"Painter" de Paul McCarthy

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Sciences-Croisées
Numéro 2-3 : L’Identité
L’asthénie du peintre :
quête d’identité dans la vidéo Painter de Paul McCarthy
Marion Delecroix
Université de Provence
Département des Arts Plastiques
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L’asthénie du peintre :
quête d’identité dans la vidéo Painter de Paul McCarthy
Résumé
Rassemblant stéréotypes et lieux communs de la peinture, Paul McCarthy, dans la vidéo
Painter, façonne une figure doxique de l‘artiste : le peintre s‘exprime et de chacun de ses
gestes naît une œuvre d‘art. A la recherche du for intérieur, d‘une intimité immuable qui
assure la plénitude de l‘individu sans conventions, McCarthy met en scène une quête de
l‘identité. L‘artiste perd son efficience car ―l‘expression‖ honore le geste au détriment
d‘un quelconque but. Le peintre burlesque de McCarthy laisse s‘effondrer toutes les
constructions identifiantes qui maintenaient la figure du peintre. S‘entassent alors les
constats : l‘artiste ne peut plus articuler le monde, le voilà devenu fragile et déficient. Le
peintre de McCarthy régresse hors de la culture à la recherche d‘une identité qui pallierait
au défaut de représentations. Mais ce personnage est un bouffon et la déréliction s‘impose
à l‘artiste : l‘impossibilité de s‘appuyer sur un quelconque substrat instaurateur engendre
l‘asthénie. La peinture est fatiguée et le peintre, perdant sa position de sujet structuré et
structurant la matière picturale, n‘a plus rien à faire.
Mots clés : création – expression – fatigue – for intérieur – peintre – représentation –
repos.
Abstract
Paul McCarthy, in his video Painter, brings together all the stereotypes of painting. He
shapes a conventional representation of the artist: the painter expresses himself, and from
each one of his movements a artwork is born. He looks for unmovable intimacy, which
assures the plenitude of individuality without social conventions: McCarthy displays a
quest for identity. The artist loses his efficiency, because the ―expression‖ implies a
movement free of any goal. McCarthy‘s burlesque painter lets all the groundwork of
identity, which used to hold together the character of painter, collapse. The artist is not
able to organize the world any more. He becomes weak and deficient. McCarthy‘s painter
acts as if he has found again a natural behaviour, out of any culture. This identity structure
is like a substitute for the lack of representation. But the character is a buffoon and only
dereliction remains. Painting has got no more substratum. The paint is tired and the
painter, losing his position of structured subject and subject structuring the paint, does
almost nothing, not because he wants to be more profitable, but because he has nothing to
do anymore.
Key words: creation – expression – tiredness – inside – painter – representation – quiet.
Marion Delecroix
L’asthénie du peintre : quête d’identité dans la vidéo Painter de Paul McCarthy
ne œuvre d‘art est faite par un artiste et un artiste fait des œuvres d‘art ;
tautologie duchampienne (1994) déconcertante et qui indique
l‘impuissance dans laquelle s‘est engouffré le monde de l‘art depuis la
capitulation de l‘Académiei. Le rapport pour le moins peu distinct entre
l‘œuvre et l‘artiste impose le constat suivant : le monde contemporain est
incapable de reconnaître une œuvre d‘art et inapte à identifier l‘artiste. La seule
façon de définir œuvre et artiste serait d‘accorder une intimité instinctive, naturelle
à l‘individu qui permettrait de désigner un noyau dur, un fond structurant. Et par
cette immatérielle mais tellement rassurante intimité, l‘artiste ne serait alors que
cela, un artiste, il serait né artiste, il contiendrait en lui l‘originalité qui n‘aurait
pas à être apprise, seulement à être découverte : l‘artiste aurait du génie, et serait
artiste naturellement. Dans une émission télévisée, dans son atelier, dans son
appartement, chez son marchand de tableaux, Paul McCarthy nous le prouve, en
mettant en scène, dans la vidéo Painter, un peintre, l‘artiste par excellence, qui ne
quitte jamais sa tenue de peintre. L‘habit fait le moine et le peintre dort avec sa
blouse sale et les doigts pleins de peinture.
McCarthy caricature De Kooning, grande figure de la peinture américaine qui
rassemble ici tous les stéréotypes et les lieux communs de la peinture : le peintre
s’exprime, et de chacun de ses gestes naît une œuvre d‘art. McCarthy fabrique une
figure de l‘artiste dans le respect de la doxa : marginal, socialement incontrôlable
et psychiquement fragile. Le peintre devient comme un animal lorsqu‘il défèque
dans une plante, comme un petit enfant lorsqu‘il se met en colère chez son
marchand ou quand il fait l‘avion, ou comme un fou lorsqu‘il se coupe les doigts
et lorsqu‘il tourne sur lui-même en répétant « De Kooning, De Kooning, De
Kooning ». Le peintre investit alors trois figures de la régression hors de la
« culture », dans une déambulation scatologique qui traduit la recherche du for
intérieur, de cette intimité immuable qui garantit l‘individu, sans les conventions
sociales. Le peintre est né artiste et son métier consiste justement en l‘expression
de son intimité innée.
Voici donc mis en scène une quête de l‘identité, une déambulation qui mettrait
l‘artiste en abîme : le peintre prendrait le relais du réalisateur au sein de la fiction.
Organisation narrative bien arçonnée, et (trop) utilisée au cinéma qui interroge les
places et rôles respectifs des personnages fictifs, acteurs, metteur en scène, etc…ii
Mais McCarthy en fait trop et son peintre est grotesque. Ses pitreries et sa
maladresse suscitent un rire en coin ; un rire biaisé par la débâcle, par l‘excès de
scènes scatologiques et sexuelles. Le malaise s‘installe car cette pléthore
d‘exagérations réduit l‘identité à un ramassis de conventions tacites et idéelles, à
des préjugés sans assises. McCarthy montre du doigt un mythe de l‘artiste créateur
et authentique, et le noyau dur de l‘identité disparaît. Les conventions s‘articulent
entre deux pôles : à la fois les conventions sociales dont on fait fi pour retrouver sa
véritable identité et les conventions idéologiques qui postulent l‘existence de cette
véritable identité dissimulée au fin fond de l‘individu, hors de la société. Paul
McCarthy expose toute une mythologie de l‘artiste peintre et de l‘individu
contemporain en quête d‘identité.
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Marion Delecroix
L’asthénie du peintre : quête d’identité dans la vidéo Painter de Paul McCarthy
1. A la recherche d’un primat.
La figure du peintre (expressionniste en l‘occurrence) s‘accompagne d‘une
mythologie de l‘expression de soi et de la réalisation de ce qu‘est le peintre, au
fond de luiiii. Les lieux communs de la peinture que sont l‘expression et
l‘authenticité demeurent les seuls éléments stables, vestiges d‘une Académie
structurante. Or, comme s‘il prenait en charge les mythes qui structurent la figure
de l‘artiste pour démultiplier leurs conséquences, McCarthy déconstruit cette foi
en l‘expression, en l‘intériorité secrète de l‘individu. Cette mythologie qui croit
avoir déniché le noyau dur en dehors des conventions sociales se révèle n‘être
qu‘un reliquat des conventions perdues. Le peintre de McCarthy est peintre à
outrance. Grotesque parce que tout ce qu‘il fait devient de l‘art, il exacerbe le
problème relevé par Alechinsky (1997) lorsqu‘il explique l‘absurdité d‘une
certaine conception doxique de l‘art qui regrette que l‘artiste détruise certaines de
ses peintures ; le fait qu‘il soit artiste, en effet, devrait lui interdire de gommer
quoi que ce soit, puisque le moindre coup de crayon serait artistique. Absurdité
poussée à son comble lorsqu‘il souligne qu‘étant artiste, le moindre coup de
gomme aussi est artistique ! Mais, bien entendu, cette seconde assertion contredit
le grand mythe de l‘artiste fabricant d‘œuvre d‘art. L‘artiste fait œuvre sans jamais
se tromper, il n‘a jamais à faire à du repentir. L‘adage populaire explique et évalue
la valeur artistique selon un don qui supposerait justement que toute production est
immédiatement artistique ou pas. McCarthy, de ce fait, est peintre aussi dans son
lit : il est toujours peintre car il en va de son identité, sous le patronage de son for
intérieuriv.
Les « œuvres » du peintre mis en scène par McCarthy, qui ressemblent
étrangement à certaines œuvres (couleur, traces, etc.) peintes par De Kooning,
résultent d‘une lutte exacerbée entre lui et la matière picturale. Cette dernière
devient un partenaire sexuel : des pinceaux démesurément grands lui servent de
prothèse phallique, il troue un tableau avec l‘un de ces pinceaux, il rêve d‘entrer
dans des tubes de peinture (faire un avec la matière picturale), il triture ses tubes
de couleurs géants, à taille humaine, avec un pinceau puis avec la main, avec un
geste de va-et-vient pour le moins ambiguë : mélange-t-il la couleur à même le
tube ou tente-t-il de masturber le tube de peinture ? Les tubes de peinture humains
de McCarthy sont étiquetés : red, blue, black, shit. Les fluides corporels et la
nourriture sont incorporés à sa peinture à l‘aide d‘outils phalliques. Dans une
vidéo plus ancienne, Painting, wall whrip, (1974), McCarthy peint avec de la
mayonnaise, du ketchup et des excréments. Ces deux vidéos-performances de
McCarthy se construisent autour du sexe et des défections, comme restes, comme
origine instinctive de l‘individu. Mais cette origine est socialement inventée et elle
se mélange au ketchup. Certes McCarthy n‘hésite pas à critiquer l‘abondance de la
société de consommation, mais c‘est surtout les vestiges d‘un individu sans
repères qu‘il met en scène, s‘aidant souvent, dans d‘autres performances, des
grands personnages de fictions enfantine (Heidi, Pinocchio). Dans Painter,
McCarthy utilise De Kooning comme Pinocchio : comme un mythe structurant
l‘imaginaire collectif américain.
McCarthy mêle tout à dessein et perd le spectateur : psychanalyse, doxa,
marginalité, stéréotypes. Tout s‘amalgame dans la recherche du for intérieur, et
évoquer ce for intérieur même n‘a plus aucune conséquence théorique. Dans l‘une
de ses premières vidéo-performances, en 1972, McCarthy rampe sur le sol,
déversant devant lui de la peinture et créant avec son corps (sa tête en première
ligne), une trace blanche. Cette performance, de manière très simple et épurée,
sans investir de grandes figures collectives, sans non plus mettre en scène une
quasi fiction et sans autre accessoires que le la peinture blanche, caricature
l‘artiste qui s‘exprime, le rapport au corps qui simule une transe créatrice,
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L’asthénie du peintre : quête d’identité dans la vidéo Painter de Paul McCarthy
l‘instinct retrouvé, ou, dans les tréfonds de son individu les retrouvailles avec les
restes primitifs, purs et originels qui sont au principe de l‘individu. Pour tracer
cette ligne blanche sur le sol, McCarthy se trémousse à la manière d‘un animal.
Bien sûr, cette performance rappelle très distinctement un peintre comme Pollock
en lutte avec la matière picturale.
« Aussi paradoxale soit-elle, la performance émerge dans un contexte on ne peut
plus stérile, celui de l‘expressionnisme abstrait new-yorkais. Cette tendance, au
regard de son soubassement moderniste, repose en effet sur l‘intégrité — pour ne
pas dire le refoulement — du corps de l‘artiste, tout en s‘appuyant, plus
généralement, sur une conception autotélique de l‘œuvre d‘art qui fait de son
―originalité‖ et de sa spécificité (au sens où Lessing l‘avait théorisée au XVIIe
siècle), en l‘occurrence picturale, deux données inviolables » (Verhagen, 2003/6,
p.801).
Voilà donc posé que McCarthy a pour pères les expressionnistes et leur chef de
file Pollock de qui Harold Rosenberg, écrit : « Pour chaque peintre américain il
arriva un moment où la toile lui apparut comme une arène offerte à son action —
plutôt qu‘un espace où reproduire, recréer, analyser ou ―exprimer‖ un objet réel ou
imaginaire. Ce qui devait passer sur la toile n‘était pas une image, mais un fait,
une action » (Rosenberg, 1952). Rosenberg insiste sur l‘importance de l‘action
dans le terme de action painting, c'est-à-dire du processus ; la réalisation prime sur
le résultat. La manière de faire et de s‘engager dans sa production légitime l‘œuvre
bien plus que le résultat produit. Cette conduite des années cinquante est
largement inspirée d‘une conception de l‘artiste romantique. Il est à noter que le
contexte romantique est justement le XIXe siècle qui amorce la mise en péril de
l‘Académie (mise en péril multifactorielle du reste). La figure d‘un artiste en lutte
avec lui-même, bataillant corps et âme pour s‘exprimer par son art voilà les
reliquats de l‘expressionnisme abstraitv. Cette mythologie d‘un artiste s‘exprimant
est largement nécessaire face à la capitulation des conventions académiques car
elle postule un fondement à l‘individu, elle invente une identité solide et
immuable face à la perte des repères et modèles sociaux : elle stabilise ce qui
sinon n‘a plus aucune limite, elle donne sens, elle organise.
L‘homme de l‘époque moderne, souligne Foucault (1966), est soumis à un choix
infini de possibles de vies. A partir de la fin du XVIIIe siècle, l‘homme se
construit de plus en plus comme individu – révolutions politiques et industrielles.
Mais cette individualisation s‘accompagne d‘une compactification d‘une société
construite sur l‘anonymat et l‘indifférenciation. Ainsi, l‘homme acquiert-il une
autonomie : il est moins dépendant de normes sociales, mais, contrepartie de ce
plus de démocratie, sa vie se met à dépendre de lui seul, il n‘a plus de structure
extérieure à qui s‘en remettre pour définir ce qui le constitue comme individu.
Exact parallèle, en art, de ce que produit la fin de l‘Académie, engendrant une
perte de repères qualitatifs. En d‘autres termes, l‘homme a alors la possibilité de
choisir ce qui le constitue. Qu‘aucune norme ne soit infligée de l‘extérieur soumet
l‘individu à la difficulté suivante : comment définir ce qui détermine sa propre
identité ? Warhol nous rappelle, avec l‘habituelle ambiguïté de ses expressions,
que le seul apte à comprendre un individu serait un ordinateur fait sur mesure :
« A moins d'avoir un métier où il faut faire ce qu'un autre vous dit de faire, la
seule ―personne‖ qualifiée pour vous servir de patron serait un ordinateur programmé tout exprès pour vous, qui prendrait en considération vos finances, vos
préjugés, vos caprices, votre potentiel d'idées, vos accès de colère, vos talents,
vos conflits de personnalité, votre taux de croissance souhaité, le niveau et la nature
de la concurrence, ce qu'il faut manger au petit déjeuner le jour où vous devez
remplir un contrat, de qui vous êtes jaloux, etc. Il y a beaucoup de gens qui
pourraient m'aider dans divers secteurs de mon travail, mais seul un ordinateur me
serait totalement utile » (Warhol, 2001, pp. 84-85).
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L’asthénie du peintre : quête d’identité dans la vidéo Painter de Paul McCarthy
Cette autonomie croissante d‘un individu spécialiste de lui-même a pour corollaire
une auto-prise en charge. Ce double changement se remarque aussi, selon
Ehrenberg (2000), par une multiplication, au XXe siècle, des techniques de
développement de soi-même, d‘amélioration de sa personnalité etc., sous
différentes formes qui vont de la secte à la psychothérapie en passant par la
macrobiotique et le yoga. McCarthy intègre l‘expérience artistique à ces pratiques,
intégration d‘ailleurs pas tout à fait incongrue puisqu‘on peut constater la
popularisation des ateliers de pratiques artistiques prônant à la fois une maîtrise
technique (proche d‘une conception artisanale) et l‘expression de son for
intérieur : « soyez vous-même ». McCarthy fabrique un artiste qui expérimente
jusqu‘où on peut aller trop loin en suivant cet adage.
La vidéo Painter s‘articule autour de trois lieux : l‘atelier, le bureau du marchand
de tableaux et un plateau de télévision. Ces trois lieux ne se succèdent pas dans le
montage mais s‘entrecroisent ; il ne s‘agit ni d‘étapes dans la création ni de
moments bien différents les uns des autres. Le peintre est toujours vêtu de la
même blouse et ces trois lieux participent de la même construction d‘une figure de
l‘artiste. Dans le talk-show, McCarthy met en scène une récurrence de l‘individu
contemporain : il s‘expose et doit s‘exposer ; la caractéristique du sujet
contemporain est une perte d‘équilibre, analysée par Ehrenberg, entre privé et
public. L‘expression du for intérieur vient sur la scène et fait partie de notre
vocabulaire, elle sert à chacun à dire quelque chose de lui-même. L‘individu,
souligne Ehrenberg, ne doit pas être compris sous l‘angle du stéréotype qui
voudrait que l‘affirmation de soi détache l‘individu de la société. « L‘individu est
une construction instable et contradictoire de soi dans la relation à autrui »
(Ehrenberg, 2000, p. 311). Ainsi Ehrenberg succède-t-il aux intentions théoriques
d‘Elias (1998) qui déconstruit une relation bipolaire entre individu et société pour
affirmer l‘impossible compréhension de l‘un sans l‘autre.
La gloire du peintre de McCarthy satisfait à l‘intuition de Warhol : l‘émission de
télé-réalité, celle où chacun peut avoir son quart d‘heure de gloire. Invité d‘un
talk-show avec un couple qui décrit ses problèmes de couple, le peintre est comme
décontextualisé. Non seulement c‘est le couple qui passionne les foules, mais le
peintre, comme un morceau désuet, un rappel de l‘ancien monde, s‘ennuie. Sa
présence dans le talk-show le remet à sa place : à la télévision, en habit de peintre
et couvert de peinture, il se montre, comme peintre, et ce qu‘il a à dire, c‘est ce qui
« sort de lui » : le peintre s‘exprime dans son atelier comme le couple s‘expose
dans la télé-réalité. L‘exhibition, dans un talk-show, de ses problèmes (de couple),
de l‘intime dans un cadre public, selon Ehrenberg, pose le problème suivant : les
individus n‘ont plus de places précises et assignées et une telle exposition
publique leur permet de donner sens à leur existence, par la formulation explicite
et ordonnée du for intérieur. Leur existence ne s‘articule pas grâce à l‘existence
commune, grâce à une loi extérieure, une convention sociale, mais par elle-même,
grâce à une mise en scène singulière. Les reality-shows permettent à Ehrenberg de
mesurer la façon dont le handicap – c'est-à-dire la singularité – désigne le mode
d‘existence de l‘individu contemporain. « A l‘heure des médias dominants, celui
qui ne sait pas représenter, ni communiquer son histoire est un individu fantôme »
(Ehrenberg, 1999, p. 200). La télévision permet de redonner du sens, de la
cohérence :
« Si nous interprétons rarement ce qui nous arrive sous l‘angle du romanesque, le
transport d‘un événement personnel à l‘écran transforme la définition de cette
situation : ces vies remplissent les conditions pour être romanesques, tant pour le
public que pour les participants, tout simplement parce qu‘elles sont vues par un
public, et donc organisées comme un récit fourmillant de sens, au lieu de rester
dans le secret du privé, sous la forme de morceaux épars aux significations
confuses qu‘est la vie au quotidien ; parce qu‘elles ont gagné en visibilité en étant
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L’asthénie du peintre : quête d’identité dans la vidéo Painter de Paul McCarthy
mises en spectacle. La seule existence du dispositif télévisuel permet à la vie
d‘être un roman à suspens ». (Ehrenberg, 1999, p. 192)
Le sens n‘émerge plus grâce à l‘établissement d‘une distance, devise de l‘ancienne
télévision. Avec la télé-réalité, le sens et l‘ordre ne sont plus prescrits par une
hiérarchie sociale. Ce type d‘émission répond, selon Ehrenberg, à un besoin né de
la fin d‘un cadre social prédéterminant les rôles, à un surplus de démocratie. Ainsi
la télé-réalité marque-t-elle la fin des paillettes pour prôner l‘authenticité. Le sujet
contemporain ne s‘identifie plus avec les stars : il est devenu son propre porteparole, spécialiste de sa propre vie. La culture de la décision personnelle est
devenue une expérience collective ! « Là où la variété classique nous montrait que
les gens exceptionnels sont comme nous, la distraction actuelle montre que les
gens comme nous sont exceptionnels » (Ehrenberg, 1999, p. 297). L‘authenticité
dans ces émissions émerge d‘une mise en scène du refus des conventions : le
présentateur est un intermédiaire, non un spécialiste. Les défauts de raccords, de
minutage ou les défauts d‘élocution ne sont pas compris comme un manque de
professionnalisme, mais comme la preuve, touchante de connivence, que les gens
à la télé sont comme nous, spectateurs. On constate d‘ailleurs la multiplication des
émissions d‘humour qui consacrent une rubrique aux gaffes de présentateurs ou
invités dans d‘autres émissions de télévision. Ainsi, l‘innocence de la télévision
des paillettes a-t-elle disparue, et avec cette disparition émerge les émissions sur la
télévision (Culture-Pub, Arrêt sur image) et les émissions qui insèrent des
archives télévisuelles. Les mythologies contemporaines doivent alors être décrites
en prenant en compte le désir de transparence qui irradie les programmes en
mettant le spectateur dans la connivence de la fabrication. « La leçon politique et
critique que nous pouvons tirer du reality-show est limpide : notre société est en
demande de représentations efficaces » (Ehrenberg, 2000, p. 295).
« Lorsqu‘il n‘y a plus de point de vue particulier, le monde se présente dans
l‘absolu de la création, du point de vue divin, qui est justement à la fois partout et
nulle part. C‘est à prendre ou à laisser, c‘est l‘évidence » écrit Jacques Rivette à
propos d‘Howard Hawks (Rivette, 1953). Mais justement, est-ce qu‘il ne s‘agit
pas d‘une fausse évidence, d‘un tout transparent trompeur parce que la totale
exposition contraint à ne pas choisir, à montrer tout et n‘importe quoi ? Dès qu‘il y
a articulation, mise en récit, organisation, il y a inscription dans un cadre,
définition de limites. Donc, cette fausse connivence que propose de mettre en
place la télé-réalité, laisse croire à un spectateur devenu omniscient. Mais la
saturation empêche de distinguer. Tout donner à voir, sans choix établi – choix qui
est porteur de sens – revient à ne plus rien voir, parce que plus rien n‘est articulé,
c'est-à-dire que tout est sans repère.
Dans La Set des Inconnus (1991), on assiste, comme dans la vidéo-performance de
McCarthy, à une démystification humoristique du peintre et de sa propagande
télévisuelle. Le sketch des Inconnus met à nu les ficelles du documentaire, en
reprenant exactement le montage courant des documentaires, la façon
d‘interviewer, la façon de parler, de s‘habiller et d‘apparaître à la caméra du
présentateur, etc. Quelques personnes sont interviewées, le peintre parle de sa
pratique, parodiant un discours hermétique voire abscons. Le fantasme d‘un
monde de l‘art pourri par l‘argent est extrêmement exploité par les Inconnus,
jusqu‘à l‘absurde d‘une étiquette surmontant un tas d‘argile et indiquant un prix,
ou un dernier coup de pinceau apporté à une toile en bas pour inscrire un prix
(encore amplifié de zéros après quelques secondes d‘hésitation). Ce sketch est
facétieux parce que caricatural et critique à la fois envers l‘art contemporain et
envers sa propagande télévisuelle. Qu‘est-ce qui fait alors que la vidéoperformance de McCarthy n‘est pas une scénette humoristique et critique de la
télévision et du métier de peintre ? Le rire, dans Painter, s‘accompagne d‘un
malaise, d‘une gêne. La vidéo fait sourire tout en déséquilibrant. Les Inconnus
nous présentent une vérité en nous exposant les rouages et enchaînements
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L’asthénie du peintre : quête d’identité dans la vidéo Painter de Paul McCarthy
sémantiques de son contraire. Une morale est à tirer : « la télévision nous fait
croire n‘importe quoi, mais nous savons déjouer les pièges, nous savons que la
Peinture ce n‘est pas ça mais autre chose ». Dans la vidéo de McCarthy, par
contre, il ne reste rien : le mythe déstructuré, le spectateur n‘est pas dans la
connivence du metteur en scène, il est démuni. La peinture ce n‘est pas autre
chose que ce qui est présenté avec McCarthy. La peinture ce n‘est rien du tout.
Face à une perte de repère et saturé de dualités qui ne fonctionnent plus
(nature/conventions, privé/public), le grotesque dont use McCarthy indique que
l‘adage voulant que le peintre s‘exprime ne correspond à pas grand-chose :
McCarthy désigne les limites et les zones fragiles dans lesquelles on s‘engouffre
lorsqu‘on suit à la lettre les mythologies. L‘authenticité et l‘originalité sont le lot
commun d‘une société dans laquelle tous les individus s‘expriment pour faire part
de leur handicap – aux autres, avec pour corollaire une limite entre privé et public
qui devient poreuse. « Ça coûte cher d‘être authentique », explique Agrado dans
Tout sur ma mère (Almodovar, 1999), film à la fin duquel Almodovar remercie
acteurs et actrices, comme un clin d‘œil aux transformations perpétuelles de
l‘humain qui suscitent aujourd‘hui des tollés d‘indignation : jusqu‘où ça peut
aller ? Quelle est la limite ? Ces doutes aujourd‘hui pointent du doigt un danger :
les transformations seraient contre-nature (changer de sexe, devenir androgyne,
etc.). Et à Almodovar de réasseoir les foules : on ne sort pas de l‘humain. Etre au
bord du monstre c‘est être humain. L‘identité n‘est plus une question de nature.
Naître fille et devenir garçon, ou l‘inverse, ce n‘est pas contre-nature tout
simplement parce que la nature n‘existe plus. On est derrière Baudelairevi : le
maquillage n‘est pas une couche de fard qui masque la nature. La nature est laide,
l‘homme est surnaturel. L‘éthique ne peut plus prendre à témoin la nature.
L‘humain a des prothèses et ces artifices participent de son identité. Le naturel ne
se sépare plus de l‘artifice, la chirurgie esthétique participe de l‘être plus soimême, comme les gélules de vitamine C avalées le matin, les anxiolytiques, la
caféine, etc.
McCarthy ne fait pas de sociologie, mais il utilise, à outrance, les mythologies qui
façonnent la figure du peintre : le peintre s‘exprime, il donne ce qu‘il a déjà en lui,
etc. Et être peintre aujourd‘hui, devient un handicap à exhiber aux foules, et ce
handicap, c'est-à-dire cette singularité, assure l‘identité parce qu‘il peut rentrer
dans de la narration : je suis peintre mais j‘assume ma marginalité ! La peinture,
comme activité noble (et virile), est ébranlée par la trivialité. Toutes les
déambulations grotesques du peintre participent d‘une performance : le cadrage
est réalisé de manière à toujours voir les décors. Chaque détail étale une fragilité
dans cette vidéo. Et on ne sait pas très bien si la précarité de certains décors fait
partie de la fiction ou si elle nous rappelle que ce n‘est justement qu‘une
performance (nez démesurés, décor en bois de l‘atelier-appartement). La vidéo de
McCarthy oscille entre les deux : il s‘agit à la fois d‘une fiction extrêmement bien
montée, avec un jeu d‘acteurs impeccable et des décors imposants et de la vidéo (documentaire) d‘une performance, la caméra laissant de ce fait entrevoir les
trépieds qui maintiennent les murs, l‘affublement grotesque des personnages étant
exacerbé, etc. Ce n‘est pas un film, indique à chaque plan McCarthy, mais une
performance (filmée). La vraisemblance n‘est pas recherchée. Truffaut, dans ses
entretiens avec Hitchcock (Truffaut, 2003), rappelle que, dans les films
d‘Hitchcock, on trouve des invraisemblances, des coïncidences et une très grande
part d‘arbitraire ; Hitchcock ne se soucie pas de la plausibilité parce que ce n‘est
pas l‘histoire qui fait une fiction cinématographique. De même McCarthy ne
justifie-t-il aucune des actions du peintre. Les actes viennent pêle-mêle sans
causes et sans justification.
La fragilité et l‘incohérence de certains accessoires participent de la fiction
sans but et sans histoire que met en place McCarthy. Il ne s‘agit pas d‘une vidéo
bricolage qui prônerait une économie de moyens ou une utilisation a minima des
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L’asthénie du peintre : quête d’identité dans la vidéo Painter de Paul McCarthy
accessoires cinématographiques. Certaines parties du décor sont en effet
extrêmement minutieusement réalisées et de dimension colossale (tube de
peinture, plateau de télévision). Comme la télé-réalité qui prône la connivence,
McCarthy nous fait voir absolument toutes les ficelles de la création de la vidéo. Il
rentre dans le jeu d‘une transparence et de l‘authenticité de la télévision.
Aujourd‘hui, le spectateur connaît la technique du montage, etc., il ne peut être
dupe ; la télévision le sait et en joue (Josèphe, 2008) et McCarthy surenchérit sur
cette transparence puisqu‘il n‘y a même plus de fiction, la vie n‘est pas mise en
récit, on ne voit qu‘une somme d‘actions. Au lieu de simplement balayer les
paillettes, McCarthy réintroduit de la distance : tout se mêle grâce à
l‘invraisemblance et au professionnalisme. L‘équivocité suscite le malaise, et
participe à l‘ébranlement du mythe de l‘artiste créateur, viril et héroïque.
Dans Painter, McCarthy met donc en scène les déambulations d‘un peintre, artiste
non pas parce qu‘il crée des œuvres mais parce qu‘il donnerait authentiquement ce
qu‘il est ; don immédiatement ridiculisé par McCarthy car le peintre n‘est alors
plus rien. Or, l‘œuvre d‘art en question ici n‘est pas la peinture de ce peintre fictif,
mais la vidéo. Si le peintre est comme désoeuvré, McCarthy, lui, réalise une
œuvre. McCarthy est performeur, il réalise des actions, montées ensuite en vidéo.
Les limites et les catégories deviennent floues et la mise en abyme qu‘engendre la
vidéo interroge par deux fois (le média et la fiction) le lien entre la production et
l‘œuvre d‘art, entre le geste et sa trace. Essayons de démêler le nœud de la relation
pratique/œuvre en prenant en compte à la fois la réalisation – montage, décors,
costume, etc. – et la fiction élaborée – un peintre qui peint presque sans œuvre,
car ce qu‘il réalise n‘a ni limite ni but ; et la fin des actes d‘un artiste n‘est-elle pas
l‘œuvre d‘art ?
2. Dissolution des cadres : mais où est l’œuvre
d’art ?
La pratique artistique du peintre de McCarthy, légitimant la production
matérielle « expressionniste » de celui-ci, rompt avec l‘artiste qui a pour rôle de
donner sens au monde. McCarthy expose dans une fiction la source même de
l‘originalité en insistant sur l‘absence de but. L‘œuvre est en effet légitimée par la
pratique et, plus, la pratique, chez McCarthy, est exposée. La création de l‘œuvre
ne marque pas l‘acmé des déambulations du peintre. McCarthy nous laisse
entrevoir une pratique artistique plus importante, qui a charge de témoigner du
coefficient d‘art bien plus que l‘œuvre produite. Comme pour appuyer sur
l‘inconséquence matérielle des actes du peintre, McCarthy introduit la notion
d‘argent. L‘argent s‘échange. En échange de quoi l‘artiste peut-il ici recevoir de
l‘argent si les œuvres qu‘il produit (on en voit quelques unes) n‘ont de qualité que
parce qu‘elles sont faites par un artiste ? Ce qu‘il y aurait à échanger contre de
l‘argent serait simplement un geste. Ce serait le fait même qu‘il soit peintre, c'està-dire, puisqu‘il est peintre aussi bien dans son lit que dans son atelier, le fait qu‘il
existe qui serait monnayable.
L‘œuvre d‘art, comme le rappelle Raymonde Moulin, entretient un rapport
particulier avec l‘argent et il ne paraît pas évident que l‘œuvre soit échangeable.
C‘est d‘ailleurs, rappelle-t-elle, au XIXe siècle, en France, que « le marché de la
peinture a pris le relais du système académique pour assurer la diffusion de l‘art,
la reconnaissance des œuvres et les moyens d‘existence de l‘artiste » (Moulin,
1995, pp. 18-19). Or, l‘art, comme production autonome et expérience de
l‘expression authentique, ne devrait pas être soumis au bon vouloir des
marchands. L‘artiste devrait pouvoir vivre sans vendre, nous dit l‘illusion doxique
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Marion Delecroix
L’asthénie du peintre : quête d’identité dans la vidéo Painter de Paul McCarthy
de l‘artiste affranchi de toutes conventions. Le statut économique de l‘œuvre d‘art
dérange et la société capitaliste ne devrait pas imposer de condition au monde de
l‘art, proclame la doxa. Toutes ces idéologies qui érigent l‘art comme valeur pure
et posent la création artistique hors de toute spéculation marchande, reposent sur
la croyance en une liberté créatrice.
« I want my money », répète, comme un enfant obstiné, le peintre de McCarthy à
son marchand de tableaux. Or, nous l‘avons vu, la production matérielle du peintre
ne garantit pas son statut d‘artiste : ce sont, au contraire, sa démarche, sa méthode
propre, son expression et son authenticité qui font de lui un artiste. L‘argent
s‘échange contre un for intérieur ! Outre ces réclamations, la scène est saturée de
références à l‘argent. Le peintre porte atteinte à une œuvre d‘art présente derrière
le bureau de la marchande. La sculpture qu‘il met en pièces est en feutre. Une fois
décharnée, les morceaux de feutre pantelants, la sculpture s‘éventre sur un tableau
à punaises ; exactement le même tableau à punaises que sur le mur d‘en face. La
préciosité de cette œuvre est mesurable à la colère de la marchande. McCarthy
caricature la valeur marchande que prend une œuvre : il s‘agit des mêmes
matériaux exactement que d‘autres objets présents dans la pièce, la seule
différence est qu‘elle est reconnue comme une œuvre d‘art – reconnue même par
nous, spectateurs de la vidéovii. Plutôt que de simplement s‘amuser ou même
dénoncer (comme le font les Inconnus) le commerce de l‘art, McCarthy interroge
la valeur marchande d‘une œuvre d‘art. La critique de McCarthy ne fonde pas une
vérité qui dirait « ça ne vaut pas autant », mais interroge le spectateur sur l‘enjeu
de la création et de la production artistique. A la toute fin de la vidéo, des
personnes font la queue dans un couloir. Bientôt on comprend qu‘ils attendent
devant la porte du bureau de la marchande. La caméra entre dans la pièce dans
laquelle se trouvent le peintre, la marchande et un homme. Le peintre, debout sur
le bureau, baisse son pantalon et laisse sentir ses fesses par l‘homme qui se relève
ensuite d‘un air satisfait qui ravit par là même la marchande.
Les métaphores scatologiques qui proposent le don de soi comme ultime création
artistique se multiplient dans Painter ; un tube de peinture étiqueté « shit », le
peintre défèque dans une plante, etc. McCarthy mêle, de façon grotesque, l‘argent
à cette déferlante d‘éléments excrémentiels. Cette raillerie à propos d‘un peintre
mercantile et du problème du don de soi – jusqu‘où le peintre va-t-il donner ? –
rappelle l‘œuvre Merda d’artista (Merde d’artiste) de Piero Manzoni. L‘artiste
vendait, selon leur poids, de petites boîtes sur lesquelles était inscrit « Merde
d‘artiste, contenu net 30 grammes, conservée au naturel, produite et mise en boîtes
en mai 1961, produced by Piero Manzoni, Made in Italy ». Le prix de ces œuvres
dépendait du prix de l‘or. L‘ironie du titre déroute déjà ; Merde d’artiste, Manzoni
aurait pu choisir comme titre excrément d‘artiste, selle d‘artiste, déjection d‘artiste
ou même caca d‘artiste. Mais ces mots, dans leur synonymie relative,
appartiennent à des registres différents (la petite enfance, le médical, etc.)
Choisissant un terme qui certes signifie défécations, Manzoni use surtout d‘un mot
vulgaire, d‘un gros mot, qui désigne dans le langage courant une chose sans
valeur, méprisable, et qui nous autorise immédiatement à dire que Manzoni est un
artiste de merde ! Rapprochement assez évident lorsqu‘on se souvient que
Manzoni vendait ces boîtes de merde selon le cours de l‘or : l‘artiste fait donc de
la merde, et ça se vend à prix d‘or. Nous revoilà au milieu du sketch des
Inconnus… avec bien une fiction tirée à l‘extrême et la vente de véritables merdes.
De plus, en échangeant ses boîtes au prix de l‘or, Manzoni mettait en acte le
processus de symbolisation qui fait passer le don des excréments du petit enfant à
la mère, vers la convention sociale de l‘argent. Manzoni, avec cette œuvre, oscille
sur la double symbolique culturelle que véhicule l‘excrément : d‘une part, avec
Freud, il est le premier terme de l‘échange, le premier don de l‘individu et, d‘autre
part, l‘excrément est un déchet organique. Ces niveaux de significations de
l‘excrément se mêlent à la fabrication d‘une définition de l‘œuvre d‘art.
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Marion Delecroix
L’asthénie du peintre : quête d’identité dans la vidéo Painter de Paul McCarthy
Manzoni, comme McCarthy, met en acte la mythologie de l‘artiste qui donne une
partie de lui-même en créant : ça sort de lui au sens propre du terme. Et ce qui sort
d‘un individu, c‘est de la merde, au propre comme au figuré. Déconfiture de
l‘œuvre d‘art et déliquescence du moi, la merde ouvre la voix au monde de
l‘informe et de l‘affaissement. Outre que Manzoni joue avec le terme « merde » et
les connotation péjoratives du sens figuré, l‘excrément est une figure du déchet : il
est voué à la défection. Figure de la fatigue à deux niveaux, il renvoie à une vision
particulière de la chair et du corps. D‘abord, l‘excrément ne se tient pas, il
s‘affaisse. L‘aboutissement de la fatigue est la paralysie des muscles, un
relâchement, une mollesse. – notons que l‘excrément est aussi une matière
fatiguée, épuisée de tous ses nutriments ! Deuxièmement, il y a, avec l‘excrément,
déchet corporel, un phénomène de cassure de la limite corporelle entre le dedans
et le dehors. Des fesses sortent ce qui, à l‘intérieur, est encore une partie du corps.
Comme si les surfaces du corps ne pouvaient plus contenir l‘intérieur. Encore une
fois, cela ne se maintient plus, cela n‘a plus de contenance. La déconfiture de la
matière s‘accompagne d‘une déliquescence du moi. Le moi s‘éparpille au moment
où il se rend compte qu‘il n‘est plus quelqu‘un, qu‘il n‘a plus de circonférence
sociale (à quel moment est-on artiste ?) et de limite organique. Hystérie qui mène
à un individu qui s‘égaille. Il n‘est un et indivis qu‘à être pris dans le monde.
Nous savons maintenant que les boîtes vendues par Manzoni contiennent une
autre boîteviii, plus petite. Ce contenu effectif nous rappelle que ce qu‘il y a à
l‘intérieur de la boîte n‘a de toute façon jamais été important qu‘en puissance.
C‘est la boîte que Manzoni a toujours vendue, non ce qu‘il y avait à l‘intérieur ;
s‘il avait voulu appliquer à la lettre l‘échange de ses excréments, il n‘aurait pas eu
besoin de boîte, en tout cas pas d‘une boîte (de conserve) hermétiquement fermée.
La boîte vendue est un contenant qui promet un contenu (merdique). Ni l‘acte de
créer à proprement parler, ni l‘œuvre qui n‘est qu‘une promesse, serait-ce alors
l‘acte de vendre qui ferait œuvre, l‘échange, comme celui réalisé par Klein ix ?
L‘œuvre de Manzoni propose un paradoxe : il n‘y a pas rien puisqu‘il y a une
boîte qui n‘est pas elle-même intéressante, et ce que promet l‘étiquette de cette
boite est encore moins intéressant. Cette boîte renvoie pourtant à un échange. Et
cet échange n‘est pas basé sur la boîte mais sur ce qu‘elle prétend contenir.
L‘intérêt de l‘œuvre de Manzoni ne réside pas dans un concept qui put rester idéel.
Il n‘y a pas promesse d‘échange ; un véritable échange s‘opère, mais sur la base
d‘une promesse d‘un contenant rebutant encore plus qu‘inintéressant. L‘œuvre de
Manzoni se situe sur la limite entre matérialité de l‘œuvre (la boîte) et
immatérialité d‘une promesse. Et cette promesse même on préfère ne pas la voir
réalisée.
Intéressons-nous au second terme du titre de l‘œuvre, artiste ; on retrouve dans le
nom donné par Manzoni le paradoxe duchampien du début : qu‘est-ce qui fait que
Manzoni est un artiste excepté le fait qu‘il nous propose une œuvre d‘art ? Or cette
œuvre là nous dit qu‘il est un artiste exactement en même temps qu‘il valide cette
identité d‘artiste. Paradoxe du rapport entre l‘artiste et l‘œuvre souligné aussi par
Charles Lisanby à propos de Warhol :
« Ce qui intéressait Andy chez Matisse, me semble-t-il, ce n‘était pas tellement
l‘œuvre mais le fait que […] Matisse n‘avait qu‘à déchirer un bout de papier et le
coller à un autre pour que ce papier soit jugé très important et très précieux.
C‘était cet aspect de Matisse. C‘était le fait que Matisse était reconnu comme une
célébrité mondiale » (Lisanby, 1986, p. 373).
Warhol pousse à l‘extrême l‘injonction qui veut qu‘un artiste fasse des œuvres
d‘art. La qualité de l‘œuvre d‘art, puisqu‘il lui faut bien une échelle de valeur,
dépend donc de la renommée de l‘artiste ; l‘artiste est une star et comptabilise des
productions matérielles. On est pris dans la boucle du code et des signes de la
société de consommation, dans laquelle ce qui est dit ne participe plus du registre
qui distingue le vrai du faux. Et ce, explique Baudrillard (1976), parce qu‘il n‘y a
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Marion Delecroix
L’asthénie du peintre : quête d’identité dans la vidéo Painter de Paul McCarthy
plus de référence, plus de modèle. Il semble que l‘œuvre de Manzoni se situe sur
le même terrain que la publicité : il s‘agirait d‘une parole magique qui rend les
choses vraies dès lors qu‘elle affirme qu‘elles le sont. Cette boîte contient de la
merde. C‘est celle d‘un artiste, donc elle est intéressante. Si vous possédez cette
boîte vous vous distinguez puisque c‘est une œuvre d‘art, etc. « Dans ce champs
de la relation fonctionnelle, cynisme et sincérité alternent sans se contredire, dans
la même manipulation des signes » (Baudrillard, 1976, p. 276).
Nous avons remarqué, avec Raymonde Moulin, que la fin de l‘Académie, qui
suscite une perte de normes qualitatives pour l‘œuvre d‘art, se lie à un système de
diffusion marchand. L‘argent est pris en compte dans le mouvement de signifiance
de l‘œuvre d‘art ; aucune norme établie, et l‘art faisant fi des conventions, chaque
œuvre doit alors prendre en charge et sa production et sa réception.
L‘environnement de l‘œuvre est créé par l‘œuvre et la valeur marchande participe
de cet environnement. « Engagées dans le temps de la spéculation, les oeuvres se
dématérialisent en quelque manière pour devenir des valeurs d‘investissement,
mais aussi des valeurs artistiques reconnues, mythifiées par leur prix qui devient
une part intégrante d‘elles- mêmes » (Billier, 2006, p. 5). L‘attitude de Warhol
face à l‘art et ses multiples interventions en faveur de l‘argentx ne titillent pas
uniquement le rapport œuvre/artiste, ils indiquent une réalité socio-économique.
L‘œuvre d‘art n‘est plus normée de l‘extérieur, son rapport à un public n‘est plus
extérieur à la production. L‘artiste prend en compte la diffusion, la vente, etc. Il ne
s‘agit nullement ici de déplorer une situation, mais simplement de constater un
état qui certes offre plus de liberté, plus de démocratie, comme le dit Ehrenberg
(1999), mais ces ouvertures ont pour corollaire une perte de repères : les
représentations s‘effondrent et l‘œuvre d‘art plonge dans la réalité de laquelle elle
ne peut plus se détacher. En investissant l‘environnement de l‘œuvre (autrefois
bien délimitée dans son cadre) l‘art a mis un pied hors de lui-même. « L‘art et la
vie confondus » n‘est pas une utopie moderniste.
Pour représenter, la peinture prend part à un récit global : la représentation est le
lieu de la concordance. Pour cela, le système de la représentation doit définir son
champ d‘investigation, poser des limites. Mais ce cadrage, cette définition de
normes, est réglé sur un principe extérieur à l‘œuvre même, sans quoi elle ne peut
qu‘être arbitraire et sans valeur solide : elle ne peut pas servir de base, de substrat.
Ce principe extérieur peut être appelé nature (de Léonard de Vinci, à Delacroix en
passant par Diderot), et, comme nous l‘avons noté, cette nature n‘existe plus,
parce que son contraire définitoire (l‘artifice) se lie à elle de manière inextricable.
La perte des modèles structurant la figure de l‘artiste, que sont l‘authenticité et
l‘expression, s‘associe donc à la perte de représentations solides, à la perte d‘un
cadre structurant. L‘une des lignes directrices de la performance, telle que l‘utilise
McCarthy, est la transgression de la limite constitutive du tableau de peinture, de
ce cadrage qui légitime une représentation. La performance est à la fois une
transgression physique puisque l‘artiste n‘est plus dans son atelier mais expose
une pratique – qui en l‘occurrence met alors en abîme la pratique d‘un peintre – et
une transgression sémiotique car le cadre structure l‘intégration du spectateur en
ordonnant, en limitant, en donnant du sens. « Ce qui fait monde désormais, mais
comme en une clôture impossible, ce n‘est pas seulement ce qui serait tenu dans
une injonction du réel à figurer sans distanciation la ―prose du monde‖, c‘est la
prose même du monde sans bords entrevu dans la dévastation de l‘hymne »
(Bailly, 1991, p. 13). La performance accuse le coup porté à la représentation : les
limites explosent et plus rien n‘est identifiable. L‘art se lie à la vie écrit-on de
toute part, et cela peut s‘interpréter comme une dissolution : n‘ayant plus de cadre
ou de structure déterminés, l‘art s‘immisce partout. Or, cette immersion dans un
cadre qui n‘est pas le sien, cette transgression peut, comme le fait Catherine
Grenier (2004), être interprétée comme la substitution de la dépression au génie
mélancolique. L‘art n‘a plus de forme et la pratique artistique reproduit l‘image
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Marion Delecroix
L’asthénie du peintre : quête d’identité dans la vidéo Painter de Paul McCarthy
d‘un état de mal-être. Prise dans le réel, illimitée, l‘œuvre d‘art ne porte plus de
jugement sur ce qui n‘est pas elle. Plus de distance, donc plus de représentation,
l‘art ne fait plus monde, puisqu‘il est pris dans le monde.
« On n‘oubliera pas que, pour la peinture, en venir au fait ne signifie aucunement
atteindre l‘essence (ou la forme pure) et, corollairement, que l‘autotélie, en tant
qu‘elle pose l‘art comme sa fin même, reste historiquement solidaire d‘un
processus négatif : c‘est en effet contraint et forcé (le dos au mur) que l‘art invente
sa propre découverte en se privant, de bon ou de mauvais gré, d‘une transcendance
instauratrice » (Guérin, 2003, p. 74).
La fin de la transcendance évoquée par Michel Guérin implique une absence de
fondement, de substrats organisateurs : on ne sait plus par où commencer pour
faire œuvre : l‘artiste est désoeuvré et impuissant. Jean-Christophe Bailly
considère Baudelaire comme l‘artiste de la fin de l‘hymne. Baudelaire, explique-til, prend en considération le désenchantement comme perte de l‘unité
transcendantale, de l‘équilibre sous-tendu par de grands récits. Chez Baudelaire, la
nature n‘a pas à être corrigée par l‘art en éliminant l‘accidentel. Le surnaturel n‘est
pas plus beau que la nature, c‘est un refus de la nature. Baudelaire rejette la
conception néo-classique qui sélectionne et combine les éléments des différents
modèles en vue du Beau idéal. Il se maintient dans une conception romantique en
ceci qu‘il pose le surnaturalisme comme l‘aspiration de l‘artiste qui ne peut plus se
contenter de ce qu‘il a devant les yeux. L‘artiste trouve son véritable sujet en luimême : « la pensée intime de l‘artiste […] domine le modèle » (Baudelaire, 2005,
p. 93). Baudelaire entend le désir romantique de réenchantement du monde, dans
la peinture de la vie moderne, comme un échec. Se nouent, chez Baudelaire,
l‘unité perdue de la nature et le déni total de cette nature, insuffisante et
« abominable ».
Sans bord et sans origine, l‘œuvre d‘art n‘a plus de garant légitime et l‘artiste est
au bord du désoeuvrement. L‘œuvre d‘art serait partout et nulle part. Or,
l‘assertion « tout est possible » n‘est vraie que dans la mesure où le fait s‘inscrit
dans un certain champ de la pratique. Peut-on dire qu‘il est possible de tout faire,
qu‘il suffit pour que ce soit de l‘art que l‘on revendique cette inscription ?
L‘expression « c‘est de l‘art » est-elle une formule magique qui transforme toute
production en œuvre ?
L‘art, prétend-on, atteint son plus haut degré de nullité – et les artistes en rient :
merdes d‘artistes ! – ou bien il devient un jeu abscons, pénétrable uniquement des
experts. Soit donc, l‘art est incapable de porter un regard critique (avec une fin
soulageante car porteuse de vérité et de certitudes comme les Inconnus) sur le réel,
soit, il s‘abandonne au marché, il devient kitsch, selon la définition qu‘en donne
Greenbergxi. Mais l‘art aujourd‘hui ne réalise plus aucun programme utopique
moderniste ; alors rien ne sert de lui intenter un procès car il ne cherche plus à
donner sens à la réalité. Ces débats stériles sur l‘art contemporain – explosés par
McCarthy qui, d‘une pierre deux coups, caricature toutes les critiques que l‘on
peut faire à l‘art en exposant l‘impuissance de quiconque aujourd‘hui à poser des
limites identifiantes – ces débats sur l‘art, semble-t-il, iraient plutôt dans le sens
des œuvres d‘art elles-mêmes qui constatent une ambiguïté du réel. Le spectateur
cherche des pansements que l‘art n‘apporte pas. L‘œuvre d‘art ne fait plus
qu‘indiquer où et comment on a mal. L‘art exaspère ceux qui pensent qu‘il peut
changer les choses ; il ne fait qu‘indiquer ce manque et ce vide insupportables.
Au-delà du problème d‘efficience, la déréliction s‘impose au peintre pour que le
monde ne lui tombe pas sur la tête. Le peintre ne peut plus articuler le monde, il
est devenu impuissant à représenter, à mettre de l‘ordre. Ses gestes s‘accordent au
chaos du réel et rien de ce que fait le peintre de McCarthy ne semble avoir de
sens : le processus unifiant de la peinture est révoqué. « Le processus de création,
écrit Francastel, […] constitue un acte symbolique précisément parce que nous
établissons entre des phénomènes et des représentations hétérogènes un lien qui
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Marion Delecroix
L’asthénie du peintre : quête d’identité dans la vidéo Painter de Paul McCarthy
n'a de réalité que dans les structures de l'imaginaire » (Francastel, 1967, p. 101).
Le lien qu‘inaugurait l‘œuvre d‘art ne se fait plus. L‘acte de création ne peut plus
être de l‘ordre de la fondation, de la reconnaissance ou de la volonté pure. Créer
ne peut plus chercher à posséder le monde, à le dominer ou même à le fonder.
Aujourd‘hui, faire une œuvre d‘art c‘est prendre part à un renoncement, prendre
part à un abandon, c‘est accepter de ne pas posséder le monde. La pratique du
peintre de McCarthy est erratique : des actions amorcées puis avortées, encore une
fois parce que ce qui compte ce n‘est plus la destination mais le chemin emprunté.
Il ne reste alors au peintre qu‘à assumer : on ne crée jamais rien et il n‘y a pas de
grands hommes nous rappelle Norbert Elias (1998).
Demeure une sorte d‘humeur dépressive ; une dépression, comme l‘indique
Ehrenberg (2000), est une maladie de la responsabilité, corollaire d‘une
impossibilité de prendre appui sur le monde, d‘un environnement qui résiste,
d‘une carence de représentations. La dépression est la maladie « d‘un
introuvable sujet » (p. 19), la « tragédie de l‘insuffisance » (p. 19). « La folie est
devenue une maladie avec ―l‘avènement du sujet comme centre d‘une
indétermination ayant son organisation propre. A cet égard, la notion de maladie
mentale est un corollaire de l‘idée d‘individu‖ » (Ey, 1971, p. 243). La dépression
se substitue à la mélancoliexii. La peinture est fatiguée : elle ne peut plus être une
construction identifiante, une mise en forme symbolique. L‘expérience
contemporaine de la personne est celle de l‘individu c'est-à-dire que la norme est
fondée sur la responsabilité et l‘initiative : le sujet peintre est submergé par la
matière picturale. Et l‘image picturale devient dépressive: « au vide psychique
correspond l‘anéantissement psychologique de la représentation, qui peut se
traduire soit par la régression vers l‘informe, soit dans la conservation d‘une
enveloppe vide » (Grenier, 2004, p. 94).
Pour distinguer quelque chose, il faut qu‘autre chose soit masqué, que tout ne soit
pas donné à voir. C‘est comme si manquait un horizon, c'est-à-dire comme si
manquait cette part d‘opacité qui, cachant ce qui serait derrière, ferait voir,
rendrait visible en limitant, en exposant la limite de la vision. L‘horizon fait voir
dans la mesure où il est impossible de tout voir : voir implique toujours
l‘occultation et l‘horizon permet d‘opérer un choix, d‘établir un cadre. Rendant
certaines choses visibles en en masquant d‘autres, faisant écran, l‘horizon
détermine et délimite, il distingue, il rend possible une représentation. Sans
horizon et sans substrat instaurateur de représentation, la peinture n‘a plus qu‘à
continuer l‘indifférence du monde. Vers plus de rapidité, vers plus de limpidité
dans la présentation, vers l‘immédiat, l‘excès d‘étalement et de monstration laisse
découvrir de l‘impalpable, presque rien. Il est impossible de regarder les choses
directement, dit Jankélévitch, il faut les aborder de biais (Jankélévitch, 1959). La
peinture ne raconte plus rien d‘autre qu‘elle, et le peintre, perdant sa position de
sujet structuré et structurant la matière pictural, en fait le moins possible,
déréliction bien peu reposante car il reste à faire de n‘avoir rien à faire !
Conclusion
L‘artiste dans son lit n‘est plus artiste, ou alors il l‘est comme le peintre de
McCarthy chez qui le sommeil, l‘inconscience et l‘absence à soi, deviennent
porteurs d‘identité. Dans un lit, on se repose, mais c‘est aussi l‘endroit où l‘on
devient vulnérable remarque le récent livre de Jean-Luc Nancy (2007). Le lit est
l‘endroit où l‘on ne fait rien, l‘endroit où l‘on abandonne sa position érigée et
dominante. Le lit devient une métaphore de la peinture elle-même : repos et
vulnérabilité sont les maîtres mots. L‘artiste se soumet (volontaire) à
l‘impuissance de la représentation. Le peintre a perdu sa place en perdant son
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Marion Delecroix
L’asthénie du peintre : quête d’identité dans la vidéo Painter de Paul McCarthy
pouvoir, il est maintenant à la recherche d‘un autre mode de l‘œuvre. Dormir fait
effectivement partie du monde de l‘art, il suffit de savoir qu‘on est dedans. Ne
reste-t-il qu‘à en rire, un peu mal à l‘aise quand même, avec McCarthy, de cette
pratique qui requiert une puissance des sujets ? Le peintre de McCarthy est
grotesque et par là même déconcerte ; c‘est avec un peu d‘affolement que l‘on
sourit parce que la perte du mythe de l‘expression et de l‘authenticité qu‘éveille
Painter désarme. La pratique artistique contemporaine paraît sans limite et
l‘œuvre d‘art ouvre sur des énigmes ; elle indique au sujet, artiste ou spectateur, sa
déficience face au réel. Cette perte de repère et de stabilité, cette dégringolade
dans un réel non maîtrisé, rappelle Catherine Grenier (2004), est le mode d‘être de
la dépression. Les œuvres d‘art fabriquent de l‘effondrement et de l‘impuissance.
L‘artiste et l‘œuvre défaillent. La chute à laquelle ils s‘exercent cependant n‘est
pas une simple perte de contrôle puisqu‘ils tendent à ne pas laisser subsister un
état avec la tension qui lui est propre. Subsiste une délectation morose : tout se
maintient au bord. Au bord d‘une perte totale d‘identité, au seuil d‘un gouffre sans
représentation, à l‘orée d‘un abîme, l‘œuvre d‘art nous offre l‘expérience du vide.
La pratique artistique, avec pour symbole la peinture en tableau, plonge dans
l‘asthénie car l‘artiste et l‘œuvre subissent une fatigue physique, un manque de
force, qui conclut bien sûr à une absence de production. Etre suffit à faire œuvre.
Mais ce n‘est pas avec gaîté que l‘artiste ne fait plus qu‘être. C‘est avec difficulté.
Parce qu‘il ne lui reste plus qu‘à apprendre à ne faire presque rien. L‘artiste,
l‘œuvre, le monde, le réel, tout est pareil, il n‘y a plus d‘altérité parce qu‘il n‘y a
plus de limite. Et comment définir son identité si l‘autre n‘est pas là pour en
indiquer le bord ? Ne plus rien faire c‘est être au bord de l‘asthénie, mais cette
attente et cette latence ne sont pas nécessairement à considérer comme un manque
ou une lassitude, peut-être est-ce simplement une autre manière de se trouver face
au monde : non plus posséder, mais prendre part, non plus pouvoir mais séduction.
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Marion Delecroix
L’asthénie du peintre : quête d’identité dans la vidéo Painter de Paul McCarthy
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système académique au marché des impressionnistes. Paris : Flammarion.
Références filmographiques
Almodovar, P. (1999). Tout sur ma mère (Todo sobre mi madre). (98 minutes,
couleur).
Godard, J.-L. (1963). Le Mépris. (103 minutes, couleur).
Inconnus. (1991). La set culture. (04 minutes 51, couleur).
Pialat, M. (1991). Van Gogh. (158 minutes, couleur).
Rivette, J. (1991). La Belle noiseuse. (95 minutes, couleur).
Scorsese, M. (2004). Aviator. (165 minutes, couleur).
Truffaut, F. (1973). La Nuit américaine. (112 minutes, couleur).
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Marion Delecroix
L’asthénie du peintre : quête d’identité dans la vidéo Painter de Paul McCarthy
i
La fondation d‘une Académie de peinture et de sculpture date de 1648. Le roi prit sous
son autorité et entretint les peintres formés à Rome, qui se démarquaient ainsi des peintres
formés par les corporations. Lebrun institua un cadre idéologique réglant la formation des
peintres et leur notoriétéi. Se définit un enseignement prônant l‘imitation de la nature et
des modèles antiques. L‘unité stylistique est alors réglée à la fois de l‘extérieur par une
valeur conférée aux productions selon un ordre immuable et de l‘intérieur par
l‘organisation formelle. Lorsque l‘Académie ne régente plus la production artistique, elle
ne pose plus de critère validant sa légitimité. S‘amorce au XIXe siècle une précarisation de
l‘Académie. La conventionalité habite les œuvres reconnues du XIXe siècle, ainsi qu‘en
témoignent les Salons et en 1863, la parution au Moniteur Universel, d‘un décret de
Napoléon III, réformant l‘organisation de l‘école des Beaux-Arts. Sur ces questions voir
White (1991) et Bonnet (2006).
ii
Ces films vont des mises en scène de peintres comme dans La Belle noiseuse (Rivette,
1991) ou Van Gogh (Pialat, 1991) à des films qui mettent en scène un tournage comme Le
Mépris (Godard, 1963), La Nuit américaine (Truffaut, 1973) ou Aviator (Scorsese, 2004).
iii
Notons que toutes ces expressions « au fond de soi », « à l‘intérieur », etc. désignent des
fondations, dissimulées sous la couche que l‘on montre (la façade) et qui font tenir le reste.
La figure de l‘individu est construite comme un bâtiment, comme une architecture.
iv
Ce qui n‘est pas sans rappeler l‘analyse que fait Barthes de la mythologie de l‘écrivain.
Barthes (1970).
v
La peinture de Pollock, par exemple, apporte énormément de réflexions à l‘art pictural
(sur le cadrage, sur le support, sur les couches) et l‘interrogation portée sur le rapport entre
l‘œuvre et l‘artiste est bien plus subtile que ce que le mythe Pollock le laisse entendre.
McCarthy s‘attaquant aux mythes, nous ne rentrerons plus dans ces considérations
relatives à la valeur et à la qualité, étant maintenant établi qu‘il ne s‘agit nullement ici de
dénigrer l‘expressionnisme abstrait.
vi
Charles Baudelaire dans son éloge du maquillage (2005, p.374-378), nous rappelle que
« c‘est cette infaillible nature qui a créé le parricide et l‘anthropophagie et milles autres
abominations » (p.375). La nature a, par l‘artifice ou l‘accessoire cosmétique que sont la
mode et le maquillage, à être « reformée. » La femme, explique Baudelaire, doit s‘élever
au-dessus de la nature (vers le surnaturel).
vii
La structure exposée au dessus du bureau est reconnue par nous, spectateurs, comme
une œuvre d‘art fictive, parce que les formes imitent plus ou moins les créations modernes
et contemporaines (ça ne ressemble à rien, ça doit donc être une œuvre d‘art) et surtout
parce que l‘emplacement est conventionnellement celui d‘une œuvre d‘art ; le bric-à-brac
duquel elle est constituée est du même ordre que celui qui bâti l‘appartement du peintre.
viii
La performance réalisée par Bazille à la galerie Pailhas à Marseille a révélé que
Manzoni n‘a pas emballé de « merdes d‘artistes » mais seulement une autre boîte qui, elle,
ne fut pas ouverte par Bazille. Cette performance avait pour cadre des murs sur lesquels
étaient accrochées des coupures de presse indiquant certaines spéculations auxquelles
avaient eu droit les boites de Manzoni : les boites pourraient fuir, un des acheteurs aurait
fait analyser ce qui fuyait et il s‘agirait bien d‗excréments, un acheteur l‘aurait mis au frigo
pour éviter les pertes de contenu, etc.
ix
Yves Klein, en 1959, vendit des zones de sensibilité picturale immatérielle au prix de 20
g. d‘or fin. Le client reçut en échange un certificat de propriété que l‘artiste signa. L‘artiste
jeta l‘or dans la Seine en présence de l‘acquéreur qui détruisit le reçu. La performance
réalisée par Klein est une transaction entre l‘artiste et l‘acquéreur, entre l‘immatériel et
l‘or. On se souvient que l‘or est l‘équivalent du mètre étalon en matière de valeur
monétaire.
x
Warhol, dans Ma philosophie de A à B et vice-versa, (2001) explique que, ne sachant que
peindre, il demanda à une amie de lui fournir des idées. Elle l‘engagea à peindre ce qu‘il
aimait le plus. C‘est pour cela, écrit-il, qu‘il peignit des billets de banques. Warhol suggère
aussi aux artistes de faire la somme de ce qu‘ils ont produit (exceptés eux-mêmes, préciset-il) afin de savoir ce qu‘ils valent exactement.
xi
Clément Greenberg dans l‘article « Avant-garde et kitsch » (2000) explique que la
différence entre ces deux types de production vient de leur positionnement vis-à-vis de la
réception ; le kitsch porte immédiatement son intérêt du côté du public. « La condition
préalable à l‘avènement du kitsch […] c‘est la présence d‘une riche et longue tradition
culturelle dont il peut détourner les découvertes […] le kitsch pille dans la nouveauté un
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butin sans cesse renouvelé qu‘il édulcore et sert ensuite comme kitsch. De toute évidence
tout ce qui est kitsch est académique et inversement, tout ce qui est académique est kitsch »
(p. 17). Le kitsch imite les effets de l‘art.
xii
Voir pour ces questions l‘excellente analyse d‘Ehrenberg (2000) et le petit ouvrage de
Catherine Grenier (2004) qui explique que la dépression « se substitue à l‘expression du
génie mélancolique » (p. 49). « L‘expérience dépressive – expérience douloureuse mais
riche qui, nous dit Didier Anzieu, fut par son action destabilisatrice à l‘origine de plusieurs
des principes découverts par Freud – constitue, dans le contexte d‘une société moderne où
les progrès technologiques tendent à virtualiser le réel, une impulsion vitale primordiale »
(p. 127).
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