LES NOTES D`EGYPTOLOGICA

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LES NOTES D'EGYPTOLOGICA
Le Livre des Morts du papyrus d'Ani
À suivre sur nos pages consacrées au papyrus d'Ani:
http://www.egyptologica.be/papyrus_ani/pa_index.htm
L'anthropologie égyptienne ou les "parties de la personnalité"
d'après Le Livre des Morts
(dr. Michèle Broze)
L'anthropologie égyptienne apparaît de prime abord déconcertante par sa complexité. Les
composantes de l'être humain, multiples, relèvent du réel ou de l'imaginaire, et lui sont nécessaires
tant de son vivant qu'après sa mort. Comme les autres livres funéraires, les Livres des Morts
témoignent constamment de l'importance pour le défunt d'en jouir et de les maîtriser pour
bénéficier d'une vie dans l'au-delà. Il n'est pas simple d'appréhender la fonction précise de chacun
de ces éléments, ni de mettre en évidence les rapports qu'ils entretiennent entre eux. Les textes,
même s'ils sont abondants et couvrent toute l'histoire de la civilisation égyptienne, restent souvent
énigmatiques.
Le seul fait de les citer ensemble montre toute la richesse d'une conception de l'humain liée
à la conception du divin par des rapports de similitude et de hiérarchie: le corps, qui reçoit
diverses appellations (djet: corps inerte, haou: membres, khet: ventre, khat: cadavre), l'ombre
(shout), le coeur (ib), le nom (ren), et trois éléments que les égyptologues évitent de traduire: le
ka, le ba et l'akh. On y ajoutera la hemouset, associée au ka, et dont la fonction reste obscure.
Le corps
Le corps, a priori, ne pose guère de difficulté, puisqu'il est une composante visible de
l'homme vivant. Cependant, la nécessité pour le défunt de conserver son corps intègre montre que
cet élément bien concret a une fonction dans la vie imaginaire du mort comme dans la vie réelle.
En effet, il est clair que le défunt a besoin de son corps pour certaines activités. La momie,
enserrée dans ses bandelettes, subit le rituel d'ouverture de la bouche, qui lui permet de continuer à
jouir de ses sens. Dans le monde de l'au-delà, la momie du mort justifié se délivre d'ailleurs de ses
bandelettes pour renaître à chaque passage du soleil qui, la nuit, vient éclairer et ramener à la vie
les défunts.
La conservation du corps, assurée par la pratique de la momification, ne suffit pas à
permettre à l'individu une survie dans l'au-delà. La notion essentielle, qui revient sans cesse dans
les textes funéraires, est celle de la liberté de mouvement: le mort ne doit pas rester dans la tombe,
mais doit pouvoir quitter ce lieu de transition entre le monde réel et le monde imaginaire; il lui
faut garder le contact avec le monde des vivants, d'où lui viennent les offrandes et le culte
funéraire et passer dans le monde des morts pour y rencontrer Osiris, ou dans le monde des dieux,
en s'assimilant au dieu solaire pour renaître comme lui chaque matin.
L'ombre
L'ombre, soudée au corps dans le réel, conserve pour le défunt une fonction importante,
associée à la mobilité que l'individu doit préserver une fois décédé. C'est elle, en effet, qui, avec le
ba dont nous reparlerons, sort de la tombe pour permettre au mort de disposer de sa liberté de
mouvement, comme l'indique le titre du chapitre 92 (planche 17 du papyrus d'Ani):
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Formule pour ouvrir la tombe pour le ba et l'ombre, pour sortir au jour et avoir l'usage des deux
jambes. Sur le Livre des Morts de Neferrenpet, l'ombre est représentée en noir, dans l'embrasure
de la porte, à côté du ba, oiseau à tête humaine. Cette situation liminaire l'associe clairement à la
notion de passage entre deux mondes, celui de la tombe, et, comme l'indique le texte du chapitre
92, l'au-delà où le mort rencontre Osiris. La formule demande en effet que le ba et l'ombre
disposent d'un chemin qui les mène au dieu.
D'autre part, l'ombre semble associée à la sexualité du défunt, qu'il souhaite préserver dans
l'au-delà, parmi d'autres activités. Cependant, cette relation entre ombre et sexualité n'est pas
exclusive.
Le cœur
La place importante que tient le cœur dans l'eschatologie égyptienne est bien connue: la
vignette du chapitre 125, qui représente la pesée du cœur, est une des plus fréquemment illustrées
(planches 3 et 31 du papyrus d'Ani). Lors de cette pesée, le cœur, placé sur un des plateaux de la
balance, tandis que le signe de Maât est dressé sur l'autre, sert de témoin, comme le montre le
chapitre 30B (planche 3 du papyrus d'Ani). Le défunt y conjure son cœur de ne pas témoigner
contre lui au tribunal. Thot, qui inscrit le résultat de la pesée, proclame la rectitude du défunt, qui
sera admis en présence d'Osiris La fonction allouée au cœur dans cette scène s'explique par le rôle
que les Égyptiens lui attribuaient tant dans l'anthropologie que dans la théologie. D'une part, le
cœur est le siège des sentiments, comme l'illustre la poésie amoureuse; c'est à lui que s'adresse par
exemple la jeune fille éperdue de passion: son cœur, dit-elle, n'est plus à sa place, et ne lui permet
plus de s'habiller, de se farder, d'avoir le contrôle de ses activités.
D'autre part, le cœur est aussi le siège de la mémoire et de l'imagination, de l'intellect.
Ainsi, le cœur du dieu créateur est un instrument cosmogonique: la divinité conçoit en son cœur
un plan, qu'il réalise par la parole. C'est que cet élément de la personnalité contient Sia,
l'intelligence créatrice, tandis que sa parole est Hou, le verbe créateur. D'après les textes, c'est
également en son cœur que l'être humain forme des projets, qu'il réfléchit, que ce soit dans une
bonne ou une mauvaise intention… Il est donc naturel de retrouver cet organe juché sur le plateau
de la balance, lui qui garde la trace des pensées humaines: un redoutable témoin, certes, qu'il
convient de juguler le grand jour, ce que fait le chapitre 30, qui lui recommande de ne pas
raconter de mensonges! Indispensable au jugement du tribunal de l'au-delà, le cœur doit rester en
la possession du défunt. Mais ce n'est pas la seule raison, et plusieurs chapitres (61, 27, 29,
planche 15 du papyrus d'Ani) ont pour objectif d'empêcher que son cœur ne lui soit enlevé: en
effet, le cœur, où se conçoivent les actes, est nécessaire au fonctionnement des membres, et donc à
la mobilité de l'individu, notion essentielle que j'ai déjà évoquée à propos de l'ombre. La présence
du cœur et son contrôle sont nécessaires à la maîtrise des membres, et l'on se souvient de la jeune
fille de la poésie amoureuse: c'est parce que son cœur s'enfuit, n'est plus en place, qu'elle ne peut
plus exercer sa volonté et vaquer à ses occupations.
Le nom
Le corps, l'ombre et le cœur, éléments concrets du monde visible, on l'a vu, n'ont pas perdu
leur importance dans la sphère de l'imaginaire funéraire. Il en est de même d'une autre partie,
essentielle dans la vie et dans la mort: il s'agit du nom. Comme dans un refrain, la littérature
funéraire égyptienne incite les vivants à prononcer le nom des défunts, afin qu'ils jouissent des
offrandes. La damnatio memoriae, qui consiste à effacer le nom d'un individu, est surtout connue à
propos des pharaons, Hatshepsout ou Akhenaton. Mais pour un particulier, ce traitement pouvait
être la conséquence d'une peine judiciaire. Dans la sombre histoire dite de la Conspiration du
Harem, dont les responsables tentèrent d'empêcher Ramses IV de succéder à son père Ramses III,
certains des condamnés reçoivent, dans les textes relatifs au jugement, au lieu de leur véritable
nom, des appellations infamantes et néfastes, comme celui que Rê déteste. Il arrive également
qu'en plus de modifier leur nom, on supprime de leur biographie la fonction officielle qu'ils ont
exercée: Untel, dit-on, dont Amon n'a pas permis qu'il occupe telle fonction, alors que nous savons
par des sources parallèles, que l'individu a bel et bien détenu le poste en question.
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Dans l'au-delà, le nom du mort, si son cœur témoignait contre lui, en serait affecté d'une
mauvaise odeur, comme on le lit dans le chapitre 30B.
Si prononcer le nom de quelqu'un est salvateur pour lui par la magie du verbe, par ce même
processus, détenir le nom d'un individu, humain ou non, donne un pouvoir sur lui. Connaître le
véritable nom d'une divinité n'est d'ailleurs pas à la portée de n'importe qui. En atteste l'histoire du
dieu solaire, à qui Isis voulut arracher cette connaissance: la déesse le fit mordre par un serpent et
le menaça de le laisser dépérir s'il ne lui livrait pas son vrai nom. Le papyrus magique qui nous a
transmis cette histoire précise que le dieu solaire céda, mais laisse bien sûr le lecteur dans
l'ignorance.
Grâce au Livre des Morts, le défunt peut accomplir en sécurité un voyage post mortem qui
n'est pas dénué de danger, dans un monde peuplé d'êtres monstrueux: le livre lui assure
notamment la connaissance des noms de démons dotés de couteaux ou de chaudrons où sont
précipités les damnés. L'expression je les connais, je connais leur nom apparaît comme une
menace qui le garantit contre ces êtres. Dans cette optique, on voit que la survivance ne dépend
pas seulement d'un bon comportement sur terre, mais que le salut nécessite une connaissance de la
topographie et de la démographie d'un monde imaginaire qui est loin d'être simple. La rubrique du
chapitre 72 (planche 6 du papyrus d'Ani) indique d'ailleurs explicitement qu'il faut connaître le
livre ou le détenir pour réussir sa renaissance.
À côté de ces éléments, qui sont perceptibles par les sens dans la réalité, le ka, le ba et
l'akh nous paraissent moins faciles à cerner. Pourtant, il faut garder à l'esprit que pour l’Égyptien
ancien, ils n'en sont pas moins réels. Pour distinguer ces concepts, qui ne sont pas de même nature,
on peut peut-être poser que le ka recouvre une potentialité, le ba une faculté et l'akh un état.
Le ka
De manière générale, la notion de ka est rendue par celle de force vitale, vitalité. Le pluriel
du mot, kaou, fut utilisé par les Égyptiens pour désigner les aliments, ce qui précisément entretient
cette force vitale. Dans les textes, rejoindre son ka signifie mourir, ce qui n'implique nullement
que, durant sa vie, l'être humain est séparé de son ka. L'instant même de la mort, au contraire, est
celui de la séparation, et les rites permettent la réunion. L'expression, selon une habitude bien
égyptienne, prend en compte non l'instant de la crise, de la rupture, mais celui où la réunion est
déjà réalisée. Un détail permet d'ailleurs de montrer que le vivant est bien en possession d'un ka: le
vœu formulé à qui l'on tend une coupe à boire est à ton ka, correspondant à notre “à ta santé”.
Après la mort, le ka continue à être en relation avec l'alimentation de l'individu, puisque les
formules d'offrandes funéraires sont adressées au ka du défunt.
Sur les reliefs qui figurent la naissance royale, l'enfant est accompagné d'une représentation
de son ka, personnage qui porte sur la tête le signe hiéroglyphique qui le signifie, les deux bras
tendus en un signe d’embrassement, comme le suggèrent les textes: O roi, le bras de ton ka est
devant toi, ô roi, le bras de ton ka est derrière toi. O roi, la jambe de ton ka est devant toi, ô roi, la
jambe de ton ka est derrière toi (Textes des Pyramides, formule 25). C’est pourquoi on a
longtemps vu dans le ka une sorte de double, voire d’ange gardien, idée maintenant abandonnée.
Comme l’écrit Claude Traunecker, “le ka est une force vitale comprise non pas comme une
puissance globale théorique, mais comme la vie de chacun, à l'échelle de l'individu différencié”.
C'est pourquoi le ka est associé au nom, marque de l'individualité. Le roi occupant dans la
cosmologie égyptienne une place qui le distingue des autres individus, intermédiaire entre
hommes et dieux, il est naturel que son ka ait une importance caractéristique. Pour le simple
particulier, cette potentialité de vie s'accomplit par un destin de particulier. La réalisation de ce
potentiel humain est exprimée par les quatre ka, quatre souhaits qui définissent la réussite d'une
existence: une longue vie, une existence matérielle heureuse, un bel enterrement et une postérité.
Ces quatre ka sont mis sous la responsabilité de quatre êtres divins: Paroles dites par Shou (…),
qui fait grandir le fils à la place de son père, paroles dites par Ih-remout (celui qui sèche les
larmes) qui créa le vieil âge, qui donne le souffle de vie à celui qu'il aime, paroles dites par
Hetep-id (apaisant de sueur?), (…), le détenteur des bonnes choses, riche en aliments (kaou),
qui submerge cette terre de choses utiles, paroles dites par Nedjem-ankh (doux de vie) (…) qui
donne l'enterrement à celui qui est fidèle (temple de Dendera).
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Le potentiel de vie d'un roi comprend certainement ces aspects, mais s'y ajoute ce qui
relève de l'exercice parfait de sa fonction. Le roi, en effet, préside aux kaou de tous les vivants, et
l'accomplissement de son existence de roi assure la prospérité du pays. Le ka royal, qui est en
quelque sorte la santé de l’Égypte, s'entretient par des rites particuliers, qui nous sont connus par
le temple de Louxor. Dans les cryptes du temple d'Opet, à Thèbes, le ka royal est représenté parmi
les dix manifestations de la puissance du dieu Amon, parmi ses dix ba.
L'interprétation du ka comme une potentialité est encore illustrée par le texte dit de
“théologie memphite”, daté généralement de l'époque ramesside: Ptah est le plus grand, qui
transmet son pouvoir à tous les dieux et leurs kas (…). C'est lui qui a fait les ka et les hemouset,
qui font tous les aliments, toutes les nourritures par cette parole, qui font (déterminent?) ce qui est
aimé, ce qui est haï. C'est lui qui donne la vie au juste et la mort au transgresseur.
C'est lui qui a fait tous les travaux (kat) et toutes les techniques, l'activité des bras et la marche
des jambes, le mouvement de tous les membres, suivant la parole qu'il ordonne à la pensée (kaa)
du cœur, qui sort de sa bouche et détermine l'activité de toute chose.
À côté du ka, le texte mentionne la hemouset, qui lui est souvent associée et semble ici liée
aux aliments, comme le ka. La signification de la hemouset reste peu claire. Selon certains
égyptologues, elle représenterait les mauvaises passions. En effet, une des formules des Textes des
Pyramides précise que la hemouset est sous les pieds du roi, ce qui suggérerait qu'il s'agit d'un
élément négatif qu'il faut juguler. Mais, de manière générale, elle apparaît en relation avec la
naissance et la fertilité.
Comme le montre l'extrait cité du texte de théologie memphite, les dieux aussi possèdent
un ka, qui leur est transmis par le dieu primordial. Dans la formule 600 des Textes des Pyramides,
la venue au monde des deux enfants d'Atoum, Shou et Tefnout, implique la transmission du ka par
le geste d'embrassement: Tu as placé ton bras derrière eux, comme le bras du ka, de sorte que ton
ka est en eux. Le dieu solaire possède lui-même d'innombrables ka (des milliers), qui sont
énumérés à l'époque ramesside sous forme d'une liste de quatorze kaou, qui définissent son
activité de dieu solaire créateur et dispensateur de vie: nourriture, vénérabilité, production
d'aliments, verdure, force victorieuse, éclat, ordre, abondance, fidélité, pouvoir magique,
étincellement, vigueur, luminosité, habileté.
Le ba
Le terme ba a souvent été rendu par “âme”, un terme certainement inadéquat et qui
entraîne la confusion. C'est pourquoi, comme le ka, on évite généralement de le traduire. À partir
du Nouvel Empire, le ba de l'homme est représenté comme un oiseau à tête humaine. Sur la
vignette du chapitre 1 du Livre des Morts, le ba est figuré voletant dans la descenderie du
tombeau, entre la chambre du sarcophage et la chapelle funéraire. En effet, le ba, dans
l'anthropologie égyptienne, confère la faculté de passer d'un plan du réel à un autre. Le cosmos est
divisé en plusieurs secteurs: le monde des vivants, le monde des morts et le monde des dieux.
Grâce au ba, hommes et dieux ont la possibilité de quitter leur sphère propre et, par une
transformation, de prendre forme dans une autre. Ainsi, la divinité peut se manifester dans le
monde des vivants. Ce peut être par le biais d'un élément naturel: par exemple, le ba du dieu Shou
qui sépare le ciel et la terre est le souffle d'air. D'après la théologie d'Amon, le ba du dieu se
manifeste dans l'ensemble de la création: le dieu primordial transmet le ka, la potentialité de vie, à
tout ce qui existe, et ce qui existe, comme manifestation perceptible de sa puissance créatrice, est
qualifié de ba. Parmi ses dix baou, nous trouvons le soleil, la lune, l'air, l'eau, le feu, le bétail, les
oiseaux, les animaux aquatiques, les reptiles, mais également le ka royal, qui représente l'humanité
dans son ensemble.
Le ba divin peut aussi “descendre” dans une statue, un relief, des supports fabriqués par
l'homme, ou dans un animal sacré. Ainsi, le ba assure à la divinité égyptienne la qualité
d'immanence.
De la même manière, grâce au ba, le défunt peut quitter la tombe pour passer d'un monde à
un autre. On se souvient qu'il était représenté à côté de l'ombre, sur le papyrus de Neferrenpet,
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sous la forme d'un oiseau. La formule demandait qu'un chemin soit ouvert pour que le ba et
l'ombre puissent se présenter devant Osiris.
Si le ba implique une faculté essentielle pour assurer au défunt le passage entre un monde
et un autre, lui-même n'est pas autonome: l'être humain forme un tout, dans la vie comme dans la
mort. Si nous pouvons concevoir qu'une âme sans corps bénéficie d'une immortalité heureuse, un
ba sans corps, sans ombre ou sans cœur ne trouverait pas où se poser dans l'Occident, comme
l'exprime un texte littéraire célèbre du Moyen Empire, Le dialogue du désespéré avec son ba. Ce
texte met en scène une conversation imaginée entre un homme qui caresse l'idée du suicide, et son
ba qui l'en dissuade. La métaphore du ba-oiseau qui se pose à l'Occident correspond à l'union du
corps et du ba dans la tombe, moment capital dans le processus de renaissance, représenté dans la
vignette du chapitre 89 (planche 17 du papyrus d'Ani).
Il est possible également au défunt de revenir dans le monde des hommes. Ainsi, le
chapitre 132 doit permettre au mort de revenir dans sa maison. Le ba peut également retrouver son
chemin vers les lieux qui lui étaient familiers de son vivant pour y chercher vengeance, comme
l'atteste l'Enseignement à Merikarê. Le texte précise que, contre cette forme de revenant, il n'y a
pas de remède. Comme nous allons le voir, le rôle de fantôme est plus fréquemment dévolu à
l'akh.
L'akh
Le terme akh s'applique parfois à certaines divinités mais, de manière générale, il s'agit
d'une désignation du défunt, qui implique une transformation de nature. Cet état auquel le mort
doit parvenir s'acquiert notamment par la connaissance, et certains textes suggèrent que cette
forme de "salut par la gnose" peut s'appliquer aussi aux vivants. On parle donc volontiers d'une
forme de processus initiatique, mais les sources sont à ce sujet plus qu'allusives. Le défunt akh
n'est en soi ni bénéfique ni maléfique pour les vivants. Certains sujets de mécontentement peuvent
néanmoins le pousser à revenir parmi les hommes, les tracasser ou les rendre malades. Ainsi, un
veuf qui vécut à la 19e dynastie écrit à son épouse décédée, une akhet, qu'il accuse d'injustice:
pourquoi lui rendre la vie si pénible, alors qu'il s'est montré bon époux? La colère d'un akh
s'explique souvent par la négligence du culte funéraire. Dans un texte de Basse Epoque, La stèle
de Bakhtan, un prince étranger fait appel à un savant égyptien et à la statue d'un dieu guérisseur
pour soigner sa fille cadette. D'après le diagnostic du médecin, la jeune fille est sous l'influence
d'un akh. Le dieu réussira à éloigner l'esprit qui demande simplement qu'on lui accorde une
offrande funéraire. Cela fait, l’akh regagne l'endroit d'où il venait, à la satisfaction générale, et la
jeune fille retrouve la santé.
Dans le Livre des Morts comme dans d'autres textes, le terme akh est mis en relation avec
d'autres aspects de l'anthropologie égyptienne, notamment avec le ba. Tous les éléments qui
composent un être humain formant un tout qui doit se maintenir dans l'au-delà, on dira qu'un akh
possède un ba qui lui permet de prendre une forme dans un autre plan du réel. D'après le chapitre
173, le mort auquel chaque défunt s'assimile, Osiris, acquiert l'état de akh lorsqu'il s'unit au dieu
solaire. D'après le chapitre 17, cette union des deux divinités produit un être appelé celui aux deux
ba. Lorsque le soleil accomplit son périple nocturne, comme tout mort, il rencontre Osiris qui
enclenche le processus de renaissance. Osiris lui-même, quand le soleil nocturne le baigne de ses
rayons, retrouve la vie et renaît sous la forme de son fils, Horus. Les deux ba dont il est question
sont deux formes d'Horus, celle d'Horus le protecteur de son père, et celle d'Horus dans sa
fonction solaire. C'est donc sous la forme d'Horus solaire et d’Horus le fils que le dieu Osiris
renaît après son union avec le dieu solaire. La survie passe donc par deux plans complémentaires:
d'une part, sous la forme du fils, de l'héritier, qui assure la continuité de la lignée et veille au culte
funéraire de son père, d'autre part la solarisation. Ainsi, le mort, par ses transformations, s'assimile
au dieu solaire qui renaît chaque matin.
Ce bref parcours de l'anthropologie égyptienne permet de soulever une question complexe,
celle du rapport entre les différentes parties de la personnalité d'un être humain, qu'il soit vivant ou
mort. Cette question est loin d'être réglée de manière définitive et, dans les variantes textuelles des
Livres des Morts, il arrive que l'on trouve par exemple akh là où un autre document donne ba.
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S'agit-il d'erreurs de scribe? Ce n'est pas impossible, mais malgré les efforts de classification des
égyptologues, efforts qui sur beaucoup de points ont porté leurs fruits, il demeure que les
Égyptiens n'ont pas laissé eux-mêmes de traité d'anthropologie, et que ceux que nous élaborons
pour eux passent par le filtre de notre propre vision du monde.
Orientation bibliographique
G. ENGLUND, Akh, une notion religieuse dans l'Égypte pharaonique, Uppsala 1978.
Ph. DERCHAIN, "Anthropologie. Égypte pharaonique", Dictionnaire des mythologies, sous la
direction d’Y. BONNEFOY, vol. I, Paris 1981.
O. RENAUD, Le dialogue du désespéré avec son âme, Genève 1991.
Cl. TRAUNECKER, Les dieux de l'Égypte, Paris 1992 (Que sais-je? 1194).
Collectif EGYPTOLOGICA asbl, Le Livre des Morts d'Ani, Bruxelles, 1996.
J.H. TAYLOR (éd.), Journey through the afterlife. Ancient Egyptian Book of the Dead, Londres,
British Museum, 2010.
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