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cherché avant tout un « terrain commun »2 à toutes les phénoménologies, qui, sans tourner le dos
aux questions qui ont trait aux fondements derniers, puise ses réponses « dans les "choses
mêmes", dans les phénomènes tels qu’ils se donnent »3. C’est sur la base de ce « terrain
commun » que nous avons cru possible de restituer la phénoménologie proprement patočkienne,
et ce, non seulement afin de lui donner sa place dans l’édifice de la phénoménologie contempo-
raine, mais plus fondamentalement, afin de faire ressortir l’originalité de sa démarche et la ferti-
lité de son questionnement.
La question se pose tout de même de savoir si l’antagonisme inhérent aux différentes posi-
tions de la phénoménologie n’amène pas cette pensée en quête d’une « philosophie une »4 à
sombrer dans un éclectisme ballotté par des contradictions insurmontables. En effet, la phéno-
ménologie entend remonter de ce qui apparaît à ce qui fait apparaître, et dévoiler ainsi la struc-
ture même de l’apparition. Or, quel point de départ méthodologique doit-elle adopter ?
L’intentionnalité constituante ou bien l’ancrage dans la transcendance d’une existence finie ?
Patočka est conscient que le choix du point de départ peut mener à des résultats très opposés,
« selon qu’on s’en tient à l’intentionnalité » comme « fondement dernier de l’expérience », ou
bien qu’on part du Dasein et de son rapport compréhensif à l’être5.
Le parti pris de Patočka se laisse aisément discerner : s’il commence ses recherches phéno-
ménologiques en fondant son analyse dans la phénoménologie transcendantale (c’est le cas de sa
thèse d’habilitation de 1936, à laquelle nous consacrons notre premier chapitre), il s’éloignera
cependant bientôt de l’intentionnalité de la conscience constituante. Dès ses écrits des années
quarante, Patočka substitue à l’intentionnalité au sens husserlien une approche plus heideggé-
rienne du rapport du sujet au monde. La corrélation noético-noématique se voit ainsi déplacée au
profit de ce qu’il appellera une « consonance » entre la « double indifférence » inscrite d’une
part dans l’appartenance essentielle du sujet et du monde et, d’autre part, dans le sensible, où se
joue la tension entre la nature et l’esprit. C’est dans notre deuxième chapitre que nous mettons en
lumière la manière dont Patočka aboutit à la constatation d’une « parenté » d’essence entre le
sujet et la nature ; ce partage rend possible le contact entre les deux, tout en maintenant un déca-
lage ontologique qui les rend irréductibles l’un à l’autre.
Bien que par la suite Patočka ne renoue pas avec cette approche de la vie, nous y trouvons
déjà amorcée l’idée que, dans ce qui est couramment compris comme « l’extérieur »,
2 C’est l’expression qu’utilisent I. Chvatík, P. Kouba et M. Petříček dans leur article « La structure des œuvres
complètes de Patočka comme problème d’interprétation », in E. Tassin et M. Richir (éds.), Jan Patočka.
Philosophie, phénoménologie, politique, Grenoble, Millon, 1992, p. 224.
3 J. Patočka, « Qu’est-ce que la phénoménologie ? », art. cit., p. 264.
4 Patočka lui-même utilise cette expression dans un entretien datant de 1967. Cf. « Entretien avec Jan Patočka sur la
philosophie et les philosophes », in Jan Patočka. Philosophie, phénoménologie, politique, collectif cité, p. 16.
5 Cf. J. Patočka, « Qu’est-ce que la phénoménologie ? », art. cit., p. 266.