Judith Butler Sentir ce qui est vivant dans l`autre. Le premier amour

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Judith Butler
Sentir ce qui est vivant dans l’autre. Le premier amour de Hegel
Il y a peu de raisons manifestes de penser ensemble Hegel et l’amour. D’abord, pour
beaucoup Hegel lui-même n’est guère « aimable ». Et beaucoup de ses lecteurs ne voudront
pas prendre le temps de ces réflexions. En second lieu, on comprend habituellement le
langage de l’amour comme une proclamation directe ou une expression lyrique d’un certain
genre. Troisièmement, l’amour a un lien à des images et à des mouvements, à ce que nous
imaginons du temps et encore, ou plutôt, à une forme d’imagination et de mouvement qui
semble nous mener à ces répétitions et élaborations ; Le thème de l’amour semble donc une
mauvaise voie d’accès à Hegel dont le langage est dense, qui dévalorise explicitement les
formes artistiques non langagières et pour qui l’adresse directe (au lecteur) et le style lyrique
semblent également à éviter. C’est pourtant un sujet qu’il a abordé dans ses premières
œuvres ; « amour » est dans ses premiers écrits le nom de ce qui anime et mortifie ; et ce
qu’il avance a des conséquences claires pour concevoir les sens et l’esthétique en général.
Dans les années antérieures à la Phénoménologie de l’esprit (1806) par exemple, Hegel
écrivit un texte intitulé « Amour », dont il reste un fragment. Nous trouvons aussi d’autres
remarques dans un petit texte qu’on appelle actuellement « Fragment d’un système »
(1800). Ensuite, semble-t-il, l’amour disparaît ou est écarté, ou encore il est absorbé dans ses
textes sur l’Esprit.
Comment lisons-nous Hegel sur l’amour ? Y a-t-il de l’amour dans sa langue philosophique ?
Son premier art d’écrire met au premier plan des phrases déclaratives. Pas seulement parce
qu’il connait le Vrai et l’affirme avec une immense confiance, mais aussi parce qu’une phrase
déclarative est une manière de faire advenir ou de faire déchoir ce qui est dit. Une phrase
installe le sol de la suivante et une idée est éprouvée ou développée sans être établie par un
enchaînement déductif. De fait, bien que nous puissions tenter, comme beaucoup de ses
lecteurs l’ont fait, d’extraire de ses écrits des propositions, de les organiser en arguments qui
reposent sur des prémisses premières et secondes d’où découlent des conclusions logiques,
je voudrais suggérer qu’il se produit autre chose dans le mouvement de son écriture.
Lorsqu’une phrase est affirmée, qu’elle prend la forme d’une déclaration, quelque chose
devient manifeste, une manière particulière de considérer le mot est établie, une certaine
prise de position est « actée ». Nous pouvons dire qu’un point de vue est « acté » dans la
forme de la phrase. Ainsi, lorsque vient la phrase suivante, elle ne se limite pas à développer
le même point de vue. Parfois, il s’agit d’un point de vue différent qui commente de façon
critique le premier, ou qui nous montre une conséquence inattendue du premier. Cela peut
arriver parfois dans une courte séquence de phrases, ou même dans un paragraphe ou deux
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et nous continuons à réfléchir à ce qui se joue (se passe) « entre » ces termes et au suivi de
ce qui a été « acté » (établi) dans le temps du déploiement de ces phrases. Mais alors
intervient un certain tournant – ce peut être parfois par le biais d’une clause subordonnée,
parfois aussi cela prend place par un changement dans le ton ou dans la modulation de la
voix. Nous voyons à ce moment-là que le point de vue originel, qui était affirmé avec
confiance par la proposition isolée ou dans la courte suite de propositions, a été lentement
mis en question. Cette exigence particulière de mise en question n’est pas la même chose
que d’exposer une érosion interne du sol même de la proposition ou de la séquence de
phrases. Pourtant, une part de la confiance dans la séquence initiale se trouve ébranlée par
ce qui vient ensuite. Ce qui est advenu en second semble bien suivre de ce qui venait
d’abord, ce qui veut dire que la semence de ce trouble - que Hegel nomme parfois Unruhe –
était là dès le départ. Simplement, on ne le voyait pas, ou il était mis de côté au début de
l’exposé. Cet ébranlement se produit donc, mais pas comme l’irruption soudaine du
nihilisme ni comme la renonciation violente à ce qui est venu auparavant. Au milieu du
développement de ce qui est exposé, la forme déclarative a perdu sa fiabilité. Cela peut se
produire simplement par la répétition de la forme déclarative sur un mode tout aussi
confiant, mais alors à ce moment le lecteur est confronté à deux prétentions concurrentes,
exposées avec une égale confiance. Posons la question suivante : la voix d’autorité garde-telle le contrôle sur son propre matériel en ce carrefour ? Ou bien y a-t-il quelque chose dans
le matériel même qui implique un retournement ? La voix est revenue sur elle-même sans
précisément s’autodétruire et sans, à proprement parler, répudier ce qui précédait. Posons
la question : cette involution a-t-elle quelque chose à voir avec l’amour ?
En exposant ce qu’est l’amour, Hegel effectue un retournement qui concerne autant le
thème qu’il expose que son exposition. Nous comprenons, pourrions-nous dire, que quelque
chose dans la nature même de l’amour est réversible ou se retourne et nous avons à trouver
un mode d’écriture qui reconnaisse et explicite cette réversibilité. La présentation doit se
conformer à ce qu’exige ce qui est présenté. Ce qui « est » là exige sa propre présentation
dans le discours tout simplement pour « être ». En d’autres termes, la présentation de
l’amour est le développement ou l’élaboration dans le temps de l’objet de l’amour si bien
que nous ne pouvons distinguer l’amour lui-même, en tant qu’objet, thème ou problème, de
sa présentation (ce qui ne veut pas dire, pourtant, que l’objet soit réductible à son mode de
présentation mais seulement que l’objet ne devient disponible que par sa présentation).
L’amour ne peut rester un sentiment muet et intérieur, il appelle en quelque sorte une
présentation discursive. Je ne veux pas dire que tout amour doive être confessé ni déclaré
pour être qualifié d’amour, mais seulement que le mode déclaratif est autre chose qu’une
idiosyncrasie dans l’approche du problème de l’amour pour le Hegel de 1787. L’amour doit
se développer dans le temps ; il a une allure ou une forme qui ne peut être réduite à une
proposition isolée. Il doit y avoir une suite de phrases, déclaratives et interrogatives, sur
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laquelle s’enregistre une confiance qui, tour à tour, progresse et se défait, mais aussi qui
prend l’initiative de survenir de façon inattendue; et tout cela fait de ces mouvements des
phrases une part du phénomène lui-même. En somme, qu’il soit muet ou vociférant,
intraverti ou extraverti, le phénomène de l’amour a, dans sa propre logique, quelque chose
qui rate ou qui se développe dans le temps et qui, nous allons le voir, ne s’épanouit jamais
dans l’actualité d’une forme définitive mais se définit par son ouverture indéfinie.
On attend peut-être de Hegel un système qui totalise, mais cette erreur a fait son temps.
Dans la Phénoménologie il établit cette ouverture dans l’analyse de ce que font les
déictiques. Dans la relation au « maintenant », au moment absolument immédiat, il s’avère
que le maintenant a toujours été un passé au temps où nous nous sommes référés à lui.
Nous avons perdu le « maintenant » - ou l’avons vu se défaire- au moment où nous le
montrons, ce qui veut dire que l’acte de se référer à ne parvient pas à capter son référent.
De fait, l’incidence du temps qui émerge lorsqu’on tente de montrer le « maintenant »
établit un retard qui affecte toute la fonction de référence. Le problème n’était pas que
montrer le « maintenant » l’a renversé en un « alors », mais que l’acte de montrer,
l’indication a toujours été retardé ; c’est seulement lorsque le « maintenant » devient un
« alors » qu’il se réfléchit mais aussi bien se défait en tant que « maintenant ». Un décalage
temporel sépare le langage qui cherche à indiquer le « maintenant » du moment indiqué, il y
a donc une différence entre le temps de l’indication et le temps de ce qui est indiqué. Le
langage, en ce sens, manque ce qu’il inscrit et il doit le faire pour se référer en tout cas au
temps de ce dernier. En ce sens, le « maintenant » est invariablement un « alors » au temps
où il devient disponible pour nous par le langage (ce qui est d’ailleurs la seule manière dont
il devient disponible puisqu’il n’y a pas de relation non médiatisée au « maintenant »). Hegel
n’est pas un vitaliste ; il ne pense pas que l’immédiat soit à notre disposition sans médiation,
même si, inlassablement, il s’emploie à considérer de près les expériences qui nous
semblent être « les plus immédiates » ou les plus évidemment immédiates. « Médiation » a
au moins deux significations ici : premièrement, tout ce qui nous devient disponible dans
l’expérience est revenu de l’extérieur et s’est réfléchi en nous par un moyen extérieur lui
aussi. En second lieu, tout ce qui nous devient disponible dans cette traversée et cette
réflexion en nous à partir de l’externe se trouve toujours à distance de son lieu et de son
temps d’origine. En d’autres termes, un certain déplacement dans l’espace et le temps
conditionne le connaître. Hegel rapporte souvent ce mouvement à un « retour » [sur soi] à
partir de l’objet.
Lorsque nous réfléchissons au « maintenant », il y a toujours quelque opération temporelle
qui excède ce que nous nommons le « maintenant » et sans laquelle nous serions tout
simplement incapables de nommer le « maintenant ». Il en va de même pour tout ce que
nous pouvons appeler la « fin » d’un processus – de fait, au moment où nous nommons la
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fin, elle est déjà passée, ce qui veut dire que le temps de la nomination se produit au-delà de
cette fin (outrepasse cette fin), et entre dans un autre registre du temps. La fin, pour autant
qu’on puisse la nommer ou l’indiquer, change d’allure et se révèle moins « terminale » qu’il
n’y paraissait. Quel nom allons-nous donner à ce temps qui est en excès par rapport à la fin ?
Ce n’est pas clair. Si nous avons un moyen langagier d’indiquer ce temps, ce sera un moyen
qui agit dans l’opération d’un retard. Et si nous pensons qu’une tristesse endeuillée travaille
de l’intérieur cet acte d’indiquer, nous pourrons bien avoir raison. Comment pouvons-nous
revenir de cette perspective à la question de l’amour ? Y a-t-il une certaine persistance du
temps qui ouvre au sens de la fin ou de l’au-delà de la fin ? Ou encore, y a-t-il une fonction
poétique étrange de la fin ? Comment l’amour et la perte sont-ils impliqués dans cette
formulation? Y a-t-il un moyen d’éviter le deuil et la tristesse qu’implique la perspective de
Hegel ? Ou bien est-ce que le deuil, inversement [dans cette inversion] précèderait
l’amour ?
Le fragment de Hegel sur l’amour commence par cette question : comment les personnes
participant à une religion concilient-elles leur individualité avec leur appartenance à une
communauté ? Il est intéressant de noter qu’au départ on ne pose pas la question de savoir
si l’individu est séparé de la communauté ou si, au contraire, il ne se trouve en quelque sorte
uni à la communauté qu’en comprenant le rapport de l’individu à la propriété, à ce que
Hegel nomme « l’objet » ou encore « le monde des objets ». Si la religion implique la
propriété collective des objets ou le sacrifice des objets, les individus renoncent au droit de
les posséder. Dans les conditions où la valeur de l’individu dérive de ce qu’il possède, il perd
sa propre valeur quand il abandonne toute forme d’individualisme possessif. Et, en effet,
selon les termes mêmes de Hegel, lorsque l’individu perd tout ce qu’il possède, il en vient à
se mépriser lui-même ; et c’est bien ce qui semble se produire lorsque ce sont des objets qui
donnent sa valeur à la personne et que les objets sont possédés en tant que propriétés de la
personne.
Or, là où il s’agissait de l’existence d’une communauté, c’est plutôt la haine de soi qui
envahit soudain le tableau. La religion est d’abord définie comme forme de participation à la
communauté exigeant le sacrifice ou la négation de la propriété individuelle et,
corolairement, la négation de l’individualité même qui prend la forme de la haine de soi.
Mais alors comment la haine de soi va-t-elle se muer en amour ? Et dans cette économie
l’amour de soi ne dérive-t-il que de l’entrée en possession d’une propriété ?
Hegel introduit aussi un second problème sur un mode surprenant : il semble qu’il veuille
faire porter l’analyse sur les conditions d’une relation vivable, praticable entre l’individu et
son monde. A ce moment, la communauté et la participation à une communauté sont mises
de côté et il introduit un nouveau point de départ. Il y a un second facteur impliqué dans la
séparation de l’individu par rapport au monde des objets. Le premier, c’était la haine de soi,
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puisque l’individu tentait de renoncer à la possession de sa propre personne mais sans y
parvenir. Le second facteur est aussi alarmant : l’objet lui-même est mort. Lorsque c’est la
propriété qui confère à l’individu sa valeur, les objets du monde sont morts et la personne
est prise dans sa propre haine d’elle-même. Hegel semble vouloir faire contrepoids à de
telles conclusions en cherchant la possibilité d’une union vivante entre les individus et les
objets : s’agit-il d’une alternative à la religion et est-ce une solution qui en appelle à l’amour
ou qui inclut l’amour de quelque façon ? Lorsqu’il écrit « l’objet est mort », nous sommes
nécessairement amenés à poser la question : comment l’objet est-il mort ? Est-ce là la forme
générale de l’objet et en ce sens, de tous les objets ? L’objet est-il mort pour toujours ?
Les objets peuvent mourir de deux manières : par le sacrifice et par la propriété. Il semble
d’abord que Hegel veuille faire en sorte que nous nous gardions de renoncer à la propriété
si cela veut dire renoncer à toutes choses matérielles, à toute matérialité. Mais ensuite, il
paraît chercher une voie qui donne un rôle positif à la matière ainsi qu’aux objets du monde
sans que ceux-ci se réduisent à la propriété. Le texte nous demande d’imaginer d’entrer
dans une configuration du monde où un individu, qui n’aurait pas complètement renoncé à
son individualité, est mis face à un monde d’objets, entouré par ce monde créé par les actes
qui ont sacrifié toute propriété personnelle au profit de la communauté. Lorsque les
individus sont privés de toute propriété, ils sont aussi privés d’une relation vivante aux
objets – les objets sont morts. Quelle possibilité de vie affective reste-t-il alors pour des
individus soumis à de telles conditions ? Ils se mettent à aimer ce qui est mort. Il ne leur
reste qu’à vivre et aimer dans une relation à un objet, à un ensemble d’objets, à un monde
d’objets qui sont morts. Et en ce sens ils demeurent dans une relation vitale à ce qui est
mort. Les objets morts constituent, en effet, le second terme de la relation d’amour. Dans
ces conditions donc, l’amour aime un matériau qui est indifférent à celui qui aime. Cette
relation n’est justement pas une relation vivante. Et lorsque Hegel entame sa réflexion sur
« l’essence de l’amour à ce niveau » (« in seiner inneren Natur »), il ne nous parle pas de
l’essence de l’amour en tout temps, il nous dit seulement comment est constituée l’essence
de l’amour dans les conditions où est requis le sacrifice, c’est-à-dire là où la religion exige
que les individus se séparent de leurs objets comme clause de participation à une
communauté.
Hegel adopte à présent le point de vue de celui qui a composé avec l’obligation de perdre ce
monde d’objets, de vivre dans un monde d’objets morts, et de vivre jusqu’au bout les
conséquences de ce mode d’amour particulier dans lequel on n’a de rapports d’amour
qu’avec des objets morts. Il est intéressant, bien sûr, que l’amour lui-même ne soit pas
annihilé par ces conditions. L’amour y prend plutôt une forme nouvelle. On pourrait même
dire que l’amour y acquiert une forme spécifiquement historique. Celui qui vit dans une telle
configuration n’a pas simplement perdu le monde des objets, il continue au contraire
d’aimer ce qui est entré pour lui dans la mort ; et, dans le même temps, il garde espoir que
cette perte sera compensée, qu’il y gagnera une certaine éternité ou infinité, et qu’ainsi il se
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délivrera de toutematérialité. Et donc, dans un tel schéma, si la matière doit être récusée ou
perdue, si la matière doit devenir matière morte, la matière corporelle de sa propre
individualité doit entrer pour lui dans la mort *doit mourir pour lui+. En d’autres termes, si
l’individu perd et continue pourtant à aimer cette matière qui est devenue morte pour lui, et
s’il est devenu lui-même matière morte, cet individu perd et aime cette matérialité perdue.
Mort à lui-même, il continue à vivre – mélancoliquement. Il perd ce qu’il ne peut jamais
perdre tout à fait. Et ce qui est mort pour lui est donc la condition de sa vie.
Dans de telles circonstances, quelle raison l’individu peut-il donner à son existence
matérielle ? Le problème n’est pas seulement qu’il est entouré par des objets morts mais
qu’il est devenu un objet mort pour lui-même en tant que corps qui doit être séparé d’un
pur esprit. Au sein de cette expérience – une expérience conditionnée par un ensemble de
clauses religieuses -, se produit un retournement : « l’individu ne peut supporter de se
penser lui-même comme cette nullité » (« nur das dürre Nichts »). Hegel une fois encore,
est entré dans le processus, il a commencé à prendre acte du renversement et du paradoxe
qui ne vont cesser de définir le sacrifice de la propriété personnelle en fonction de la
communauté religieuse. Les choses tournent : l’individu qui compose avec ces réquisits ou
mieux qui vit dans le monde structuré par ces réquisits, se révèle justement incapable de
supporter d’aimer des objets morts, de devenir pour lui-même un objet mort auquel il reste
inéluctablement attaché. L’individu n’atteint pas l’infinité, il se lie à une région nouvelle de
l’insupportable (« in diesem sich zu denken, kann freilich der Mensch nicht ertragen). Hegel
laisse entendre qu’il y a des limites à ce que l’on peut supporter. Nous voici amenés à nous
demander quelles sont les conditions qui déterminent ce qui est supportable dans l’amour
humain. L’Individu qui se pense lui-même comme un objet mort est insupportable à luimême, mais pourquoi ? D’abord, parce qu’il y a une conscience de l’insupportable - la
qualité d’intolérabilité est la forme que prend cette conscience, et dès lors qu’elle prend une
place, qu’elle émerge, elle montre ou rend effectif cela qu’une forme de conscience,
silencieusement, a déjà transcendé la matière morte que l’individu existant était supposé
être. Mais le problème n’est pas seulement épistémologique ni même logique. C’est plutôt
que l’individu souffre de cette déformation de l’amour dans laquelle il ne s’aime à présent
lui-même que comme une chose morte. Si toute matière doit être mortifiée (sacrifiée,
dévaluée), et s’il est lui-même un être matériel, il doit lui-même mourir. Et pour accomplir
cette tâche tout en vivant, il doit pourtant lui-même rester en vie ; cela veut dire qu’il doit
rester en vie voué à l’insupportable destin de devenir mort parce que vivant. Ce destin
provoque l’angoisse.
Il peut paraître étrange que Hegel énonce cette remarque que personne ne porte en soimême les racines de son être (« keiner trägt die Wurzel seines Wesens in sich ») ; il souligne
que toute existence déterminée provient de quelque part et de quelque chose qui n’est pas
elle-même. Dans une configuration de cette sorte, et sous les réquisits particuliers de la
religion, il s’est produit que l’individu n’a pu développer que du mépris pour sa
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détermination spécifique, pour son statut d’être matériel, et pour la dimension matérielle du
monde des objets. Ceux-ci ont été exclus du spirituel, ils sont devenus la part morte de la
vie, absolument différenciée de l’élément spirituel, et par là absolument morts. De cette
manière, les objets adoptent un statut d’absolu en tant que non-vivants et non-spirituels.
Cependant, une telle perspective échoue à rendre compte en termes religieux de l’art et de
la manière dont des objets matériels viennent à l’être. Donc, Hegel montre non seulement
que la formulation originelle qu’il a donnée de la religion est partielle et impossible – car elle
fait de la matière morte un absolu, elle rend l’individu mort à lui-même et le plonge dans la
pratique d’une haine de soi à la quelle il n’échappe que par sa propre annihilation en tant
qu’être vivant, condition qui se révèle insupportable -, mais de plus, que cette formulation
échoue à comprendre la signification religieuse de l’art et la manière dont le monde matériel
vient à l’être. L’existence matérielle vient d’ailleurs. En ce sens, et à présent du moins, c’est
là la signification de « nul ne porte en soi les racines de son être même ».
Suit une autre série de déclarations et il semble que Hegel abatte ses cartes, à présent. Il
commence en disant effectivement ce qu’est le vrai amour et, au moins dans cette version
(et nous devons penser que c’est une version, que quelque chose peut survenir qui saperait
la confiance dans son exposé déclaratif), il commence donc en disant que l’amour vrai est
une union vivante et qui, semble-t-il, se produit entre deux personnes qui ont un pouvoir
semblable (le principe d’une égalité intervient donc dans sa formulation), et dont aucune
n’est morte pour l’autre. L’amour implique que l’un(e) et l’autre ne soient pas morts pour le
partenaire. La scène est dyadique et on peut s’interroger sur ce qui est advenu de la
communauté. La communauté s’est-elle effondrée dans le couple ? Et qu’est devenu le
monde des objets ? Y a-t-il encore ici des objets, fût-ce sous une forme naissante, ou bien
sommes-nous soudain entrés dans une forme de couple qui s’est arraché à la fois à la
communauté et à la propriété ? Cet amour, avons-nous dit, n’est ni intellection ni raison,
c’est un sentiment (Sie ist ein Gefühl) . Ou, tout au moins, Hegel commence par le définir
comme un simple sentiment, avant d’introduire toutes sortes de révisions. En tant que
lecteurs, nous partons de la demande que l’amour soit un sentiment, mais très vite, dès la
phrase suivante, ce n’est plus un sentiment isolé (« aber nicht ein eiziger Gefühl »). OK, c’est
un sentiment, pas un sentiment isolé ; mais Hegel, par cette seconde demande, n’effectue
pas exactement une négation de la première ; il accumule des propositions. L’une dépasse
l’autre et une sorte de chaîne prend forme. Bien que l’amour soit toujours au singulier, il ne
peut pas être réduit à une instance unique, à sa présentation ou à sa déclaration. Il prend
une forme singulière et donc doit toujours prendre une forme plus que singulière. Et si nous
demandons quel est ce plus, excédant la forme singulière que prend l’amour, on nous dit
qu’un sentiment singulier « n’est qu’une part de la vie, n’est pas la vie dans sa totalité » (
« es nur ein Teilleben, nicht das Ganze Leben ist »)[ L’amour n’est pas le tout de la vie]. Nous
revenons donc au problème de la vie, ou plutôt à ce qui est vivant, à son animation par une
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synecdoque. Et nous revenons à la notion d’un amour qui doit être vivant s’il est actuel et s’il
est l’amour vrai. Et donc, ce sentiment vivant, singulier et non singulier, se lie à une
signification plus compréhensive de ce qui est vivant, ou de tout un ensemble de processus
vivants qui vont au-delà du sentiment isolé ou du style d’animation que chacun de nous peut
avoir. Ce lien n’est ni une identité ni une non-identité.
Nous avons suivi cette présentation du point de vue du sujet individuel, de son sentiment
singulier et vivant de l’amour – un sentiment qui exclut toute opposition et semble donc tout
embrasser. Nous avons à présent à comprendre quelque chose de plus sur la vie que le
sentiment isolé de la vie dans l’amour. Le sentiment isolé de la vie fait apparaître soudain La
Vie comme le sujet de la phrase qui suit. Et le texte dit à présent ce que fait La Vie, dans la
personnification qu’elle anime ou qui donne vie au concept de vie lui-même. On dit que la
Vie va son chemin, elle se disperse en une multitude de sentiments « avec la visée de se
trouver elle-même dans la totalité de ses productions multiples » (« drängt sich das leben
durch Auflösung zur Zerstreuung in der Mannigfalitgkeit der Gefühle und um sich in diesem
Ganzen der Mannigfaltigkeit zu finden »). La Vie est donc personnifiée ici, on lui confère la
capacité d’agir, et pas simplement le pouvoir, en quelque sorte rhétorique, de falsifier ou
d’embellir ce qui est réel. Le renversement ainsi que le déplacement de la capacité d’agir est
pensé ici de manière à montrer que le développement du phénomène de l’amour englobe
un déplacement d’un point de vue purement subjectif -, une dépossession de soi-même
advient dans l’amour. A l’intérieur même du sentiment singulier et vivant de l’amour, se
produit une opération de La Vie qui dépasse et désoriente la perspective de ‘individu. Cette
opération de La Vie doit être accompagnée comme un processus ou comme un
développement qui trouve son lieu dans l’absolue singularité de cette perspective qui la
dépasse pourtant aussi.
La forme du couple ne survit pas très bien dans cette perspective ! Ce sentiment de la Vie,
c’est-à-dire le processus de la vie qui traverse tout sentiment, et pas seulement son
sentiment isolé, va en déterminer et en dépasser toutes les instances. Et de fait, même si
nous commençons à comprendre que l’amour doit être vivant pour être l’amour, il se révèle
que la vie elle-même ne peut jamais être contenue ou épuisée par l’amour. La Vie acquiert
une certaine forme dans l’amour, que Hegel nomme « duplication ». Elle prend corps dans
une figure : la manière humaine dont l’un(e) aime l’autre au singulier. Mais ce serait une
erreur de dire que ce que l‘un ou l’une aime en l’autre est la vie elle-même. Bien sûr, nous
faisons parfois de folles proclamations de ce genre. Mais même ainsi, il s’agit seulement de
la forme rhétorique erronée qui appartient à l’amour, une erreur, une sur-animation [un
supplément d’âme, une hyper-animation, une surestimation ?] qui exprime à la fois une
vérité et une non-vérité. L’autre n’est pas La Vie elle-même car l’autre est un être lié à…,
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déterminé, matériel, qui a dû entrer dans l’existence vivante, mais qui est aussi lié au
mouvement d’aller au-delà de sa singularité. Quelle que soit l’union qui se réalise dans
l’amour, ce n’est pas une union qui passe absolument au-delà de la différence, c’est
l’expérience de la finitude où deux individus sont séparés, et d’une finitude qui enveloppe la
mortalité. Le couple ne se dissout pas dans la vie elle-même sans mourir puisque chacun(e)
aura à abandonner sa forme de vie déterminée. Et chacun(e) est compris comme « sentant
ce qui est vivant dans l’autre » en tant qu’il est une forme séparée et qui dure. C’est là une
importante formule de Hegel : il y a, il doit y avoir quelque chose de vivant dans l’amour
même si l’amour ne peut jamais être le tout de la vie.
Ce que nous avons nommé la déterminité de la forme humaine, sa matière corporelle,
installe cet être qui aime en tant que vivant qui sent ce qui est vivant en l’autre. Le sens ou le
sentir émergent donc sous condition de séparation. L’un n’est pas la vie de l’autre, et l’autre
n’est pas la vie du premier. Ce « sentir » de la vie de l’autre n’est possible que s’ils sont tous
deux des vivants. Il est intéressant de savoir si ce « sentir la vie de l’autre » requiert
nécessairement la condition d’égalité dont Hegel faisait mention au début de son exposé.
L’inégalité est-elle un mode de la mort ? Si l’autre est inégal, est-il en un sens mort, ou
seulement partiellement vivant ? Traiter l’autre en non-égal, est-ce une façon de le tuer ou
de mourir à lui ou à soi même ?
Lorsque Hegel formule cette proposition : « dans le rapport des amants, il n’y a pas de
matière » (An Liebenden, ist keine Materie), accepte-t-il cette proposition comme
véridique ? Quelle est la fonction de cette déclaration dans l’exposé qu’il nous offre ? Ne
nous a-t-il pas dit, déjà, que dépasser leur matérialité n’est pas au pouvoir des amants ? Si
leur « union vivante » implique qu’ils doivent être ensemble sans matérialité, leur amour
n’est pas un amour des corps. Peut-il donc y avoir pour Hegel une matière non vivante ou, à
tout le moins, cette matérialité non vivante est-elle un moment de l’amour ? Dans la suite
de son développement, il explicite le fait que les amants cherchent à résoudre ce problème
de la matérialité par leur quête d’immortalité. Il est donc sûr que la matière continue
d’exister – je suggère en effet, qu’un certain matérialisme obstiné traverse la pensée de
Hegel -, et les amants sont incapables de nier complètement la différence qui subsiste entre
eux. On pourrait dire que leurs corps vont dans le sens de leur union et qu’il n’y a aucun
moyen de sortir de là sauf - pouvons-nous avancer -, par une sorte de meurtre ou de suicide
(ou par une pratique sociale dans laquelle le meurtre ou le suicide ont été intégrés au
principe même de sa structure). Hegel ne dit pas (et c’est remarquable) qu’une conscience
s’indigne lorsqu’elle apprend qu’elle ne peut nier complètement la différence, la matière
morte qu’est l’autre. Selon ses termes, c’est l’amour lui-même qui est décrit comme
indignation. Il s’agit d’une indignation qui concerne proprement l’amour, une indignation
sans laquelle l’amour même ne pourrait être conçu. En tant que lecteurs, nous sommes
requis de changer de perspective en ce point, d’abandonner nos propres identifications ; il se
produit un déplacement, un décentrement qui, cependant, ne nous laisse pas uniquement
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confus et défaits. Nous allons quelque part et ce retournement est un moment de passage;
mais vers où exactement? Ce retournement est notre retournement, cela est certain, mais
c’est aussi un retournement qui concerne l’amour lui-même ; même si nous sommes
désorientés, nous arrivons à quelque chose en matière d’amour. Mon propre retournement
et celui qui caractérise l’amour ne sont pas des expériences parallèles ni des analogies. Elles
ne sont pas simplement comparables l’une à l’autre. Ce sont deux dimensions du même
phénomène. Le texte nous amène donc à les penser ensemble, à les rassembler lorsqu’elles
se succèdent dans le temps où nous ne savons pas encore qu’elles vont ensemble. Le
phénomène de l’amour ne peut donc pas être décrit par une perspective unique. S’il peut
être décrit, c’est grâce à ce changement de perspective et par la manière dont on saisit et
dont on rassemble ces différents moments. Ces derniers s’enveloppent l’un l’autre et c’est
seulement à la condition que nous parcourions ces changements de perspective et ces
déplacements que nous pouvons espérer réaliser ce qu’est l’amour et donc le connaître.
Revenons à l’indignation puisqu‘elle semble indiquer que l’union que recherche l’amour est
incomplète, et cela nécessairement. Hegel évoque cette « composante de séparation » (das
Trennbare) sur laquelle l’amour trébuche, ou encore il parle d’une « indépendance qui
subsiste encore » *d’une indépendance qui reste à l’œuvre+ (noch vorhandenen
Selbstständigkeit). Il y a une part de l’individu qui se trouve retenue en arrière comme une
propriété privée ou même séparée (jene fühlt sich durch diese gehindert – die Liebe ist
unwillig über das noch getrennte, über das Eigentum). On dirait qu’en face de cette
séparation obstinée, « l’amour se déchaîne » - ce sont les termes de Hegel. Et il y a aussi une
forme de honte qui s’attache à cette rage (Scham wird zum Zorn).
D’une part,
l’individualité exclut l’union, et s’enrager contre l’individualité, c’est attaquer l’autre que
vous aimez. C’est apparemment la conscience de la rage ou de l’attaque de l’autre qui
tourne à la honte, parce « l’hostilité dans une aggression sans amour blesse le cœur aimant
lui-même » (bei einem Angriff ohne Liebe wird ein Liebevolles Gemü durch dieses
Feindseligkeit selbst beleidigt). Cette formulation reste ambiguë : la blessure affecte-t-elle le
cœur aimant de celui qui s’enrage et agresse l’autre ou bien est-ce celui qui reçoit l’offense
et la rage qui est blessé ? L’ambiguïté implique peut-être qu’il s’agit nécessairement des
deux à la fois, puisqu’au moment où l’amant blesse, il cesse d’être amant ; il devient une
force mortelle et même le gardien de ce qui est mort, à savoir de la propriété privée et du
droit de propriété ; ce qui veut dire que l’autre qui aime a commencé de mourir dans la
mesure, nous le savons, où la propriété a été décrite comme une forme de mortification.
Hegel remarque, au milieu de ce développement, que la honte « est le plus souvent la
caractéristique des tyrans et des filles » (So müuste man von den Tyrannen sagen, sie haben
am Meisten Scham, so wie die Mädchen ). Arrêtons-nous ici un moment. Que vient faire là la
honte ? La honte est un genre difficile et maladroit de « réflexion sur soi ». L’un se voit par
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les yeux de l’autre, et la honte est donc une manière d’être lié au regard que l’autre porte
sur vous. Mais qui donc fait l’expérience de la honte dans la scène décrite par Hegel ? La
honte est-elle encore une forme d’amour ou bien est-ce l’une de ses déformations ? C’est
des filles qui vendent leur corps pour de l’argent dont on dit qu’elles sont dans la honte, les prostituées, dont on dit encore qu’elles travaillent dans le sexe. Ces femmes sont-elles
incluses dans le groupe que Hegel prétend nommer celui des « coquettes » (den eitlen ) ?
Sont-elles les mêmes ou différentes de ces femmes qui ont pour seul visée le désir de
fasciner, ce qui paraît être, pour Hegel, un désir différent de celui d’aimer ou d’être aimée ?
Les tyrans ne font pas l’objet d’une description plus précise, mais ils sont mis dans le même
panier que les travailleurs du sexe, partie semble-t-il, de la foule de plus en plus nombreuse
des personnages sans amour. Pourquoi donc ? Est-ce parce que les femmes sont tyranniques
du fait qu’elles vendent leurs corps ou qu’elles en usent comme d’un objet de fascination à
proposer ? Ou encore les femmes sont-elles les sujets d’une force tyrannique ? Un tyran
impose sa volonté de façon absolue, traite les autres comme ses subordonnés, ses
domestiques ou sa propriété privée. Hegel en parle-t-il ici pour indiquer une possible
tyrannie interne à l’amour lui-même, le risque de tyranniser ou d’être tyrannisé(e) ? Il serait
étrange de penser que ces femmes fascinent en exerçant un pouvoir tyrannique sans que
quelqu’un se sente tyrannisé par cette force de fascination ou sans qu’on pense aux uns et
aux autres : tyrans et travailleurs du sexe, comme induisant également la même honte. La
honte, pour Hegel, est associée aux institutions dans lesquelles les corps sont
instrumentalisés par la volonté d’un autre ; et peut-être aussi que lorsque l’amour prend une
forme d’inégalité et de subordination, la honte se développe – même si Hegel a honte de le
penser. Cela concerne chez lui aussi bien le fait d’user de son corps sexué pour faire de
l’argent que le fait d’user du corps des autres comme d’une propriété ou d’un travail
esclavagiste. La honte est incluse dans la pratique même mais elle paraît découler d’une
dimension agressive, impérative, instrumentalisante de l’amour lui-même. Hegel semble
averti, un peu comme les Kleiniens en somme, que l’amour enferme en lui-même un
élément hostile. La honte émerge précisément comme un résultat de la prise de conscience
de l’hostilité enveloppée par ce genre d’amour qui prend l’amour comme un absolu de toute
éternité. Mais la manière dont il pose cela suggère que le corps lui-même empêche cette
union d’être complète : « La honte n’intervient que par le souvenir du corps, par une
présence personnelle ou par la présence dans le sentiment (Gefühl) d’une individualité » (
Die Scham tritt nu rein durch die Erinnerung an den Körper, durch persönliche Gegenwart,
beim Gefühl der Individualität).
Le corps se situe sur la voie de l’union avec l’autre. Il est séparé, il est mortel, il peut être
rencontré comme une barrière fixe. Mais quelle est donc alors l’expérience par laquelle
cette séparation obstinée se trouve dépassée ? Ce dépassement ne se produit que par un
échange dans lequel le don est mis en valeur, et le fait de recevoir est une forme de don.
Hegel se réfère à des formes de tact et de contact dans lesquels la conscience de la
séparation est subvertie. Ce n’est pas l’émergence d’une unité, mais c’est un certain suspens
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de la séparation. On peut prévoir que ce bref excursus sur le terrain de la sexualité a pour
résultat un enfant, de telle manière que les deux corps ne réalisent leur union que dans ce
qui prouve leur séparation de cet enfant ; il est leur saut au-delà de la séparation ; ils sont à
la fois quelque chose de lui et au-delà de lui. Le couple se défait à présent par une
triangulation qu’il a été contraint de produire.
Mais l’enfant n’est pas la question ultime. Les amants ne dépassent jamais ce qui est mort
entre eux. Ils sont en connexion avec plus et autre chose que la mort, écrit Hegel. Il semble
qu’il y ait là toujours une question de propriété : ce que chacun possède, ce qui en l’autre
peut faire l’objet d’une possession, ou ce qui de l’autre peut être possédé. Dès lors qu’il y est
question de droits de propriété, il y a de la mort en jeu [dans les objets possédés]. Une
certaine ambiguïté subsiste : ce ne sont pas seulement les objets qu’ils possèdent, objets qui
sont extérieurs à l’un et à l’autre, qui reçoivent la forme de quelque chose de mort, mais
c’est « un objet mort qui est au pouvoir de l’un des amants et leur fait face et s’oppose à
eux, les opposant aussi l’un à l’autre » * L’élément mort qui se trouve au pouvoir de l’un leur
est aussi opposé à l’un comme à l’autre+ ( Das unter der Gewalt des Einen befindliche Tote ist
Beiden entgegengesetzt). Est-ce que l’un des amants posséderait quelque chose que l’autre
ne possèderait pas ? Est-ce que la possession d’un objet extérieur produit de la mort chez le
possédant, un objet mort qui, d’une quelconque manière, habite le pouvoir ou est au
pouvoir du possédant ? Et s’agit-il d’autre chose que le corps propre de ce dernier ? Si
quelqu’un a un droit de propriété sur son propre corps, est-ce que cela ne produit pas de la
mort dans l’amour qu’il donne ? Et si un objet est externe et partagé avec un autre
possédant, ou encore si l’objet est le corps lui-même en tant que propriété commune, le
problème de ce qui est mort n’est pas vraiment dépassé. Les gestes de Hegel vers la fin de
son essai concernent la possibilité d’une propriété commune, mais est-ce que le commun,
ici, va au-delà de l’individuel ou bien cela seulement rend-il indécidable le droit de
posséder ? Il semble qu’on ne réconcilie pas facilement la propriété avec l’amour. L’amour,
en effet, s’établit entre égaux alors que la propriété a toujours pour matière une possession
et semble dépendre de la primauté de l’individu : « tout ce que les hommes possèdent a la
forme légale de la propriété » ( alles, in diesem Besitz die Menschen sind, die Rechtsform des
Eigentusm hat). Diviser la propriété, c’est diviser ce qui est déjà mort, et cela signifie que
l’amour, entendu comme échange vivant et égalitaire, est mis hors jeu. Le fragment de Hegel
n’apporte aucune solution. La question qui émerge est la suivante : l’amour est-il conciliable
avec le mariage, la propriété et même avec les enfants ? Et chacune de ces réalités introduitelle et soutient-elle une part de mort ?
En un sens dans cet essai et dans le Fragment d’un système (1800) Hegel tente de
comprendre ce qui maintient en vie l’élément vivant de l’amour. Il s’efforce de comprendre
la vie infinie, ou plutôt ce qui est infini dans la vie et cela impose de rendre distincte une
relation qui n’est ni conceptuelle ni observatrice Curieusement, « Dieu » devient le nom de
toutes les relations que Hegel veut appeler des relations vivantes ( die Beziehung ohne das
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Tote). En tant que tel, Dieu ne peut être réduit à un système de lois, puisque les lois sont de
nature conceptuelle et donc, selon ses propres termes, du registre de la mort. Ainsi, lorsqu’il
imagine une forme d’existence vivante qui reste en vie, il entend sa forme idéale comme une
forme qui ne contient rien de mort, contrairement à l’amour humain.
Toutes les lois ne sont pas mauvaises ou erronées, Hegel n’était pas anarchiste. Il cherche,
encore et encore, une « loi vivante » (belebendes Gesetz) qui agirait en union avec la
multiplicité qui est « l’animé même » (ein Belebtes). Nous passons de la considération de la
vie à celle de l’animation et, plutôt que d’en rester à l’opposition simple de la loi sans vie et
de l’amour vivant, nous sommes amenés à saisir une loi vivante ou animée, et conduits aussi
à penser comment l’animation agit aussi bien dans texte comme phénomène rhétorique que
comme une composante dans la définition même de l’esprit. Nous ne dépassons pas la mort
ni ce qui est mort, et nous ne ramènerons pas à la vie tout ce qui est mort. D’ailleurs, cette
notion d’une vivacité, perpétuelle sinon infinie, reste vivante dans son texte. Est-ce un
fantasme, une impossibilité structurelle, le point aveugle d’une idéalisation ? Si réfléchir sur
la vie est jusqu’à un certain point une manière de tuer la vie, de mortifier la vie pour un
temps ou de la rendre fixe (fixiertes), nous sommes dans l’impasse, car nous ne pouvons pas
ne pas réfléchir sur la vie en tant que philosophes, en quelque sens qu’on entende ce terme.
Nous ne pouvons pas, conceptuellement, comprendre ce qui vit sans comprendre quelque
chose qui a trait à la mort puisque ce contraste seul en rend possible la détermination. La vie
est brisée en parties et segments, ce qui veut dire que l’appréhension de la vie est pour une
part liée à la perspective et au principe d’une sélection. Il en résulte qu’une part de la vie
tient sa vivacité d’une expansion dans un autre, il y a donc toujours, dans toute perspective
interne à la vie, une partie morte pour elle – close, forclose. Et comme l’élément vivant qui
remplit cette perspective a eu à mortifier une part du vivant en lui, une part de la vie peut –
et doit – être morte pour une partie et vivante pour une autre. Cela dépend de la
perspective engagée et intégrée dans cette vie. La vie infinie ne peut devenir un objet pour
la pensée, sans devenir finie et perdre son caractère même de vie. Le vrai infini est extérieur
à la raison, du moins Hegel semble-t-il le dire. Et si l’amour est vie infinie, alors la
philosophie est contrainte de se détourner *se retirer+ de l’amour pour poursuivre son
engagement dans la réflexion et réaliser la cristallisation de la vie. Quelque cristallisation que
la philosophie assume, elle donne une forme spatiale finie à l’infini et elle fige sa
temporalité, elle introduit de la mort dans ce processus. L’infini véritable n’est pas un
produit de la réflexion, et la réflexion tend à arrêter le temps, et à établir un système
d’éléments définis et finis. Par conséquent, une/un philosophe doit cesser d’être philosophe
si elle/il veut affirmer cette vie infinie que l’on nomme « l’amour ». On pourrait en conclure
que pour Hegel, les philosophes sont de mauvais amants. Mais ce point est plus précis
encore : l’un des noms de cet élément de mort est : philosophie.
Ou peut-être la philosophie est-elle seulement le messager qui nous apporte invariablement
de mauvaises nouvelles de l’amour. Pour un être vivant, il n’y a pas de moyen facile de se
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garder de devenir un objet d’une sorte ou d’une autre, de devenir le lieu ou la condition
d’une réflexion. Celui qui aime est un être existant et très particulier qui ne peut pas
dépasser sa finitude par l’amour. Et le pire, c’est que celui qui aime se cramponne à sa
finitude de façon insistante et têtue ; forme furtive d’attachement à soi, à comprendre plus
généralement comme un refus de bouger. Lorsque Hegel tourne et retourne la question de
savoir pourquoi la religion élève la vie à son infinité alors qua philosophie ne le peut pas, il
en revient toujours à la part récalcitrante de soi – opiniâtre, finie et même morte – qui
refuse d’abandonner (give way). Mais cette fois, il ne s’agit plus de glisser vers un autre,
mais de se défaire de la propriété en soi-même. Et bien que Hegel semble en un sens
apprécier la force de la religion et désapprouver les restrictions qu’impose la philosophie,
son exposé prend une tonalité critique lorsqu’il en vient à ceci : les humains détruisent une
part d’eux-mêmes sur les autels, ils en arrivent à une forme de sacrifice, ils détruisent ce qui
leur est propre en faisant de tout ce qu’ils possèdent une propriété commune, ils nient tous
les objets quels qu’ils soient, à cause de leur finitude et ils s’engagent dans des excès d’
ascétisme et de négation d’eux-mêmes. Hegel appelle cela « l’annihilation pour
l’annihilation » ( die zwecklose Vernichten um des Vernichtens ), laquelle se révèle être la
relation dernière de la religion aux objets.
Mais à la fin de ce court texte, il change de ton, comme s’il avait découvert une alternative.
Et, de façon fort intéressante, il fait un rapport avec la danse. Le culte, nous dit-il, n’est ni
intuitif ni intellectuel , il relève d’une « subjectivité joyeuse des êtres vivants, du chant, du
mouvement des corps… des expressions par lesquelles une oraison solennelle peut devenir
belle et objective par des règles , c’est-à-dire la danse » ( das Wesen des Gottesdienst
ist…vielmehr Subjektivität Lebendiger in Freude zu verschmelzen, [ vermittles] des Gesangs,
der körperlichen Bewegungen, einer Art von sujektiver Äusserung, die, wie die tönende Rede,
durch Regeln objektiv und schön, zum Tanz warden kann)). La danse semble donner un sens
concret à l’idée d’une loi animée et qui anime. De fait, la danse est isolée dans la
construction de la phrase, elle évince ce moment où les corps deviennent vivants en entrant
dans des règles mais sans se conformer précisément à aucune loi. Quand Hegel imagine un
« peuple heureux » (glücklich), c’est un peuple qui a clairement réduit la séparation des
êtres humains, mais sans y renoncer.
Il essaie d’imaginer une forme de l’amour qui va au-delà de la dyade et de la propriété. Nous
nous déplaçons à nouveau vers ce point évanescent dans l’idéalisation. En évoquant le
domaine esthétique, centré cette fois sur les mouvements en société, Hegel se met à
imaginer des êtres qui ne cherchent pas à posséder les autres comme leurs propriétés, et qui
ne tiennent pas non plus à leur propre personne comme à une propriété. Le problème est
donc de savoir si le corps humain ou un quelconque objet avec quoi il entretient des
rapports peut être pensé et vécu en dehors de la forme de la propriété. La propriété est ici
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ce qui mortifie, ce qui veut dire que l’amour ne peut pas survivre pour quelqu’un qui se
considère lui-même ou considère un autre comme sa propriété - l’auto-préservation
(opiniâtreté) et la possession doivent perdre de leur importance au profit de l’affirmation de
ce qui est vivant dans l’amour. Dans cette première œuvre, Hegel ne réalise pas que la
propriété est elle-même animée et « animatrice » dans les conditions des relations de
propriété capitalistes, et que cela est l’effet et le sens du fétichisme de la marchandise. Les
marchandises sont personnifiées et investies d’un pouvoir actif et fantastique. Hegel est prêt
à tout personnifier, il écrit sur ce que devrait faire La Vie, si la vie était une personne ; il
montre de quelle manière les abstractions exigent parfois le sacrifice de ce qui est matériel
et fini, mais il souligne en revanche le pouvoir qu’a la propriété de ravir à une personne ce
qui est en elle le plus vivant, y compris et particulièrement le possesseur.
Dans ces quelques dizaines d’années qui le séparent de l’analyse par Marx de la
marchandise, Hegel veut séparer l’animé et « l’animateur » du monde de la propriété. Il ne
lui oppose pas le monde des objets, mais il veut garder ce monde animé, et pour toujours.
Quand les objets acquièrent le statut de propriétés et quand la loi de la propriété en vient à
prévaloir, elle a pour effet de briser ces relations entre les êtres humains et les objets qui
relèvent de ce que nous nommons « aimer ». Et cela est une modalité différente de l’effort
religieux qui consiste à élever le fini à l’infini en s’abolissant dans ce mouvement. Avec l’idée
de loi animée ou de forme vivante *qui intensifierait la vie+, c’est une sorte de danse, une
danse des amants qui ne serait pas forcément dyadique, à entendre comme le rythme qui
s’instaurerait entre une série ou une séquence finie qui donnerait forme spatiale au temps,
et ce qui ne peut être enserré dans ces termes mêmes, à savoir l’infini. La question
essentielle n’est pas ici que rien ni personne ne meure. Elle est seulement que vivre et
mourir ponctue une série infinie que personne ne peut appréhender par une idée statique
trop simple. Pensez au délire des Bacchanales qu’il décrit dans la préface à la
Phénoménologie de l’esprit ! Il y construit le point où ce qui disparaît dans l’expérience est
essentiel à ce que l’expérience contient de vrai. « Le soi évanescent, doit au contraire être
regardé comme essentiel et non pas comme quelque chose de fixe », écrit-il. Quittant l’idée
de la « vérité morte » qui ne concerne que ce qui peut être déterminé comme existant, il
essaie d’établir un domaine de l’apparence où « ce qui émerge et disparaît » n’émerge et ne
disparaît pas mais constitue plutôt « l’acte même et le mouvement de la vie de la vérité. » Il
écrit « Le Vrai est le délire bachique dans lequel il n’est pas un seul membre qui ne soit ivre,
et parce que chaque membre, en se détachant, se dissout aussi immédiatement – ce vertige
est tout aussi bien le repos transparent et simple » (traduction Jean-Pierre Lefèvre, Aubier
1991, p. 57)
Hegel nous apprend dans un fragment séparé qu’il cherche une condition dans laquelle « la
douleur et toute la gravité du désaccord interne à l’esprit soit reconnu et accepté » Discord ?
Inquiétude ? Il est intéressant de noter que l’idée d’une forme animale esthétique animée et
« animatrice » n’a pas la victoire sur la négativité. Elle agit seulement contre les effets
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mortifiants de la possession. La perte et le deuil exigent que nous renoncions à ce que nous
pensions posséder, ce qui veut dire abandonner le fantasme que la possession éviterait
l’expérience même de « passer ». Eprouver le deuil par la perte d’une possession est parfois
la condition de l’amour même, c’est l’effectuation d’un fantasme qui ouvre la voie à quelque
chose de vivant. C’est sans doute pourquoi il y a quelque chose de vivant dans la douleur,
qui est précisément l’inverse de ce qui est mort dans la propriété. Et même dans la
mélancolie, on s’accroche aux objets perdus d’un autre, rendant l’animation à celle ou à
celui qui est parti(e) ou qui est mort(e) : ce pouvoir d’animation témoigne indirectement
d’une vivacité persistante au sein de la perte.
L’infinité, s’il y en a une, on la trouve bruyamment au milieu des vêtements abandonnés et
de toutes les vieilles affaires laissées par le mort – qui ne sont plus la propriété de personne ces chiffons recyclés qui éventuellement, peut-être, seront portés par un autre corps, dans
un autre mouvement, évanescent et vivant.
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