, Paris, Bourin, 1990, pp. 228246.
20. Cf. R. KÜHN, Gabe als Leib in Christentum und Phänomenologie, Wurzbourg, Echter, 2004, pp. 55 et suiv. ; Gottes Selbstoffenbarung als Leben. Religionsphilosophie und Lebensphänomenologie, Wurzbourg, Echter, 2009.
21. Cf. A. VIDALIN, La parole de la vie. La phénoménologie de Henry et l’intelligence chrétienne des Ėcritures, Paris, Parole et Silence, 2006, pp. 147 et suiv.
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manifestant en toute joie et en toute souffrance 22. Pour aller à l’extrême de toutes ces investigations, et afin de donner à la Naissance en
Dieu sa dernière concrétude transcendantale, nous pensons en effet
pouvoir élucider l’individuation de chacun à partir du lien immémorial Vie/Chair, c’est-à-dire en tant que déterminabilité
christ(olog)ique de tout apparaître. Si toute détermination prédicative
implique l’auto-donation de la Vie en son Auto-révélation, elle
contient par conséquent une Archi-individuation originaire qui est
celle même du Fils de Dieu – Fils qui est Amour et Obéissance filiale.
Or, si la philosophie, comme toute autre pensée, ne crée jamais rien,
elle utilise en tout jugement perceptif ou prédicatif une Force qui se
prête à une telle détermination chaque fois particulière. On peut donc
affirmer que je touche phénoménologiquement la Chair du Christ en
tout processus de détermination. C’est bien ce que suggère la
démarche de Henry. C’est dire que ce n’est pas seulement en rencontrant Autrui que je touche la Chair du Christ. Je touche celle-ci également en tout faire, penser, sentir ou agi. Il s’agit, à chaque fois, d’une
concrétion au niveau d’une vie qui s’individualise dans la Vérité éternelle du Christ même 23. La problématique de la Naissance en Dieu ne
conduit donc à aucun quiétisme, mais bien plutôt à un Faire chaque
fois révélateur et déterminé, la particularité de chaque détermination
donnant à reconnaître le Don même de Dieu comme cette plénitude
inépuisable qui nous affecte en ses modalisations infinies. C’est ainsi
que l’Essentiel nous est toujours donné, partout et à tout moment. Le
quotidien ne manque ni de rigueur philosophique ni de religion, ni de
mystique. Il est le Bonheur de vivre avec toutes ses tonalités et
couleurs si émouvantes et révélatrices, lesquelles forment la culture
réelle comme aboutissement d’une phénoménologie de la religion
digne de ce nom.
III. LE RAPPORT ENTRE L’ART ET LA RELIGION
L’esthétique matérielle et culturelle que nous faisons intervenir
également ici est plus qu’une discipline particulière de la philosophie
puisqu’il y est question du Fondement phénoménologique commun à
l’Affectivité et à l’Art au moyen d’une « aïsthétique », qui imprègne le
pathos commun de la vie s’auto-affectant comme charnalité ou incarnation sensible. En ce sens, l’« esthétique henryenne » n’est pas un
22. Cf. HENRY, Incarnation, pp. 339 et suiv.
23. Cf. aussi M. MAESSCHALCK, « L’incarnation dans les christologies spéculatives. De Fichte et Schelling à Henry », dans M. M. Olivetti (éd.), Incarnation, Biblioteca dell “Archivio di Filosofia”, CEDAM, Padova, 1999, pp. 673-690.
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simple ajout ou une « application » de sa phénoménologie radicale aux
arts, mais elle en forme bien le centre matériel. Car l’archi-facticité de
l’incarnation originaire implique à tout moment de sa modalisation
immanente une sensibilité en mouvement motivée par l’auto-accomplissement heureux ou esthétique de la vie subjective. La perception
avec ses corrélats noématiques au sens husserlien n’est donc plus le
« fil conducteur » (Leitfaden) d’une compréhension de l’imagination
artistique. Étant soumise à une contre-réduction radicalisée, cette
perception intentionnelle cède sa place constituante aux aisthéta,
lesquels contiennent cette impressionnabilité originaire qui s’enracine, en dernière analyse, dans l’étreinte de la vie, autrement dit dans
le foyer ultime de tout apparaître en son auto-apparaître.
Aucun geste créateur n’étant concevable sans ce pathos intérieur
en lequel une vie artistique individuelle naît chaque fois à elle-même
en tant que cette impressionnabilité, il faut dès lors reconnaître que
l’imagination créatrice réalise chaque fois le « passage » entre le
pathos invisible et la « libération » de celui-ci par l’« expression ».
C’est pour cette raison que nous ne réservons pas la qualité esthétique
aux seules œuvres d’art reconnues historiquement ou publiquement,
mais aussi à tout ce qui donne « forme » au vivre sensible (les habits,
la nourriture, les rôles, la communication, etc.). Il faudrait poursuivre
ces recherches en envisageant des études particulières dans le
domaine de la publicité, des objets industriels, des voitures, etc., ce
que Henry n’a pas ignoré en citant souvent l’exemple du Bauhaus ou
encore l’exemple de Ruskin et de Morris comme une « tentative extraordinaire visant à donner à la production industrielle les caractères
d’une production esthétique 24 ».
C’est dans le sens d’une telle unité culturelle qu’il est possible de
parler d’une « aïsthétique » ou d’une « existence esthétique » si l’on
veut souligner par ces notions le fait qu’il n’y a pas seulement une
unification de l’aisthèsis et de l’esthétique dans un fondement charnel
ou affectif commun, mais qu’il y a un véritable vivre esthétique. Ce
dernier ne s’arrête pas seulement à l’œuvre artistique créée, mais
concerne l’existence esthétique dans son intégralité, c’est-à-dire
comme étant chaque fois une vie individuelle esthétique à mener dans
toutes les dimensions de l’existence 25. Aujourd’hui, une telle vie
24. M. HENRY, « La question de la vie et de la culture dans la perspective d’une
phénoménologie radicale », dans Phénoménologie de la vie, T. II. De la subjectivité,
pp. 11-30, ici p. 22. Pour un développement plus détaillé un peu plus tard, cf. Voir
l’invisible, pp. 176 et suiv.
25. Cf. S. KNÖPKER, Existentieller Hedonismus. Von der Suche nach Lust zum
Streben nach Sein, Fribourg/Munich, Alber, 2010, pp. 94 et suiv.
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esthétique est amenée à se déployer dans des contextes qui ne reconnaissent plus de primordialité à l’art et sa production, qui sont
gouvernés par un marché et ses lois. Une telle étude du rapport entre
société et art, y compris dans ses aspects économiques et financiers,
est présente comme une problématique générale de la modernité dans
le Marx et La Barbarie de Henry, mais il faudrait encore prolonger de
telles intuitions afin de saisir les possibilités réelles – ou déjà échouées
– d’une « co-existence » entre l’art et la science technique, sans
exclure la religion. À moins que l’art véritable d’aujourd’hui partage
déjà le destin épochal de la vie invisible, à savoir l’underground dont
parle le dernier chapitre de La Barbarie. Pour formuler la même question positivement, il faudrait se demander si l’art peut encore –
comme la religion, et avec elle – insuffler une nouvelle inspiration à
nos sociétés prises dans une « mondialisation » réductrice.
En fait, il faut bien constater que la question de l’art et de l’esthétique ne forme pas la dernière réponse de Henry face à la situation
culturelle et spirituelle de notre temps. À la fin de son livre sur
Kandinsky, la création et réception esthétiques sont bien entendu
présentée sans restriction comme un « salut » possible pour l’humanité 26. On peut y entendre une certaine réplique à la Krisis où la téléologie d’une prise de conscience phénoménologique auto-responsable
est présentée par Husserl comme le « salut » de l’humanité, ce que
Henry critique clairement à maints endroits 27. On ne peut toutefois
ignorer le fait que les trois derniers ouvrages de Henry « exhibent » le
Fond de l’Absolu « religieux » présent dans sa pensée dès le début. Il
s’agit d’analyser phénoménologiquement l’« intelligibilité johannique » comme une réponse « par delà philosophie et théologie » aux
interrogations radicales sur la Vérité originaire 28. Si « au fond de sa
Nuit, notre chair est Dieu » 29, ce Dieu se situe là où se trouve également le lieu originaire de l’Art – au cœur de l’auto-étreinte abyssale
de la vie toujours incarnée. Mais « Dieu » et « Art » vont-ils ensemble
ou est-ce que le premier remplace dans une certaine mesure le
second dans les textes tardifs de Henry ? Nous ne pensons en tout cas
pas qu’il y a un « tournant théologique » chez Henry. Son travail
contre-réductif tire seulement au clair les dernières implications
26. Cf. HENRY, Voir l’invisible, p. 244. La phrase finale est : « L’art est la résurrection de la vie éternelle ».
27. Cf., par exemple, M. HENRY, « L’invisible et la révélation » dans Entretiens,
Arles. Sulliver, 2005, pp. 97-112, ici pp. 101 et suiv.
28. Cf. HENRY, Incarnation, pp. 361 et suiv.
29. Ibid., p. 373.
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LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA RELIGION SELON MICHEL HENRY
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phénoménologiques entre la Vie et tout Soi par le phénomène indéniable de l’Archi-Ipséisation 30.
Nul lecteur de l’esthétique henryenne ignore que Klee et Rothko
sont, pour Henry, des « peintres mystiques ». C’est à la même époque
que Henry parle des icônes byzantines comme des émanations du
sacré 31. Il rejoint dans le texte sur Briesen l’archi-souffrance de l’Un
nietzschéen. On peut même ajouter le constat qu’il fait que le christianisme naissant a permis au IIIe siècle une floraison absolument
nouvelle de formes artistiques. La question centrale demeure toutefois : est-ce que l’Absolu de l’art et celui de la religion sont le même
Absolu ? Même si Henry présente jusqu’à la fin l’art, la religion et
l’éthique comme la triade favorite par lequel la vie phénoménologique pure se manifeste aux individus et dans les sociétés, on ne peut
esquiver cette interrogation ultime au sujet de cette auto-génération de
la Vie divine qui se fait avant tout art. Si l’on pose cette même question du côté de l’ « existence esthétique », il n’est pas difficile de
montrer que la vie individuelle d’un artiste plonge dans un Absolu
– même en dehors de toute croyance confessionnelle 32 – dans la
mesure même où il est appelé à faire entendre toutes les « nuances
émotionnelles » de la vie, y compris donc le sentiment religieux. C’est
bien ce que Kandinsky explicite avec profondeur 33. Il reste que, tout
en plongeant dans l’Absolu de la Vie, l’art n’est pas cet Absolu luimême. Cette expression ne peut en dernière analyse que renvoyer au
Principe auto-générateur de la Vie, à celui qui est « au commencement », à savoir à Dieu en tant que « Père ».
Il nous semble donc que les derniers ouvrages de Henry abordent
une Réalité qui se trouve avant toute modalisation de pouvoirs spécifiques tels que l’esthétique et la culture pour ce qui nous concerne ici.
Si l’on nomme « Religion » ce lien entre vie individuée et Vie absolue
ou divine, il faut reconnaître qu’il s’agit bien avec ce lien de la passibilité originaire du soi, de ce qui conditionne chacun de ses mouvements charnels, comme nous l’avons vu. Si le pathos participe déjà
inchoativement à la vie esthétique en sa narration affective, le rapport
immémorial entre ce pathos et la passibilité est quant à lui le « lieu »
originaire de la religion en tant que notre naissance subjective absolue
30. Cf. à ce titre le débat public à l’Odéon, à Paris, en 1999, dans HENRY, Phénoménologie de la vie, T. IV. Sur l’éthique et la religion, pp. 205-247.
31. Cf. HENRY, La Barbarie, pp. 59 et suiv.
32. Cf. A. JDEY et R. KÜHN (éds.), L’affect de l’art. Recherches sur l’esthétique
de la phénoménologie matérielle, Leyden, Brill, 2012.
33. Cf. W. KANDINSKY, « Mein Werdegang », dans W. Kandinsky, Autobiographische Schriften, Berne, Benteli Verlag, 1980, pp. 56 et suiv.
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dans la vie. Les analyses de Henry sur la « seconde naissance » reconduisent précisément à ce lieu immémorial 34. En son immémorialité
même, cette naissance est sans « expression » directe possible. Henry
n’évoque pas l’art comme ce qui permet d’interroger le commencement entièrement contre-réductif de notre vie, mais la « religion » et la
« foi » dont témoigne le christianisme avant toute théologie thématique.
Henry reconnaît la « vérité du Christ » comme « sa vérité »
propre 35. Cette vérité se passe, à ce niveau ultime, de tout texte et de
toute esthétique pour être l’épreuve de l’identité avec le Commencement même en tant que Vérité auto-révélante. Si l’on accepte que
cette Vérité coïncide avec la « gloire » (doxa) de l’Auto-Révélation en
sa manifestation même, laquelle est une « Archi-Passibilisation »
pure, on peut y reconnaître une sorte d’ « Esthétique Divine », c’est-àdire l’éclat d’une Vérité vivifiant tout, y compris la mort. La tradition
théologique et philosophique de Platon jusqu’à Schelling en passant
par les Pères de l’Église 36 a toujours connu une spéculation métaphysique sur Dieu comme Artiste-Créateur suprême. Mais ce n’est pas à
cette tradition que nous songeons ici. Nous voulons seulement faire
ressortir avec Henry la question du salut comme étant la dernière
interrogation phénoménologique radicale – et cela indépendamment
de toute discipline. À ce moment, ni la philosophie, ni la théologie, ni
l’art ne peuvent s’approprier la Vérité purement éprouvée de l’abyssalité de la Vie en tant que Révélation dans la Nuit de notre passibilité « plus claire que le jour », selon l’expression que Henry emprunte
dans son premier ouvrage aux Hymnes à la Nuit de Novalis 37. Cette
expression contient tout le mouvement de l’œuvre de Henry, laquelle
s’achève dans la question de l’Auto-Révélation divine immanente en
tant que telle.
34. Cf. HENRY, Incarnation, § 46, pp. 330-339.
35. Cf. ibid., pp. 371 et suiv., et aussi Paroles du Christ, Paris, Seuil, 2002,
pp. 115 et suiv.
36. Cf. G. DUFOUR-KOWALSKA, L’art et la sensibilité de Kant à Michel Henry,
Paris, Vrin, 1996, pp. 17-110.
37. Cf. M. HENRY, L’Essence de la manifestation, p. 556 : « Du hast die Nacht
mir zum Leben verkündet » (Tu m’as révélé la Nuit comme l’essence de la vie) ; Pour
cette question, cf. également C. RUTA, « Das Vergessen aller Hoffnung – Meister
Eckhart und Michel Henry », dans R. Kühn et S. Laoureux (dir.), Meister Eckhart –
Erkenntnis und Mystik des Lebens. Forschungsbeiträge der Lebensphänomenologie,
Fribourg-en-Brisgau, Alber, 2008, pp. 186-212.
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LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA RELIGION SELON MICHEL HENRY
IV. ÉTHIQUE ET RELIGION
ARCHI-INTELLIGIBLE
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DANS LEUR RAPPORT À L’UNITÉ DU SAVOIR
La révision henryenne intégrale de l’ontologie en sa dichotomie
ousio-logique traditionnelle de la forme universelle et du contenu
sensible ou hylétique aboutit ainsi à un résultat crucial, celui d’une
nouvelle approche de l’unité des disciplines philosophiques. Gnoséologie, éthique, esthétique et religion ne se juxtaposent plus ici comme
des discours chaque fois particuliers sur l’être, chacun étant porteur
d’un intérêt spécifique. Il s’agit, bien au contraire, de développer une
approche vivante du réel où nos forces et capacités affectives ou charnelles jouent toujours ensemble. Pour appréhender cette unité ontologique, méta-généalogique, culturelle et religieuse de l’expérience,
nous ne pouvons plus nous fier à une seule discipline. Sur le plan épistémologique, toute connaissance – qu’elle soit naïve ou scientifique –
reste structurellement dépendante d’un type de questionnement singulier qui ne peut pas prétendre posséder la « vérité » de l’apparaître en
tant que tel.
En situant la « connaissance » dans l’Affect et sa projection imaginaire, nous rendons compte de la possibilité même de cette connaissance, mais sans précisément laisser cette possibilité échapper à ce qui
la fonde et qui est en deçà de toute connaissance même transcendantale. Ainsi, la question d’une ontologie originaire de la Vie n’implique
pas seulement la mise entre parenthèses des « images de la vie »
proposées par Husserl comme une eidétique de la vie de l’ego et de sa
conscience vécue 38. En abandonnant la méthode de la variation réductive centrée sur l’objectité idéale, il s’agit plutôt de rejoindre l’automouvement historial de la vie en sa praxis interne et d’« assister »
ainsi « religieusement » à la naissance de n’importe quelle modalisation affective avant même qu’elle ne se cristallise en une objectivité
pensée. Étant donné que toutes les tonalités impressionnelles et
émotionnelles s’effectuent toujours dans des passages réversibles,
allant par exemple de l’ennui à la créativité et vice versa, nous
sommes à chaque fois l’épreuve d’une omniprésence affective de
sensations et de sentiments, d’une unité dynamique de la vie, ce qui
est le point de départ de toute culturation et religion. Par son rapprochement des méthodologies de Husserl et de Marx, en montrant « leur
extraordinaire affinité » – et nous pourrions encore ajouter la méthodologie de Maine de Biran –, Henry cherche à penser la compossibi-
38. Cf. M. HENRY, « Ultime tentative pour surmonter l’aporie. La question de la
‘donnée-en-image’ de la vie invisible », dans Incarnation, § 14, pp. 115-121.
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210
ROLF KÜHN
lité fondamentale des pouvoirs de la « chair pathétique » selon « une
structure, une finalité radicalement différente des lois du monde » :
Ainsi s’ouvre devant la pensée un domaine de réalité qui, pour être
celle du monde, n’en est pas moins foncièrement différente de celui qui
est constitué par les phénomènes du monde. C’est donc un problème
épistémologique nouveau et fondamental que de rechercher une méthodologie qui, en dépit de cet évanouissement de la vie devant la pensée,
serait cependant susceptible de nous y donner accès. […] La relation
constitutive de notre condition est donc un mouvement, l’auto-transformation de ce vivant généré dans l’auto-génération de la vie absolue, ne
vivant que de celle-ci, et ne pouvant accomplir sa propre essence que
dans l’essence de cette vie absolue. Le mouvement de cette auto-transformation est l’éthique, son site est la religion 39.
Une telle analyse entièrement nouvelle ne réclame pas seulement
une réduction de la catégorialité mondaine. Elle demande encore une
« déconstruction » de l’idéalité de toute discipline, cette déconstruction étant nécessaire pour se situer véritablement dans la source de
tout apparaître en tant que tel, qui est l’Affect ou la naissance du moi
originaire par l’Auto-affection initiale 40. Si nous avons dit que le
« Moi » n’est jamais l’ego isolé et que l’Affect est le commencement
radical de tout Imaginaire social ou culturel du Monde, nous pouvons
affirmer finalement que le Moi « expérimente » la richesse infinie de la
vie phénoménologiquement absolue en faisant l’épreuve ipséisante de
cette Vie même. Nous sommes donc ici en prise avec un en-deçà de
toute discipline spécifique et nous nous approchons de cette « archiintelligibilité » déjà évoquée. Henry a été jusqu’à détacher cette
dernière de la philosophie et de la phénoménologie en la qualifiant
d’ « archi-gnose » ou encore de « gnose des simples » :
D’autant plus pure, simple, dépouillée de tout, réduite en nous chacune
de nos souffrances, d’autant plus fortement s’éprouve en nous la puissance sans limites qui la donne à elle-même. Et quand cette souffrance
a atteint son point limite dans le désespoir, l’Œil de Dieu nous regarde.
C’est l’ivresse sans limites de la vie, l’Archi-jouissance de son amour
éternel en son Verbe, son Esprit qui nous submerge. Tout ce qui est
39. M. HENRY, « Le christianisme : une approche phénoménologique ? », dans
Phénoménologie de la vie. T. IV. Sur l’éthique et la religion, pp. 110-111.
40. C’est la ligne déjà suivie dans notre ouvrage Radicalité et passiblité. Pour
une phénoménologie pratique, Paris, L’Harmattan, 2003. Il s’agit ici de préciser le
caractère pré-disciplinaire de notre propre approche. Pour la comparaison avec d’autres formes de « déconstruction » dans la phénoménologie contemporaine, cf. aussi
S. LAOUREUX, « La phénoménologie à l’épreuve de la phénoménologie matérielle »,
dans L’immanence à la limite. Recherches sur la phénoménologie de Michel Henry,
Paris, Cerf, 2005, pp. 23-118.
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LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA RELIGION SELON MICHEL HENRY
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abaissé sera relevé. Heureux ceux qui souffrent, qui n’ont plus rien
d’autre peut-être que leur chair. L’Archi-gnose est la gnose des
simples 41.
« N’avoir plus que sa chair », c’est être placé dans l’Épreuve pure
de la Chair en tant que telle, c’est-à-dire en ce mode d’unité de toutes
les affections possibles avant qu’elles ne se figent en représentations
et savoirs abstraits ou théoriques. Cette épochè totale en sa pure archiintelligibilité affective ou charnelle délivre une « vérité » seulement
pratique, une vérité qu’il faut renoncer à nommer prédicativement
afin de « vivre » l’essence même de l’apparaître en tant qu’il est identique à la passibilité de la vie, à l’unité originaire de sa réceptivité et
de sa donation. Ne mesurant plus les impressions ou tonalités qui
naissent inlassablement en moi selon le critère des apparences
mondaines et donc prédicatives, idéalisantes ou encore objectives, ma
chair devient la parousie même de la vie phénoménologique en son
Absoluité, à savoir en son Historialité sans Fond visible ou palpable.
Si, en ce point limite, il n’existe plus aucun savoir théorique comme
discipline privilégiée, il reste l’ontologique pur, celui de la Force de
l’Affect et, ainsi, la passibilité de cette praxis subjective des individus
que nous avons définie comme culture historiale. Précisons encore
une fois que la « culture » n’est pas le fruit de l’abstraction totalisante
des vécus, le fruit de leur représentation souvent idéologique, mais le
jaillissement affectif de tout faire. Cette affectivité qui précède tout
savoir thématique parce qu’elle est le savoir immanent de la vie inclut
la souffrance en laquelle l’agir s’affecte en s’effectuant. Dans cette
perspective, philosophie et phénoménologie se situent uniquement au
niveau d’une deixis de la vie, sans pouvoir se substituer à celle-ci.
À la suite de Henry qui définit l’auto-mouvement purement
pratique de la vie avant toute visibilisation comme une « auto-transformation » de l’ipséité individuelle, il est possible de décrire cette
historialité absolue de la vie dans le sens d’une éthique dont l’essence
religieuse n’est donc pas différente de l’ontologique. Aussi longtemps
en effet que l’auto-transformation de la vie correspond au mouvement
immanent de la vie en tant que cet auto-accroissement où la joie et la
souffrance s’échangent sans arrêt ou « blocage », une telle « éthique »
met avant tout en évidence l’agir dans l’épreuve de lui-même, l’agir
en tant qu’il naît « spontanément » d’un rythme impressionnel,
affectif, et se condense en des actions correspondant au vouloir et au
désir intrinsèques de la vie même. C’est en ce sens que Henry peut
41. HENRY, Incarnation, p. 374 ; cf. également Paroles du Christ, pp. 143 et suiv.
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212
ROLF KÜHN
dire que la « maîtrise » corporelle exigée par la danse, pour nous en
tenir à cet exemple, forme l’éthique même de tout ce dont les mouvements corporels sont capables 42. Si nous manquons à la réalisation
effective de ce pouvoir d’auto-accroissement de la vie, l’éthique religieuse nous rappelle et motive la « restauration » de la donation originaire de la Vie absolue en sa com-possibilité tant individuelle que
communautaire 43. Une telle thèse n’a rien d’étonnant aussi longtemps
que nous restons fidèles à cette prescription phénoménologique
fondamentale de ne jamais confondre la vie immanente avec ses
images transcendantes, autrement dit de ne pas substituer à l’éthique
immédiate de la vie des normes qui sont abstraites de cette immédiateté, de l’immanence même des praxis individuelles 44. Il importe en
effet de problématiser la distance entre les valeurs réellement éprouvées par la vie en son ipséisation intérieure et leurs abstractions. Il
faut, pour le dire encore autrement, pouvoir répondre à la question de
savoir d’où nous vient la Force pour réaliser les exigences d’une
normativité morale ou sociale, si elle s’est déjà coupée de l’affection
éthique concrète au sein du mouvement de la vie et de son auto-transformation. En somme, le résultat est ici le même que pour l’aisthétique originaire dans laquelle nous avons reconnu une donation
culturelle immédiate : tout sentir implique un sentir plus, ce qui fait
justement l’essence religieuse de tout art. De cette manière, l’analyse
phénoménologique radicale de la vie est amenée finalement à identifier l’éthique et l’aisthétique. Suivre l’appel intérieur pour conduire
l’imaginaire « aisthétique » à son comble correspond à la création ou
réception d’une « œuvre » qui est en même temps un accomplissement
éthique – ontologiquement et existentiellement 45.
Si l’éthique et l’esthétique peuvent donc trouver leur enracinement dans ce mode originaire passible qui se situe avant tout savoir et
toute discipline spécifique, nous avons montré qu’il fallait les situer
encore par rapport à la religion, cette dernière devant être entendue
avant toute détermination théologique ou confessionnelle. Henry
définit la religion comme ce « site » immémorial où se joue l’autotransformation de la Vie absolue et de nos vies subjectives en leur
42. Cf. HENRY, La Barbarie, pp. 169 et suiv.
43. Cf. M. HENRY, C’est moi la Vérité. Pour une philosophie du christianisme.
Paris, Seuil, 1996, pp. 216 et suiv.
44. Cf. HENRY, La Barbarie, pp. 143 et suiv. Pour une étude approfondie,
cf. F. SEYLER, L’éthique de l’affectivité dans la phénoménologie de Henry, Paris,
Kimé, 2011, pp. 208 et suiv.
45. Pour ce développement d’une telle unité à retrouver aujourd’hui et demain,
cf. R. KÜHN, « Kultur heute », dans Ästhetische Existenz heute. Zum Verhältnis von
Leben und Kunst, Fribourg/Munich, Alber, 2007, pp. 141-214.
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LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA RELIGION SELON MICHEL HENRY
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réciprocité inséparable. Ce site, qui est le non-lieu mondain par excellence, ne peut être correctement compris, qu’à partir d’une Passibilité
sans nom et visage, qu’à partir de ce Mode par lequel toute vie affective et charnelle plonge dans l’Absoluité de la Vie pure. Dans une
certaine mesure, l’esthétique et l’éthique renvoient encore à un agir.
Si nous poussons la contre-réduction jusqu’à l’essence phénoménologique de ce pur rapport du Moi à la Vie qui l’engendre, la religion
n’est rien d’autre que la relationnalité nue de ce Rapport, l’épreuve de
ce « lien » comme passibilité absolue, comme religio 46. Si les traditions religieuses conceptualisent cette épreuve ontologique radicale
par des notions telles que Création, Révélation, Grâce, Rédemption,
etc., et si Henry a apparemment limité ses propres analyses tardives à
une « Philosophie du christianisme », il ne faut pas perdre de vue que
l’articulation du rapport individu/Vie, chair/finitude ou salut/éternité,
etc., concerne toutes les religions. Il devrait donc être possible de
concevoir une « Philosophie de la religion » qui, en son universalité,
ne tiendrait compte que de rapports phénoménologiques originaires
pour dire ce qui est radicalement en jeu en toute expérience religieuse,
y compris dans sa négation a-théiste 47.
Dans un monde « pluraliste » et « inter-culturel », seule une
réflexion sur l’unité ontologiquement véritable de la vie nous semble
être en mesure désormais de dire encore l’unité réelle de tous les individus en respectant leur « altérité » foncière. L’individu naît comme
une ipséité qui ne peut être confondue avec celle des autres, mais au
sein d’une communauté aussi originaire que la naissance de chacun.
Ce n’est donc jamais la ratio et son logos discursif qui peuvent unifier
les hommes. Seule leur affectivité charnelle profonde peut le faire. Il
y a en ce sens une unité de toute éthique et de toute religion en tant
que modalités émanant d’une même vie, de cette vie en laquelle
chacun est filialement engendré. On s’aperçoit ce faisant que la
phénoménologie de la Vie n’est nullement « a-politique », qu’elle
prend bien au contraire position également au niveau éthique d’une
46. Sur l’apport de Kierkegaard à l’articulation henryenne de la Vie et de l’ipséité, cf. la contribution de Chr. MOONEN, « Touching from a Distance : In Search of
the Self in Henry and Kierkegaard », Studia Phaenomenologica n° 9, 2010, pp. 147156.
47. En plus de la triologie, on trouve des indications précieuses sur ce sujet dans
M. HENRY, « Sur l’éthique et la religion », dans Phénoménologie de la vie, T. IV. Sur
l’éthique et la religion, pp. 67-202. Cf. également J. HATEM, « Jacobsen et Henry :
athéisme et oubli », dans Le Sauveur et les viscères de l’être. Sur le gnosticisme de
Henry, Paris, L’Harmattan, 2004, pp. 187-196 ; Ph. CAPELLE (éd.), Phénoménologie
et christianisme chez Michel Henry : les derniers écrits de Michel Henry en débat,
Paris, Cerf, 2004.
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ROLF KÜHN
« restauration » ontologique sociale : vivre ensemble ce qui est vraiment « commun » à tous, à savoir notre naissance infrangible dans et
par cette Vie phénoménologique absolue qui génère tout pouvoir, qui
libère de tout « Pouvoir » extérieur hypostasié par l’idolâtrie
régnante 48. Cette ontologie radicale faisant toujours appel à l’incarnation concrète d’une vie éprouvée par chacun ne peut laisser aucun
« phénomène » hors de son champ d’investigation. Si c’est bien la vie
qui est toujours « en jeu », le champ d’analyse de l’ontologie phénoménologique radicale est aussi large et profonde que la manifestation
ou la révélation de cette Vie unique même qui motive tout apparaître
en son Auto-apparaître principiel. Tout peut être vivifié si les individus
savent « écouter » cette « Parole de Vie » qui ne fait jamais défaut en
son Dire historial permanent et éternel.
Rolf KÜHN
Fribourg-en-Brisgau
BIBLIOGRAPHIE MICHEL HENRY :
„Ich bin die Wahrheit“. Für eine Philosophie des Christentums, Alber
1997 (C’est moi la Vérité. Pour une philosophie du christianisme,
Seuil 1996)
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LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA RELIGION SELON MICHEL HENRY
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