TEGUEZEM Joseph

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Mobilité et fixité : de l’intelligibilité métaphysique
à la possibilité d’une créativité humaine
TEGUEZEM Joseph
Université de Dschang
Résumé :
Contredisant Héraclite pour qui la mobilité est l’étoffe de toute chose,
Parménide affirme que l’être est originellement ordonné à une stabilité
ontologique et épistémologique. Platon en vient à les concilier en montrant que
la mobilité participe de la fixité ; celles-ci étant respectivement le pôle sud et le
pôle nord de la recherche. Il est cependant nécessaire de déplacer ces notions de
leur socle métaphysique vers un terrain où l’homme s’affirme comme fondement
et mesure de toute chose. C’est à cette condition que la mobilité et la fixité
deviennent humainement créatrices. L’ouverture prudente du chercheur au reste
du monde apparaît alors comme une composante essentielle de la mobilité
créatrice dont la perspective téléologique est une sorte de fixité virtuelle.
Mots-clés : Mobilité, fixité, créativité, métaphysique, humain.
Abstract:
By opposing himself to Heraclitus, for who mobility is the substance of
everything, Parmenides affirms that being is originally ordered to an ontological
and epistemological stability. Plato comes to reconcile them by showing that
mobility participates of fixity; these notions are respectively the South Pole and
the north pole of research. Nevertheless, it is necessary to move them from their
metaphysical basis to a ground where human being affirms himself as basis and
measure of everything. It is so, that theses notions become humanly creative.
Therefore, the cautious connection of the researcher to the rest of the world
appears as the essential components of the creative mobility about what the
teleological perspective is a kind of virtual fixity.
Key words: Mobility, fixity, creativity, metaphysics, human being.
Pour comprendre le concept de mobilité, il
est nécessaire de comprendre la situation
philosophique dans laquelle nous sommes dès
que nous abordons cette notion1.
Introduction
Le monde contemporain est le théâtre d’une mobilité sans
pareille. L’humanité aura, sans doute, compris que c’est tuant d’être
immobile, d’être toujours au même endroit à observer et à
reproduire les mêmes choses. La téléologie d’une telle mobilité est,
avant tout, de « donner au [chercheur] la capacité de briser, de
transgresser les frontières et les compartiments de plus en plus clos
entre les différents domaines du savoir2». Sous les effets conjugués
de la technoscience et des nouvelles technologies de l’information
et de la communication, il est désormais possible de se retrouver
partout dans le monde, d’effectuer facilement des déplacements,
des échanges, d’acquérir rapidement des savoirs et des biens de
consommation divers. Nous sommes, on le voit, dans un monde
où tout est en mouvement et en création. Sur le plan scientifique, la
puissance du chercheur gît dans la mobilité et la promesse de
créativité qui l’accompagne. Parce qu’il bénéficie d’une réduction
de distance entre ses pairs et lui, le chercheur peut aisément
participer aux séminaires, tables-rondes, colloques internationaux ;
organiser des conférences et des enseignements à distance dans un
univers où la déterritorialisation tous azimuts est devenue un
nouveau paradigme culturel, politique et économique. Sous
l’impulsion de cette mobilité impressionnante, le chercheur,
nonobstant l’errance vagabonde qui le guette et le risque
permanent de désagrégation auquel il est culturellement exposé,
affiche une assurance intellectuelle : il expose son savoir et rédige
les rapports d’expertise. Comme l’homme « mesure de toute
chose » de Protagoras, le chercheur est devenu la mesure de toute
mobilité culturelle. C’est, sans doute, le regain de l’héraclitéisme :
1
Bertrand Vergely, « L’homme de la mobilité », in http : //1 libertaire.free.fr /
Vergely01.html (consulté le 11/03/2014).
2
Boris Cyrulink et Edgar Morin, Dialogue sur la nature humaine, Bulgarie,
Editions de l’Aube, 2010, p.65.
tout bouge, tout coule, tout se bouscule et rien ne demeure fixe. La
créativité elle-même est soumise à la mobilité des cultures et des
savoirs, n’en déplaise à Parménide pour qui c’est paradoxalement la
stabilité qui en garantit le succès. Sur ces entrefaites, la mobilité
contraste avec la fixité, quant aux conditions de possibilité de la
créativité. Tout le problème revient à savoir s’il faut fonder la
créativité sur une mobilité de type héraclitéenne ou, plutôt, sur une
fixité de type parménidienne. Entre la mobilité et la fixité, somme
toute métaphysiques, qu’est-ce qui constitue fondamentalement
l’Être créatif ? Il est question de savoir s’il faut adosser la créativité
sur ce qui bouge sans cesse ou, au contraire, sur ce qui est
rigoureusement stable et éternel. Pour Platon, le problème ne se
pose pas tellement en termes du choix exclusif de l’un ou de l’autre
paradigme fondateur, mais en termes d’intégration des deux dans
un même processus créateur. Mais, abandonnées dans leur
structure métaphysique, la mobilité et la fixité rendent-elles possible
une créativité dont l’homme est le fondement et la mesure ? En
d’autres termes, pour que la mobilité et la fixité constituent de
véritables vecteurs de la créativité humaine, ne faudrait-il pas, au
préalable, les démétaphyser ? Par ailleurs, impliquant l’ouverture et
la connexion enrichissantes du chercheur au reste du monde, la
mobilité ne demeure-t-elle pas potentiellement symptomatique de
la désagrégation du noyau identitaire de ce dernier ?
Pour répondre à ces questions, nous montrerons, d’abord, que
la mobilité et la fixité sont, respectivement chez Héraclite et
Parménide, des réalités hétérogènes et fondamentales à partir
desquelles ils expliquent le monde ; et qu’elles sont même, pour
Platon, deux paradigmes gnoséologiques et ontologiques dont
l’opposition structurelle rend possible l’intelligibilité de la créativité
philosophique (I). Nous relèverons, ensuite, le caractère
métaphysique de ces notions, à l’effet de mettre en exergue la
dimension immuable et liberticide du monde qu’elles impliquent
(II). Nous montrerons, enfin, que pour que la mobilité soit un
mouvement créateur dont l’homme est le fondement et la mesure,
il faut, et c’est aussi le cas pour la fixité, la débarrasser de sa coque
métaphysique et considérer le repos, l’ouverture et la connexion
prudente des chercheurs, comme des éléments vitaux de la
créativité (III).
I-Mobilité et fixité comme réalités fondamentales
Le questionnement sur la réalité la plus fondamentale et
fondatrice, qui préexisterait à la diversité des êtres dans la nature, a
conduit, tour à tour, les présocratiques, généralement appelés
physiciens, à une conception toute aussi plurielle que paradoxale
de cette réalité. Nul doute que, dans leurs démarches respectives,
l’intention de chaque physicien était de saisir radicalement les
choses et l’homme avant toutes considérations métaphysiques ou
théologiques, « l’idée d’un dieu créateur de la nature ex nihilo
(comme dans la Genèse de la Bible) [étant] étrangère à l’esprit
philosophique des Grecs.3 De tous les physiciens présocratiques,
Héraclite d’Éphèse et Parménide d’Élée apparaissent, à notre avis,
comme ceux qui ont le plus tranché sur la détermination de la
substance fondamentale et unificatrice de tous les êtres. Pour le
premier, c’est le mouvement (la mobilité) ; pour le second, c’est l’Être
(la fixité). En quoi consistent alors la mobilité et la fixité ?
1.1 L’approche héraclitéenne du mouvement / de la
mobilité
Héraclite fait du mouvement /de la mobilité l’Être fondamental
qui crée et gouverne tout ce qui existe au monde ; qu’il s’agisse des
choses, des animaux ou des hommes :
Considéré comme le philosophe du
mouvement, le philosophe du panta rei : ‘‘tout
s’écoule’’ […], Héraclite, écrit Abel Jeannière, va
examiner
le
mouvement
en
lui-même,
indépendamment de telle ou telle réalisation ; il est
pénétré de l’idée que le mouvement c’est l’être,
puisqu’il explique tout. Tout est phénomène d’une
même réalité. [Et] pour retrouver l’identité des êtres
qui nous apparaissent qualitativement, il faut les voir
non fixés, les rétablir dans le courant modèle qui les
3
Gilbert Hottois, De la Renaissance à la modernité. Une histoire de la philosophie
moderne et contemporaine, Coll. Le point philosophique, Bruxelles, De Boeck
Université, 1997, pp.13-14.
crée et les supporte,
mouvement/la mobilité].4
[c’est-à-dire
dans
le
Dans cette perspective, la diversité des êtres est d’ordre qualitatif
et non substantiel / essentiel. Les êtres sont, certes, multiples du
point de vue de leurs qualités, mais ils sont un du point de vue de
leur essence. Et le mouvement est cette essence qui assure leur
unité contre leur éparpillement hétéroclite: rien n’échappe au
mouvement ; même les choses apparemment stables sont
essentiellement changeantes, puisqu’elles tirent leur origine et leur
existence du mouvement. Mais alors, en se posant comme la source
et ce qui assure la vie des choses, le mouvement héraclitéen a-t-il
lui-même un fondement qui le transcende ? Il a, en effet, des traits
ontologiques forts remarquables qui, de toute évidence, n’indiquent
rien qui lui soit supérieur. La préséance, la permanence, l’identité (la
mêmété), la vigueur, la rapidité et la créativité en sont les attributs
essentiels. La permanence consiste dans son écoulement perpétuel,
puisqu’il ne peut s’arrêter sans se perdre comme mouvement,
c’est-à-dire sans se transformer en repos. La métaphore du fleuve, à
laquelle Héraclite fait recours, est assez significative :
On ne peut pas, dit-il, descendre deux fois dans
le même fleuve, ni toucher deux fois une substance
périssable dans le même état, car, à cause de la
vigueur et de la rapidité du mouvement, elle se
disperse et se réunit, ou plutôt ni à nouveau ni après,
c’est en même temps qu’elle se constitue et qu’elle se
retire, qu’elle survient et qu’elle s’en va.5
Cette métaphore illustre, on le voit, de façon pertinente, la
continuité du mouvement tout en relevant que cette continuité est
telle que le mouvement ne saurait conduire à un être stable.
L’impossibilité dans laquelle il se trouve à déboucher sur un être
immuable s’explique par le fait que, chez Héraclite, toute évasion
hors du mouvement est purement inconcevable: tout naît du
mouvement et n’existe que par et dans le mouvement. Sa vigueur
4
Abel Jeannière, Les Présocratiques. L’aurore de la pensée grecque,
Éditions du Seuil, 1996, p.114.
5
Héraclite, fragment.4112, cité par Abel Jeannière, Les Présocratiques.
L’aurore de la pensée grecque, ouvr. cité, p.114.
Paris,
est d’ailleurs assez contondante pour dominer et maintenir toutes
ses créatures dans son flux. Grâce à la rapidité, qui est
essentiellement la sienne, le mouvement rend possible, dans le
même geste, l’unification de tout ce qui tend à s’émietter, à tomber
indéfiniment dans la dispersion. Autrement dit, la conversion de la
diversité des êtres en une unité d’Être ne se fait pas ici de façon
discontinue, ni de manière progressive, elle se fait tout d’un coup.
Peut-être, faudra-t-il rattacher cette capacité intrinsèque qu’a le
mouvement de passer de la diversité à l’unité sans médiation à la
préséance fondamentale qu’il a, par ailleurs, sur toutes les choses.
D’après Héraclite, en effet, dieu, l’homme, les animaux et les autres
êtres sont postérieures au mouvement. A en croire Herman
Grégoire, la prééminence du mouvement sur le reste du monde ne
souffre d’aucun doute : « ce monde, dit-il, notre patrimoine
commun, n’est ni l’œuvre d’un dieu, ni d’un homme. Il a toujours
été, il est et il sera toujours un feu vivant, brûlant sans se consumer,
s’apaisant sans s’éteindre.6 » Cette préséance7 permet aussi de
comprendre la conception héraclitéenne du temps : c’est le
mouvement qui fonde le temps et non l’inverse, comme ce sera le
cas chez Aristote. Pour ce dernier,
‘‘sans lieu, ni vide, ni temps, le mouvement est
impossible’’. Or, c’est exactement l’inverse pour
Héraclite : ôtez le mouvement, ni lieu, ni vide, ni
temps ne sont possibles. Aristote s’oppose déjà à
Platon quand il déclare : ‘‘il n’y a pas de mouvement
hors des choses’’. Pour Héraclite, il n’y a rien hors du
mouvement. Et, alors qu’Aristote distinguera
diverses espèces de mouvement, exactement autant
6
Grégoire Herman, Le livre de l’Occident, Suisse, Editions Kister S.A, 1965, P.154.
Cette préséance du mouvement sur ses créatures contraste avec la contemporanéité
du mouvement d’Anaximandre avec ses effets. Abel Jeannière fait l’économie de ce
paradoxe : « [Pour Anaximandre], le mouvement éternel n’existe que dans la mesure
où le monde des apparences existe. Le mouvement ne s’ajoute pas au monde des
phénomènes, il n’en est pas différent comme il le sera pour Héraclite. Il n’est pas
antérieur au monde des phénomènes, qui n’en est pas déduit comme d’un principe.
Une telle conception implique plutôt l’idée du mouvement cyclique. Du moment que
le mouvement éternel est intimement mêlé aux phénomènes eux-mêmes, il s’ensuit
que l’origine du mouvement n’est absolument pas différente de ses effets. Au
contraire, toute naissance du mouvement est exactement équivalente à ses effets. »
Abel Jeannière, Les Présocratiques. L’aurore de la pensée grecque, ouvr. Cité,
pp.82-83.
7
que de modes d’être, Héraclite voit dans le
mouvement ce qui demeure identique dans la
diversité des êtres.8
Contrairement donc à ce que l’on pourrait penser dans la
perspective aristotélicienne, le temps lui-même demeure ordonné
au mouvement en tant que son principe fondateur. L’antériorité du
temps suggérée ci-dessus dans la pensée d’Aristote est intenable
chez Héraclite : pour ce dernier, la préséance du mouvement n’est
pas sujette à caution, elle s’impose comme une évidence. C’est le
même mouvement qui est au cœur de la diversité des choses. D’où
sa mêmété, son identité. Le mouvement héraclitéen ne varie pas,
comme chez Aristote, d’une catégorie d’être à une autre : il est cet
invariant au fond de la multitude des êtres dont il assure l’unité. De
par leurs qualités sensibles, ces êtres peuvent varier, toujours est-il
que, c’est le même mouvement qui les habite et contrôle leur
manière d’être. Cette identité, cette capacité structurelle d’être
partout le même, signifie-t-elle, comme l’on pourrait d’emblée le
penser, absence de créativité ?
« Le mouvement [héraclitéen] est un dynamisme de créations
sans fin renouvelées9 » : c’est par lui que les choses ont vu le
jour et perpétuent leur existence ; c’est encore par lui que de
nouvelles choses peuvent arriver au monde. Il demeure donc le
principe créateur, vivifiant et innovateur des choses dans le
monde : « il est, en tout cas, fondement ultime et permanent,
antérieur aux dieux et aux hommes, il est le jeu du monde sousjacent au logos10. » Chez Héraclite, en effet, le mouvement apparaît
comme le logos primordial. Dieu et l’homme ne sont que des logos
secondaires. Ainsi, c’est toujours le discours du mouvement qui
précède ceux de dieu et de l’homme dans le monde. Logos
primordial, le mouvement apparaît même comme une limite à
l’intelligence de dieu et de l’homme qui veulent, pourtant, au-delà
de ses manifestations empiriques, en dégager l’intelligibilité, la
compréhension la plus parfaite:
Quant à ce logos qui est éternellement, écrit
Héraclite, les hommes sont éternellement incapables
8
Ibid., pp.115-116.
Ibid., p.115.
10
Ibid., p.116.
9
de le comprendre, aussi bien avant d’en avoir
entendu parler qu’après en avoir entendu parler pour
la première fois. Alors que tout arrive conformément
à ce logos, ils ressemblent à des gens sans
expérience, quand ils s’exercent à des paroles et à des
actes pareils à ceux que moi j’expose, distinguant
chaque chose suivant sa nature et expliquant ce qu’il
en est. Mais les autres ignorent ce qu’ils font à l’état
de veille, comme ils oublient ce qu’ils font en
dormant.11
On le voit, dieu et l’homme ne sont pas suffisamment armés
pour saisir radicalement l’essence du mouvement. Ils sont comme
ces apprenants inexpérimentés qui, mus par la soif de s’élever par
leurs propres efforts jusqu’au dernier sommet du savoir, décident
de s’inscrire à l’école du logos, ignorant même par-là qu’ils n’auront
affaire qu’avec un éternel incompris « qui est au-delà de toute
recherche et à l’écart de toutes les routes, [de tous les
enseignements].»12 La supériorité du logos primordial est, en effet,
telle que les logos divin et humain n’ont pas la moindre possibilité
de le connaître parfaitement. Ceux-ci ne sont pas autonomes,
puisqu’ils n’existent que par participation à celui-là. Léon Robin a
donc raison de dire que « le logos [secondaire], c’est à la fois la
pensée divine qui circule éternellement dans la nature, et la pensée
humaine, mais en tant qu’elle participe à ce courant unique et
éternel [logos primordial], et perd ainsi son individualité13».
L’ordonnancement des logos secondaires au logos primordial est
assez significatif : ce dernier est ce sans quoi aucune vie n’est
possible. Isolé du grand logos qui crée les choses et les supporte,
rien
n’existe dans le monde. L’impossibilité de le saisir
parfaitement ne suggère-t-elle pas, cependant, sa connotation toute
métaphysique ? C’est verser dans des contresens interminables que
de coller au logos primordial une étiquette non métaphysique, c’està-dire empirique. Aux dires d’Abel Jeannière, « Platon a d’abord
combattu Héraclite parce qu’il voyait en lui un philosophe du
mouvement empirique, comme Protagoras. [Or], identifiée au
sensualisme, la philosophie du mouvement plonge la pensée dans
11
Héraclite, fragment.13, cité par Abel Jeannière, Ibid., p.112.
Héraclite, Fragment 181 , cité par Abel Jeannière, Ibid., p.111.
13
Léon Robin, cité par Abel Jeannière, Ibid., p.113.
12
des contradictions insurmontables. Mais quand Platon discerne la
réalité métaphysique du mouvement au-delà du sensible, il revient à
Héraclite sans l’avouer clairement14». En effet, bien que le
mouvement (logos) se manifeste à travers les faits empiriques qu’il
crée et gouverne, il n’est pas lui-même un être empirique. Par
conséquent, nos sens sont incapables de nous en rendre
parfaitement compte, d’en dégager l’intelligibilité plénière. Les sens
se bornent dans des définitions relatives et contestables parce que
celles-ci sont liées à la psychologie du sujet définissant. Ce faisant,
ils nous égarent et nous empêchent d’accéder à sa rationalité
fondamentale et incommensurable à la nôtre:
Il faut [donc] renoncer à sa petite jugeote
individuelle, aux habitudes du sens commun, à ce
que trop d’adulte confondent avec la raison, et se
référer à la raison commune, une raison qui n’est pas
la nôtre, encore moins celle du grand nombre, mais
celle de tous les êtres. Cette connexion au logos
suscite un enthousiasme permettant à l’homme qui
demeure ‘‘ à l’écoute du logos’’, attentif au logos,
d’adhérer à la raison de l’univers15.
Convaincu, en effet, que les logos particuliers ou individuels
enracinés dans l’expérience n’ont du logos universel qu’une vue
étriquée propre à l’opinion, Héraclite invite le philosophe à
transcender avec enthousiasme le particulier vers l’universel,
l’opinion vers la signification intrinsèque du mouvement. En le
cristallisant dans l’expérience sensible, le sens commun en vient,
paradoxalement, à distinguer les choses fixes et les choses
mouvantes. Or, pour Héraclite, une pareille distinction est
irrationnelle, puisque la fixité n’existe pas, elle est absurde. Jean
Brun attire, avec raison, notre attention sur de telles supercheries:
L’héraclitéisme est, dit-il, la plupart du temps,
réduit à cette philosophie du devenir que l’on oppose
d’une façon un peu sommaire à la philosophie de
l’être éléatique et aux ontologies statiques. On sait
que Hegel et Nietzsche, de points de vue bien
différents, revendiqueront Héraclite comme
14
Abel Jeannière, Les Présocratiques. L’aurore de la pensée grecque, ouvr. cité,
p.117.
15
Ibid., p.118.
précurseur en voyant en lui celui qui a proclamé de
façon nette qu’il n’y a d’être que du devenir16.
Dans cette optique, nos sens sont limités et disqualifiés à
accéder à la rationalité du logos primordial qui incarne la Sagesse.
Le sens commun aura beau multiplier et accumuler des expériences
empiriques, il n’aura qu’une connaissance étriquée et erronée de la
sagesse que représente la réalité unique et fondamentale qu’est le
mouvement, car « ni la multiplicité des expériences sensibles, ni
leur cristallisation dans une accumulation de connaissances
partielles et positives ne conduisent à la sagesse. Ce type de
connaissance est lié à la sensation, la sensation dont Héraclite
signale l’insuffisance17». La sagesse ne consiste donc pas en la mise
du sujet en rapport avec l’expérience, mais en la familiarisation ce
dernier avec le logos primordial: « la sagesse, précise Héraclite,
consiste en une seule chose : être familier de la pensée qui
gouverne toutes choses par le moyen de toutes choses18. Savoir
beaucoup de choses n’instruit pas l’intelligence19. Dans la quête de
la sagesse, il exclut, on le voit, aussi bien la psychologie du sujet
que l’expérience personnelle de ce dernier et invite le sage à
substituer la logique de la contradiction à celle de la fixité:
La logique de contradiction admet que, pour
posséder la vérité sur un être, il ne faut pas hésiter à
prononcer à son sujet des jugements contradictoires.
[…] Un seul jugement ne suffit pas à définir une
réalité. Prétendre atteindre le propre ou l’essence par
des jugements statiques comme : la neige est blanche,
ou l’homme est un animal raisonnable, est une
erreur. Il faut tenir compte de la valeur dynamique
des principes, ce qui nécessite des jugements
multiples, des jugements qui vont au-delà de
l’expérience et qui visent la puissance productrice de
Ce qui fait que la chose est blanche et qui pourrait la
faire non blanche. […] Philosopher, c’est renoncer à
son intelligence particulière, non pour se perdre dans
16
Jean Brun, Les présocratiques, coll. Que sais-je ? 5è édition corrigée,
Paris, Puf, 1993, pp. 49-50.
17
Abel Jeannière, Les Présocratiques. L’aurore de la pensée grecque, ouvr. cité,
pp.121-122.
18
Héraclite, frag ment 4129, cité par Abel Jeannière, Ibid., p.121.
19
Héraclite, fragment 4030 , cité par Abel Jeannière, Ibid., p.121.
la foule, mais pour n’utiliser que la seule intelligence
qui dirige toute chose.20
La logique de la contradiction ci-dessus recommandée au
philosophe est, en effet, solidaire d’un dynamisme créateur dont
est doué le Logos. Grace à ce dynamisme, il fait et défait
constamment les choses, les modifie quantitativement et
qualitativement ou les transforme tout simplement en leur
contraire21. Le Logos (mouvement) rend donc possible non
seulement la continuité, mais aussi la contradiction des choses :
« les contraires s’accordent, dit Héraclite, et la belle harmonie naît
de ce qui les diffère. Toute chose naît de la lutte 22». En repoussant
violemment l’absurdité d’une logique fixiste, la logique de
contradiction fait du mouvement l’ultime fondement sans
fondement des choses ; la source vivifiante de tout ce qui existe.
Mais pour accéder à ce fondement, il faut abandonner l’empirisme
qui fait des données sensibles ses chevaux de bataille. Discréditant,
en effet, l’empirisme et ses partisans, Héraclite martèle : « La vue
est une tromperie. Les yeux et les oreilles sont de mauvais
témoins pour ceux qui ont une âme barbare23». Ainsi, c’est audedans de nous que réside la voie du véritable savoir, non pas parce
que nous en sommes nous-mêmes la source, mais parce que nous
en avons le reflet :
En nous réside un reflet du logos dans lequel
nous puiserons la sagesse, une sagesse qui n’est pas
dans la contemplation des choses extérieures, mais
dans la pensée qu’elles suggèrent en nous. […] Ne
saisira la vérité des choses que celui qui arrivera à ne
plus considérer les objets extérieurs comme porteurs
de valeurs de bien ou de mal (idée que l’on
retrouvera chez Spinoza). La pensée doit être pure
de tout souci axiologique. Le bien et le mal ne sont
20
Ibid., pp.122-123.
« Pour Héraclite, la nature aime les contraires et sait en opérer la synthèse pour en
faire une harmonie. Mais cette unification, acquise aux prix d’une lutte, se conserve
comme une tension entre des opposés qui tendent à se séparer les uns des autres ou à
se détruire.» Jean Brun, Les présocratiques ouvr.cité, pp. 47-48.
22
Héraclite, (fgt 8), cité par Jean Brun, Ibid., p.48.
23
Héraclite, fragment 4637, Cité par Abel Jeannière, Les Présocratiques. L’aurore
de la pensée grecque, ouvr. cité, p.124.
21
relatifs qu’à nous ; il n’y a ni bien ni mal dans les
choses.24
Par conséquent, les choses ne sont pas bonnes ou mauvaises
parce qu’elles le sont en soi, mais parce que nous les considérons,
du dedans de nous-mêmes, comme bonnes ou mauvaises. Les
jugements de valeurs sont subjectifs et non objectifs. C’est le sujet
pensant qui en est le fondement, comme ce sera le cas chez
Descartes avec le cogito, point de départ de toute connaissance
véritable. C’est encore ce sujet qui décide d’attribuer telle valeur à
tel objet extérieur. Sans le sujet, cet objet n’est ni bon, ni mauvais,
sa valeur est ordonnée à la psychologie de celui qui le juge. Le
Logos, quant à lui, crée les choses sans aucune préoccupation
éthique qui consisterait à discerner les bonnes des mauvaises. Nos
jugements de valeur ne sont pas une création du Logos ; ils sont
plutôt la nôtre. Il en est de même pour la séparation des valeurs en
bien et en mal : c’est nous qui créons, de l’extérieur, la scission
entre les contraires, puisque la théorie de la contradiction envisage
toujours, dans le même jeu, chaque chose avec son contraire. La vie
et la mort, le jour et la nuit, la justice et l’injustice, la vérité et le
mensonge, le bien et le mal sont, par exemple, des couples
inséparables du point de vue ontologique25 : « le bien et le mal, dit
Héraclite, sont un26». Ils sont intérieurement et conflictuellement
unis par l’être fondamental qu’est le mouvement, c’est-à-dire le
Logos : il n’y a de bien que par opposition au mal et inversement.
Toutefois, si le sujet ne peut s’approcher du Logos que par un
24
Ibid., pp.125-126.
Grégoire Herman l’a bien compris, lorsqu’interprétant la théorie des contraires
d’Héraclite, il écrit : « Les contraires créent l’utile équilibre ; c’est d’un incessant
combat que nait cet équilibre ; tout se fait par un jeu d’oppositions. […] On ne marie
pas les semblables, mais les contraires : le parfait et l’imparfait, la concorde et la
discorde, l’harmonie et le désaccord, c’est de leur rapprochement que naît la vie. »,
(Op. Cit., p.154). En effet, l’unité des choses est toujours structurée par une
multiplicité de qualités contraires qui se succèdent et se chassent, mais coexistent
aussi simultanément dans les choses: « comme tous les contraires dont est faite la
vérité, la vie et la mort sont tout un, car l’homme vivant participe en même temps à
la vie et à la mort, soit en état de sommeil, soit en état de veille, et comme la vie de
l’âme dans le corps est la mort de l’âme, la mort du corps est la vie de l’âme, qui
alors s’allume et se libère pour vivre, à la manière d’une lumière sèche. » Jacques
Chevalier, Des présocratiques à Platon, Vol.1, Paris, Quadrige/ Puf, 1994, p.68.
26
Héraclite, Fragment 5841, cité par Abel Jeannière, our. cité, p.126.
25
retour à soi qui invalide l’intervention de l’extériorité, ce repli ne
saurait, par ailleurs, être considéré comme l’idoine opportunité
pour s’évader définitivement du monde empirique. Ce retour à soi
est à comprendre comme le moyen par lequel le sujet pensant
réussit à se faire éclairer par la lumière que le Logos répand,
exactement comme l’Idée de Bien illumine, chez Platon, les Idées
qui sont sous elle. Ce faisant, cet éclairage permet à l’homme de
vivre dans le monde empirique sans s’y engluer, c’est-à-dire sans se
perdre, se confondre avec les choses ; il lui permet également de
prendre conscience de sa particularité par rapport au reste du
monde ; de jauger ses limites par rapport à ce Logos supérieur
auquel la totalité du monde est ordonnée.
1.2 L’approche parménidienne de l’Être ou de la fixité
ontologique
Parménide opère une rupture avec la théorie héraclitéenne du
mouvement / mobilité,
en substituant l’éternité de l’Être
immuable à l’éternité du devenir. Cette substitution procède d’une
exposition dogmatique de la théorie l’Être au cours de laquelle
l’existence du Non-être, et donc du changement, du devenir ou de
la mobilité, est perçue comme un contresens logique :
Parménide est, en effet, écrit Jean Brun, célèbre
pour avoir dit et proclamé que l’Être est et que le
Non-être n’est pas. L’Être étant ce qui est et ne peut
pas être nié, même partiellement, si bien que
Parménide élimine tout recours au mouvement, au
changement et au devenir. […] Il nous est
impossible de sortir du principe d’identité A est A
sous peine de définir une chose par ce qui n’est pas
elle27.
En effet, la logique classique enseigne le principe d’identité
d’après lequel A est A, B est B, par exemple. L’inviolabilité de ce
principe apparaît, chez Parménide, comme quelque chose de sacré
sur laquelle il adosse l’intelligibilité de sa théorie de l’Être ; elle
constitue en même temps l’impératif catégorique qui l’oblige à
accepter que seul « l’Être est » et que le « non-être n’est pas ». D’où
le refus du changement. Celui-ci exige une combinaison de l’être et
27
Jean Brun, Les présocratiques, ouv.cité, p.72.
du non-être, puisque ce qui change continue d’être et cesse en
même temps d’être intégralement ce qu’il était avant. Or, du point
de vue logique, une chose ne peut pas être simultanément ellemême et autre chose: A est ou A n’est pas. Le commentaire qu’en
fait Gilbert Hottois est assez édifiant :
Parménide est, en effet, le premier penseur
logicien, non dialectique par excellence. Sa thèse
consiste à n’accepter que l’affirmation absolue :
‘‘l’être est’’ ou ‘‘A est A’’ (c’est le principe d’identité),
et son corrélat : ‘‘ le non-être n’est pas ». De ‘‘ce qui
est’’, on peut seulement dire que ‘‘cela est ’’, et de
‘‘ce qui n’est pas ’’, on ne peut rien dire sans
contradiction (principe de non-contradiction).
Bloqué dans cette opposition absolue de l’être et du
non-être, Parménide est incapable de comprendre le
devenir (le temps). Pourquoi ? Parce qu’une chose
qui devient, à la fois demeure soi-même et cesse
d’être identique à soi-même (change), c’est-à-dire se
nie. Penser le devenir implique donc que l’on puisse
penser une synthèse d’être et de non-être. Le devenir
exprime la relation ou le moyen terme entre l’être et
le non-être. Cet entre-deux, Parménide le refusait,
conformément au troisième grand principe de la
logique classique : le tiers-exclu (‘‘A est ou A n’est
pas’’, alternative sans intermédiaire ni au-delà),
caractéristique de la pensée binaire.28
La logique parménidienne de l’identité est solidaire non
seulement du refus du devenir et de la contradiction dans les
choses, mais aussi de l’existence d’un Être dont le sujet qui
l’incarne est indéfini. S’agit-il de dieu, de l’homme ou d’un objet
du monde empirique? A cette question, Parménide ne nous fournit
aucune boussole ; il reste muet. Il se contente de le définir par des
concepts étrangers aux choses changeantes : nécessité, totalité,
homogénéité, immuabilité, indivisibilité, contigüité, intemporalité,
immortalité, perfection, etc. Jean Wahl et Grégoire Herman nous
en donnent respectivement quelques explications :
D’après Parménide, il y a une totalité de l’être,
totalité parfaite, immuable ; immuable parce que
l’être est parfait, qu’il ne peut changer en rien de
28
Gilbert Hottois, De la Renaissance à la modernité. Une histoire de la philosophie
moderne et contemporaine ouvr.cité, pp.145-146.
mieux et en rien de pire, qu’il est immuable par une
conséquence de sa propre perfection. Et il ne naît de
rien d’autre que de lui-même, car l’être ne peut avoir
son origine dans le non-être.29 L’Être n’est pas
divisible puisqu’il est tout entier identique à luimême. Il ne peut se dilater, car sa cohésion l’en
empêche, ni se rétrécir puisqu’il est tout entier rempli
de lui-lui-même. L’Être est continu car dans la
totalité de sa présence, il est contigu à lui-même. […]
L’Être est immobile, prisonnier de sa propre nature
puisque sans commencement ni fin, puisqu’il est
étranger à la naissance et à la mort, qu’il n’a point de
départ, ni point d’arrivée. Il demeure identique à luimême, inchangé, sans modifications apportées par
des agents extérieurs. Il demeure immuable, à la
même place car, ses limites étant invariables, il y est
enserré par la Nécessité même qui le définit.30
On le voit, les caractéristiques de l’être parménidien ne sont pas
attribuables à l’homme, ni aux animaux et aux choses que l’on
rencontre dans le monde factuel. De par ses attributs, cet Être est
extraordinairement épatant et comparable au Dieu des judéochrétiens. Il coïncide avec sa pensée : « c’est en effet, dit
Parménide, une seule et même chose que l’on pense et qui est31».
Dans sa pureté32, l’être apparaît donc comme la pensée qui se
pense elle-même. A ce niveau, Parménide est un idéaliste, si l’on
entend par idéalisme une théorie logique ordonnée non pas sur les
sens ou les opinions, mais exclusivement sur le principe d’identité
non dialectisable. Cette confusion de l’être avec la pensée montre,
par ailleurs, que l’acte de penser n’a de sens que par rapport à
l’Être, et qu’en l’absence de ce dernier, rien n’existe. Deux voies
sont alors possibles dans la recherche de la vérité. La première est
celle qui affirme l’existence de l’Être et refuse celle du Non-être :
« l’être est et le non-être n’est pas». La deuxième, celle qui accepte
l’existence du Non-être et nie celle de l’Être : « le non-être est et
l’être n’est pas ». D’après Parménide, la première incarne la
29
Jean Wahl, Traité de métaphysique, Paris, Payot, 1957, p.85.
Grégoire Herman, Le livre de l’Occident, ouvr. cité, p.156.
31
Parménide, Fragment 3, cité par Jeannière, Les Présocratiques. L’aurore de la
pensée grecque, ouvr. cité, p.133.
32
Nous établissons cette pureté sur le fait, déjà souligné, que l’Être de Parménide,
de par ses caractéristiques, ne correspond à rien de concret dans le monde sensible.
30
certitude, le savoir parfait, la vérité absolue : c’est la voie du sage.
La
deuxième est jonchée d’illusions, de mensonges, de
contradictions permanentes, d’erreurs, d’égarements et de folies :
c’est le chemin des ignorants ou de cette « foule sans cervelle pour
laquelle être et n’être pas c’est à la fois la même chose et son
contraire33».
Le véritable savoir réside donc dans quelque chose de stable, de
fixe comme l’être et non d’instable, de mobile comme le non-être.
Pour Héraclite, connaître consistait à s’établir rationnellement dans
la mobilité alors que, pour Parménide, c’est plutôt s’installer dans la
fixité. Et celle-ci n’est pas seulement épistémologique, elle est aussi
ontologique, puisqu’il y a, rappelons-le, coïncidence parfaite entre
la pensée et l’Être. Platon apparaît, dans sa propre pensée
philosophique, comme l’élève qui aura tenté de réconcilier, peu ou
prou, ses deux maîtres ennemis.
1.3 Platon à califourchon sur la mobilité héraclitéenne et la
fixité parménidienne
L’opposition faite par Platon entre le monde sensible et le monde
intelligible participe de son souci manifeste de réconcilier une
philosophie caricaturale du devenir /contingent / relatif avec une
philosophie authentique de la fixité paradigmatique / absolue. En
définissant le monde sensible comme le siège du devenir
permanent, il sait gré à Héraclite qui soutient que le mouvement
gouverne tout, même s’il ne revient pas sur les attributs
ontologiques de ce dernier, tels que définis par le maître. Il rejette,
tout comme son maître, la logique fixiste que le sens commun
entretient dans le monde empirique. Il souscrit également à la
critique héraclitéenne de la connaissance empirique : celle-ci est
insuffisante et superficielle pour une saisie de l’être fondamental
dans sa radicalité. Les deux philosophes sont donc tous d’accord
qu’une véritable connaissance ne se fait pas par les sens, mais par
la raison. Ils apparaissent tous comme des précurseurs lointains
d’un Descartes qui dira, plus tard, que nos sens nous trompent le
plus souvent. Par ailleurs, Platon partage la théorie héraclitéenne
des contraires : le monde empirique est truffé de contradictions.
33
Héraclite, cité par Grégoire Herman Le livre de l’Occident, ouvr.cité, p.155.
Dans cet ordre d’idées, Platon affirme contre Parménide que la
fixité absolue n’est pas du monde sensible. Pour lui, l’Être auquel
correspond ce genre de fixité existe, à condition que l’on le situe
dans le monde intelligible, foyer incontestable de l’absolu, de
l’immuable, de l’intemporel et non dans le suaire de l’empiricité
ambiante. Il s’insurge cependant contre le monisme ontologique de
Parménide d’après lequel l’Être existe en tant que réalité esseulée,
car dans le monde intelligible, il y a plusieurs Idées et non une
seule : l’Idée d’homme, l’Idée d’arbre, l’Idée d’animal, l’Idée de
justice, l’Idée de bien, par exemple. Et ces Idées sont des essences
réelles et universelles de tous les pseudo-êtres qui sont dans le
monde sensible. De toutes ces Idées, nous dit Platon, celle de Bien
est la plus haute et se présente comme la source vivifiante et
unificatrice de tout le reste. Il la compare avec le soleil qui éclaire
tout sans être vu et sans être illuminé lui-même par autre chose. Il
commet donc le premier parricide en substituant le pluralisme
ontologique au monisme ontologique de son maître Parménide. Et
soutient, en faveur d’Héraclite, la diversité des êtres. L’unité de
cette diversité est assurée, chez Héraclite, par le mouvement. Chez
Platon, c’est plutôt, l’Idée de bien qui joue ce rôle. Mais, que ce
soit le mouvement héraclitéen ou l’Idée platonicienne, rien n’est
abordable par les sens : ceux-ci ne peuvent saisir ni le mouvement,
ni l’Idée. La raison seule constitue, aussi bien chez Héraclite que
chez Platon, l’unique arme appropriée à la saisie fondamentale du
mouvement et des entités intelligibles. Le deuxième parricide
consiste à cautionner, contre Parménide, l’existence du non-être.
Celui-ci existe avec autant de réalité que l’être. Par conséquent, la
mobilité existe au même titre que la fixité. On ne saurait penser
l’une sans l’opposer à l’autre. Comme nous le rappelle Gilbert
Hottois, pour Platon,
il est impossible de penser et de connaître
vraiment une idée sans comprendre l’ensemble
relationnel dans lequel elle s’inscrit. L’idée de
l’homme présuppose l’idée d’animal, de vivant, etc.
L’idée du repos n’est pas intelligible sans l’idée de
son contraire, l’idée de l’être est inconcevable sans
l’idée du non-être, et, pour penser le changement,
l’apparence ou l’illusion, il faut accepter de penser le
mélange de l’être et du non-être : il faut donc
reconnaître que d’une certaine façon, ‘‘ l’être n’est
pas et le non-être est’’.
Dans un passage fameux du dialogue Le Sophiste,
Platon accomplit le ‘‘ parricide’’ : le meurtre
symbolique du Père de la philosophie, Parménide. Il
y rejette l’idéalisme radicalement logique et
antidialectique de celui-ci qui, en se tenant
rigoureusement au principe d’identité […] s’interdit
en somme d’affirmer autre chose que l’être est et
s’ôtait les moyens le moyen de penser le multiple et
le devenir. Selon Platon, il n’est donc pas légitime de
concevoir les idées isolement. La séparation absolue
conduit au non-sens. Il faut penser les idées avec
leurs relations, suivant leur solidarité complexe et
hiérarchisée34.
En effet, le choix du lieu du parricide n’est pas neutre. Chez
Platon, il est solidaire de la critique qu’il mène contre le sophiste
qui, conforté par la leçon parménidienne selon laquelle l’erreur est
foncièrement du ressort du non-être, prétend ne jamais se tromper
parce qu’il est dogmatiquement installé dans la logique de l’être et
non dans celle du non-être. Parménide a établi, à la grande
satisfaction du sophiste, que le non-être n’est pas et ne saurait, en
aucun cas être formulé. Parler, c’est dire l’être et non autre chose.
Tout discours est toujours expression de la véracité de l’être ; le
mensonge n’existe pas. Or, en affirmant l’existence du non-être,
Platon désarme le sophiste et démontre magistralement la
possibilité de l’erreur, du mensonge. Jean Brun a compris le bienfondé du choix du lieu de ce deuxième parricide :
Platon a donné, dit-il, le nom de
Parménide comme titre à un de ses dialogues dans
lequel sont exposées toutes les difficultés inhérentes
à l’éléatisme ; ces difficultés sont résolues dans le
Sophiste. Si nous disons que l’être est et que le nonêtre n’est pas, nous ne pourrons pas définir ce
marchand d’erreurs qu’est le sophiste, il nous dira, en
effet, se refugiant derrière la formule de Parménide,
que l’erreur est du non-être, que le non-être est
impensable et imprononçable et que, par
34
Gilbert Hottois, De la Renaissance à la modernité. Une histoire de la philosophie
moderne et contemporaine, ouvr. cité, p.18.
conséquent, lui sophiste, ne peut être taxé
d’enseigner l’erreur et le mensonge, c’est-à-dire par
définition le non-être. Pour que nous puissions sortir
de la difficulté il nous faut donc commettre "le
parricide" en prenant le contre-pied de la formule
parménidienne et en disant que, en quelque façon, le
non-être est et que l’être n’est pas. Le non-être est
non pas le contraire de l’être, mais un autre être,
Platon reconnaît donc une positivité du négatif et
définit le non-être comme altérité. Si le non-être est
un autre être que l’être, alors nous pourrons définir
l’erreur et le sophiste. D’autre part, l’être n’est pas,
car il est ce qui court à travers les êtres, il est la
relation qui unit tel être à tel autre être.35
L’on peut donc facilement passer de l’être au non-être, de la
vérité au mensonge et inversement. La vérité ne se comprend que
par opposition au mensonge et réciproquement. De même, le
monde sensible (du devenir) ne se comprend que par opposition au
monde intelligible (du repos éternel). Celui-ci est, dans la
perspective platonicienne, le modèle parfait vers lequel celui-là
devrait tendre dialectiquement pour se perfectionner. Le monde
des Idées ou de la stabilité, au double plan épistémologique et
ontologique, devient alors la téléologie préétablie de la dialectique
qui anime le philosophe, ces Idées étant des connaissances ou des
êtres purs qui ne sont plus déchirés par la contradiction, ni par le
devenir et tous les autres maux qui sévissent dans le monde
sensible. L’opposition structurelle entre le sensible et l’intelligible,
le mobile et le fixe rend alors possible l’intelligibilité de la créativité
philosophique. La mobilité se présente non seulement comme la
structure fondamentale des êtres empiriques, mais également
comme cette dialectique qui permet au philosophe de dépasser le
monde sensible vers le monde intelligible, parangon de la fixité
éternelle. Et celle-ci, on le voit, n’est pas une réalité dont l’homme
serait la mesure ; puisqu’elle préexiste à ce dernier comme
fondatrice et donatrice du sens de son existence. La vie de
l’homme platonicien consiste alors en un dépassement perpétuel
vers une réalité supérieure, parfaite, stable et éternelle dont il n’est
pas lui-même le créateur. Dans cette perspective, Platon rejoint
35
Jean Brun, Les présocratiques, ouvr.cité, p.83.
Parménide pour qui l’Être véritable est immuable et éternel.
Toutefois, la mobilité, telle qu’elle se présente chez Héraclite, n’estelle pas, à la vérité, une entité métaphysique qui implique une
conception toute aussi métaphysique du monde? La même
question est valable pour la fixité, aussi bien chez Parménide que
chez Platon. En tant qu’entités métaphysiques, la mobilité et la
fixité pourraient-elles encore servir de pôles créateurs dans un
monde où l’homme n’arrive pas à s’affirmer librement par sa praxis
révolutionnaire?
II. Mobilité et Fixité : deux entités métaphysiques, deux
mondes identiques
Bien que l’ambition affichée des présocratiques (Héraclite et
Parménide) soit d’être des physiciens et non des métaphysiciens,
leurs spéculations relatives à ce qui est à considérer comme l’être
fondamental qui préexiste et fonde tout, trahissent leurs velléités et
montrent qu’ils sont, comme le sera leur élève Platon, des
métaphysiciens érudits.
2.1 Du caractère métaphysique de la mobilité héraclitéenne
La mobilité qui constitue, chez Héraclite, la réalité fondamentale
est purement et simplement d’ordre métaphysique ; elle est même
hyper métaphysique : elle précède tout et commande tout ; rien ne
lui est transcendant, même le Dieu de la tradition judéo-chrétienne
ne fait pas exception. Dans son éternité, la mobilité héraclitéenne
est incommensurable au libre mouvement de l’homme, à cette
navette que les hommes et les animaux opèrent régulièrement entre
le mouvement et le repos; elle ne donne pas la possibilité, à quoi
que ce soit dans le monde, de marquer un temps d’arrêt avant de
continuer, car sa présence ne peut pas faire défaut à un être sans
qu’elle ne se perde comme source vivifiante de cet être ; ce qui
serait même absurde, puisque son éternité l’en empêche.
Pour Héraclite, si la mobilité crée les êtres empiriques dont elle
assure l’unité, elle n’est pas elle-même un être empirique. C’est une
raison, non pas celle de dieu ou de l’homme, mais une suprarationalité (Logos) dont la saisie radicale échappe à celle de ces
derniers. Ce faisant, au lieu de se mobiliser, l’homme est plutôt
éternellement mu par une force métaphysique sur laquelle il n’a
aucune prise. Il est comme une feuille morte au-dessus d’un fleuve
qui l’emporte et le conduit vers une destination inconnue. Il n’a pas
la possibilité d’invertir ou de réorienter la trajectoire des choses
mises en branle autour de lui. Il est comme ce spectateur passif
devant le spectacle mobile du monde qui est pourtant le sien. Ce
spectacle a ceci de cruel que, dans son déroulement, il anesthésie et
engloutit en son sein la liberté créatrice propre à l’homme. Le
devenir dont nous parle Héraclite n’est donc pas « un devenir de l’
[homme], mais un devenir dans l’ [homme]36».
En outre, la créativité accordée, par Héraclite, à ce devenir est
une fausse créativité parce qu’elle n’innove pas ; ce qu’elle prétend
créer, au cours de son déploiement mécanique et cyclique, n’est pas
du nouveau, mais la reproduction fidèle du déjà connu. Comme l’a
si bien dit Jean Brun, ce devenir renvoie à « l’image du cycle et celle
du cercle où la fin et le commencement se rejoignent.37» Et, « au
centre de cette conception, poursuit-il, se trouve l’idée qu’il existe
un Eternel retour de ce qui naît et de ce qui disparaît 38». L’éternité
de ce retour impliquerait-elle que l’on est loin de la logique de
l’identité absolue célébrée et mise en application dans l’ontologie
parménidienne reprise par Platon?
2.2 Du caractère métaphysique de la fixité (Être)
parménidienne
De l’Eternel retour (Héraclite) à l’identité éternelle de l’Être
(Parménide), il n’y a qu’un pas à franchir : tous sont dans la logique
de l’immuable. Les caractéristiques que Parménide attribue à l’Être
sont loin d’être celles de l’homme, des animaux ou des choses que
l’on rencontre dans le monde empirique. L’immuabilité, l’unicité, la
perfection et l’éternité sont des caractères qui ne peuvent se prêter
qu’à Dieu, tel qu’il est décrit dans la tradition judéo-chrétienne :
c’est la substitution de l’onto-théologie à l’ontologie. En outre,
rappelons-le, Parménide affirme dogmatiquement que le pensé et
l’être sont une même chose. Or, c’est encore Dieu présenté dans le
36
Ibid., p.52.
Ibid., p.55.
38
Ibid., p.56.
37
judéo-christianisme qui est considéré comme la pensée de la
pensée, comme le seul être dont la pensée coïncide parfaitement
avec son propre être.
A la suite de Parménide, Platon a calqué les attributs de ses
Idées sur ceux de l’être parménidien, à la seule différence qu’il
voyait plusieurs êtres essentiels(Idées) là où le maître n’en voyait
qu’un seul. Comme nous l’avons déjà relevé dans les lignes qui
précèdent, il y a une similitude inouïe entre la perfection, l’éternité
et l’immuabilité des Idées platoniciennes avec celles de l’être
parménidien. Dans cette perspective, l’Être de Parménide et les
Idées de Platon ne sont-ils pas des divinités ou des plans fixes qui
impliquent nécessairement la présence d’un monde 39 en soi
liberticide ?
2.3 Un monde immuable et liberticide
La mise en évidence du caractère métaphysique de la
mobilité (Héraclite) et de la fixité (Parménide) est solidaire d’une
conception particulière de l’univers et du comportement de
l’homme qui s’y trouve: au-delà des mouvements apparents, nous
sommes dans un monde immuable où tout est régi par des lois
préétablies de l’identité, et que la nouveauté, en tant que
jaillissement de l’imprévu, n’est qu’illusion. L’homme qui s’y meut
n’exécute que mécaniquement, et même parfois inconsciemment, la
volonté d’un sujet invisible et supérieur qui le transcende et le
domine verticalement. L’homme aura beau se mobiliser, marcher,
courir, monter, descendre, et voyager à travers le monde dans le
souci de découvrir du nouveau, mais ce qu’il considère, comme
nouveauté ou comme résultat de son libre déplacement, ne l’est
que pour lui-même, dans l’exacte mesure où ce qu’il prétend
découvrir existait déjà dans un entendement supérieur sous forme
39
Parlant, dans cette perspective, du « fixisme aristotélico-chrétien », Gilbert
Hottois rafraichit notre mémoire : « Avant le développement de la biologie moderne
impulsée par Darwin, il était généralement admis que les espèces naturelles ont été
créées et définies par Dieu en leurs caractères essentiels. L’ordre naturel est donc
fondamentalement fixe : sa stabilité est onto-théologique, c’est-à-dire enracinée dans
la volonté de dieu ou dans la nature même des choses. L’idée d’une transformation
ou d’une évolution des espèces est inconcevable. » ouvr.
cité, p.192.
de modèle archétypal, si bien que la mobilité n’a été que l’occasion
préprogrammée pour le reproduire. Ainsi, la mobilité est, non pas
un mouvement qui pourrait être mis au compte d’un sujet
psychologique et libre, ni une posture qui suggérerait un sujet
humain créateur.
La rationalité d’une telle mobilité est purement statique,
parce qu’elle se meut dans un cercle éternel. Dans son principe, elle
n’appartient pas au temps, elle est atemporelle, antidialectique.
Dans son univers, c’est l’identité de soi à soi qui caractérise chaque
chose en mouvement, puisque la rationalité en question « aborde le
monde comme une multiplicité de choses déterminées aux
contours bien arrêtés [et] le Même n’est pas l’Autre et ne peut
jamais le devenir40». La logique de cette rationalité est conformiste :
elle ne critique pas les faits existants, ni ses propres principes pour
les adapter au cours du monde. C’est une rationalité qui s’est
cristallisée en certains principes pour repousser la nouveauté en
tant que ce qui n’est pas encore et doit cependant arriver. Elle
refuse le devoir-être, comme expression de la liberté humaine, au
profit de ce qui est et doit demeurer ce qu’il est, sans aucune
modification qualitative. Décidément, la rationalité de la mobilité
incriminée est une rationalité de la non-liberté, donc de la
chosification de la subjectivité. Le monde où se déploie cette
rationalité est comparable à l’univers du Choix des Elues de Jean
Giraudoux dont les caractéristiques sont longuement décrites par
Jean-Paul Sartre:
On voit ce qu’est le monde de Choix des Elues :
un atlas de botanique, où toutes les espèces sont
soigneusement classées, où la pervenche est bleue
parce qu’elle est pervenche, où les lauriers roses sont
roses parce qu’ils sont lauriers. La seule causalité y
est celle des archétypes. Ce monde ignore le
déterminisme, c’est-à-dire l’efficience de l’état
antérieur. Mais vous n’y rencontrez pas non plus
d’événement, si vous entendez par là l’irruption d’un
phénomène neuf, dont la nouveauté même dépasse
toute attente et bouleverse l’ordre des concepts. Il
n’y a guère de changement que ceux de la matière
sous l’action de la forme. Et l’action de cette forme
40
Herbert Marcuse, Raison et Révolution, Paris, Editions de Minuit, 1968, p. 90.
est de deux sortes. Elle peut agir par vertu, comme le
feu du moyen âge qui brûlait grâce au phlogistique :
en ce cas, elle s’implante dans la matière, la façonne
et la meut à son gré. Le mouvement, alors, n’est rien
que le développement de l’archétype. C’est ainsi que
la plupart des gestes, dans Choix d’Elues, sont gestes
de possédés [...] En ce sens, les différentes altérations
de cet univers, qu’il faut bien se résoudre à nommer
événements, sont toujours le symbole des formes qui
les produisent. Mais la forme peut aussi agir par
élection attractive. […] C’est qu’une forme, tapis au
fond de l’avenir, guette sa matière ; elle l’a élue, elle
l’attire à soi. Et tel est la deuxième sorte de
changement : un passage bref d’une forme à l’autre,
un devenir étroitement défini par son terme d’origine
et son terme d’aboutissement41.
Le monde de Choix des Elues se présente, on le voit, comme le
prototype des mondes constitués une fois pour toutes, et où seuls
le déterminisme et la reproduction des modèles préétablis ont droit
de cité. Comme le dit si bien Jean-Paul Sartre, c’est le règne de
l’hyper logicisme qui exclut « tout ce qui peut surprendre ou
dérouter, l’évolution, le devenir, le désordre, la nouveauté» ; c’est
un monde sans lendemain où, l’homme, armé de pensées toutes
faites, n’a d’autre souci que de contempler et d’énumérer les choses
qui l’entourent, donc de voir, sans la moindre possibilité de s’y
opposer activement, son avenir voler en fumée. En effet, cet
univers n’est pas celui où nous vivons, c’est un monde de l’ordre
préexistant, du repos intelligible. Sartre étend d’ailleurs les
caractéristiques de ce monde à celles d’ « Aminadab » où, la nature
et l’homme sont devenus des esclaves avérés d’un mécanisme
impitoyable:
C’est un monde, dit-il, complet où les choses
manifestent une pensée captive et tourmentée, à
la fois capricieuse et enchaînée, qui ronge par endessous les mailles au mécanisme, sans jamais
parvenir à s’exprimer. La matière n’y est qu’une
ébauche
perpétuellement
contrariée
du
41
Jean -Paul Sartre, Situations, I, Essais critiques, Paris, Gallimard, collection NRF,
1947, pp.80-81.
déterminisme, et l’esprit n’est jamais tout à fait
esprit, puisqu’il est tombé dans l’esclavage et que
la matière l’imprègne et l’empâte. Tout n’est que
malheur : les choses souffrent et tendent vers
l’inertie sans y parvenir jamais : l’esprit humilié en
esclavage, s’efforce sans y atteindre vers la
conscience et la liberté. Le fantastique offre
l’image renversée de l’union de l’âme et du corps :
l’âme y prend la place du corps, et le corps celle
de l’âme […]. C’est la nature quand elle obéit aux
fées, c’est la nature de l’homme et en l’homme,
saisie comme un homme à l’envers. 42
En somme, la mobilité et la fixité, telles qu’elles sont analysées
respectivement chez Héraclite, Parménide et Platon, ne mettent pas
en évidence le pouvoir créateur de l’homme, ni l’existence d’un
monde dont l’homme est maître et possesseur. L’esclavagisation de
l’homme dans ce monde par les lois de la nécessité constitue un
obstacle majeur à sa liberté créatrice. Même si, par la dialectique,
Platon convie le philosophe à conquérir l’immuable, la fixité, celleci est toujours à considérer comme quelque chose qui lui préexiste
et dont la possession est impossible, sa contemplation supposant
toujours un fossé entre elle et le sujet contemplateur. Ne faudrait-il
pas alors débarrasser la mobilité, la fixité et le monde de leur
gangue métaphysique pour que l’homme en devienne le seul
pilote ? La créativité est-elle possible dans un monde immobile qui
nie la liberté humaine au bénéfice de la nécessité absolue ?
III De la mobilité créatrice à la fixité comme téléologie de
l’existence humaine
3-1 La démétaphysation de la mobilité
Pour l’existentialisme athée de Jean-Paul Sartre, « Dieu n’existe
pas, [et] il y a au moins un être chez qui l’existence précède
l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun
concept et que cet être, c’est l’homme ou, comme dit Heidegger, la
réalité humaine.[…] Cela signifie que l’homme existe d’abord, se
42
Ibid.
rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après 43». Par
conséquent, l’homme est non seulement libre, mais aussi
totalement responsable de ce qu’il fait, et chose plus poignante, du
reste du monde44. Dans cette optique, la mobilité n’est plus à
comprendre comme le reflet d’une loi a priori, puisque Dieu
n’existe pas pour la concevoir ; elle n’est non plus à entendre
comme un mouvement inconscient qui s’opère mécaniquement
dans la nature ; elle est plutôt l’activité d’un sujet libre et conscient
qui se projette sans cesse vers l’avenir ; c’est un mouvement
intentionnel qui permet à l’homme de mettre perpétuellement son
intelligence en branle pour explorer le monde, en maîtriser les lois
et créer des biens susceptibles de satisfaire ses désirs et de
surmonter ses imperfections.
Sur ces entrefaites, la nature, en elle-même, n’est plus
condamnée à subir la seule dictature du mécanisme : par l’action
révolutionnaire, l’homme l’éloigne progressivement de la tutelle
esclavagiste du mécanisme pur, pour l’ordonner à ses propres
impératifs. Loin d’être un objet de contemplation, la nature
devient la matière d’une action/mobilité transformatrice dont seul
l’homme est le fondement et la mesure. La mobilité apparaît ainsi
comme une force dialectique à partir de laquelle l’homme triomphe
de la nature, rompt avec les conceptions fixistes du monde, pour y
imprimer les marques de sa liberté et de son humanité. D’où
l’attitude [bien fondée] de Sartre qui, dans la
Critique de la raison dialectique, tout en adoptant le
matérialisme historique, rejette le matérialisme
dialectique qui peut légitimement apparaître comme
une projection illusoire sur la nature d’un processus
qui n’a de sens qu’en fonction de la subjectivité
humaine prise comme origine et comme mesure, et
des relations instaurées par celle-ci avec la Nature ou
avec l’homme45.
43
Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Coll. Pensées, Paris,
Éditions Nagel, 1957, p.21.
44
Ibid., p.24.
45
Georges Vallin, Lumière du non-dualisme, Presses Universitaires de Nancy, 1947,
p.60.
« Privée de sa référence à un Dieu transcendant dont elle n’est
plus l’image ou la créature46 », la nature apparaît désormais comme
quelque chose dont la mobilité reflète les exigences de la rationalité
humaine, puisqu’il n’est plus question de la considérer « en tant que
porteuse d’un ordre, d’une unité, d’un équilibre ou d’une finalité
non posée par l’initiative de l’activité humaine47». Le schéma
métaphysique de la nature et de la vie consécutive est, en effet,
philosophiquement erroné et ne correspond pas à l’existence
proprement humaine : il implique l’étouffement des capacités
créatrices de l’être humain dans un monde où l’inertie et la fixité
ont le vent en poupe. Or, pour l’existentialiste, chaque instant de la
vie humaine se donne à constater comme une victoire sur l’inertie
et la fixité. Grâce à la mobilité existentielle, l’homme s’émancipe de
la fixité, crée des biens qu’il accumule dans le temps, rectifie ses
erreurs, acquiert des connaissances et introduit du nouveau dans le
monde.
Ce faisant, il adopte une attitude contestataire devant les savoirs
constitués, refuse de les accepter sans examen préalable, puisqu’il
part toujours du principe d’après lequel le monde n’est pas statique
et comporte des contradictions à dénoncer ou à surmonter. La
mobilité se comprend alors comme une force critique et libératrice
qui permet à l’homme de transcender librement les obstacles qui
surgissent au cours de sa vie, « comme la méthode incroyablement
précise avec laquelle le Sphex ammophile paralyse la chenille 48». Ce
qui est inouï, en effet, chez le métaphysicien, c’est cette tendance à
figer la réalité humaine dans des catégories immuables, à célébrer
l’inaction et la non-liberté. Or, si l’être humain est seul capable
d’innover dans le monde, il faudrait se convaincre que cette
innovation n’est possible que dans la libre mobilité et non dans
46
Ibid., p.60.
Ibid., p.75. En effet, Georges Vallin estime, avec raison, que « si l’athéisme
moderne peut être caractérisé comme une réaction contre la transcendance évasive et
abstraite du Dieu monothéiste créationniste et comme une légitime revendication des
droits de l’ « immanence », ce refus du monothéisme ne s’effectue pas au profit
d’une nature divinisée.», Ibid., p.57.
48
Louis Vieillard Baron, Philosophie française, Paris, Armand Colin, 2000, p.81.
47
l’implacable fixité. Jean-Louis Vieillard-Baron ne disait-il pas que «
la mobilité est une meilleure solution pour la vie49 » ?
Décidément, seule une mobilité consciente et créatrice peut
briser la gangue carcérale et mortifère dans laquelle la fixité
métaphysique a tendance à enfermer l’homme. Pour que la vie
humaine coïncide alors avec son essence, il faut qu’elle transcende
l’immuable vers le mobile, dépasse l’inconscient vers le conscient,
le déterminé vers l’indéterminé et le déjà-là vers la nouveauté. Par
la mobilité existentielle, l’homme déconstruit et construit ses
connaissances, confronte celles-ci au monde pour en prendre le
pouls de son pouvoir créateur. C’est encore la mobilité qui l’arrache
à lui-même pour le jeter hors de lui, près des arbres, des animaux et
des hommes avec qui il dialogue et partage ses expériences d’ici et
d’ailleurs.
3-2 Le repos comme élément de la mobilité créatrice
L’homme apparaît, au sein des objets statiques, comme un îlot
de mobilité : doué de mouvement conscient, il tranche sur la fixité
des choses, brise la tranquillité assurée des êtres immuables pour
innover. La mobilité ne s’impose qu’en faisant le deuil de la fixité a
priori. Vivre dans la mobilité signifie enrichir, multiplier les choses,
« faire apparaître une multiplicité de facettes et donc être
inventif50». Ce faisant, elle n’est pas synonyme du désordre, elle est
organisée et orientée par un projet innovateur. Mais, la mobilité
ainsi perçue ne saurait être un mouvement perpétuel qui défie
carrément le repos: dans son processus innovateur, l’homme qui se
mobilise a besoin de repos pour réfléchir, ordonner sa pensée et
faire le point sur ce qui est déjà fait et ce qui reste à faire. Le repos
est alors indispensable pour éviter la confusion entre les systèmes
de pensée, confronter nos idées avec les réalités que nous avons en
face. C’est d’une pareille confrontation que la création et le progrès
sont possibles :
Pour avoir des idées il faut s’arrêter. Cet arrêt
devant les choses est créateur d’un espace qui laisse
la place à la création. […] Le repos peut se révéler
49
Ibid., p.80.
Bertrand Vergely, « L’homme de la mobilité », in http : //1 libertaire.free.fr /
Vergely01.html (consulté le 11/03/2014)
50
très créatif […] Il faut du repos pour que les
systèmes ne s’emballent pas. Pour l’homme, le repos
est le moment du regard et, dans le regard, de la mise
en coexistence avec les choses. Il s’opère une sorte
de simultanéité entre le spectateur et la chose
regardée. Des choses se passent ; des idées fusent et,
avec elles, il se produit une accélération du rapport.
Il est formidable de constater combien un repos peut
devenir un extraordinaire facteur d’accélération et de
vitesse.51
En outre, le corps humain n’est pas une mécanique qui
fonctionnerait infatigablement ; une mobilité extrême devient, à la
longue, fatigante, érosive. Il faut donc éviter le piège du mobilisme
en tant que pathologie de la mobilité : « une extrême mobilité
accompagne les états d’agitation pathologique et d’hystérie 52». En
effet, si le repos soulage le corps de sa fatigue et donne, en même
temps, l’occasion à l’homme d’avoir des idées créatives, il ne
saurait, cependant, se métamorphoser en fixisme, c’est-à-dire en
repos définitif, car « [le fixisme], c’est la pulsion de mort, la
répétition ; c’est la stagnation, le refus du progrès53». A la vérité, la
mobilité n’est pas un « anti-repos » et le repos n’est pas un « antimouvement» :
La notion de repos absolu est un non-sens.
Supposer un repos absolu signifierait qu’il y a du
néant, puis qu’il y a une fixité, entre lesquels il n’y
aurait rien avant et après. En termes logiques,
supposer une fixité qui ne serait bordée par rien
apparaît doublement contradictoire, d’une part parce
que de rien ne peut pas venir quelque chose et,
d’autre part, parce que quelque chose ne peut pas
aboutir à une complète négation. De fait, nous
sommes dans un dynamisme universel et le repos
n’est qu’une apparence. Certes, nous observons des
ralentissements : Leibniz dira, par exemple, que du
point de vue de l’homme, le repos existe, mais, il ne
s’agit que de ralentissements.54
51
Ibid.
Ibid.
53
Ibid.
54
Ibid.
52
En d’autres termes, la mobilité s’accompagne toujours du repos.
Il y a, selon la célèbre expression d’Edgar Morin, une « soudure
ontologique55 » entre la mobilité et la fixité, le mouvement et le
repos. La fixité qui prend ici le sens du repos n’est pas, comme
chez nos métaphysiciens, une donnée a priori, elle est plutôt
quelque chose qui survient au cours de la mobilité pour édulcorer
sa continuité et permettre, au sujet mobile, d’évaluer son parcours
ou de se soustraire d’une fatigue prolongée et douloureuse. Ainsi
considéré, le repos n’annule pas la permanence de la mobilité. Au
contraire, elle la ralentit tout en sauvegardant son ouverture et la
connexion du chercheur à d’autres cultures.
3-3 Mobilité comme ouverture et connexion des cultures
Opter pour la mobilité, c’est donner la possibilité à l’homme de
s’ouvrir et se connecter aux autres, de briser les barrières
artificielles56 entre les domaines de connaissance. La création des
connaissances nécessite, par exemple, la collaboration interactive
des chercheurs. Aucun domaine de recherche n’est clos et réduit
aux expériences des chercheurs spécialisés ; avec la mobilité, les
chercheurs se connectent et travaillent de concert, créent et font
circuler les idées ; avec la mobilité, tout se passe comme s’il était
impossible de travailler en retrait total des autres. C’est ce que
souligne, avec pertinence, Boris Cyrulnik lorsqu’il écrit :
Lorsqu’on observe la place de l’homme dans le
vivant, on arrive à la conclusion que l’homme seul
ne peut plus penser seul, qu’il est obligé de
s’entourer d’une équipe. Le piège de la pensée serait
de faire un galimatias théorique, une sorte
d’œcuménisme des genres. Ce n’est pas du tout cela !
Il s’agit de s’associer des gens de disciplines diverses,
pour éclairer un même objectif différemment.
Chacun reste ce qu’il est, simplement il doit
apprendre à parler avec un autre57.
55
Boris Cyrulnik et Edgar Morin, Dialogue sur la nature humaine, ouvr. cité, p.17.
Pour Edgar Morin, les barrières entre les diverses pensées ne sont pas
fondamentales, elles sont plutôt artificiellement inventées par les passionnés de la
spécialisation : « on finit par croire, dit-il, que les frontières artificielles entre les
disciplines sont les frontières qui correspondent à la réalité ; ceci est une première
illusion.» Ibid., p.10.
57
Boris Cyrulnik, Ibid., p.10.
56
L’ouverture aux autres exige donc que l’on fasse preuve de
prudence et de clairvoyance pour éviter de tomber dans le piège
des discours cacophoniques, hétéroclites, inintelligibles et sans
originalité. Comment alors s’ouvrir aux autres sans se perdre,
comme réalité spécifique et autonome, sur l’échiquier général des
connaissances qui peuplent « la circulation des mondes », selon la
belle expression d’Achille Mbembé58 ? La pensée ouverte s’enrichit,
certes, en critiquant les idées adverses ou en les intégrant parce
qu’elles sont pertinentes ; en acceptant de se rectifier, donc de faire
le deuil de certaines idées jugées obsolètes par les circonstances de
la rencontre. Mais, le chercheur doit-il s’ouvrir au point d’oublier
son point d’ancrage ontologique et son point d’amorçage
épistémologique ? Il doit tenir compte, non seulement de sa
situation dans l’espace, mais également des problèmes subséquents
qui constituent les détonateurs de sa recherche. Ce faisant, son
ouverture serait bénéfique aussi bien à lui–même, à sa société de
départ qu’à autrui et sa société d’arrivée. La mobilité ne doit donc
pas déboucher sur une errance nomadique qui conduirait, vaille
que vaille, l’homme dans le monde, c’est-à-dire dans tous les sens,
sans repère stable. La diversité des identités culturelles est, en effet,
légion et ne saurait, en aucun cas, être définitivement transcendée
par une culture homogène. L’homogénéité culturelle n’est pas une
évidence, comme l’est déjà la pluralité des cultures ; elle est plutôt
un projet59, un possible à réaliser par la communauté des hommes
ou des chercheurs ; elle est comme cette fixité a postériori dont nous
allons esquisser le contenu plus bas. Pour en savoir plus, inspirons
nous de cette affirmation d’Edgar Morin:
Le trésor de la vie de l’humanité est la diversité.
La diversité qui ne nie nullement l’unité, car il faut
prendre garde là encore de ne pas tomber dans
l’alternative. Ou bien on ne voit que la diversité, que
des catalogues et l’on oublie l’unité, ou bien on ne
voit que l’unité, on homogénéise tout et l’on ne
donne plus aucune importance à la diversité.
58
Achille Mbembé, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013, p.143.
« Accomplir l’unité de l’espèce humaine tout en respectant sa diversité est, dit
Edgard Morin, une idée non seulement de fond, mais de projet. », Dialogue sur la
nature humaine, ouvr. cité, p. 34.
59
L’extraordinaire richesse humaine est un troc
commun.60
L’homogénéisation de la pluralité des cultures n’aurait donc de
sens que si elle sauvegarde, au-delà de l’unité recherchée, les
spécificités culturelles de chaque chercheur. Elle ne devrait pas
impliquer une unité « en laquelle le soi ne se reconnaîtrait plus61.»
En effet, il n’y a pas de pensée ex-nihilo, chaque recherche a un
piédestal culturel à partir duquel elle se développe et se comprend.
Ce piédestal est comparable à ce que Henri Bergson appelait
« l’intuition » de chaque philosophe, c’est-à-dire quelque chose
d’originaire et d’original que le philosophe-chercheur se propose,
d’emblée, de développer dans son discours pour exprimer un point
de vue personnel sur un aspect de l’Être, si bien que tout son effort
consiste à faire coïncider son point de vue avec son intuition de
départ62. Comme le disait si bien Nietzsche, le philosophe n’est pas
un voyageur quelconque survenu par hasard et qui surgit ça et là ; il
y a une loi d’airain qui l’enchaîne à une civilisation et à un temps
donnés63. Or, la rencontre des chercheurs ne permet pas toujours
de faire coïncider ou d’assujettir parfaitement la culture de l’un à
celle de l’autre et inversement. La rencontre, bien conceptualisée,
est toujours placée sous le signe du dialogue et non de soumission.
La dictature est le signe de l’échec de la recherche. Qui se réclame
de la dictature ne voudra écouter personne et imposer son point de
vue comme le seul qui vaille. Il faut, en effet, se convaincre que la
rencontre des chercheurs est toujours considérée comme l’occasion
de débats constructifs, d’amendements des savoirs constitués et
d’enrichissements nouveaux. C’est ce à quoi Boris Cyrulnik fait
allusion, lorsqu’il souligne, à juste titre :
60
Edgar Morin, Ibid., p.33.
Achille Mbembé, Critique de la raison nègre, ouvr.cité, p.119.
62
C’est dans ce sens qu’ Emile Sauriau écrit : « si philosopher, c’est réaliser le
difficile et délicat ajustement spirituel d’un certain aspect de l’être et d’un certain
point de vue personnel ; si philosopher c’est réussir à faire coïncider son point de
vue personnel avec un aspect de l’être dont l’intuition est riche de certains
bienfaits :alors on doit convenir qu’il faut au moins autant d’effort sur soi-même,
pour se porter de sa personne à ce point de vue, qu’il faut d’effort constructif,
anticipatif et intuitif pour savoir l’être sous cet aspect. », « De l’invention
philosophique », Encyclopédie française, Philosophie-Religion, t. XIX, 24-11.
63
Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, p.31.
61
Se mettre à la place d’un autre, c’est s’enrichir,
mais c’est un effort, c’est aller à la découverte d’un
nouveau continent mental, d’une nouvelle manière
de penser, d’une nouvelle manière d’être homme.
L’enjeu est capital, il s’agit d’un véritable quitte ou
double : on s’enrichit en ouvrant son monde ou l’on
fait une théorie cohérente et on le disqualifie, on
l’excommunie, on l’exclut. Cette nouvelle humanité
qui est en train de naître doit être une humanité de
débat.64
La mobilité permet au chercheur de dialoguer avec des cultures
dont les manières de penser et les modes d’être sont différents des
siennes. Mais le problème crucial demeure, une fois de plus, celui
de savoir comment il doit construire sa personnalité, c’est-à-dire sa
capacité à rester lui-même, dans cette ouverture culturelle
diversifiée. En d’autres termes, comment concilier l’obligation de
s’ouvrir à l’autre pour s’enrichir de nouvelles connaissances avec le
désir de rester soi-même pour préserver son identité et éviter la
phagocytose culturelle ?
D’après Edgar Morin,
si nous avons affaire à des cultures très originales,
nous voyons que l’origine de ces cultures [est ellemême] le fruit de rencontres. Le phénomène de la
rencontre crée donc du nouveau, une émergence
nouvelle. Une culture doit à la fois s’ouvrir et se
fermer. Se fermer dans le sens où elle doit maintenir
sa structure, son identité - parce que l’ouverture
totale c’est la décomposition. Mais s’ouvrir reste la
seule façon de s’enrichir, c’est-à-dire intégrer du
nouveau sans se laisser se désintégrer.65
Une pensée repliée sur elle-même se coagule, oublie finalement
qu’elle doit faire sa propre critique et devient dogmatique et
péremptoire au milieu de la diversité des savoirs qu’elle combat et
persécute. Or, opter pour l’ouverture, c’est accepter de confronter
sa pensée avec celle des autres en vue de s’enrichir ou de
s’amender. Et, comme nous l’avons susmentionné, l’ouverture doit
s’accompagner d’une certaine vigilance sur le risque de se détruire
ou de désagréger son noyau identitaire. Quelle que soit notre
64
65
Boris Cyrulnik , Dialogue sur la nature humaine, ouvr. cité., pp. 44-45.
Edgar Morin, Ibid., pp.74-75.
ouverture, nous devrons savoir, en dernière analyse, que nous
appartenons à une famille, à une société, à un continent. Faute de
quoi, ces entités seront toutes vidées de leur consistance
ontologico-idéologique. C’est, sans doute, ce sur quoi Boris
Cyrulnik attire notre attention lorsqu’il affirme :
Il y a très peu d’hommes qui sont issus de
l’endroit où ils se trouvent […] Quand on fait une
carte de l’histoire de l’homme, on voit des flèches
dans tous les sens. La notion de nation est un abus,
c’est une convention guerrière qui permet de tracer
des limites, qui englobent des hommes venus
d’horizons très différents. Pourtant, je crois qu’il faut
quand même appartenir à quelqu’un. Lorsqu’on
travaille avec des enfants sans famille, on se rend
compte qu’ils n’ont qu’une idée en tête,
‘‘appartenir’’66.
En somme, la civilisation moderne est celle de la mobilité. Et les
dangers de celle-ci sont aussi énormes et divers que ses moyens.
Outre son caractère symptomatique des accidents et des maladies,
les identités culturelles sont en péril dans la mobilité ; elles courent
constamment le risque de s’écrabouiller. L’un des buts de la
mobilité est de rapprocher, autant que faire se peut, les chercheurs
et cultures différentes, de réaliser une espèce de communauté
intellectuelle ou culturelle. Mais comment définir une telle
communauté pour qu’elle corresponde dignement à l’ultime finalité
de l’existence humaine? Ne faudrait-il pas y voir une sorte de fixité
a postériori qui contraste avec celle a priori des métaphysiciens ?
66
Boris Cyrulnik, Ibid., p.72. En effet, la mobilité semble désormais convier le
chercheur à répondre à la lancinante question : comment vivre les identités
singulières face aux pullulements des altérités qui se présentent à nous aujourd’hui ?
Et les pistes de solution, ci-dessus avancées aussi bien par Boris Cyrulnik que par
Edgar Morin, rejoignent, à notre avis, celles d’Edouard Glissant lorsque ce dernier, à
travers sa célèbre métaphore de « l’identité-rhizome », montre que l’identité n’est
pas à considérer comme une donnée fixiste ou fixée définitivement par un destin, ni
une substance métaphysique à découvrir, mais la résultante toujours ouverte d’un
entrecroisement des cultures diverses :« toutes les cultures ont besoin de toutes les
cultures » et « mon identité n’est pas une identité-racine-unique, mais une identitéracine-rhizome continuellement à la rencontre d’autres racines et nourries d’autres
racines ». Pour en savoir plus, nous convions nos lecteurs à consulter les travaux
d’Édouard Glissant cités dans la bibliographie de la présente réflexion.
3.4 La fixité comme asymptote de la réalité humaine
« Deleuze procède […] à un renversement complet contre
Platon, contre Descartes, contre Hegel, qui présupposent au départ
une fixité, antérieure au mouvement. Deleuze […] pense, au
contraire, que [la fixité] est engendré[e] par le dynamisme.67» Cela
implique que c’est la fixité comme point de départ a priori de la
mobilité qui fait problème et non la fixité comme son point
d’arrivée a postériori. Ce genre de fixité apparaît comme ce point
virtuel vers lequel l’homme s’approche sans cesse sans jamais le
rapprocher. A la vérité, c’est la perfection absolue recherchée par
l’homme au double plan gnoséologique et ontologique. Ainsi, les
différents repos observés au cours de la mobilité ne sont que des
étapes contingentes dans cette évasion perpétuelle vers la
perfection totale. Cette perfection, contrairement à ce qu’elle est
dans une perspective métaphysique, est projetée à l’horizon de la
vie comme une donnée à construire par l’homme lui-même et non
comme une réalité préétablie qu’il a tout simplement à reproduire.
C’est dans cette perspective que la mobilité et la fixité, malgré leur
hétérogénéité fondamentale, sont perçues comme des vecteurs
colinéaires de la créativité humaine. Projetée à l’horizon de
l’existence humaine, la fixité apparaît comme ce qui oriente et
explique toute la raison d’être de la mobilité créatrice. Et
puisqu’aucune œuvre humaine n’est définitive ou totalement
soustraite à des rectifications permanentes, la créativité est toujours
ordonnée au principe ontologique d’une mobilité rebelle aux
conceptions absolutistes et figées qui prétendent tout ramener à
l’unité d’une création définitive et immuable : « quand on fait une
théorie trop lisse, nous dit Boris Cyrulnik, elle est désadaptée du
réel et elle ne peut plus évoluer. C’est dans les aspérités d’une
théorie que se trouve l’étrangeté qui va permettre d’en inventer une
nouvelle68.»
67
Bertrand Vergely, « L’homme de la mobilité », in http : //1 libertaire.free.fr /
Vergely01.html (consulté le 11/03/2014).
68
Boris Cyrulnik et Edgar Morin, Dialogue sur la nature humaine, ouvr.cité, p.43.
Conclusion
Du point de vue philosophique, Héraclite apparaît
incontestablement comme le philosophe de la mobilité à partir du
moment où il fait du mouvement la réalité fondamentale qui crée et
gouverne tout. Cette mobilité transcende le divin et l’humain pour
s’affirmer comme une réalité hyper métaphysique qui ne laisse
aucune chance ni à Dieu, ni à l’homme de se considérer comme de
véritables sujets créateurs. Tout se passe, non seulement comme si
cette mobilité avait remplacé Dieu sur son piédestal fondateur,
mais également comme si l’homme était condamné à reproduire
mécaniquement, à travers sa permanente mobilité, le déjà-créé. Et
cette reprise mécanique du déjà-là implique, qu’au-delà des
apparences changeantes, l’homme/chercheur est dans un monde
statique où tout a été déjà fait, si bien que son rôle ne consiste plus
à innover, mais à contempler, dans sa stérile mobilité, un monde
aux contours préprogrammés et arrêtés. Cette posture statique du
monde est beaucoup plus remarquable chez Parménide qui,
contrairement à Héraclite, fait de la fixité ontologique l’unique
réalité qui constitue l’essence de toute chose. Ce faisant, la notion
de mobilité, quelle qu’elle soit, est frappée d’obsolescence au profit
de l’immuabilité. Autrement dit, alors que la mobilité est envisagée
chez Héraclite, mais sur fond de stabilité, puisqu’elle est
foncièrement reprise du passé ; chez Parménide, elle est
inenvisageable et ne saurait exister sous la forme caricaturale qu’elle
revêt chez Héraclite. On pourrait, cependant, envisager avec Platon
une espèce de synthèse où la mobilité, propre au monde sensible,
constitue l’ascension dialectique vers la fixité, exclusive au monde
intelligible. Ainsi, la mobilité deviendrait le moyen d’accès à l’absolu
de la connaissance ou de l’être. Or, cet absolu est lui-même
métaphysique, puisqu’il préexiste aux efforts du philosophe qui
doit s’y rapprocher comme une créature qui tend vers son créateur.
D’Héraclite à Platon, l’on n’a donc affaire qu’à des êtres
métaphysiques, qu’il s’agisse de la mobilité ou de la fixité. D’où la
nécessité de dépouiller celles-ci de leur couverture métaphysique
pour qu’elles deviennent les attributs de l’être humain, dans un
monde aussi humain. Tant que la mobilité et la fixité seront
confinées dans les perspectives purement métaphysiques, la
créativité ne sera qu’une morne activité qui transcende et réduit
l’homme à l’esclave des forces surnaturelles. Pour qu’elles
deviennent des notions innovatrices, il faut qu’elles s’humanisent et
cessent d’engourdir la liberté humaine. Ce faisant, l’homme libre
peut se mobiliser, imprimer la marque de sa liberté sur le monde,
s’ouvrir prudemment aux autres, dialoguer avec ces derniers en vue
de constituer des communautés intellectuelles ou culturelles
toujours plus enrichissantes, prendre des repos mérités et continuer
sa marche éternelle vers la perfection ou la fixité absolue, véritable
finalité asymptotique de son existence.
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