
M a vie a été ponctuée de lourds silences que seuls certains mots ont pu
ébranler. Il est toutefois un silence que rien ne viendra jamais rompre,
celui des millions de voix qui se sont brutalement éteintes durant la
Shoah. Parmi les rares survivants des camps, certains ont choisi de se taire, souvent
pour épargner leurs proches. Silence de l’intime, posé comme un voile sur la réalité
inouïe de ce que nous avions vécu. D’autres, comme moi, ont essayé de parler
après la guerre, mais l’incrédulité, l’indifférence voire l’hostilité nous imposèrent
le silence. On ne voulait pas, on ne pouvait pas nous entendre alors. Il fallut des
années pour que ce crime immense et jusqu’alors impensable soit reconnu dans
sa spécicité. Il fallut des années pour que les responsabilités soient clairement
établies.
Contre ce silence, les mots de certains ont su résonner. Ceux de ma camarade
Marceline Loridan-Ivens, crus, violents, frontaux, sans équivoque. Ceux de Shlomo
Venezia, survivant des Sonderkommandos qui a su décrire la solitude, la douleur,
la culpabilité du survivant. Ceux de Primo Levi, témoin exemplaire dont l’œuvre
brille d’une exceptionnelle perspicacité. Et ceux d’historiens précurseurs comme
Léon Poliakov, Raul Hilberg ou Saul Friedländer. Tous ces mots ont pesé et pèsent
encore. Ils ont changé le cours des choses, pour leur auteur et ceux qui les ont
entendus.
Cette alternance du silence et des mots se retrouve aujourd’hui encore face à la
torture, à l’extrême violence. Comme par réexe, l’homme veut se protéger de
l’atroce, détournant le regard, refusant parfois d’entendre la parole des témoins. Par
delà les époques et les drames, la sidération face à l’horreur, face à l’abject reste
la même. Les survivants des massacres d’aujourd’hui sont eux aussi les porteurs
d’une parole fragile qu’il faut recueillir, leur silence peut être refuge ou prison.
Aujourd’hui, en France, existent des endroits où leurs silences et leurs mots sont
accueillis, écoutés, respectés. Où des médecins, psychologues, travailleurs sociaux,
juristes… prennent le temps de s’attacher à ces silences et à ces mots d’hommes et
de femmes qui ont survécu et cherchent un asile en France.
Que ces professionnel·le·s en soient ici remercié·e·s. Et que leur travail soit reconnu
pour ce qu’il est : une œuvre d’humanité.
Simone Veil
Préface