Le probleme de l`idealite du monde exterieur

publicité
Le probleme de l’idealite du monde exterieur
著者
journal or
publication title
number
page range
year
URL
Edouard Mehl
Journal of International Philosophy
3
205-212
2014-03-31
http://id.nii.ac.jp/1060/00008182/
Creative Commons : 表示 - 非営利 - 改変禁止
http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/3.0/deed.ja
International Web Meeting
Le problème de l’idéalité du monde extérieur
Édouard Mehl
I. La métaphysique en mal de monde
Après Hegel, Schelling, et tout l’idéalisme allemand, Husserl et Heidegger attribuent à Descartes une position
ontologique fondamentale, en laquelle est supposée se résumer toute la philosophie à l’époque moderne : c’est
une ontologie de la subjectivité, une ontologie bâtie sur la subjectivité prise comme sol, comme fondement ─
et en même temps comme moyen ─ de toute connaissance. Ce que critique Heidegger, dans ce trait caractéristique de ce qu’il appelle la « métaphysique des Temps Modernes » n’est pas la subjectivité comme telle(en
1927, Sein und Zeit tente bien d’élaborer, avec l’analytique du Dasein, une authentique problématique ontologique de la subjectivité)
, mais c’est qu’elle soit saisie improprement sur le mode de la Vorhandenheit ─ la présence subsistante ─ et c’est l’« isolement » ou la Weltlosigkeit d’un « sujet » isolé dans une certitude de soi qui
le livre à lui-même, mais lui masque sa constitution essentielle(Grundverfassung)d’être-au-monde1.
Ce « fondamentalisme » se paye d’un nivellement des petites différences : Heidegger considère, de manière
conséquente, que les nuances doctrinales de Descartes, Hume, Kant, voire Husserl, sont inessentielles au regard
de leur identité sur la position fondamentale de la « subjectivité » et reviennent toutes à cette même et unique
position de la subjectivité au centre et au principe de l’étant. De fait, s’agissant de Hume, l’introduction au Treatise of human nature ne contredirait pas cette approche, Hume assumant, plus qu’il ne la questionne, la distinction primaire entre nature pensante et nature corporelle ; et, loin d’en faire table rase, Hume réinvestit tout le
champ de la psychologie lockienne(idée, sensation, impression, affection)
. Husserl peut donc, à bon droit, considérer que le(double)projet de Hume, dans le Treatise of human nature, est de constituer « une science de la
conscience pure d’un genre nouveau(une science de la subjectivité pure)
, et une psychologie pure de l’homme
en tant qu’objectivement étant »2.
Heidegger ramène donc la philosophie post-cartésienne, jusqu’à Kant inclus, à l’idéalisme subjectif, ce qui
traduit par le fait que toute la philosophie moderne, achoppe sur le problème de l’idéalité du monde extérieur.
Certes, Kant prétendait bien, avec sa « Réfutation de l’idéalisme », donner une solution définitive à cette question qui constitue à ses yeux le « scandale de la philosophie », en démontrant, contre l’idéalisme(empirique),
qu’une conscience de soi n’est possible que dans un monde, et que la possibilité même de la conscience ne se
trouve pas en elle-même, comme dans un sujet absolu et absolument isolé, mais dans le rapport de la conscience
à des objets réels, c’est-à-dire permanents, hors d’elle. Mais, renchérit Heidegger, le « vrai scandale » est que
Kant éprouve encore le besoin de démontrer la réalité du monde extérieur, besoin symptomatique, à ses yeux,
de l’inscription de la philosophie critique dans l’époque qu’elle prétend clore et dépasser(Sein und Zeit, § 43),
celle de la métaphysique. Nihil sub sole novum.
Cette remarque, qui prend le contrepied de Kant, et montre son incapacité à s’arracher aux « positions ontologiques de Descartes », vise aussi bien, et pour les mêmes raisons, la phénoménologie husserlienne, et sa
prétention à résoudre la question de la réalité du monde extérieur en passant du plan de l’idéalisme « métaphysique » à celui de l’idéalisme transcendantal. Cet idéalisme transcendantal husserlien, qui constitue l’essentiel
国際哲学研究 3 号 2014 205
de la « phänomenologische Philosophie » établie par Husserl dans les Ideen(1913), dépasse-t-il la « position
ontologique » de Kant, que Heidegger estime être aussi bien celle de Descartes, et le cas échéant, comment le
dépasse-telle? Autrement dit, la « philosophie » des Ideen ne doit-elle pas se lire et comprendre comme une
espèce de rechute dans les illusions d’un idéalisme spéculatif pré-critique, dont le néo-kantisme avait tenté de
faire justice?
L’hypothèse que je souhaite esquisser ici est que Husserl dépasse les apories de l’idéalisme transcendantal
kantien par un retour, en deçà de Kant, à la skepsis radicale de Descartes et de Hume. C’est ce retour qui permet à Husserl de s’installer dans l’égologie transcendantale, moyennant une redéfinition complète de la notion
même de « transcendantal », qui qualifie désormais, en un sens considérablement « élargi », des « vécus de
conscience »(Erlebnisse)─ ce qui n’a aucun sens si l’on prend le terme dans l’acception kantienne ─, et c’est
ce retour qui permet d’établir la « solution » husserlienne à la question de l’idéalité du monde extérieur, désormais compris comme celui d’une transcendance immanente à une conscience donatrice de tout sens d’être, y
compris celui du monde « objectif »(Ideen, ch. III, § 55)
. De fait, Husserl accède avec l’epokhè ─ ou croit accéder ─ à une dimension que Kant n’aurait pas même entrevue : celle de la vie transcendantale du sujet, d’un
sujet affecté par ses Erlebnisse, et capable d’accéder par l’intuition à cette vie pure, ce que Kant ne peut pas admettre, pour deux raisons étroitement solidaires et indissociables l’une de l’autre : le fait que le sens interne ne
livre aucune intuition de quelque chose de permanent en nous ; et le fait que le moi modifié par ses « vécus »
est toujours un « moi empirique » : c’est le « moi de l’appréhension », pas le « moi de l’aperception ».
Il faut souligner ici l’importance positive que Husserl accorde à Hume, qui, selon lui, approfondit et radicalise
le doute cartésien : « Voici que le scepticisme empiriste faisait venir au jour ce qui se trouvait déjà en germe
dans la méditation cartésienne fondamentale, à savoir le fait que l’ensemble de la connaissance du monde, qu’elle
soit pré-scientifique ou scientifique, constitue une effroyable énigme »(Krisis, § 24, tr. fr. p. 103)
. Autrement
dit, la « solution » husserlienne à la question de l’idéalité du monde extérieure semble moins kantienne que humienne, mais un Hume qui, se serait installé dans cette « science de la subjectivité pure » seulement entrevue
par Descartes, et qui aurait intériorisé et digéré la problématique transcendantale(aus sens restrictif de la possibilité de l’expérience et de la Gegenständlichkeit), celle-ci supposant l’acte le plus originaire de la conscience :
la donation de sens(Sinngebung)
.
Husserl juge que Descartes a découvert, avec l’ego cogitans, un « sujet transcendantal », mais qu’il a été incapable de développer une science nouvelle, authentiquement transcendantale, pour retomber, aussitôt dans une
analytique de la res cogitans comprise selon les déterminations générale dont la res extensa fournit le modèle
(Cartesianische Meditationen, §§ 10-11). Husserl porte donc au crédit de Hume de n’avoir pas cédé à cette
tentation, et d’être resté, grâce au scepticisme, dans le champ de la subjectivité ouvert par Descartes, et ─ fûtce sans même le savoir ─ sur le terrain à bâtir de la phénoménologie transcendantale. Il va sans dire qu’il s’agit
là d’une vision très contestable de Hume au plan de l’histoire des idées, mais dont Husserl assume le caractère
rétrospectif au nom de la téléologie qui, selon lui, gouverne le développement de la philosophie occidentale
depuis Descartes jusqu’à l’apparition de la phénoménologie transcendantale. En tous les cas, c’est à ce Hume,
idéalisé et enrôlé bon gré mal gré dans l’histoire de l’idéalisme subjectif, qu’il reviendrait d’avoir montré, positivement, que le « monde » n’est pas le tout de l’étant subsistant, mais un pur et simple « phénomène d’être »
(Seinsphänomen)ou de valeur(Geltungsphänomen)
. Autrement dit, il faudrait mettre au crédit de Hume d’avoir
préfiguré, contre l’objectivisme dominant de Descartes à Kant, la détermination phénoménologique du monde
comme idée infinie et comme « sens », ─ ouvrant ainsi l’espace d’une réflexion dans laquelle se situe encore,
bon gré mal gré, l’ontologie fondamentale de 1927.
Mais tout ceci, comme Husserl le précise lui-même, suppose une lecture charitable qui arrache Hume au
« subjectivisme frivole », pour faire de son ébranlement radical de l’objectivisme les prolégomènes à la phéno206 International Web Meeting:“Dialogue concerning Philosophical Methods of Empiricist and Rationalist”
ménologie transcendantale. Heidegger ne l’entend absolument pas ainsi, et soupçonne quant à lui la phénoménologie husserlienne de continuer, après Descartes, après Hume, et après Kant, à faire de la « réalité du monde
extérieur » un problème qui attend une solution philosophique, ou bien ─ ce qui revient exactement au même
─ de faire du problème du monde le problème et la tâche ultime de la philosophie, un « problème » dont la solution ne se trouve nulle part ailleurs que dans la subjectivité ellemême. Or, comme Heidegger l’a bien vu, à sa
manière très synthétique, le fait que ce problème ait sa solution dans l’existence de Dieu(Descartes)
, dans la
réalité des choses hors de moi(Kant), dans le champ d’une conscience transcendantale et la région de ses évidences originaires(Husserl)ou qu’il n’ait pas de solution du tout(Hume)
, ne change rien au fait qu’il s’agit d’un
problème, et c’est précisément là ce que Heidegger conteste.
Le monde n’est-il un problème que pour la philosophie moderne et dans la métaphysique de la subjectivité? Cesse-t-il d’en être un dès lors que la philosophie esquisse, avec Heidegger, un « pas en retrait » pour se
risquer en dehors de la métaphysique de la subjectivité, voire en dehors de la phénoménologie? Ce sont là de
vastes questions, auxquelles je ne prétends pas apporter ici de réponse catégorique. Mon propos serait, plus
modestement, d’essayer de comprendre de quelle manière, dans la philosophie moderne, et en particulier avec
Descartes, la réalité du monde n’est pas, initialement, un problème psychologique(lié à la certitude que nous
aurions ─ ou non ─ de son existence et de sa réalité, en proportion inverse de celle que l’ego a de lui-même),
comme c’est devenu le cas avec Hume. Le « problème du monde » est un problème épistémologique et plus
exactement architectonique : c’est-à-dire que la réalité du monde « extérieur » ne devient un problème que
dans une certaine configuration épistémique qui précède le doute et la skepsis. Historiquement, cette émergence
du « problème du monde » entendu comme la question de la démontrabilité de sa réalité, peut être précisément
daté et référé, non à Descartes, comme l’a voulu l’idéalisme allemand, mais à Avicenne.
II. Pourquoi le monde doit-il être démontré?
Il faut donc revenir au dispositif des preuves de l’existence de Dieu, dispositif qui, du XIIIe siècle jusqu’à Descartes inclus, décide de toutes les structures et figures possibles de la métaphysique, et de la possibilité même
de cette science.
Il ne va pas de soi que l’existence de Dieu exige une preuve. Si c’est le cas, c’est qu’elle n’est pas connue par
soi(propter se nota)comme Aristote soutient que c’est le cas de la nature(Physique II, 1, 193 a), dans un texte
qui, à mon sens, sert de point de départ à Heidegger qui l’applique à tout l’idéalisme moderne(point particulièrement net dans les Prolégomènes à l’histoire du concept de temps). De sorte que, pour Aristote, vouloir démontrer qu’il y a une nature oblige à une forme de raisonnement abscons dans lequel on doit feindre d’ignorer
une chose que l’on sait. Qui voudrait démontrer l’existence des choses matérielles se trouverait, du point de vue
d’Aristote, dans une situation comparable, quoique inverse, à celle de l’aveugle né, qui veut syllogiser sur les
couleurs sans en avoir connaissance3. En revanche Aristote se montre beaucoup moins catégoriques sur l’existence des substances séparées, dont l’existence n’étant pas immédiatement connue, doit être démontrée(Métaphysique, E).
Aristote et ses commentateurs ont donc toujours commencé par postuler l’évidence des substances sensibles,
évidence que prend pour point de départ la recherche portant sur les substances séparées. Même Suarez, sur
ce point, ne déroge pas formellement, même s’il soutient aussitôt après que l’existence des substances immatérielles l’emporte en certitude et en évidence sur celle des substances matérielles. Le point de rupture avec ce
naturalisme impénitent vient précisément, comme l’Aquinate l’a bien vu, d’Avicenne4, qui fait jouer ici l’axiome
fondamental de l’épistémologie aristotélicienne : une science ne démontre ni son sujet, ni ses principes. Un géomètre ne prouve pas qu’il y a de l’espace, il en assume l’existence. De même, un physicien ne prouve pas qu’il
国際哲学研究 3 号 2014 207
y a une substance mobile et sensible, il le postule comme une chose per se nota. Mais si l’existence du sujet ne
satisfait pas à cette condition initiale d’évidence indiscutable quant à son existence, on le considère alors comme
démontré par une science « antérieure ».
En quel sens faut-il entendre cette antériorité? S’agit-il d’une antériorité de nature? Deux possibilités interprétatives s’offrent ici, qui engagent deux conceptions fondamentalement antinomiques de l’aristotélisme. Cette
antinomie, historiquement incarné dans la critique averroïste d’Avicenne, constitue le terrain métastable sur lequel les latins ont construit l’édifice de la metaphysica. Nous pouvons considérer que la constitution onto-théologique de la métaphysique trouve ici la matrice conceptuelle et la pierre de touche de son élaboration historique5.
Ces deux possibilités sont les suivantes : ou bien il revient à une science antérieure à la physique d’en établir
(stabilire6)l’objet ; ou bien il appartient à la physique d’établir l’existence d’un sujet qu’elle n’étudie pas, mais
qu’il appartient à une science qui vient « après elle » d’étudier : c’est la méta-physique, qui, ici, mérite bien son
nom puisqu’elle tient de la physique l’existence de son objet : le premier moteur éternel démontré en Physique
VIII.
L’objet d’une science lui est donné. Donné n’est pas à entendre ici au sens du donné empirique(le donné
sensible), ni comme la donation phénoménologique. « Donné », datum, suppositum, concessum(comme lorsque
Spinoza parlera de « l’idée vraie donnée » dans de De emendatione intellectus)signifie plutôt qu’on traite de
quelque chose, un sujet, dont la signification et l’existence nous sont préalablement connus, au titre de base, fondement, racine,(veluti basis, fundamentum et radix)
. Il est formellement requis du sujet d’une science que l’on
sache qu’il est et ce que le terme signifie ; c’est l’exigence minimale : la connaissance du sujet, comme celle de
ses principes, est toujours présupposée, que cette présupposition soit expresse(vocale)ou tacite et mentale ; en
revanche, on ne peut pas savoir d’emblée le propter quid, c’est-à-dire en avoir une connaissance par les causes,
démonstrative : la science cherche à comprendre et à démontrer les accidents du sujet par leurs causes, mais
aucune science ne démontre son propre sujet, ni a posteriori, ni a priori, comme d’autres encore le prétendent
de manière « ridicule » : elle l’assume sans démonstration7.
Les « accidents » ou les « affections » du sujet ne sont pas rigoureusement la même chose : on peut dire que
les affections du sujet sont notoires, manifestes(comme peuvent l’être les symptômes d’une maladie)
, mais les
accidents par soi ne sont pas nécessairement donnés avec la connaissance du sujet : il appartient justement à la
science de les établir, et d’en établir les causes. Ce qu’elle ne peut en aucun faire d’elle-même ou à son propre
sujet : qu’une science puisse démontrer le sujet qu’elle considère, reviendrait à tirer analytiquement d’un sujet
donné la connaissance de sa propre cause, mais la cause du sujet ne peut lui être qu’extérieure et extrinsèque,
sauf le cas très improbable et rigoureusement impossible en régime aristotélicien où le sujet est pensé comme
sui causa. La démonstration du sujet d’une science ne peut donc se faire, en bonne logique que dans et par une
autre science, capable d’établir démonstrativement un sujet dans la seule et stricte mesure où il n’est pas le sien.
La converse de cette proposition donne l’énoncé apparemment étrange mais parfaitement logique que tout ce
qui peut être démontré dans une science est de ce fait même exclu de la définition de son sujet. Le XIIIe siècle
considère cette proposition comme allant de soi et se passant de démonstration ; après Avicenne, de paradoxale,
elle est devenue topique8. Ainsi Albert le Grand, sans autre forme de procès : « Rien n’est à la fois le sujet et ce
qui est recherché dans une quelconque science ; comme Dieu et les réalités divines séparées sont recherchés
dans cette science[première]
, il n’en peuvent donc pas être le sujet ».
De ce fait, selon qu’on tient pour l’une ou l’autre de ces deux voies, la métaphysique n’aura ni le même objet,
ni la même tâche, et la nature des preuves de l’existence divine s’en trouve affectée : l’avicennisme fournit le
paradigme de la métaphysique comme philosophia prima, science fondatrice, dont dépendent toutes les autres
; il revient à cette philosophie première d’établir une preuve de l’existence de Dieu sans rien emprunter aux
sciences, qui, au contraire, lui empruntent leurs principes : son objet(ou plutôt son sujet, subjectum de quo),
208 International Web Meeting:“Dialogue concerning Philosophical Methods of Empiricist and Rationalist”
l’ens, est plus que suffisamment connu et n’est démontré dans aucune science antérieure, puisqu’il n’y a rien de
mieux connu que lui ni par quoi il soit connu(nihil ente notius)
. C’est dans cette configuration épistémique, que
la preuve de l’existence divine ne se peut chercher et trouver que dans le champ d’une philosophia prima.
Cette figure exemplaire de la métaphysique comporte ce faisant une équivoque fondamentale dans la détermination de son objet(subjectum): si c’est l’être en tant qu’être(Met. Γ, 1, 1003a20)
, et si Dieu est exclu de l’objet
de cette science, ce n’est certes pas que la philosophia prima soit incompétente en matière théologique, c’est au
contraire pour mieux l’investir de ce rôle éminent : étant donné qu’aucune science n’établit l’existence de son
sujet, surtout pas la première, ordonnée à la donation de son objet[« il y a », « étant donné », es gibt], c’est à
condition que Dieu ne soit pas défini comme le sujet de la philosophie première, ni inclus en elle, qu’il peut revenir à celle-ci d’en établir l’existence. Cette existence n’est pas incluse dans l’objet de la métaphysique, mais n’en
est pas non plus catégoriquement exclue, sans quoi, comme le veut le paradoxe sophistique(Ménon, 80d-e)
, on
ne songerait même pas à la rechercher. Mais, dit Avicenne, « si nous ne désespérons pas l’y trouver, c’est que
nous en avons des signes »(quia signa habemus de eo)
.
La critique averroïste montre que toutes les preuves métaphysiques a priori de l’existence de Dieu sont sophistiques : comment d’ailleurs peut-on prétendre démontrer, c’est-à-dire exhiber la cause d’un être qui par
définition n’en a pas? Il n’y aura en fait de preuve de l’existence divine que des preuves physiques, plus faibles
(démonstrations quia, non propter quid)car elles remontent des effets à leurs causes, en l’espèce du mouvement
à son moteur immobile. Mais la question porte plus précisément sur l’impossibilité pour une science de démontrer les principes de son sujet ou de son genre. Ceux qui prennent cette règle à la lettre(comme Avicenne)
transfèrent au métaphysicien la charge de démontrer les principes de la substance sensible, ce qui est en un sens
contraire à la vocation transcendante de la métaphysique, qui, de science trans-physique déchoit au rang de
ce qu’on devrait appeler une archi-physique : le résultat paradoxal de l’avicennisme serait, au rebours de ses
intentions, d’avoir empêché la métaphysique de s’accomplir comme scientia divina. C’est cette situation qui caractérise la philosophia prima cartésienne : elle démontre l’existence et la réalité de la nature corporelle, conformément à l’idée claire de l’étendue et de ses modes(mouvement, figure)
.
Reste à présent à déterminer de quelle manière cette antinomie joue dans la structure même de la métaphysique cartésienne, quant à la double question des preuves de l’existence de Dieu, et de l’articulation entre physique et métaphysique. Il faut tout d’abord se rendre à l’évidence que les textes cartésiens ne sont pas rigoureusement concordants. En effet le Discours puis les Meditationes ne laissent aucun doute sur la primauté des
preuves a posteriori ou « par les effets »(le Discours n’en donne d’ailleurs pas d’autre); mais les effets considérés n’étant pas autre chose que l’existence même de l’ego cogitans et l’idée de Dieu en lui, la voie des effets se
trouve réintégrée à la philosophia prima. C’est par là que Descartes ouvre, avec génie, une voie moyenne entre
Avicenne et Averroès, en interprétant les signa(nec desperatum posse manifestari, quia signa habemus de eo)
d’Avicenne comme les idées, et en faisant de l’idea entis infiniti un tekmerion ou indice irréfutable, après avoir
éliminé tous les signes(les autres idées)
, celles-ci étant comme des semeia, dont le signifié peut n’être qu’imaginaire, c’est-à-dire n’avoir pas d’autre réalité que celle du signe.
Mais l’important est surtout de noter comment la preuve cosmologique se construit sur les ruines de la
preuve physico-théologique : c’est-à-dire comment l’énoncé liminaire que la première prend pour principe(ego
sum, ego existo)n’est conquis que par le doute portant sur l’existence de toutes les choses matérielles. Et, simultanément, le matériau de la preuve a posteriori pas la causalité de l’idea entis infiniti n’apparaît que comme
l’exception singulière à l’impossibilité générale de déduire ou inférer d’une idée quelconque l’existence de son
objet. Tout se passe donc comme si la possibilité des arguments « cosmologiques »(par la causalité de l’idea dei
et par la conservation de mon existence)dépendait de l’impossibilité démontrée des arguments physico-théologiques.
国際哲学研究 3 号 2014 209
De cette connexion étroite entre l’impossibilité des arguments physico-théologiques et la possibilité de la
preuve qu’on nomme « cosmologique », on peut fournir plusieurs éléments d’explication.
i/ la preuve de l’existence divine dans la Méditation III s’accomplit en régime de doute, c’est-à-dire de réduction des res aux ideae. Le principe d’une cause efficiente, ordinairement requis pour rendre raison de l’existence
des choses, est utilisé ici en amont pour rendre raison de la réalité objective des idées ; ou, suivant le langage
un peu moins sophistiqué du Discours : « nos idées ou notions, étant des choses réelles, et qui viennent de Dieu,
en tout ce en quoi elles sont claires et distinctes, ne peuvent en cela être que vraies »(DM IV, AT VI, 38, 2124)
. Autrement dit, les idées ne sont justiciables de l’universelle règle de la causalité, qu’en tant qu’elles sont des
« choses réelles »(ou du moins en tant qu’elles ne sont « pas rien »)
, dont la réalité passe au crible du doute.
ii/ En opérant la distinction de la réalité formelle et de la réalité objective de l’idée, le doute fait précisément
apparaître cette realitas objectiva qui, en régime d’expérience et de vie naturelle, ne se voit pas, ne s’entend pas,
bref, demeure parfaitement irréelle, mais, dans la réduction, la seule réalité assurée. En ce sens, ce qui pèche
dans la preuve physico-théologique, c’est son moyen, qui ne résiste pas au doute, alors que la realitas objectiva
des ideae, elle, y résiste d’autant mieux qu’en un sens elle en procède.
iii/ Enfin, la destruction de la preuve physico-théologique et sa relève par l’argument cosmologique moyennant l’application de la causalité à la réalité de l’idée suppose une transformation radicale dans la définition
même de l’idée : de formes exemplaires de la pensée divine, les idées sont rétrogradées au rang de simples modi
cogitandi. En tant que formes exemplaires, les idées étaient moins en Dieu que Dieu lui-même, et à ce titre, ne
pouvaient avoir de cause, pas plus que n’en a l’essence divine ellemême. Cependant, il fallait, avec toute une
tradition augustinienne, assumer un paradoxe insoluble : les idées exemplaires ne constituaient pas, à l’instar
des attributs, des conditions d’intelligibilité de l’essence divine, mais au contraire des conditions d’intelligibilité,
incréées et éternelles, de l’ens creatum.
Conclusion : le phénomène du monde selon Descartes
L’idéalisme allemand a toujours fait de la question de l’idéalité du monde extérieur la contrepartie de l’auto-position de l’ego cogitans en primum cognitum, comme s’il s’agissait là de la position ontologique fondamentale
par laquelle se caractérise cette Metaphysik der Neuzeit, dont Heidegger se donne une définition assez large pour
y inclure Kant, et même la phénoménologie husserlienne. Mais, comme nous avons voulu le montrer ici, l’idéalisme allemand a oublié que cette auto-position est essentiellement motivée par le besoin d’établir une preuve
de l’existence de Dieu ─ celle que Kant dit cosmologique, en la distinguant de la preuve physicothéologique. L’ego
cogito n’est pas le donné absolument originaire et immédiat, mais il est médiat, puisqu’il est convoqué comme
un medium demonstrandi dans le cadre d’une métaphysique ─ une théologie naturelle ─ qui prouve l’être du
monde comme ens creatum et universitas rerum(donc dans les Méditations III et IV plutôt que V et VI)
.
Aussi le « retour » husserlien à Descartes, et le « recommencement » de la philosophie est-il tronqué et, en
un certain sens trompeur : Husserl suppose que l’inconcussum quid cartésien est l’ego cogito, sol de toute philosophie. Mais l’ego est moins le sujet de la philosophie que le moyen pour démontrer l’existence de Dieu, qui
en est la cause. Le doute sur la réalité du monde n’est donc pas une conséquence de la position de l’ego en primum cognitum, mais au contraire, c’est l’ego qui est une conséquence d’un doute dont la racine la plus profonde
plonge dans la structure de la métaphysique à l’époque médiévale et la certitude que la nature corporelle. Les
« premiers fondements » sont l’existence de la nature pensante et de la nature corporelle, la première étant
mieux connue par l’ego, puisqu’elle est immédiatement la sienne, et la seconde étant connue par la première, à
savoir par une idée claire et distincte, idée qui n’est rien d’autre, en sa réalité formelle, qu’un simple modus cogitandi. Ce recommencement aux premiers fondements(a primis fundamentis)
, on ne saurait l’ignorer, a donc
210 International Web Meeting:“Dialogue concerning Philosophical Methods of Empiricist and Rationalist”
bien, pour Descartes, le sens d’un recommencement aux premiers moments de la Création, et des natures intellectuelle et étendue dans leur condition originelle.
L’émergence de la question du monde constitue le trait le plus fondamental de la philosophie à l’époque moderne. C’est cette question qui devance, et qui porte la position de la subjectivité. Ou, pour le dire autrement :
si la première parole sur l’étant dans le recommencement de la philosophie à l’époque moderne est ego cogito,
sum cogitans ─ je suis celui qui pense, je suis dans l’acte et le moment même où je le pense, maintenant ─ cela
provient de ce que la question la la plus originelle n’est plus qu’estce que l’étant ou qu’est-ce que l’étance, selon
l’intraduisible jeu de mots et l’hypersémantisme de Métaphysique Z, ti to on = tis hè ousia(Aristote : demander
« qu’est-ce que l’étant? » revient à demander « qu’est-ce que l’étance? »)
, mais quid mundus? Qu’est-ce que le
monde? le concept de monde, compris comme le tout de la duratio rerum(mundus = saeculum)
, est le titre d’un
concept purement ontologique. Qu’est-ce donc que le monde, sinon, pourrait-on dire en paraphrasant le mot célèbre de Hegel, l’être-là du temps?
Heidegger n’a donc pas rendu justice à Descartes en considérant que le « phénomène du monde », avec
lui, se ramène à la seule intelligibilité mathématique de la res extensa : le monde n’est pas seulement l’étendue
indéfinie de l’espace devant et autour de nous, c’est la permanence de cette quantité de mouvement que Dieu
conserve en la même façon qu’il l’a créée. Cette permanence du tout n’est pas perçue, elle est imaginée ; ce qui
signifie, aussi bien, que le monde n’est pas une chose, et qu’il ne nous affecte pas, comme nous affecte l’espace
réel du « monde visible » et les corps qui nous environnent. Il y a bien, cependant, dans ce « monde visible »,
objet de la philosophie naturelle, quelque chose qui symbolise cette permanence et qui permet effectivement d’en
former une image : c’est l’inaltérabilité quoad nos des cieux, et l’invariance de la situation des étoiles fixes, dont
la luminosité invariable est l’indice d’innombrables cieux extérieurs, d’un monde qui excède toute perception
et dépasse toute conception. Aussi bien, les caractéristiques fondamentales du « phénomène du monde » chez
Descartes ne sont-elles pas la spatialité, mais l’immensité et la perfection d’un ouvrage dont « aucune idée n’approche », car « nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses »(Pascal)
.
Endnote
1
1 Heidegger voit dans la Vorhandenheit(qu’on traduit par l’être-sous-la-main, mais qu’
on pourrait aussi bien rendre
par le terme de maintenance)la caractéristique de l’étant intramondain appréhendé comme « substance ». Cf. Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, GA 20, p. 232-233 : « Subztantialität meint Vorhandenheit… In dieser Bestimmung des Seins Gottes liegt gar nichts von irgendwelcher religiöser Charakteristik, sondern Gott ist einfach der Titel
für das Seiende, in dem uns eigentlich Seiendes im Sinne des Begriffes von Sein als Vorhandenheit begegnet ».
2
Husserl, La Crise des Sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Appendice XI au § 23, 1962, 1976
pour la tr. française de Gérard Granel, Paris, Gallimard, 1989, p. 478. Husserl, Die Krisis der europäischen Wissenschaften, Husserliana VI.
3
Notons que chez Heidegger ce scandaleux(pseudo-)besoin de preuve concerne aussi bien l’existence divine:
Nietzsche I, tr. P. Klossowski, Gallimard, 1971, p. 286. Cet aristotélisme scolaire, ou ce qu’il en reste, se retrouve en
bien d’autre occurrences du Nietzsche, par exemple quelques pages plus loin lorsque il est affirmé qu’« aucune
science ne saurait énoncer quoi que ce soit sur elle-même à l’aide de ses propres moyens scientifiques »(ib., 290).
4
Thomas d’Aquin, Commentaire sur la Physique, livre II, lectio 1(sub fine): « Deinde cum dicit: quod autem est natura etc., excludit praesumptionem quorundam volentium demonstrare quod natura sit. Et dicit quod ridiculum est
quod aliquis tentet demonstrare quod natura sit, cum manifestum sit secundum sensum quod multa sunt a natura,
quae habent principium sui motus in se. Velle autem demonstrare manifestum per non manifestum, est hominis qui
non potest iudicare quid est notum propter se, et quid non est notum propter se: quia dum vult demonstrare id quod
est notum propter se, utitur eo quasi non propter se noto(…)Naturam autem esse, est per se notum, inquantum
naturalia sunt manifesta sensui. Sed quid sit uniuscuiusque rei natura, vel quod principium motus, hoc non est ma-
国際哲学研究 3 号 2014 211
nifestum. Unde patet per hoc quod irrationabiliter Avicenna conatus est improbare Aristotelis dictum, volens quod
‘naturam esse’possit demonstrari, sed non a naturali, quia nulla scientia probat sua principia ». Texte cité et commenté, mais dans un sens plus restreint, par Ét. Gilson, Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du
système cartésien, Paris, Vrin, 1930, p. 156.
5
5 Sur la permanence de cette antinomie historique, voir l’article séminal d’Ét. Gilson, « Avicenne et le point de départ
de Duns Scot »(AHDLMA, 1927, Vrin Reprise, Paris, 1986)
. Sur la nécessité d’une révision historique et critique du
paradigme heideggerien de la constitution onto-théologique, nous suivons ici les suggestions d’O. Boulnois : « Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique », Quaestio, 1/2001, p. 379-406, en ajoutant cette
quatrième figure, antinomique, au schéma tripartite qu’il propose. Voir également id., Être et représentation. Une généalogie de la métaphysique à l’époque de Duns Scot(XIIIe-XIVe siècle),Paris, PUF, 1999, ch. VII, p. 327-404.
6
Cf. MM I, AT VII, 17, 7-8 : «(…)quid… firmum et mansurum … in scientiis stabilire ».
7
G. Zabarella, De Tribus Praecognitis, VIII-IX, col. 516-520.
8
On voit très bien comment les médiévaux n’ont exclu Dieu du sujet de la métaphysique que pour permettre à la métaphysique d’en prouver l’existence dans les textes présentés par A. Zimmermann, Ontologie oder Metaphysik ? Die
Bestimmung der Gegenstand der Metaphysik, im 13. und 14. Jahrhundert, 1965, 19982 fait remonter à Avicenne l’argument en contexte métaphysique.“Je dis donc qu’il est impossible que Dieu lui-même soit le sujet de cette science,
car tout sujet est d’une science est une chose dont on accorde l’être(res quae conceditur esse), et la science ellemême ne recherche que les dispositions de son sujet ; ceci est connu par d’autres lieux. Mais il ne peut être accordé
que Dieu soit dans cette science en tant que sujet, car il est plutôt(immo)recherché en elle »(Liber de philosophia
prima, sive scientia divina, in : Avicenna latinus, éd. S. van Riet et Gérard Verbeke, Louvain, Peeters – Leiden, Brill,
1977-1983, vol. 4, p. 4).
212 International Web Meeting:“Dialogue concerning Philosophical Methods of Empiricist and Rationalist”
Téléchargement