Position de thèse sous format Pdf - Université Paris

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Position de thèse
Les présentes recherches sont consacrées à la phénoménologie de Jan Patočka, philosophe
tchèque né en 1907 et mort en 1977. Il s’agit ici de proposer une lecture d’ensemble de ses écrits
phénoménologiques, en vue d’une systématisation de sa phénoménologie asubjective. Nous entendons montrer que les questions touchant au fondement de l’apparaître et à la transcendance
humaine constituent les problèmes fondamentaux autour desquels peut être reconstruite une
théorie de l’apparaître chez le philosophe.
Sans prétendre affirmer que Patočka déploie un « système » phénoménologique – ce serait là
pêcher par hardiesse –, il est cependant incontestable qu’il s’est consacré sa vie durant au problème de la manifestation, qui est au cœur de la phénoménologie. Son œuvre est en effet traversée par les dialogues et discussions qu’il a entamés avec les différentes théories de la phénoménologie contemporaine, que ce soit la phénoménologie transcendantale de Husserl, l’analytique
existentiale de Heidegger ou l’approche cosmologique du monde de Fink. Dans sa tentative pour
comprendre le problème de l’apparaître, Patočka parcourt sans relâche les voies frayées par ses
prédécesseurs. Mais au fur et à mesure qu’il les approfondit, il décèle leurs insuffisances et s’en
distancie.
Sa méthode s’élabore à partir d’une reprise des acquis de la tradition phénoménologique, et de
leur mise à l’épreuve. Renouant tantôt avec la philosophie grecque, tantôt avec l’idéalisme allemand, il en revient finalement au même point de départ, celui des grandes questions de la métaphysique, pour reprendre un nouveau chemin. Nous trouvons ainsi au sein de son œuvre plus
d’ouvertures que de dénouements ; des interrogations, des lignes de pensées, des esquisses, mais
aucune théorie, aucun système définitif, bref aucune « philosophie », pour autant que celle-ci
doive répondre aux exigences d’évidence et d’aboutissement. C’est au contraire en ouvrant de
nouveaux chemins de pensée, et en les mettant l’un après l’autre à l’épreuve, selon un procédé
proprement socratique, que se réalise chez Patočka le sens originaire de la philosophie : face à la
certitude apodictique dont la philosophie moderne tire sa fierté, il vient ainsi réhabiliter « la voie
d’une quête » 1 .
Le propos « systématisant » de notre travail pourrait dès lors sembler ne pas rendre justice à la
diversité d’approches et à l’ouverture auxquelles nous convie l’œuvre du philosophe tchèque.
Nous considérons néanmoins que les controverses soulevées par Patočka n’ont jamais eu pour
but de soumettre la phénoménologie à des batailles intestines qui tendraient à la disqualifier. Il a
1
J. Patočka, « Qu’est-ce que la phénoménologie? » (1976), in Qu’est-ce que la phénoménologie?, éd. et trad. fr. par
E. Abrams, Grenoble, Millon, 1988, p. 302.
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cherché avant tout un « terrain commun » 2 à toutes les phénoménologies, qui, sans tourner le dos
aux questions qui ont trait aux fondements derniers, puise ses réponses « dans les "choses
mêmes", dans les phénomènes tels qu’ils se donnent » 3 . C’est sur la base de ce « terrain
commun » que nous avons cru possible de restituer la phénoménologie proprement patočkienne,
et ce, non seulement afin de lui donner sa place dans l’édifice de la phénoménologie contemporaine, mais plus fondamentalement, afin de faire ressortir l’originalité de sa démarche et la fertilité de son questionnement.
La question se pose tout de même de savoir si l’antagonisme inhérent aux différentes positions de la phénoménologie n’amène pas cette pensée en quête d’une « philosophie une » 4 à
sombrer dans un éclectisme ballotté par des contradictions insurmontables. En effet, la phénoménologie entend remonter de ce qui apparaît à ce qui fait apparaître, et dévoiler ainsi la structure même de l’apparition. Or, quel point de départ méthodologique doit-elle adopter ?
L’intentionnalité constituante ou bien l’ancrage dans la transcendance d’une existence finie ?
Patočka est conscient que le choix du point de départ peut mener à des résultats très opposés,
« selon qu’on s’en tient à l’intentionnalité » comme « fondement dernier de l’expérience », ou
bien qu’on part du Dasein et de son rapport compréhensif à l’être 5 .
Le parti pris de Patočka se laisse aisément discerner : s’il commence ses recherches phénoménologiques en fondant son analyse dans la phénoménologie transcendantale (c’est le cas de sa
thèse d’habilitation de 1936, à laquelle nous consacrons notre premier chapitre), il s’éloignera
cependant bientôt de l’intentionnalité de la conscience constituante. Dès ses écrits des années
quarante, Patočka substitue à l’intentionnalité au sens husserlien une approche plus heideggérienne du rapport du sujet au monde. La corrélation noético-noématique se voit ainsi déplacée au
profit de ce qu’il appellera une « consonance » entre la « double indifférence » inscrite d’une
part dans l’appartenance essentielle du sujet et du monde et, d’autre part, dans le sensible, où se
joue la tension entre la nature et l’esprit. C’est dans notre deuxième chapitre que nous mettons en
lumière la manière dont Patočka aboutit à la constatation d’une « parenté » d’essence entre le
sujet et la nature ; ce partage rend possible le contact entre les deux, tout en maintenant un décalage ontologique qui les rend irréductibles l’un à l’autre.
Bien que par la suite Patočka ne renoue pas avec cette approche de la vie, nous y trouvons
déjà amorcée l’idée que, dans ce qui est couramment compris comme « l’extérieur »,
2
C’est l’expression qu’utilisent I. Chvatík, P. Kouba et M. Petříček dans leur article « La structure des œuvres
complètes de Patočka comme problème d’interprétation », in E. Tassin et M. Richir (éds.), Jan Patočka.
Philosophie, phénoménologie, politique, Grenoble, Millon, 1992, p. 224.
3
J. Patočka, « Qu’est-ce que la phénoménologie ? », art. cit., p. 264.
4
Patočka lui-même utilise cette expression dans un entretien datant de 1967. Cf. « Entretien avec Jan Patočka sur la
philosophie et les philosophes », in Jan Patočka. Philosophie, phénoménologie, politique, collectif cité, p. 16.
5
Cf. J. Patočka, « Qu’est-ce que la phénoménologie ? », art. cit., p. 266.
3
« l’objectif » ou « le transcendant », est à l’œuvre une certaine subjectivité. Nous avons donc
affaire ici aux germes du projet d’une « phénoménologie asubjective » qui, par une critique virulente envers certains piliers de la phénoménologie husserlienne, prendra forme vers la fin des
années soixante.
Le troisième chapitre de notre travail est consacré à une thématisation de cette « phénoménologie asubjective ». Loin de caractériser par là une phénoménologie sans sujet, Patočka fera ressortir une dimension subjective – bien que non égologique – dans la saisie du monde. La mise en
relief de cette « subjectivité extérieure » ou « subjectivité objective » au sein du phénoménal va
de pair avec une dés-immanentisation de la sphère d’apparition au sujet-conscience. Le champ
phénoménal peut donc être caractérisé comme subjectif, sans être pourtant immanent au sujet.
Désormais, les renvois entre ce qui apparaît et la façon dont cela apparaît ne relèvent plus de
l’intentionnalité de la conscience, mais ont lieu à même le monde, comme une sorte de correspondance phénoménale, asubjective, entre les caractères de donation objectifs et la chose apparaissante. Patočka ira même jusqu’à affirmer qu’au fond, « il n’y a que le côté noématique » 6 .
L’enjeu de cette nouvelle approche phénoménologique de la manifestation consiste dès lors à
rendre compte de la structure de ce « côté noématique » et de la façon dont le sujet, tout en apparaissant dans le champ phénoménal, participe en même temps au dévoilement des phénomènes.
Le projet d’une phénoménologie a-subjective se définit ainsi négativement par opposition au
subjectivisme de Husserl, c’est-à-dire par une discussion immanente à la phénoménologie transcendantale. Or, parallèlement à celle-ci, des années d’étude approfondie de la philosophie grecque vont conduire Patočka à s’approprier le concept aristotélicien de « mouvement », afin
d’enrichir – cette fois-ci de manière positive – la détermination du mode d’être de la subjectivité.
En effet, notre existence n’est pas telle qu’elle possède la faculté de mouvement, mais elle est,
« par toute sa nature », mouvement. Etre en tant que mouvement signifie exister comme possibilité en train de se réaliser. L’existence vient dès lors nommer l’unité de ce processus
d’actualisation, donnée dans la saisie simultanée de la possibilité inactuelle et de sa fin se réalisant. L’homme se définit ainsi par la réalisation de ses possibilités, ou mieux, il est ses propres
possibilités de réalisation. Il ne s’agit pas ici simplement d’une formalité de l’existence, comme
si le sujet était le substrat de déterminations qu’il choisit ; il en va plutôt d’un « vivre » dans
l’actualisation des possibilités d’apparition. En les réalisant, le sujet contribue à leur apparition,
ce qui le rend co-conditionnant de la phénoménalisation. Patočka interprète ainsi le mouvement
aristotélicien fondamentalement à partir de sa détermination ontologique, c’est-à-dire comme
mouvement qui accomplit l’essence des étants, les rendant par là même ce qu’ils sont. Or, deve6
J. Patočka, Papiers phénoménologiques, éd., intr. et trad. fr. par E. Abrams, Grenoble, Millon, 1995, p. 169.
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nir ce que l’on est revient à réaliser l’identité préalable entre la fin de l’être et son essence, c’està-dire amener l’être à son maximum d’essence, de présence et de durabilité dans la manifestation. C’est en ce sens que Patočka reconnaîtra au mouvement de la subjectivité un « statut ontologique » : il participe à la phénoménalisation de l’être.
Trouvant ses assises théoriques dans la conception heideggérienne du sujet en tant qu’In-derWelt-sein et de la metabole aristotélicienne, la phénoménologie de Patočka atteint enfin son propre point de départ méthodologique vers la fin des années soixante, avec ce qui plus tard sera appelé « la théorie des mouvements de l’existence humaine ». Ces mouvements existentiaux caractérisent trois apertures fondamentales de l’homme vis-à-vis de son environnement et, parallèlement, trois manières particulières de phénoménalisation du monde. L’essence double du sujet
ne se déploie pleinement qu’au terme de ce triple mouvement : il se révèle alors comme un être
qui entre dans l’apparition, à même les autres apparaissants, mais à qui revient également la tâche d’amener au paraître les phénomènes et le sens qui les sous-tend.
Sans pousser plus loin l’analyse des mouvements de l’existence humaine dans le cadre de cet
argumentaire (nous y reviendrons dans notre cinquième chapitre), il convient néanmoins
d’évoquer les nouvelles perspectives dont cette théorie enrichit la tradition phénoménologique.
Premièrement, le mouvement de l’existence dans ses trois faces est un mouvement de part en
part corporel. Deuxièmement, il se trouve renvoyé aux autres dans une relation qui lui est essentiellement constitutive. Dans la mesure où notre propre émergence doit être rendue possible et
acceptée par une communauté accueillante, nos possibilités existentielles prennent forme vis-àvis des autres, et sous leur regard. Troisièmement, si le mouvement de l’existence, de par son caractère incarné, se rapporte corporellement aux singularités intramondaines, il a cependant la capacité de s’élever au-dessus du monde environnant, de prendre distance vis-à-vis du simplement
donné, afin de se rapporter à la totalité du monde. Or, ce rapport à du non-étant, sous la forme
d’une quête du sens global de la totalité, ne va pas sans « ébranlement ».
Il nous semble que cette tension entre la totalité non-étante et le monde environnant fait apparaître avec le plus d’intensité la corrélation entre le mouvement de l’existence et le mouvement
de l’apparaître, sur lequel nous aurons plus loin l’occasion de dire quelques mots. Aussi
voudrions-nous avancer la thèse que, si le mouvement corporel s’avère être une nécessité de
notre essence, à la base des trois mouvements de l’existence humaine, le mouvement le plus proprement « existentiel », celui de la transcendance du simplement donné, n’est en revanche
qu’une possibilité de notre être. Sur cette possibilité se décidera pourtant non seulement le destin
de chaque homme mais, également, la question du sens de la totalité.
5
Outre le choix du point de départ, le projet d’une « philosophie une » se voit confronté à un
autre problème méthodologique qui a trait, précisément, au fondement de l’apparaître.
La phénoménologie introduit un retournement radical dans la théorie de la connaissance. Au
lieu de viser ce qui est déjà apparu, elle se tourne vers ce qui fonde l’apparition des étants. Ce
sont les conditions de l’apparition, voilées dans notre rapport quotidien aux choses, qu’elle porte
au centre de l’analyse. Pour ce faire, elle élabore une méthode qui suspend la position
d’existence de l’étant déjà manifesté, afin de faire ressortir ce qui sous-tend son apparition.
Comme nous le savons, cette neutralisation ou « épochè » consiste chez Husserl en une mise entre parenthèses des thèses concernant le monde naturel et notre rapport à lui, pour ne laisser ainsi
subsister qu’une conscience résiduelle qui s’avère être le fondement ultime, transcendantal, de la
manifestation, à l’intérieur de laquelle le transcendant est retenu à titre de phénomène pur.
Patočka, tout en reprenant à nouveaux frais le moment initial de l’épochè, entend radicaliser
la méthode originaire. En effet, il ne s’agit pas pour lui d’opérer une réduction phénoménologique du transcendant à l’immanence pure de la subjectivité. Une épochè vraiment universelle doit
se dissocier du moment réductif, afin d’être étendue à tous les étants, y compris l’étant subjectif
qui opère la suspension de thèse. La phénoménologie « asubjective » ne prend toute son envergure que sur la base de cette radicalisation qui, seule, réussit à percer à jour la sphère phénoménale, asubjective, où a lieu toute apparition. Patočka se propose par là d’ouvrir une enquête sur
l’apparaître en tant que tel, dans son mouvement phénoménalisant, indépendamment des activités noétiques de la subjectivité. Le quatrième chapitre de notre thèse est voué, précisément, à une
thématisation du mouvement phénoménal de l’apparaître, clef de voûte de la phénoménologie
patočkienne. C’est ici que nous abordons la deuxième difficulté méthodologique évoquée plus
haut, laquelle tient à la manière dont il faut interpréter les trois moments constitutifs de la structure de l’apparaître : ce qui effectivement apparaît ; ce à quoi l’apparaissant apparaît, à savoir la
subjectivité ; et enfin le « comment » de la donation, c’est-à-dire la manière dont l’apparaissant
apparaît.
À la question sur ce qui apparaît effectivement dans le mouvement phénoménal, Patočka répond que c’est le monde, « la totalité universelle de l’apparaissant ». Il accorde ainsi au monde
un aspect manifeste : ce que chaque apparition montre, ce qu’elle fait apparaître, c’est en effet le
monde. Le monde se co-donne dans chaque apparition et, où que l’on regarde, on le trouve toujours présent. Mais, en tant que « totalité », il n’est jamais complètement présent dans chacune
de ses apparitions. S’il peut être identifié à ses apparitions, moment proprement présent de
l’apparaître, le monde ne se réduit pourtant pas à elles ; son excédance, sa profusion vis-à-vis des
apparitions, confère au monde une profondeur qu’aucune apparition ne parvient à combler.
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Il en découle que toute présence implique une non-présence : ce qui apparaît, l’apparition,
cache d’une certaine manière ce qui en elle se donne, à savoir le monde apparaissant.
L’apparition ne serait ainsi que le moyen que se donne l’apparaissant pour apparaître. Si c’est
bien le monde qui apparaît dans le mouvement phénoménal, mais que, en tant que totalité de
l’apparaissant, il se retire au profit de ses apparitions, le mode de sa donation appelle alors des
éclaircissements.
Comme le suggère cette rapide présentation, la manière dont Patočka saisit le processus
d’apparition comporte des traits communs avec la phénoménologie de la perception husserlienne, notamment pour ce qui est de la théorie de la donation par esquisses. Nous montrons cependant dans notre travail que c’est précisément la compréhension de l’aspect non-intuitif de la
manifestation qui marquera une différence fondamentale. En effet, le mode de donation de
l’apparaissant présuppose une distance constitutive par rapport à l’apparition proprement dite.
Or, cette distance ne signifie pas un manque de donation en attente d’un remplissement intuitif,
mais elle constitue au contraire une modalité propre de donation. Si, au moyen de mentions à
vide, Husserl se voit amené à soutenir intentionnellement les horizons interne et externe de chaque apparition, Patočka considère en revanche leur absence comme une forme singulière de présence : le non-présent est aussi « là », il est donné de manière « originaire » à même ce qu’il
laisse apparaître. Au lieu de lui attribuer une existence « mentale » ou « intentionnelle », le philosophe tchèque vise ainsi à mondanéiser l’horizon d’apparition. La profusion sur l’actuel, propre à l’horizontalité, va donc constituer un caractère apriorique de la manifestation, un trait
constitutif de la structure de l’apparaître. Plus encore, le caractère horizontal de la donation du
monde fonde la légalité propre de l’apparition.
Comme nous l’avons remarqué, l’épochè radicale doit s’employer à mettre en évidence cet a
priori formel de la manifestation. Il en résulte que l’horizon du monde, d’une part co-donné dans
chaque apparition de singularité, d’autre part en retrait par rapport à l’apparition, peut être
« amené au paraître » par le biais de l’épochè, sans devenir pour autant une simple apparition. Le
regard phénoménologique atteint ainsi « par la vue » le fond de l’apparaître : c’est la condition
de possibilité même du se-montrer qui devient thématique.
Patočka inaugure par là une acception de part en part « phénoménologique » du monde, en
tant que visage formel ou forme apriorique de l’apparaître, susceptible d’être intuitionné dans
une attitude phénoménologique. Ce faisant, il cherche à asseoir l’apparaître en tant que tel sur un
« sol contrôlable » par des moyens phénoménologiques.
Or, dans le cours de notre travail, nous sommes amenés à nous demander si l’épochè radicale
est vraiment en mesure d’intuitionner le fond de l’apparaître, ou bien si celui-ci, en tant que fon-
7
dement au sens fort du terme, se refuse à être dévoilé par le regard phénoménologique. Autrement dit, doit-on comprendre le monde comme donné sous le mode de l’absence et susceptible
d’être amené au paraître, sous la forme d’un a priori formel de l’apparaître ? Ou bien y aurait-il
une dimension du monde qui ne se donne pas, qui ne se manifeste pas, mais qui, en tant que fond
occulte et origine de l’apparaître, fonde l’apparition, tout en étant autre que l’apparaître ?
Les réponses de Patočka ne sont pas univoques : à l’approche « phénoménologique » du
monde s’est substituée au début des années soixante-dix une approche « cosmologique », fondée
sur l’idée d’une manifestation première et anonyme à partir d’un « Un indivis » qui précéderait
toute apparition à quelqu’un. Quel « regard phénoménologique » pourrait rendre intuitif ce principe antérieur à et indépendant de toute individuation, même celle de la subjectivité ?
Puis, à partir de 1973, amorçant un retour à la pensée heideggérienne de l'être, Patočka penchera pour une approche « ontologique » du monde. Compris désormais en tant que fond nonapparaissant de l’apparaître et soustrait à toute intuition, Patočka n’hésitera pas à identifier le
monde à l’être même.
Face à cette polysémie de la notion de monde, la question se pose de déterminer dans quelle
mesure Patočka transgresse ainsi le cadre de sa phénoménologie asubjective : le « tournant ontologique » de ses derniers écrits s’accorde-t-il avec l’intention proprement phénoménologique
qui a toujours guidé ses recherches ?
Prendre position face à ce dilemme implique d’emblée de poser les conditions et les limites de
la phénoménologie. Car si la phénoménologie se propose d’amener « par la vue » le fond de
l’apparaître au paraître, elle se trouve confrontée à une déroutante difficulté dès lors qu’il s’agit
de s’aventurer dans la spéculation métaphysique afin de déceler le fond insondable de l’être.
Notre thèse entend montrer que Patočka maintient le projet d’unifier les analyses phénoménologiques du monde et la position d’un fondement ontologique, sans pour autant sombrer dans
un éclectisme incohérent. Cette tentative d’unification s’illustre par le concept d’épochè que
Patočka, loin d’abandonner, réinterprète dans ses derniers textes à la lumière du « Schritt
zurück » heideggérien. Plus qu’un regard intuitif sur le fondement, l’épochè s’avère être un
« comportement néantissant » 7 vis-à-vis de l’ontique, un pas en arrière de l’étant qui ne donne
rien à voir, car seul ce qui existe comme présent relève du visible. Rapprochée ainsi des praxis
engagées du troisième mouvement de l’existence, sur lesquelles s’achève notre travail, l’épochè
s’avère être à la base d’un « ébranlement » qui, sans arracher « le dernier voile de mystère », ferait éclore le rapport intrinsèque entre ce qui sous-tend le sens de la totalité, et le mode d’être de
l’existence.
7
J. Patočka, « Qu’est-ce que la phénoménologie ? », art. cit., p. 287.
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