l`internet-bibliotheque : acceder au savoir ou se l`approprier

SPIRALE - Revue de Recherches en Éducation - 2001 N° 28
Jérôme BERTONECHE
L’INTERNET-BIBLIOTHEQUE :
ACCEDER AU SAVOIR OU SE L’APPROPRIER ?
Résumé : L’idéal d’une bibliothèque dématérialisée, véhiculé par les discours
qui accompagnent et construisent l’Internet rejoint l’utopie d’un accès transparent au
savoir. L’étude des entrées de classification de quelques annuaires-portails fait apparaître
une nouvelle logique plus commerciale qui produit des confusions entre accès et appro-
priation.
Mots-clés : nouvelles technologies, portails, Internet, moteurs de recherche,
documentation.
Une grande partie des discours (au sens le plus large) qui s’attachent au-
jourd’hui à décrire l’Internet comme un « super media » cherche des éléments de
comparaison, voire des modèles afin de montrer son aspect révolutionnaire. Parmi
ceux ci, la bibliothèque revient souvent. Et pourtant, un premier regard du traitement
documentaire que l’Internet propose en tant que « super bibliothèque » incite à se
demander si l’on s’accorde sur ce qu’est précisément un « document », et comment
on le traite, comme si on y réinventait chaque jour la bibliothéconomie et plus
particulièrement la documentation. A l’heure de l’Internet, « chercher » n’aurait
ainsi plus le même sens. Que peut signifier aujourd’hui « conserver » ou
« partager », « diffuser » l’information à l’heure des annuaires et autres portails ?
On observera tout d’abord combien le rapport bibliothèque/internet est com-
plexe. Il s’agit de montrer que l’on assiste à la construction d’un mythe, celui d’un
savoir nouveau, gratuit, sans effort, transparent. C’est particulièrement l’utopie de
l’accès que nous cherchons à souligner, dans cette fuite en avant pour l’accès à tout,
à tout moment, et en tout lieu. Dès lors, il apparaîtra qu’une bonne partie des textes
qui vantent les « miracles » actuels entretiennent une confusion lourde de sens entre
l’accès au savoir et son appropriation. La confusion n’est pas nouvelle, mais non
seulement elle prend une dimension sans précédent, mais aussi, et surtout, elle est
délibérément nourrie.
Dans un deuxième temps, on constatera que l’étude des nouveaux outils de re-
cherche fait émerger la difficulté de les circonscrire. De quoi parle t-on vraiment ?
Annuaires, portails et moteurs de recherche sont loin d’être aussi transparents et
anodins qu‘on semble le prétendre. A partir de quelques exemples significatifs, il
semble que les classifications du « savoir » que les annuaires-portails proposent
constituent autant de reconstructions du monde, et de médiations, qui comme on le
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verra, nécessitent un regard vigilant pour qui utilise ou conseille l’utilisation d’un de
ces outils.
L’INTERNET ET LE NOUVEAU SAVOIR
C’est devenu aujourd’hui un topos que de dire et redire que, sur l’Internet, on
trouve une infinité de connaissances, qu’il suffit d’avoir accès au réseau des réseaux
pour apprendre une langue rare, connaître la vie de Molière ou découvrir la physique
nucléaire… L’Internet serait devenu L’outil par excellence du savoir. Et ce serait
précisément là un des caractères révolutionnaires de « la société de l’information ».
Les discours « technologiques »1, qui pour la plupart veulent nous persuader
de sauter dans le train de « La Révolution », insistent dans leurs argumentaires sur
la facilité d’accès : chacun peut (et doit ?) désormais accéder au savoir de chez soi et
sans effort. L’ordinateur et la connexion sont rois. La société de consommation et la
sortie de la crise économique se réjouissent des promesses d’un nouvel Eldorado.
Tout doit être facile, transparent. La vie sera désormais numérique, donc sans
contraintes physiques2, voire symbiotiques : en osmose avec la nature3.
Si l’on trouve aujourd’hui quelques textes préconisant de s‘interroger sur les
relations entre les médias et le pouvoir des idées (le courant médiologique notam-
ment avec R. Debray), tendant à relativiser la pseudo-révolution (Wolton) ou cher-
chant à nous avertir des dangers des NTIC (P. Virilio), la plupart des textes se font
technophiles (P. Levy par exemple), voire technopathes4 (la plupart des discours
commerciaux). La technique est à ce point sacralisée que la technologie n’est plus,
comme on s’y attendrait étymologiquement, une « réflexion sur », un regard cons-
truit mais simplement une application concrète devant permettre à l’homme
d’échapper aux vicissitudes de l’existence. Il faut dorénavant pouvoir téléphoner du
train, envoyer un e-mail à un ami à l’autre bout du monde, commander ses livres par
le web sans devoir se déplacer dans les librairies (devenues tout à coup extraordinai-
rement loin de chez nous). Les publicités, en vantant les mérites de la
1 Les discours « technologiques » sur lesquelles nous nous appuyons sont légion, il s‘agit des textes
(au sens le plus large : essais, articles, publicités, discours publiques, etc.) qui vantent les mérites des
nouvelles technologies. Il conviendrait davantage de parler de discours techno-logiques, puisqu’ils sont
essentiellement techno-centristes. Ils constituent le plus souvent tout autant des discours sur les nouvel-
les technologies que pour les nouvelles technologies.
2 NEGROPONTE, Nicholas. L’homme numérique. Laffont, 1995. On peut y lire les promesses
d’une vie quotidienne débarrassée de toutes les contingences qui seraient avilissantes pour l’homme
moderne : se déplacer pour faire ses achats, se lever pour régler le chauffage ou fermer les volets…
3 DE ROSNAY, Joël. L’homme symbiotique. Seuil, 1995. Systémique, cybernétique, Nouvelles
technologies et écologie y sont étroitement « connectées ».
4 Il y a assurément une sorte d’aveuglement médiatique à nous parler encore et toujours des
NTIC. Les rubriques, émissions, périodiques qui leur sont consacrés connaissent une croissance expo-
nentielle. De plus, le web lui même semblerait en proie à une métatextualité forcenée, il parlerait
souvent de lui même dans une sorte de tautisme cher à Lucien Sfez (notamment dans la critique de la
communication.) On peut ainsi se demander à la lueur des milliers de sites webs qui émergent conti-
nuellement (et d’une qualité de contenu qui laisse souvent à désirer) si l’essentiel n’est pas d’exister sur
le web, et de le dire et redire. Le web serait un objet de réflexivité. Les concepteurs en écrivant leurs
pages chercheraient aussi à dire qu’ils sont en train de le faire. Voir pour le concept de réflexivité
notamment DEREMETZ, Alain qui l’applique aux textes anciens dans Le miroir des muses : poétiques
de la réflexivité à Rome. Presses Universitaires du Septentrion, 1995.
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« révolution » en train de se faire ou sur le point de l’être dans les objets devenus
indispensables à l’homme moderne (ordinateur, scanner, téléphone portable, etc.),
offrent par la même occasion, semble t-il, leur définition à la fois de la modernité et
de l’homme d’aujourd’hui ou à venir, voire de ce que doit être la civilisation.
De ces discours, il ressort que l’Internet serait à la fois l’incarnation de la
technique et son hypostase. Le réseau des réseaux devrait nous apporter la connais-
sance, permettre enfin la communication entre les hommes, abolir les distances et
les frontières, construire un monde meilleur. De nombreuses utopies, des mythes
classiques et modernes resurgissent (voir par exemple Mattelart, Neveu, Stef-
fik, etc.). Il serait permis de satisfaire par exemple, la volonté d’ubiquité, de parvenir
à la transparence des objets, et au moyen d’y accéder, à La Révolution, etc.
Et notamment, on assisterait aujourd’hui à l’émergence d’un nouveau sa-
voir : un savoir accessible en tout lieu, à tout moment et pour tous, un savoir uni-
forme et sans contraintes. En 1997, Yves Jeanneret5 soulignait comment la préten-
due « société de l’information » tentait d’instaurer une mutation de l’information
autour de l’immatérialité, de la transparence, de l’immédiateté, et de l’exhaustivité et
de montrer que, par ses propriétés, le monde informationnel espérait permettre à
« chacun d’accéder au savoir, de devenir lui même créateur de savoirs ». Le savoir ne
pourrait plus être centralisé. Sa concentration devrait être dynamitée (M. Serres). En
le laissant circuler sur le réseau, il serait partagé, et favoriserait dès lors la démocratie
et l’égalité, voire une nouvelle société.
Parce que Le savoir serait désormais universel, chacun pourrait contribuer à
l’accroître, devrait pouvoir s’exprimer, même s’il n’a rien à dire, serait tenu d’avoir
son propre site et de s’y adresser à tous sans soucis de distinction du destinataire ou
d’adaptation du message. Dans le monde du multimédia, quantité est souvent syno-
nyme de qualité. Un bon cédérom regorge forcément d’images, de sons, de textes —
il n’y a qu’à lire les argumentaires de vente sur les boites d’emballage. Dès lors, il
faut s’adresser à la planète entière, et un bon site est un site qui a reçu beaucoup de
« clics »6.
L’utopie de la communication s’étale au grand jour. Utopie du savoir et uto-
pie de la communication sont donc intimement liées, mêlés aussi et inextricable-
ment aux utopies des moyens de communication, aux « médias », à l’imprimerie
autrefois, à la télévision, à l’Internet aujourd’hui, et déjà peut-être au téléphone por-
table et à l’Internet mobile. Dès lors, dans une civilisation technocentriste, la mon-
dialisation-globalisation qui en est une cause et une conséquence engendre des diffi-
cultés à prendre en compte la multiculturalité et la diversité des savoirs. Il suffirait
souvent, semble t-il de traduire un site littéralement, pour le diffuser. Tout est
désormais « cyber », immatériel — c’est ce qu’on nous prétend — au risque d’être
sans goût et sans saveur.
5 JEANNERET, Yves. Cybersavoir : fantôme ou avatar de la textualité ? Strumenti critici, septem-
bre 1997, n° 85.
6 D’ailleurs certains moteurs de recherche prennent en compte le nombre de « clics » comme
gage de qualité de contenu. Le nombre de fréquentations serait un critère de validité.
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Bien plus, les discours mais aussi l’objet technique Internet encouragent des
confusions entre information, savoir, connaissance et données. Il semble ainsi au-
jourd’hui que connaître les horaires de départ d’un train et la météo à l’autre bout du
monde puisse être mis sur le même plan que découvrir les subtilités des détails de la
chapelle sixtine ou un texte d’Hegel. D’ailleurs, le clavier qui sert à « écrire » ce
texte propose des touches d’accès à Internet : on y trouve placées les unes à coté des
autres : « achats », « loisirs », « météo », « recherche », « actualités », « e-
mail ». On verra plus loin comment les portails — les portes d’accès aux mondes
du savoir ? et leurs prétendues classifications peuvent construire un monde
étrange…
Assurément les confusions sont nombreuses. Ainsi, chacun imagine des
images, des sons, des photographies, des textes « circulant » le plus vite possible
sur les autoroutes de l’information, des données numériques sous forme
d’impulsions électriques sont transmises sur des fils pleins, bien différents des
tuyaux que l’on imagine déversant les mythiques contenus d’information, à
l’ouverture d’ordinateurs-robinets. Il n’y a que des écrans devant lesquels des hommes
doivent s’approprier des informations, et les transformer en connaissances.
L’ACCES AVANT TOUT
Établir les distinctions ne semble pas avoir d’importance. Ce qui compte
c’est d’avoir accès comme si cela avait toujours été interdit. On retrouve dans bon
nombre de sites « cyber », notamment ceux voués aux « x-files », des traces de
mythes de complots planétaires qui auraient caché au monde les informations indis-
pensables à l’homme moderne. Saura t-on jamais ce qui s’est passé à Roswell, qui a
tué J-F. Kennedy et M. Monroe ? L’Internet est le monde de la rumeur par excel-
lence et des légendes urbaines, rumeurs qui font boule de neige et disparaissent bruta-
lement. L’histoire même d’Internet est mêlée de légendes et de mythes fondateurs. La
plupart des textes ne lui donnent pour origine qu’un lien étroit avec le projet défense
de l’ArpAnet qui cherchait, en pleine guerre froide, à conserver les liaisons entre les
ordinateurs malgré une défaillance grave de réseau comme une attaque nucléaire.
Seuls quelques rares textes (P. Mathias, M. Steffik, T. Leary) échappent au-
jourd’hui à ce discours quasi unanime. Il y aurait eu à l’origine le désir d’une généra-
tion, celle de la fin des années soixante, de communiquer avant tout, d’échanger et de
participer à l’élaboration d’une société sans frontières.
L’Internet serait donc devenu une caverne d’Ali Baba du savoir, où tout est
entassé pêle-mêle. Et c’est sur ce facteur d’émerveillement que rebondissent les dis-
cours commerciaux fortement apologétiques. Entretenir ces confusions permet de
vendre toujours plus de matériels, de connexions, de produits multimédias soudaine-
ment devenus « culturels », ou « ludo-éducatifs », chacun étant au fait des diffi-
cultés du système éducatif, voire de sa faillite à former de futurs « actifs ».
Il n’y aurait donc point de salut autrement que dans le numérique. Car celui-ci
permettrait enfin de traiter l’information. On ne se l’approprie plus, on lui fait subir
un traitement. Les miracles de la technoscience doivent forcément s’appliquer à tout
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ce que l’homme touche, produit, conçoit. Depuis Descartes, il faut décomposer pour
analyser (Morin), depuis Pascal et Babbage, il faut chercher à programmer et réguler
(Breton), l’information ne peut échapper à cette volonté de faire le bonheur de
l’homme malgré lui ; la cybernétique en a été un des plus grands espoirs, au-
jourd’hui 30 ans plus tard, la cyberculture se réapproprie pleinement ce projet. Là
serait l’avenir de l’homme.
Une bonne partie des discours sur l’Internet véhicule l’idée que l’information
est au centre du projet de civilisation pour le prochain millénaire. Il semble en tout
cas que c’est ce que l’on cherche à nous vendre. Une publicité diffusée à la télévision
vantant les mérites d’un portail sur Internet nous montre un bibliothécaire jouant
avec des livres dans son ennui de ne plus voir d’usagers. Sa bibliothèque s’est vidée,
parce qu’on surfe désormais sur le web plutôt que d’aller dans les vieux rayonnages
poussiéreux. L’Internet est une révolution. A bas la bibliothèque ! Vive l’Internet.
Plus besoin de bibliothécaires, aujourd’hui il nous faut des cyber-documentalistes. Et
pourtant, le rapport bibliothèque/Internet ne situe pas seulement dans la substitution
de l’un à l’autre mais aussi dans l’inclusion. Mais on sent bien à la lecture des listes
de diffusion (par exemple Biblio. fr7 ou cdidoc. fr8), dans les revues professionnelles,
que mêmes les acteurs les plus ouverts aux nouvelles technologies ont des difficultés
à articuler un espace concret et son histoire avec un outil récent sur lesquels on a peu
de recul malgré la quantité de travaux et d’analyses de toutes sortes. Il semblerait
donc que le dernier se revendiquerait comme l’avatar du premier, comme s’il y avait
filiation et donc progrès.
Confusion des lieux, des espaces, des missions, moyens, des histoires, parce
que tout ne serait qu’illusion volontairement entretenue. Comme le montre Y. Jean-
neret, dans son article « Les technologies restent résolument à penser », il convient
d’être prudent, notamment avant de prétendre que les NTIC vont modifier notre rap-
port au savoir voire « démultiplier les savoirs eux mêmes », de ne confondre pas
support, document, connaissance et savoir et Y. Jeanneret de déclarer : « la critique
de tels discours est plus que jamais nécessaire, car leur vocabulaire, issu d’une rhéto-
rique publicitaire, est vecteur de confusions graves… »
Il est une autre confusion sur laquelle les discours « cyber », c’est-à-dire
s’attachant aux NTIC, semblent rebondir : la mutation des techniques documentaires
qui seraient propres aux centres de ressources favoriserait la « société de
l’information ». Une croyance fortement enracinée dans l’ensemble des textes en un
déterminisme technique selon lequel les moyens de pensée modifieraient les modes de
pensée, semble s’appuyer sur les exemples du passage du volumen au codex qui
aurait permis le développement du christianisme, ou celui de l’invention de
l’imprimerie qui aurait engendré de fait la Renaissance, pour proclamer que les nou-
veaux moyens de recherche de l’information permettront l’éclosion d‘un homme
nouveau voire d’un nouvel humanisme. On s’accorde à reconnaître que la Renais-
sance et l’Humanisme ont pu éclore grâce à différents facteurs tels que les découver-
7 Liste de diffusion des bibliothécaires.
8 Liste de diffusion des documentalistes de CDI.
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