Socio-anthropologie
27 | 2013
Embarqués
Embarquements
Mathilde Bourrier
Édition électronique
URL : http://socio-
anthropologie.revues.org/1412
ISSN : 1773-018X
Éditeur
Publications de la Sorbonne
Édition imprimée
Date de publication : 15 juin 2013
Pagination : 21-34
ISBN : 978-2-85944-749-6
ISSN : 1276-8707
Référence électronique
Mathilde Bourrier, « Embarquements », Socio-anthropologie [En ligne], 27 | 2013, mis en ligne le 06 août
2015, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://socio-anthropologie.revues.org/1412
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Embarquements
mathilde bourrier
Résumé
La question de l’embarquement des sciences sociales et de leurs rap-
ports sans cesse à retricoter avec leurs terrains n’est pas nouvelle. Pour-
tant, un certain nombre de controverses récentes, tant sur les besoins
de distinction d’une « public sociology » que sur les codes d’éthique
de la profession des anthropologues, des sociologues et des ethnolo-
gues, et plus récemment sur les conditions d’une « embedded socio-
logy » dont ce numéro se fait l’écho, amène à réactualiser la question.
Est-on face à un énième développement d’un questionnement réflexif
traditionnel et consubstantiel à la discipline, ou est-on face à une rup-
ture dans la manière de penser l’engagement des socio-anthropologues
sur leurs terrains ? Cet article se donne comme objectif de tenter de
répondre à cette question, en catégorisant brièvement les types d’em-
barquement existant.
Mots clés : embarquement, engagement, sociologie, terrain, rupture
Abstract
The issue of embeddedness of the social sciences and their on-going,
evolving relationships with their fields is nothing new. However, it is
time to update the issue, in light of recent controversies on the need
to differentiate “public sociology” from other areas, on codes of ethics
for the professions of anthropologist, sociologist and ethnologist, and
more recently, on the conditions for “embedded sociology” (addressed
in this issue). Is this the umpteenth trend in traditional self-questio-
ning, intrinsic to the discipline, or is it a break with the old approach
to socio-anthropologists’ involvement in their fields? The aim of this
article is to try to answer this question, through a brief classification
of existing forms of embeddedness.
Keywords : embeddedness, involvement, sociology, field, break
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mathilde bourrier
Introduction
La question de l’embarquement des sciences sociales et de leurs rap-
ports sans cesse à re-tricoter avec leurs terrains n’est pas nouvelle
(Fassin et Bensa, 2008 ; Cefaï, 2003 et 2010). Pourtant, un certain
nombre de controverses récentes, tant sur les besoins d’établir une
« public sociology » (Burawoy, 2004) que sur les codes d’éthique de
la profession des anthropologues, des sociologues et des ethnologues
(Bosa, 2008 ; Cefaï, 2010), et plus récemment sur les conditions d’une
« embedded sociology » (Bourrier, 2010 et 2011), dont ce numéro se
fait l’écho, amène à réactualiser la question. Est-on face à un énième
développement d’un questionnement réflexif devenu consubstantiel
à la discipline, ou est-on face à une rupture dans la manière de penser
l’engagement des socio-anthropologues sur leurs terrains ?
Cet article se donne comme objectif de tenter de répondre à cette
question. On verra qu’en partie la ré-interrogation des conditions de
la production des faits scientifiques en sociologie et en anthropologie
n’est pas nouvelle. Elle a d’ailleurs surtout concerné les anthropo-
logues toujours plus diserts sur leur positionnement dans les univers
qu’ils étudient que les sociologues. On pressent néanmoins que cer-
taines conditions de la production même des récits socio-anthropo-
logiques ont changé et qu’il convient d’en prendre la mesure pour
comprendre ce qui se joue sur les terrains. Ainsi, les règles d’éthique
bouleversent le rapport aux acteurs qui font l’objet de nos enquêtes ;
les contraintes financières obligent la recherche académique à fonc-
tionner avec de plus en plus de financements orientés ; enfin, les
organisations elles-mêmes et leurs diverses productions, matérielles
comme symboliques, ont subi des bouleversements importants et
constants qui obligent le socio-anthropologue intéressé aux évolu-
tions du phénomène organisationnel et à cette « société d’organisa-
tions » (Perrow, 1991) à inventer de nouvelles manières d’envisager
son travail de terrain (Czarniawska, 2007) 1.
Quels embarquements ?
Dans le champ de la socio-anthropologie des organisations, plusieurs
courants ont nourri les différentes formes d’embarquements exis-
tants. La sociologie industrielle, la sociologie du travail et celle des
organisations se sont installées de plain-pied d’abord dans l’étude et
la critique de la bureaucratie, puis dans l’étude des conditions de pro-
duction tout court, dans l’étude des formes de standardisation et de
procéduralisation, rejointe par l’analyse du pouvoir et de la prise de
décision (Gouldner, 1954a et 1954b ; Whyte, 1961 ; Crozier, 1963). De
1 Dans cet article, il sera surtout question de terrains conduits dans le cadre d’une
socio-anthropologie des organisations, ce qui restreint à dessein le champ de notre
propos.
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embarquements dossier
son côté, l’anthropologie organisationnelle, intéressée plus spéciale-
ment aux conditions d’élaboration et de développement des cultures
organisationnelles, a considérablement enrichi la connaissance sur
les organisations contemporaines (Goldman, 2005 ; Born, 2005 ; Ho,
2009). Dans les années 1980, le choc de la révolution japonaise dans
les usines a donné à l’anthropologie organisationnelle des arguments
pour durablement s’établir, jusqu’à forger aux États-Unis une véri-
table « Corporate Ethnography » (Cefkin, 2005). Parallèlement,
le courant des Science and Technology Studies et des Lab Studies
(Latour et Woolgar, 1979 ; Barley et Bechky, 1994), en investissant
les paillasses, a permis d’investiguer des terrains encore peu dévoi-
lés, racontant comment la science se fabrique. De même, les socio-an-
thropologues de la technique et des usages, au travers du parcours
socio-technique des objets et des artefacts, sont également rentrés
sur les lieux de travail et dans les organisations (Orr, 1996 ; Gras et al.,
1992 ; Dubey, 2001).
De nombreux textes, des monographies, des narrations, des récits
sous des formes plus diverses les unes que les autres, nourrissent un
champ foisonnant. Nos mentions par trop sélectives ne rendent pas
justice à la variété des terrains conduits dans toutes ces perspectives,
et aux interrogations intellectuelles qu’ils ont suscitées (Bate, 1997).
Des gures d’embarquements plus ou moins connues
Pourtant, en y regardant de plus près, les embarquements des cher-
cheurs de ces multiples sous-champs ne sont pas équivalents. Ils
n’ont d’ailleurs pas tous fait l’objet d’un récit ou d’une introspection
réflexive. Cela dépend des cas : tantôt on sait beaucoup de choses,
tantôt très peu. La proximité d’Elton Mayo avec les cadres de la Wes-
tern Electric et leur soutien aux travaux du psycho-sociologue et de
son équipe sont bien connues, ainsi que toutes les critiques qui ont
pu être faites sur les risques que cette proximité faisait porter à la
conduite des expériences et de l’enquête plus généralement (Gillep-
sie, 1991 ; Jones, 1992 ; Gale, 2004). Des engagements des sociologues
des organisations de l’équipe de Michel Crozier, on sait très peu de
chose, notamment sur les conditions réelles d’accession au terrain.
On sait que des cadres haut placés et convaincus des thèses du socio-
logue ont servi de courroies de transmission, mais, finalement, de la
position réelle de Michel Crozier auprès de la Seita, de la SNCF ou de
la direction des Centres de chèques postaux, on ignore presque tout
(Grémion, 1994 ; Crozier, 2002 ; Masson, 2008). Cependant, il ne fait
pas de doute que son positionnement durable en figure d’éminence
grise a nourri sa sociologie.
En ce qui concerne les sociologues du travail, des entrées plus
politiques et syndicales et une proximité avec les revendications du
monde ouvrier ont permis à une tradition d’immersion de longue
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mathilde bourrier
durée de s’établir. Des engagements plus poussés ont eu lieu, à l’ins-
tar de ceux de Donald Roy (2006), alternant travaux académiques
et embauches ouvrières, ou de ceux des « établis » et des « paires
rouges », qui ont marqué une époque (Linhart, 1978 ; Corouge et
Pialoux, 1985). Ces accès à couvert pour certains, prêts à endosser
l’habit de l’ouvrier (Roy, 2006), celui de l’ambulancier (Peneff, 1992),
celui de l’aide-soignante (Vega, 2000), celui du travailleur intéri-
maire (Fournier, 2012), celui de cadre de la Bank of Trust (Ho, 2009),
à découvert pour d’autres, enquêtant au grand jour avec l’accord de
la direction (Born, 2005), ou enquêtant – et ce de plus en plus – à la
demande de la direction dans le cadre de contrats de recherche (Fla-
mant, 2005 ; Perrin-Joly, 2010), nourrissent l’histoire de la discipline.
D’un certain point de vue, ces engagements à multiples détentes
sont bien tolérés : certains en tiennent pour l’immersion à couvert
et l’observation participante (Peneff, 1992) ; d’autres en tiennent
pour une immersion acceptée et une observation non participante,
d’autres encore envisagent leur positionnement comme celui d’un
conseiller du prince, expert en changement social (Friedberg, 1997 et
2001). Comme on le comprend, dans la plupart de ces cas, sauf pour
le cas des terrains réalisés en observation participante et à couvert
(et encore pas toujours), le sociologue ou l’anthropologue n’est pas
membre de l’organisation étudiée. Il peut en revanche, comme cela se
pratique de plus en plus, être sous contrat avec l’organisation faisant
l’objet de l’étude.
Il existe aussi des cas où sociologues comme anthropologues sont
membres de l’organisation et élaborent des « produits » anthropolo-
giques à destination de leur entreprise, pour accompagner un chan-
gement organisationnel, repenser un territoire marketing, participer
à l’innovation grâce à de nouveaux services et de nouveaux artefacts,
bref faire usage de toutes les compétences des sciences sociales pour
améliorer le positionnement d’une institution ou d’une entreprise et
de ses services et de ses produits. Ces engagements « au plus près »
sont peu connus en Europe. Ils sont plus courants en Amérique du
Nord. Ils font actuellement l’objet de travaux spécifiques et cri-
tiques qui permettent de dépasser la tentation condescendante de
voir ces socio-anthropologues comme totalement dénués de libre
arbitre et ne pouvant donc techniquement et philosophiquement
plus contribuer au champ disciplinaire qui est le leur. Ils pourraient
représenter une sorte d’alternative assumée à ce qui se diffuse lar-
gement comme type d’engagement en sociologie des organisations
et du travail, à savoir le terrain sous contrat négocié. Nous y revien-
drons. Cette « Corporate ethnography » (Cefkin, 2005), historique-
ment déployée à la fin des années 1970 dans les laboratoires de la
Xerox, le fameux « Palo Alto Research Center » où travailla pendant
des années Lucy Suchman, théoricienne de la cognition située, se
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