Mobilité et fixité : de l’intelligibilité métaphysique à la possibilité d’une créativité humaine TEGUEZEM Joseph Université de Dschang Résumé : Contredisant Héraclite pour qui la mobilité est l’étoffe de toute chose, Parménide affirme que l’être est originellement ordonné à une stabilité ontologique et épistémologique. Platon en vient à les concilier en montrant que la mobilité participe de la fixité ; celles-ci étant respectivement le pôle sud et le pôle nord de la recherche. Il est cependant nécessaire de déplacer ces notions de leur socle métaphysique vers un terrain où l’homme s’affirme comme fondement et mesure de toute chose. C’est à cette condition que la mobilité et la fixité deviennent humainement créatrices. L’ouverture prudente du chercheur au reste du monde apparaît alors comme une composante essentielle de la mobilité créatrice dont la perspective téléologique est une sorte de fixité virtuelle. Mots-clés : Mobilité, fixité, créativité, métaphysique, humain. Abstract: By opposing himself to Heraclitus, for who mobility is the substance of everything, Parmenides affirms that being is originally ordered to an ontological and epistemological stability. Plato comes to reconcile them by showing that mobility participates of fixity; these notions are respectively the South Pole and the north pole of research. Nevertheless, it is necessary to move them from their metaphysical basis to a ground where human being affirms himself as basis and measure of everything. It is so, that theses notions become humanly creative. Therefore, the cautious connection of the researcher to the rest of the world appears as the essential components of the creative mobility about what the teleological perspective is a kind of virtual fixity. Key words: Mobility, fixity, creativity, metaphysics, human being. Pour comprendre le concept de mobilité, il est nécessaire de comprendre la situation philosophique dans laquelle nous sommes dès que nous abordons cette notion1. Introduction Le monde contemporain est le théâtre d’une mobilité sans pareille. L’humanité aura, sans doute, compris que c’est tuant d’être immobile, d’être toujours au même endroit à observer et à reproduire les mêmes choses. La téléologie d’une telle mobilité est, avant tout, de « donner au [chercheur] la capacité de briser, de transgresser les frontières et les compartiments de plus en plus clos entre les différents domaines du savoir2». Sous les effets conjugués de la technoscience et des nouvelles technologies de l’information et de la communication, il est désormais possible de se retrouver partout dans le monde, d’effectuer facilement des déplacements, des échanges, d’acquérir rapidement des savoirs et des biens de consommation divers. Nous sommes, on le voit, dans un monde où tout est en mouvement et en création. Sur le plan scientifique, la puissance du chercheur gît dans la mobilité et la promesse de créativité qui l’accompagne. Parce qu’il bénéficie d’une réduction de distance entre ses pairs et lui, le chercheur peut aisément participer aux séminaires, tables-rondes, colloques internationaux ; organiser des conférences et des enseignements à distance dans un univers où la déterritorialisation tous azimuts est devenue un nouveau paradigme culturel, politique et économique. Sous l’impulsion de cette mobilité impressionnante, le chercheur, nonobstant l’errance vagabonde qui le guette et le risque permanent de désagrégation auquel il est culturellement exposé, affiche une assurance intellectuelle : il expose son savoir et rédige les rapports d’expertise. Comme l’homme « mesure de toute chose » de Protagoras, le chercheur est devenu la mesure de toute mobilité culturelle. C’est, sans doute, le regain de l’héraclitéisme : 1 Bertrand Vergely, « L’homme de la mobilité », in http : //1 libertaire.free.fr / Vergely01.html (consulté le 11/03/2014). 2 Boris Cyrulink et Edgar Morin, Dialogue sur la nature humaine, Bulgarie, Editions de l’Aube, 2010, p.65. tout bouge, tout coule, tout se bouscule et rien ne demeure fixe. La créativité elle-même est soumise à la mobilité des cultures et des savoirs, n’en déplaise à Parménide pour qui c’est paradoxalement la stabilité qui en garantit le succès. Sur ces entrefaites, la mobilité contraste avec la fixité, quant aux conditions de possibilité de la créativité. Tout le problème revient à savoir s’il faut fonder la créativité sur une mobilité de type héraclitéenne ou, plutôt, sur une fixité de type parménidienne. Entre la mobilité et la fixité, somme toute métaphysiques, qu’est-ce qui constitue fondamentalement l’Être créatif ? Il est question de savoir s’il faut adosser la créativité sur ce qui bouge sans cesse ou, au contraire, sur ce qui est rigoureusement stable et éternel. Pour Platon, le problème ne se pose pas tellement en termes du choix exclusif de l’un ou de l’autre paradigme fondateur, mais en termes d’intégration des deux dans un même processus créateur. Mais, abandonnées dans leur structure métaphysique, la mobilité et la fixité rendent-elles possible une créativité dont l’homme est le fondement et la mesure ? En d’autres termes, pour que la mobilité et la fixité constituent de véritables vecteurs de la créativité humaine, ne faudrait-il pas, au préalable, les démétaphyser ? Par ailleurs, impliquant l’ouverture et la connexion enrichissantes du chercheur au reste du monde, la mobilité ne demeure-t-elle pas potentiellement symptomatique de la désagrégation du noyau identitaire de ce dernier ? Pour répondre à ces questions, nous montrerons, d’abord, que la mobilité et la fixité sont, respectivement chez Héraclite et Parménide, des réalités hétérogènes et fondamentales à partir desquelles ils expliquent le monde ; et qu’elles sont même, pour Platon, deux paradigmes gnoséologiques et ontologiques dont l’opposition structurelle rend possible l’intelligibilité de la créativité philosophique (I). Nous relèverons, ensuite, le caractère métaphysique de ces notions, à l’effet de mettre en exergue la dimension immuable et liberticide du monde qu’elles impliquent (II). Nous montrerons, enfin, que pour que la mobilité soit un mouvement créateur dont l’homme est le fondement et la mesure, il faut, et c’est aussi le cas pour la fixité, la débarrasser de sa coque métaphysique et considérer le repos, l’ouverture et la connexion prudente des chercheurs, comme des éléments vitaux de la créativité (III). I-Mobilité et fixité comme réalités fondamentales Le questionnement sur la réalité la plus fondamentale et fondatrice, qui préexisterait à la diversité des êtres dans la nature, a conduit, tour à tour, les présocratiques, généralement appelés physiciens, à une conception toute aussi plurielle que paradoxale de cette réalité. Nul doute que, dans leurs démarches respectives, l’intention de chaque physicien était de saisir radicalement les choses et l’homme avant toutes considérations métaphysiques ou théologiques, « l’idée d’un dieu créateur de la nature ex nihilo (comme dans la Genèse de la Bible) [étant] étrangère à l’esprit philosophique des Grecs.3 De tous les physiciens présocratiques, Héraclite d’Éphèse et Parménide d’Élée apparaissent, à notre avis, comme ceux qui ont le plus tranché sur la détermination de la substance fondamentale et unificatrice de tous les êtres. Pour le premier, c’est le mouvement (la mobilité) ; pour le second, c’est l’Être (la fixité). En quoi consistent alors la mobilité et la fixité ? 1.1 L’approche héraclitéenne du mouvement / de la mobilité Héraclite fait du mouvement /de la mobilité l’Être fondamental qui crée et gouverne tout ce qui existe au monde ; qu’il s’agisse des choses, des animaux ou des hommes : Considéré comme le philosophe du mouvement, le philosophe du panta rei : ‘‘tout s’écoule’’ […], Héraclite, écrit Abel Jeannière, va examiner le mouvement en lui-même, indépendamment de telle ou telle réalisation ; il est pénétré de l’idée que le mouvement c’est l’être, puisqu’il explique tout. Tout est phénomène d’une même réalité. [Et] pour retrouver l’identité des êtres qui nous apparaissent qualitativement, il faut les voir non fixés, les rétablir dans le courant modèle qui les 3 Gilbert Hottois, De la Renaissance à la modernité. Une histoire de la philosophie moderne et contemporaine, Coll. Le point philosophique, Bruxelles, De Boeck Université, 1997, pp.13-14. crée et les supporte, mouvement/la mobilité].4 [c’est-à-dire dans le Dans cette perspective, la diversité des êtres est d’ordre qualitatif et non substantiel / essentiel. Les êtres sont, certes, multiples du point de vue de leurs qualités, mais ils sont un du point de vue de leur essence. Et le mouvement est cette essence qui assure leur unité contre leur éparpillement hétéroclite: rien n’échappe au mouvement ; même les choses apparemment stables sont essentiellement changeantes, puisqu’elles tirent leur origine et leur existence du mouvement. Mais alors, en se posant comme la source et ce qui assure la vie des choses, le mouvement héraclitéen a-t-il lui-même un fondement qui le transcende ? Il a, en effet, des traits ontologiques forts remarquables qui, de toute évidence, n’indiquent rien qui lui soit supérieur. La préséance, la permanence, l’identité (la mêmété), la vigueur, la rapidité et la créativité en sont les attributs essentiels. La permanence consiste dans son écoulement perpétuel, puisqu’il ne peut s’arrêter sans se perdre comme mouvement, c’est-à-dire sans se transformer en repos. La métaphore du fleuve, à laquelle Héraclite fait recours, est assez significative : On ne peut pas, dit-il, descendre deux fois dans le même fleuve, ni toucher deux fois une substance périssable dans le même état, car, à cause de la vigueur et de la rapidité du mouvement, elle se disperse et se réunit, ou plutôt ni à nouveau ni après, c’est en même temps qu’elle se constitue et qu’elle se retire, qu’elle survient et qu’elle s’en va.5 Cette métaphore illustre, on le voit, de façon pertinente, la continuité du mouvement tout en relevant que cette continuité est telle que le mouvement ne saurait conduire à un être stable. L’impossibilité dans laquelle il se trouve à déboucher sur un être immuable s’explique par le fait que, chez Héraclite, toute évasion hors du mouvement est purement inconcevable: tout naît du mouvement et n’existe que par et dans le mouvement. Sa vigueur 4 Abel Jeannière, Les Présocratiques. L’aurore de la pensée grecque, Éditions du Seuil, 1996, p.114. 5 Héraclite, fragment.4112, cité par Abel Jeannière, Les Présocratiques. L’aurore de la pensée grecque, ouvr. cité, p.114. Paris, est d’ailleurs assez contondante pour dominer et maintenir toutes ses créatures dans son flux. Grâce à la rapidité, qui est essentiellement la sienne, le mouvement rend possible, dans le même geste, l’unification de tout ce qui tend à s’émietter, à tomber indéfiniment dans la dispersion. Autrement dit, la conversion de la diversité des êtres en une unité d’Être ne se fait pas ici de façon discontinue, ni de manière progressive, elle se fait tout d’un coup. Peut-être, faudra-t-il rattacher cette capacité intrinsèque qu’a le mouvement de passer de la diversité à l’unité sans médiation à la préséance fondamentale qu’il a, par ailleurs, sur toutes les choses. D’après Héraclite, en effet, dieu, l’homme, les animaux et les autres êtres sont postérieures au mouvement. A en croire Herman Grégoire, la prééminence du mouvement sur le reste du monde ne souffre d’aucun doute : « ce monde, dit-il, notre patrimoine commun, n’est ni l’œuvre d’un dieu, ni d’un homme. Il a toujours été, il est et il sera toujours un feu vivant, brûlant sans se consumer, s’apaisant sans s’éteindre.6 » Cette préséance7 permet aussi de comprendre la conception héraclitéenne du temps : c’est le mouvement qui fonde le temps et non l’inverse, comme ce sera le cas chez Aristote. Pour ce dernier, ‘‘sans lieu, ni vide, ni temps, le mouvement est impossible’’. Or, c’est exactement l’inverse pour Héraclite : ôtez le mouvement, ni lieu, ni vide, ni temps ne sont possibles. Aristote s’oppose déjà à Platon quand il déclare : ‘‘il n’y a pas de mouvement hors des choses’’. Pour Héraclite, il n’y a rien hors du mouvement. Et, alors qu’Aristote distinguera diverses espèces de mouvement, exactement autant 6 Grégoire Herman, Le livre de l’Occident, Suisse, Editions Kister S.A, 1965, P.154. Cette préséance du mouvement sur ses créatures contraste avec la contemporanéité du mouvement d’Anaximandre avec ses effets. Abel Jeannière fait l’économie de ce paradoxe : « [Pour Anaximandre], le mouvement éternel n’existe que dans la mesure où le monde des apparences existe. Le mouvement ne s’ajoute pas au monde des phénomènes, il n’en est pas différent comme il le sera pour Héraclite. Il n’est pas antérieur au monde des phénomènes, qui n’en est pas déduit comme d’un principe. Une telle conception implique plutôt l’idée du mouvement cyclique. Du moment que le mouvement éternel est intimement mêlé aux phénomènes eux-mêmes, il s’ensuit que l’origine du mouvement n’est absolument pas différente de ses effets. Au contraire, toute naissance du mouvement est exactement équivalente à ses effets. » Abel Jeannière, Les Présocratiques. L’aurore de la pensée grecque, ouvr. Cité, pp.82-83. 7 que de modes d’être, Héraclite voit dans le mouvement ce qui demeure identique dans la diversité des êtres.8 Contrairement donc à ce que l’on pourrait penser dans la perspective aristotélicienne, le temps lui-même demeure ordonné au mouvement en tant que son principe fondateur. L’antériorité du temps suggérée ci-dessus dans la pensée d’Aristote est intenable chez Héraclite : pour ce dernier, la préséance du mouvement n’est pas sujette à caution, elle s’impose comme une évidence. C’est le même mouvement qui est au cœur de la diversité des choses. D’où sa mêmété, son identité. Le mouvement héraclitéen ne varie pas, comme chez Aristote, d’une catégorie d’être à une autre : il est cet invariant au fond de la multitude des êtres dont il assure l’unité. De par leurs qualités sensibles, ces êtres peuvent varier, toujours est-il que, c’est le même mouvement qui les habite et contrôle leur manière d’être. Cette identité, cette capacité structurelle d’être partout le même, signifie-t-elle, comme l’on pourrait d’emblée le penser, absence de créativité ? « Le mouvement [héraclitéen] est un dynamisme de créations sans fin renouvelées9 » : c’est par lui que les choses ont vu le jour et perpétuent leur existence ; c’est encore par lui que de nouvelles choses peuvent arriver au monde. Il demeure donc le principe créateur, vivifiant et innovateur des choses dans le monde : « il est, en tout cas, fondement ultime et permanent, antérieur aux dieux et aux hommes, il est le jeu du monde sousjacent au logos10. » Chez Héraclite, en effet, le mouvement apparaît comme le logos primordial. Dieu et l’homme ne sont que des logos secondaires. Ainsi, c’est toujours le discours du mouvement qui précède ceux de dieu et de l’homme dans le monde. Logos primordial, le mouvement apparaît même comme une limite à l’intelligence de dieu et de l’homme qui veulent, pourtant, au-delà de ses manifestations empiriques, en dégager l’intelligibilité, la compréhension la plus parfaite: Quant à ce logos qui est éternellement, écrit Héraclite, les hommes sont éternellement incapables 8 Ibid., pp.115-116. Ibid., p.115. 10 Ibid., p.116. 9 de le comprendre, aussi bien avant d’en avoir entendu parler qu’après en avoir entendu parler pour la première fois. Alors que tout arrive conformément à ce logos, ils ressemblent à des gens sans expérience, quand ils s’exercent à des paroles et à des actes pareils à ceux que moi j’expose, distinguant chaque chose suivant sa nature et expliquant ce qu’il en est. Mais les autres ignorent ce qu’ils font à l’état de veille, comme ils oublient ce qu’ils font en dormant.11 On le voit, dieu et l’homme ne sont pas suffisamment armés pour saisir radicalement l’essence du mouvement. Ils sont comme ces apprenants inexpérimentés qui, mus par la soif de s’élever par leurs propres efforts jusqu’au dernier sommet du savoir, décident de s’inscrire à l’école du logos, ignorant même par-là qu’ils n’auront affaire qu’avec un éternel incompris « qui est au-delà de toute recherche et à l’écart de toutes les routes, [de tous les enseignements].»12 La supériorité du logos primordial est, en effet, telle que les logos divin et humain n’ont pas la moindre possibilité de le connaître parfaitement. Ceux-ci ne sont pas autonomes, puisqu’ils n’existent que par participation à celui-là. Léon Robin a donc raison de dire que « le logos [secondaire], c’est à la fois la pensée divine qui circule éternellement dans la nature, et la pensée humaine, mais en tant qu’elle participe à ce courant unique et éternel [logos primordial], et perd ainsi son individualité13». L’ordonnancement des logos secondaires au logos primordial est assez significatif : ce dernier est ce sans quoi aucune vie n’est possible. Isolé du grand logos qui crée les choses et les supporte, rien n’existe dans le monde. L’impossibilité de le saisir parfaitement ne suggère-t-elle pas, cependant, sa connotation toute métaphysique ? C’est verser dans des contresens interminables que de coller au logos primordial une étiquette non métaphysique, c’està-dire empirique. Aux dires d’Abel Jeannière, « Platon a d’abord combattu Héraclite parce qu’il voyait en lui un philosophe du mouvement empirique, comme Protagoras. [Or], identifiée au sensualisme, la philosophie du mouvement plonge la pensée dans 11 Héraclite, fragment.13, cité par Abel Jeannière, Ibid., p.112. Héraclite, Fragment 181 , cité par Abel Jeannière, Ibid., p.111. 13 Léon Robin, cité par Abel Jeannière, Ibid., p.113. 12 des contradictions insurmontables. Mais quand Platon discerne la réalité métaphysique du mouvement au-delà du sensible, il revient à Héraclite sans l’avouer clairement14». En effet, bien que le mouvement (logos) se manifeste à travers les faits empiriques qu’il crée et gouverne, il n’est pas lui-même un être empirique. Par conséquent, nos sens sont incapables de nous en rendre parfaitement compte, d’en dégager l’intelligibilité plénière. Les sens se bornent dans des définitions relatives et contestables parce que celles-ci sont liées à la psychologie du sujet définissant. Ce faisant, ils nous égarent et nous empêchent d’accéder à sa rationalité fondamentale et incommensurable à la nôtre: Il faut [donc] renoncer à sa petite jugeote individuelle, aux habitudes du sens commun, à ce que trop d’adulte confondent avec la raison, et se référer à la raison commune, une raison qui n’est pas la nôtre, encore moins celle du grand nombre, mais celle de tous les êtres. Cette connexion au logos suscite un enthousiasme permettant à l’homme qui demeure ‘‘ à l’écoute du logos’’, attentif au logos, d’adhérer à la raison de l’univers15. Convaincu, en effet, que les logos particuliers ou individuels enracinés dans l’expérience n’ont du logos universel qu’une vue étriquée propre à l’opinion, Héraclite invite le philosophe à transcender avec enthousiasme le particulier vers l’universel, l’opinion vers la signification intrinsèque du mouvement. En le cristallisant dans l’expérience sensible, le sens commun en vient, paradoxalement, à distinguer les choses fixes et les choses mouvantes. Or, pour Héraclite, une pareille distinction est irrationnelle, puisque la fixité n’existe pas, elle est absurde. Jean Brun attire, avec raison, notre attention sur de telles supercheries: L’héraclitéisme est, dit-il, la plupart du temps, réduit à cette philosophie du devenir que l’on oppose d’une façon un peu sommaire à la philosophie de l’être éléatique et aux ontologies statiques. On sait que Hegel et Nietzsche, de points de vue bien différents, revendiqueront Héraclite comme 14 Abel Jeannière, Les Présocratiques. L’aurore de la pensée grecque, ouvr. cité, p.117. 15 Ibid., p.118. précurseur en voyant en lui celui qui a proclamé de façon nette qu’il n’y a d’être que du devenir16. Dans cette optique, nos sens sont limités et disqualifiés à accéder à la rationalité du logos primordial qui incarne la Sagesse. Le sens commun aura beau multiplier et accumuler des expériences empiriques, il n’aura qu’une connaissance étriquée et erronée de la sagesse que représente la réalité unique et fondamentale qu’est le mouvement, car « ni la multiplicité des expériences sensibles, ni leur cristallisation dans une accumulation de connaissances partielles et positives ne conduisent à la sagesse. Ce type de connaissance est lié à la sensation, la sensation dont Héraclite signale l’insuffisance17». La sagesse ne consiste donc pas en la mise du sujet en rapport avec l’expérience, mais en la familiarisation ce dernier avec le logos primordial: « la sagesse, précise Héraclite, consiste en une seule chose : être familier de la pensée qui gouverne toutes choses par le moyen de toutes choses18. Savoir beaucoup de choses n’instruit pas l’intelligence19. Dans la quête de la sagesse, il exclut, on le voit, aussi bien la psychologie du sujet que l’expérience personnelle de ce dernier et invite le sage à substituer la logique de la contradiction à celle de la fixité: La logique de contradiction admet que, pour posséder la vérité sur un être, il ne faut pas hésiter à prononcer à son sujet des jugements contradictoires. […] Un seul jugement ne suffit pas à définir une réalité. Prétendre atteindre le propre ou l’essence par des jugements statiques comme : la neige est blanche, ou l’homme est un animal raisonnable, est une erreur. Il faut tenir compte de la valeur dynamique des principes, ce qui nécessite des jugements multiples, des jugements qui vont au-delà de l’expérience et qui visent la puissance productrice de Ce qui fait que la chose est blanche et qui pourrait la faire non blanche. […] Philosopher, c’est renoncer à son intelligence particulière, non pour se perdre dans 16 Jean Brun, Les présocratiques, coll. Que sais-je ? 5è édition corrigée, Paris, Puf, 1993, pp. 49-50. 17 Abel Jeannière, Les Présocratiques. L’aurore de la pensée grecque, ouvr. cité, pp.121-122. 18 Héraclite, frag ment 4129, cité par Abel Jeannière, Ibid., p.121. 19 Héraclite, fragment 4030 , cité par Abel Jeannière, Ibid., p.121. la foule, mais pour n’utiliser que la seule intelligence qui dirige toute chose.20 La logique de la contradiction ci-dessus recommandée au philosophe est, en effet, solidaire d’un dynamisme créateur dont est doué le Logos. Grace à ce dynamisme, il fait et défait constamment les choses, les modifie quantitativement et qualitativement ou les transforme tout simplement en leur contraire21. Le Logos (mouvement) rend donc possible non seulement la continuité, mais aussi la contradiction des choses : « les contraires s’accordent, dit Héraclite, et la belle harmonie naît de ce qui les diffère. Toute chose naît de la lutte 22». En repoussant violemment l’absurdité d’une logique fixiste, la logique de contradiction fait du mouvement l’ultime fondement sans fondement des choses ; la source vivifiante de tout ce qui existe. Mais pour accéder à ce fondement, il faut abandonner l’empirisme qui fait des données sensibles ses chevaux de bataille. Discréditant, en effet, l’empirisme et ses partisans, Héraclite martèle : « La vue est une tromperie. Les yeux et les oreilles sont de mauvais témoins pour ceux qui ont une âme barbare23». Ainsi, c’est audedans de nous que réside la voie du véritable savoir, non pas parce que nous en sommes nous-mêmes la source, mais parce que nous en avons le reflet : En nous réside un reflet du logos dans lequel nous puiserons la sagesse, une sagesse qui n’est pas dans la contemplation des choses extérieures, mais dans la pensée qu’elles suggèrent en nous. […] Ne saisira la vérité des choses que celui qui arrivera à ne plus considérer les objets extérieurs comme porteurs de valeurs de bien ou de mal (idée que l’on retrouvera chez Spinoza). La pensée doit être pure de tout souci axiologique. Le bien et le mal ne sont 20 Ibid., pp.122-123. « Pour Héraclite, la nature aime les contraires et sait en opérer la synthèse pour en faire une harmonie. Mais cette unification, acquise aux prix d’une lutte, se conserve comme une tension entre des opposés qui tendent à se séparer les uns des autres ou à se détruire.» Jean Brun, Les présocratiques ouvr.cité, pp. 47-48. 22 Héraclite, (fgt 8), cité par Jean Brun, Ibid., p.48. 23 Héraclite, fragment 4637, Cité par Abel Jeannière, Les Présocratiques. L’aurore de la pensée grecque, ouvr. cité, p.124. 21 relatifs qu’à nous ; il n’y a ni bien ni mal dans les choses.24 Par conséquent, les choses ne sont pas bonnes ou mauvaises parce qu’elles le sont en soi, mais parce que nous les considérons, du dedans de nous-mêmes, comme bonnes ou mauvaises. Les jugements de valeurs sont subjectifs et non objectifs. C’est le sujet pensant qui en est le fondement, comme ce sera le cas chez Descartes avec le cogito, point de départ de toute connaissance véritable. C’est encore ce sujet qui décide d’attribuer telle valeur à tel objet extérieur. Sans le sujet, cet objet n’est ni bon, ni mauvais, sa valeur est ordonnée à la psychologie de celui qui le juge. Le Logos, quant à lui, crée les choses sans aucune préoccupation éthique qui consisterait à discerner les bonnes des mauvaises. Nos jugements de valeur ne sont pas une création du Logos ; ils sont plutôt la nôtre. Il en est de même pour la séparation des valeurs en bien et en mal : c’est nous qui créons, de l’extérieur, la scission entre les contraires, puisque la théorie de la contradiction envisage toujours, dans le même jeu, chaque chose avec son contraire. La vie et la mort, le jour et la nuit, la justice et l’injustice, la vérité et le mensonge, le bien et le mal sont, par exemple, des couples inséparables du point de vue ontologique25 : « le bien et le mal, dit Héraclite, sont un26». Ils sont intérieurement et conflictuellement unis par l’être fondamental qu’est le mouvement, c’est-à-dire le Logos : il n’y a de bien que par opposition au mal et inversement. Toutefois, si le sujet ne peut s’approcher du Logos que par un 24 Ibid., pp.125-126. Grégoire Herman l’a bien compris, lorsqu’interprétant la théorie des contraires d’Héraclite, il écrit : « Les contraires créent l’utile équilibre ; c’est d’un incessant combat que nait cet équilibre ; tout se fait par un jeu d’oppositions. […] On ne marie pas les semblables, mais les contraires : le parfait et l’imparfait, la concorde et la discorde, l’harmonie et le désaccord, c’est de leur rapprochement que naît la vie. », (Op. Cit., p.154). En effet, l’unité des choses est toujours structurée par une multiplicité de qualités contraires qui se succèdent et se chassent, mais coexistent aussi simultanément dans les choses: « comme tous les contraires dont est faite la vérité, la vie et la mort sont tout un, car l’homme vivant participe en même temps à la vie et à la mort, soit en état de sommeil, soit en état de veille, et comme la vie de l’âme dans le corps est la mort de l’âme, la mort du corps est la vie de l’âme, qui alors s’allume et se libère pour vivre, à la manière d’une lumière sèche. » Jacques Chevalier, Des présocratiques à Platon, Vol.1, Paris, Quadrige/ Puf, 1994, p.68. 26 Héraclite, Fragment 5841, cité par Abel Jeannière, our. cité, p.126. 25 retour à soi qui invalide l’intervention de l’extériorité, ce repli ne saurait, par ailleurs, être considéré comme l’idoine opportunité pour s’évader définitivement du monde empirique. Ce retour à soi est à comprendre comme le moyen par lequel le sujet pensant réussit à se faire éclairer par la lumière que le Logos répand, exactement comme l’Idée de Bien illumine, chez Platon, les Idées qui sont sous elle. Ce faisant, cet éclairage permet à l’homme de vivre dans le monde empirique sans s’y engluer, c’est-à-dire sans se perdre, se confondre avec les choses ; il lui permet également de prendre conscience de sa particularité par rapport au reste du monde ; de jauger ses limites par rapport à ce Logos supérieur auquel la totalité du monde est ordonnée. 1.2 L’approche parménidienne de l’Être ou de la fixité ontologique Parménide opère une rupture avec la théorie héraclitéenne du mouvement / mobilité, en substituant l’éternité de l’Être immuable à l’éternité du devenir. Cette substitution procède d’une exposition dogmatique de la théorie l’Être au cours de laquelle l’existence du Non-être, et donc du changement, du devenir ou de la mobilité, est perçue comme un contresens logique : Parménide est, en effet, écrit Jean Brun, célèbre pour avoir dit et proclamé que l’Être est et que le Non-être n’est pas. L’Être étant ce qui est et ne peut pas être nié, même partiellement, si bien que Parménide élimine tout recours au mouvement, au changement et au devenir. […] Il nous est impossible de sortir du principe d’identité A est A sous peine de définir une chose par ce qui n’est pas elle27. En effet, la logique classique enseigne le principe d’identité d’après lequel A est A, B est B, par exemple. L’inviolabilité de ce principe apparaît, chez Parménide, comme quelque chose de sacré sur laquelle il adosse l’intelligibilité de sa théorie de l’Être ; elle constitue en même temps l’impératif catégorique qui l’oblige à accepter que seul « l’Être est » et que le « non-être n’est pas ». D’où le refus du changement. Celui-ci exige une combinaison de l’être et 27 Jean Brun, Les présocratiques, ouv.cité, p.72. du non-être, puisque ce qui change continue d’être et cesse en même temps d’être intégralement ce qu’il était avant. Or, du point de vue logique, une chose ne peut pas être simultanément ellemême et autre chose: A est ou A n’est pas. Le commentaire qu’en fait Gilbert Hottois est assez édifiant : Parménide est, en effet, le premier penseur logicien, non dialectique par excellence. Sa thèse consiste à n’accepter que l’affirmation absolue : ‘‘l’être est’’ ou ‘‘A est A’’ (c’est le principe d’identité), et son corrélat : ‘‘ le non-être n’est pas ». De ‘‘ce qui est’’, on peut seulement dire que ‘‘cela est ’’, et de ‘‘ce qui n’est pas ’’, on ne peut rien dire sans contradiction (principe de non-contradiction). Bloqué dans cette opposition absolue de l’être et du non-être, Parménide est incapable de comprendre le devenir (le temps). Pourquoi ? Parce qu’une chose qui devient, à la fois demeure soi-même et cesse d’être identique à soi-même (change), c’est-à-dire se nie. Penser le devenir implique donc que l’on puisse penser une synthèse d’être et de non-être. Le devenir exprime la relation ou le moyen terme entre l’être et le non-être. Cet entre-deux, Parménide le refusait, conformément au troisième grand principe de la logique classique : le tiers-exclu (‘‘A est ou A n’est pas’’, alternative sans intermédiaire ni au-delà), caractéristique de la pensée binaire.28 La logique parménidienne de l’identité est solidaire non seulement du refus du devenir et de la contradiction dans les choses, mais aussi de l’existence d’un Être dont le sujet qui l’incarne est indéfini. S’agit-il de dieu, de l’homme ou d’un objet du monde empirique? A cette question, Parménide ne nous fournit aucune boussole ; il reste muet. Il se contente de le définir par des concepts étrangers aux choses changeantes : nécessité, totalité, homogénéité, immuabilité, indivisibilité, contigüité, intemporalité, immortalité, perfection, etc. Jean Wahl et Grégoire Herman nous en donnent respectivement quelques explications : D’après Parménide, il y a une totalité de l’être, totalité parfaite, immuable ; immuable parce que l’être est parfait, qu’il ne peut changer en rien de 28 Gilbert Hottois, De la Renaissance à la modernité. Une histoire de la philosophie moderne et contemporaine ouvr.cité, pp.145-146. mieux et en rien de pire, qu’il est immuable par une conséquence de sa propre perfection. Et il ne naît de rien d’autre que de lui-même, car l’être ne peut avoir son origine dans le non-être.29 L’Être n’est pas divisible puisqu’il est tout entier identique à luimême. Il ne peut se dilater, car sa cohésion l’en empêche, ni se rétrécir puisqu’il est tout entier rempli de lui-lui-même. L’Être est continu car dans la totalité de sa présence, il est contigu à lui-même. […] L’Être est immobile, prisonnier de sa propre nature puisque sans commencement ni fin, puisqu’il est étranger à la naissance et à la mort, qu’il n’a point de départ, ni point d’arrivée. Il demeure identique à luimême, inchangé, sans modifications apportées par des agents extérieurs. Il demeure immuable, à la même place car, ses limites étant invariables, il y est enserré par la Nécessité même qui le définit.30 On le voit, les caractéristiques de l’être parménidien ne sont pas attribuables à l’homme, ni aux animaux et aux choses que l’on rencontre dans le monde factuel. De par ses attributs, cet Être est extraordinairement épatant et comparable au Dieu des judéochrétiens. Il coïncide avec sa pensée : « c’est en effet, dit Parménide, une seule et même chose que l’on pense et qui est31». Dans sa pureté32, l’être apparaît donc comme la pensée qui se pense elle-même. A ce niveau, Parménide est un idéaliste, si l’on entend par idéalisme une théorie logique ordonnée non pas sur les sens ou les opinions, mais exclusivement sur le principe d’identité non dialectisable. Cette confusion de l’être avec la pensée montre, par ailleurs, que l’acte de penser n’a de sens que par rapport à l’Être, et qu’en l’absence de ce dernier, rien n’existe. Deux voies sont alors possibles dans la recherche de la vérité. La première est celle qui affirme l’existence de l’Être et refuse celle du Non-être : « l’être est et le non-être n’est pas». La deuxième, celle qui accepte l’existence du Non-être et nie celle de l’Être : « le non-être est et l’être n’est pas ». D’après Parménide, la première incarne la 29 Jean Wahl, Traité de métaphysique, Paris, Payot, 1957, p.85. Grégoire Herman, Le livre de l’Occident, ouvr. cité, p.156. 31 Parménide, Fragment 3, cité par Jeannière, Les Présocratiques. L’aurore de la pensée grecque, ouvr. cité, p.133. 32 Nous établissons cette pureté sur le fait, déjà souligné, que l’Être de Parménide, de par ses caractéristiques, ne correspond à rien de concret dans le monde sensible. 30 certitude, le savoir parfait, la vérité absolue : c’est la voie du sage. La deuxième est jonchée d’illusions, de mensonges, de contradictions permanentes, d’erreurs, d’égarements et de folies : c’est le chemin des ignorants ou de cette « foule sans cervelle pour laquelle être et n’être pas c’est à la fois la même chose et son contraire33». Le véritable savoir réside donc dans quelque chose de stable, de fixe comme l’être et non d’instable, de mobile comme le non-être. Pour Héraclite, connaître consistait à s’établir rationnellement dans la mobilité alors que, pour Parménide, c’est plutôt s’installer dans la fixité. Et celle-ci n’est pas seulement épistémologique, elle est aussi ontologique, puisqu’il y a, rappelons-le, coïncidence parfaite entre la pensée et l’Être. Platon apparaît, dans sa propre pensée philosophique, comme l’élève qui aura tenté de réconcilier, peu ou prou, ses deux maîtres ennemis. 1.3 Platon à califourchon sur la mobilité héraclitéenne et la fixité parménidienne L’opposition faite par Platon entre le monde sensible et le monde intelligible participe de son souci manifeste de réconcilier une philosophie caricaturale du devenir /contingent / relatif avec une philosophie authentique de la fixité paradigmatique / absolue. En définissant le monde sensible comme le siège du devenir permanent, il sait gré à Héraclite qui soutient que le mouvement gouverne tout, même s’il ne revient pas sur les attributs ontologiques de ce dernier, tels que définis par le maître. Il rejette, tout comme son maître, la logique fixiste que le sens commun entretient dans le monde empirique. Il souscrit également à la critique héraclitéenne de la connaissance empirique : celle-ci est insuffisante et superficielle pour une saisie de l’être fondamental dans sa radicalité. Les deux philosophes sont donc tous d’accord qu’une véritable connaissance ne se fait pas par les sens, mais par la raison. Ils apparaissent tous comme des précurseurs lointains d’un Descartes qui dira, plus tard, que nos sens nous trompent le plus souvent. Par ailleurs, Platon partage la théorie héraclitéenne des contraires : le monde empirique est truffé de contradictions. 33 Héraclite, cité par Grégoire Herman Le livre de l’Occident, ouvr.cité, p.155. Dans cet ordre d’idées, Platon affirme contre Parménide que la fixité absolue n’est pas du monde sensible. Pour lui, l’Être auquel correspond ce genre de fixité existe, à condition que l’on le situe dans le monde intelligible, foyer incontestable de l’absolu, de l’immuable, de l’intemporel et non dans le suaire de l’empiricité ambiante. Il s’insurge cependant contre le monisme ontologique de Parménide d’après lequel l’Être existe en tant que réalité esseulée, car dans le monde intelligible, il y a plusieurs Idées et non une seule : l’Idée d’homme, l’Idée d’arbre, l’Idée d’animal, l’Idée de justice, l’Idée de bien, par exemple. Et ces Idées sont des essences réelles et universelles de tous les pseudo-êtres qui sont dans le monde sensible. De toutes ces Idées, nous dit Platon, celle de Bien est la plus haute et se présente comme la source vivifiante et unificatrice de tout le reste. Il la compare avec le soleil qui éclaire tout sans être vu et sans être illuminé lui-même par autre chose. Il commet donc le premier parricide en substituant le pluralisme ontologique au monisme ontologique de son maître Parménide. Et soutient, en faveur d’Héraclite, la diversité des êtres. L’unité de cette diversité est assurée, chez Héraclite, par le mouvement. Chez Platon, c’est plutôt, l’Idée de bien qui joue ce rôle. Mais, que ce soit le mouvement héraclitéen ou l’Idée platonicienne, rien n’est abordable par les sens : ceux-ci ne peuvent saisir ni le mouvement, ni l’Idée. La raison seule constitue, aussi bien chez Héraclite que chez Platon, l’unique arme appropriée à la saisie fondamentale du mouvement et des entités intelligibles. Le deuxième parricide consiste à cautionner, contre Parménide, l’existence du non-être. Celui-ci existe avec autant de réalité que l’être. Par conséquent, la mobilité existe au même titre que la fixité. On ne saurait penser l’une sans l’opposer à l’autre. Comme nous le rappelle Gilbert Hottois, pour Platon, il est impossible de penser et de connaître vraiment une idée sans comprendre l’ensemble relationnel dans lequel elle s’inscrit. L’idée de l’homme présuppose l’idée d’animal, de vivant, etc. L’idée du repos n’est pas intelligible sans l’idée de son contraire, l’idée de l’être est inconcevable sans l’idée du non-être, et, pour penser le changement, l’apparence ou l’illusion, il faut accepter de penser le mélange de l’être et du non-être : il faut donc reconnaître que d’une certaine façon, ‘‘ l’être n’est pas et le non-être est’’. Dans un passage fameux du dialogue Le Sophiste, Platon accomplit le ‘‘ parricide’’ : le meurtre symbolique du Père de la philosophie, Parménide. Il y rejette l’idéalisme radicalement logique et antidialectique de celui-ci qui, en se tenant rigoureusement au principe d’identité […] s’interdit en somme d’affirmer autre chose que l’être est et s’ôtait les moyens le moyen de penser le multiple et le devenir. Selon Platon, il n’est donc pas légitime de concevoir les idées isolement. La séparation absolue conduit au non-sens. Il faut penser les idées avec leurs relations, suivant leur solidarité complexe et hiérarchisée34. En effet, le choix du lieu du parricide n’est pas neutre. Chez Platon, il est solidaire de la critique qu’il mène contre le sophiste qui, conforté par la leçon parménidienne selon laquelle l’erreur est foncièrement du ressort du non-être, prétend ne jamais se tromper parce qu’il est dogmatiquement installé dans la logique de l’être et non dans celle du non-être. Parménide a établi, à la grande satisfaction du sophiste, que le non-être n’est pas et ne saurait, en aucun cas être formulé. Parler, c’est dire l’être et non autre chose. Tout discours est toujours expression de la véracité de l’être ; le mensonge n’existe pas. Or, en affirmant l’existence du non-être, Platon désarme le sophiste et démontre magistralement la possibilité de l’erreur, du mensonge. Jean Brun a compris le bienfondé du choix du lieu de ce deuxième parricide : Platon a donné, dit-il, le nom de Parménide comme titre à un de ses dialogues dans lequel sont exposées toutes les difficultés inhérentes à l’éléatisme ; ces difficultés sont résolues dans le Sophiste. Si nous disons que l’être est et que le nonêtre n’est pas, nous ne pourrons pas définir ce marchand d’erreurs qu’est le sophiste, il nous dira, en effet, se refugiant derrière la formule de Parménide, que l’erreur est du non-être, que le non-être est impensable et imprononçable et que, par 34 Gilbert Hottois, De la Renaissance à la modernité. Une histoire de la philosophie moderne et contemporaine, ouvr. cité, p.18. conséquent, lui sophiste, ne peut être taxé d’enseigner l’erreur et le mensonge, c’est-à-dire par définition le non-être. Pour que nous puissions sortir de la difficulté il nous faut donc commettre "le parricide" en prenant le contre-pied de la formule parménidienne et en disant que, en quelque façon, le non-être est et que l’être n’est pas. Le non-être est non pas le contraire de l’être, mais un autre être, Platon reconnaît donc une positivité du négatif et définit le non-être comme altérité. Si le non-être est un autre être que l’être, alors nous pourrons définir l’erreur et le sophiste. D’autre part, l’être n’est pas, car il est ce qui court à travers les êtres, il est la relation qui unit tel être à tel autre être.35 L’on peut donc facilement passer de l’être au non-être, de la vérité au mensonge et inversement. La vérité ne se comprend que par opposition au mensonge et réciproquement. De même, le monde sensible (du devenir) ne se comprend que par opposition au monde intelligible (du repos éternel). Celui-ci est, dans la perspective platonicienne, le modèle parfait vers lequel celui-là devrait tendre dialectiquement pour se perfectionner. Le monde des Idées ou de la stabilité, au double plan épistémologique et ontologique, devient alors la téléologie préétablie de la dialectique qui anime le philosophe, ces Idées étant des connaissances ou des êtres purs qui ne sont plus déchirés par la contradiction, ni par le devenir et tous les autres maux qui sévissent dans le monde sensible. L’opposition structurelle entre le sensible et l’intelligible, le mobile et le fixe rend alors possible l’intelligibilité de la créativité philosophique. La mobilité se présente non seulement comme la structure fondamentale des êtres empiriques, mais également comme cette dialectique qui permet au philosophe de dépasser le monde sensible vers le monde intelligible, parangon de la fixité éternelle. Et celle-ci, on le voit, n’est pas une réalité dont l’homme serait la mesure ; puisqu’elle préexiste à ce dernier comme fondatrice et donatrice du sens de son existence. La vie de l’homme platonicien consiste alors en un dépassement perpétuel vers une réalité supérieure, parfaite, stable et éternelle dont il n’est pas lui-même le créateur. Dans cette perspective, Platon rejoint 35 Jean Brun, Les présocratiques, ouvr.cité, p.83. Parménide pour qui l’Être véritable est immuable et éternel. Toutefois, la mobilité, telle qu’elle se présente chez Héraclite, n’estelle pas, à la vérité, une entité métaphysique qui implique une conception toute aussi métaphysique du monde? La même question est valable pour la fixité, aussi bien chez Parménide que chez Platon. En tant qu’entités métaphysiques, la mobilité et la fixité pourraient-elles encore servir de pôles créateurs dans un monde où l’homme n’arrive pas à s’affirmer librement par sa praxis révolutionnaire? II. Mobilité et Fixité : deux entités métaphysiques, deux mondes identiques Bien que l’ambition affichée des présocratiques (Héraclite et Parménide) soit d’être des physiciens et non des métaphysiciens, leurs spéculations relatives à ce qui est à considérer comme l’être fondamental qui préexiste et fonde tout, trahissent leurs velléités et montrent qu’ils sont, comme le sera leur élève Platon, des métaphysiciens érudits. 2.1 Du caractère métaphysique de la mobilité héraclitéenne La mobilité qui constitue, chez Héraclite, la réalité fondamentale est purement et simplement d’ordre métaphysique ; elle est même hyper métaphysique : elle précède tout et commande tout ; rien ne lui est transcendant, même le Dieu de la tradition judéo-chrétienne ne fait pas exception. Dans son éternité, la mobilité héraclitéenne est incommensurable au libre mouvement de l’homme, à cette navette que les hommes et les animaux opèrent régulièrement entre le mouvement et le repos; elle ne donne pas la possibilité, à quoi que ce soit dans le monde, de marquer un temps d’arrêt avant de continuer, car sa présence ne peut pas faire défaut à un être sans qu’elle ne se perde comme source vivifiante de cet être ; ce qui serait même absurde, puisque son éternité l’en empêche. Pour Héraclite, si la mobilité crée les êtres empiriques dont elle assure l’unité, elle n’est pas elle-même un être empirique. C’est une raison, non pas celle de dieu ou de l’homme, mais une suprarationalité (Logos) dont la saisie radicale échappe à celle de ces derniers. Ce faisant, au lieu de se mobiliser, l’homme est plutôt éternellement mu par une force métaphysique sur laquelle il n’a aucune prise. Il est comme une feuille morte au-dessus d’un fleuve qui l’emporte et le conduit vers une destination inconnue. Il n’a pas la possibilité d’invertir ou de réorienter la trajectoire des choses mises en branle autour de lui. Il est comme ce spectateur passif devant le spectacle mobile du monde qui est pourtant le sien. Ce spectacle a ceci de cruel que, dans son déroulement, il anesthésie et engloutit en son sein la liberté créatrice propre à l’homme. Le devenir dont nous parle Héraclite n’est donc pas « un devenir de l’ [homme], mais un devenir dans l’ [homme]36». En outre, la créativité accordée, par Héraclite, à ce devenir est une fausse créativité parce qu’elle n’innove pas ; ce qu’elle prétend créer, au cours de son déploiement mécanique et cyclique, n’est pas du nouveau, mais la reproduction fidèle du déjà connu. Comme l’a si bien dit Jean Brun, ce devenir renvoie à « l’image du cycle et celle du cercle où la fin et le commencement se rejoignent.37» Et, « au centre de cette conception, poursuit-il, se trouve l’idée qu’il existe un Eternel retour de ce qui naît et de ce qui disparaît 38». L’éternité de ce retour impliquerait-elle que l’on est loin de la logique de l’identité absolue célébrée et mise en application dans l’ontologie parménidienne reprise par Platon? 2.2 Du caractère métaphysique de la fixité (Être) parménidienne De l’Eternel retour (Héraclite) à l’identité éternelle de l’Être (Parménide), il n’y a qu’un pas à franchir : tous sont dans la logique de l’immuable. Les caractéristiques que Parménide attribue à l’Être sont loin d’être celles de l’homme, des animaux ou des choses que l’on rencontre dans le monde empirique. L’immuabilité, l’unicité, la perfection et l’éternité sont des caractères qui ne peuvent se prêter qu’à Dieu, tel qu’il est décrit dans la tradition judéo-chrétienne : c’est la substitution de l’onto-théologie à l’ontologie. En outre, rappelons-le, Parménide affirme dogmatiquement que le pensé et l’être sont une même chose. Or, c’est encore Dieu présenté dans le 36 Ibid., p.52. Ibid., p.55. 38 Ibid., p.56. 37 judéo-christianisme qui est considéré comme la pensée de la pensée, comme le seul être dont la pensée coïncide parfaitement avec son propre être. A la suite de Parménide, Platon a calqué les attributs de ses Idées sur ceux de l’être parménidien, à la seule différence qu’il voyait plusieurs êtres essentiels(Idées) là où le maître n’en voyait qu’un seul. Comme nous l’avons déjà relevé dans les lignes qui précèdent, il y a une similitude inouïe entre la perfection, l’éternité et l’immuabilité des Idées platoniciennes avec celles de l’être parménidien. Dans cette perspective, l’Être de Parménide et les Idées de Platon ne sont-ils pas des divinités ou des plans fixes qui impliquent nécessairement la présence d’un monde 39 en soi liberticide ? 2.3 Un monde immuable et liberticide La mise en évidence du caractère métaphysique de la mobilité (Héraclite) et de la fixité (Parménide) est solidaire d’une conception particulière de l’univers et du comportement de l’homme qui s’y trouve: au-delà des mouvements apparents, nous sommes dans un monde immuable où tout est régi par des lois préétablies de l’identité, et que la nouveauté, en tant que jaillissement de l’imprévu, n’est qu’illusion. L’homme qui s’y meut n’exécute que mécaniquement, et même parfois inconsciemment, la volonté d’un sujet invisible et supérieur qui le transcende et le domine verticalement. L’homme aura beau se mobiliser, marcher, courir, monter, descendre, et voyager à travers le monde dans le souci de découvrir du nouveau, mais ce qu’il considère, comme nouveauté ou comme résultat de son libre déplacement, ne l’est que pour lui-même, dans l’exacte mesure où ce qu’il prétend découvrir existait déjà dans un entendement supérieur sous forme 39 Parlant, dans cette perspective, du « fixisme aristotélico-chrétien », Gilbert Hottois rafraichit notre mémoire : « Avant le développement de la biologie moderne impulsée par Darwin, il était généralement admis que les espèces naturelles ont été créées et définies par Dieu en leurs caractères essentiels. L’ordre naturel est donc fondamentalement fixe : sa stabilité est onto-théologique, c’est-à-dire enracinée dans la volonté de dieu ou dans la nature même des choses. L’idée d’une transformation ou d’une évolution des espèces est inconcevable. » ouvr. cité, p.192. de modèle archétypal, si bien que la mobilité n’a été que l’occasion préprogrammée pour le reproduire. Ainsi, la mobilité est, non pas un mouvement qui pourrait être mis au compte d’un sujet psychologique et libre, ni une posture qui suggérerait un sujet humain créateur. La rationalité d’une telle mobilité est purement statique, parce qu’elle se meut dans un cercle éternel. Dans son principe, elle n’appartient pas au temps, elle est atemporelle, antidialectique. Dans son univers, c’est l’identité de soi à soi qui caractérise chaque chose en mouvement, puisque la rationalité en question « aborde le monde comme une multiplicité de choses déterminées aux contours bien arrêtés [et] le Même n’est pas l’Autre et ne peut jamais le devenir40». La logique de cette rationalité est conformiste : elle ne critique pas les faits existants, ni ses propres principes pour les adapter au cours du monde. C’est une rationalité qui s’est cristallisée en certains principes pour repousser la nouveauté en tant que ce qui n’est pas encore et doit cependant arriver. Elle refuse le devoir-être, comme expression de la liberté humaine, au profit de ce qui est et doit demeurer ce qu’il est, sans aucune modification qualitative. Décidément, la rationalité de la mobilité incriminée est une rationalité de la non-liberté, donc de la chosification de la subjectivité. Le monde où se déploie cette rationalité est comparable à l’univers du Choix des Elues de Jean Giraudoux dont les caractéristiques sont longuement décrites par Jean-Paul Sartre: On voit ce qu’est le monde de Choix des Elues : un atlas de botanique, où toutes les espèces sont soigneusement classées, où la pervenche est bleue parce qu’elle est pervenche, où les lauriers roses sont roses parce qu’ils sont lauriers. La seule causalité y est celle des archétypes. Ce monde ignore le déterminisme, c’est-à-dire l’efficience de l’état antérieur. Mais vous n’y rencontrez pas non plus d’événement, si vous entendez par là l’irruption d’un phénomène neuf, dont la nouveauté même dépasse toute attente et bouleverse l’ordre des concepts. Il n’y a guère de changement que ceux de la matière sous l’action de la forme. Et l’action de cette forme 40 Herbert Marcuse, Raison et Révolution, Paris, Editions de Minuit, 1968, p. 90. est de deux sortes. Elle peut agir par vertu, comme le feu du moyen âge qui brûlait grâce au phlogistique : en ce cas, elle s’implante dans la matière, la façonne et la meut à son gré. Le mouvement, alors, n’est rien que le développement de l’archétype. C’est ainsi que la plupart des gestes, dans Choix d’Elues, sont gestes de possédés [...] En ce sens, les différentes altérations de cet univers, qu’il faut bien se résoudre à nommer événements, sont toujours le symbole des formes qui les produisent. Mais la forme peut aussi agir par élection attractive. […] C’est qu’une forme, tapis au fond de l’avenir, guette sa matière ; elle l’a élue, elle l’attire à soi. Et tel est la deuxième sorte de changement : un passage bref d’une forme à l’autre, un devenir étroitement défini par son terme d’origine et son terme d’aboutissement41. Le monde de Choix des Elues se présente, on le voit, comme le prototype des mondes constitués une fois pour toutes, et où seuls le déterminisme et la reproduction des modèles préétablis ont droit de cité. Comme le dit si bien Jean-Paul Sartre, c’est le règne de l’hyper logicisme qui exclut « tout ce qui peut surprendre ou dérouter, l’évolution, le devenir, le désordre, la nouveauté» ; c’est un monde sans lendemain où, l’homme, armé de pensées toutes faites, n’a d’autre souci que de contempler et d’énumérer les choses qui l’entourent, donc de voir, sans la moindre possibilité de s’y opposer activement, son avenir voler en fumée. En effet, cet univers n’est pas celui où nous vivons, c’est un monde de l’ordre préexistant, du repos intelligible. Sartre étend d’ailleurs les caractéristiques de ce monde à celles d’ « Aminadab » où, la nature et l’homme sont devenus des esclaves avérés d’un mécanisme impitoyable: C’est un monde, dit-il, complet où les choses manifestent une pensée captive et tourmentée, à la fois capricieuse et enchaînée, qui ronge par endessous les mailles au mécanisme, sans jamais parvenir à s’exprimer. La matière n’y est qu’une ébauche perpétuellement contrariée du 41 Jean -Paul Sartre, Situations, I, Essais critiques, Paris, Gallimard, collection NRF, 1947, pp.80-81. déterminisme, et l’esprit n’est jamais tout à fait esprit, puisqu’il est tombé dans l’esclavage et que la matière l’imprègne et l’empâte. Tout n’est que malheur : les choses souffrent et tendent vers l’inertie sans y parvenir jamais : l’esprit humilié en esclavage, s’efforce sans y atteindre vers la conscience et la liberté. Le fantastique offre l’image renversée de l’union de l’âme et du corps : l’âme y prend la place du corps, et le corps celle de l’âme […]. C’est la nature quand elle obéit aux fées, c’est la nature de l’homme et en l’homme, saisie comme un homme à l’envers. 42 En somme, la mobilité et la fixité, telles qu’elles sont analysées respectivement chez Héraclite, Parménide et Platon, ne mettent pas en évidence le pouvoir créateur de l’homme, ni l’existence d’un monde dont l’homme est maître et possesseur. L’esclavagisation de l’homme dans ce monde par les lois de la nécessité constitue un obstacle majeur à sa liberté créatrice. Même si, par la dialectique, Platon convie le philosophe à conquérir l’immuable, la fixité, celleci est toujours à considérer comme quelque chose qui lui préexiste et dont la possession est impossible, sa contemplation supposant toujours un fossé entre elle et le sujet contemplateur. Ne faudrait-il pas alors débarrasser la mobilité, la fixité et le monde de leur gangue métaphysique pour que l’homme en devienne le seul pilote ? La créativité est-elle possible dans un monde immobile qui nie la liberté humaine au bénéfice de la nécessité absolue ? III De la mobilité créatrice à la fixité comme téléologie de l’existence humaine 3-1 La démétaphysation de la mobilité Pour l’existentialisme athée de Jean-Paul Sartre, « Dieu n’existe pas, [et] il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être, c’est l’homme ou, comme dit Heidegger, la réalité humaine.[…] Cela signifie que l’homme existe d’abord, se 42 Ibid. rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après 43». Par conséquent, l’homme est non seulement libre, mais aussi totalement responsable de ce qu’il fait, et chose plus poignante, du reste du monde44. Dans cette optique, la mobilité n’est plus à comprendre comme le reflet d’une loi a priori, puisque Dieu n’existe pas pour la concevoir ; elle n’est non plus à entendre comme un mouvement inconscient qui s’opère mécaniquement dans la nature ; elle est plutôt l’activité d’un sujet libre et conscient qui se projette sans cesse vers l’avenir ; c’est un mouvement intentionnel qui permet à l’homme de mettre perpétuellement son intelligence en branle pour explorer le monde, en maîtriser les lois et créer des biens susceptibles de satisfaire ses désirs et de surmonter ses imperfections. Sur ces entrefaites, la nature, en elle-même, n’est plus condamnée à subir la seule dictature du mécanisme : par l’action révolutionnaire, l’homme l’éloigne progressivement de la tutelle esclavagiste du mécanisme pur, pour l’ordonner à ses propres impératifs. Loin d’être un objet de contemplation, la nature devient la matière d’une action/mobilité transformatrice dont seul l’homme est le fondement et la mesure. La mobilité apparaît ainsi comme une force dialectique à partir de laquelle l’homme triomphe de la nature, rompt avec les conceptions fixistes du monde, pour y imprimer les marques de sa liberté et de son humanité. D’où l’attitude [bien fondée] de Sartre qui, dans la Critique de la raison dialectique, tout en adoptant le matérialisme historique, rejette le matérialisme dialectique qui peut légitimement apparaître comme une projection illusoire sur la nature d’un processus qui n’a de sens qu’en fonction de la subjectivité humaine prise comme origine et comme mesure, et des relations instaurées par celle-ci avec la Nature ou avec l’homme45. 43 Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Coll. Pensées, Paris, Éditions Nagel, 1957, p.21. 44 Ibid., p.24. 45 Georges Vallin, Lumière du non-dualisme, Presses Universitaires de Nancy, 1947, p.60. « Privée de sa référence à un Dieu transcendant dont elle n’est plus l’image ou la créature46 », la nature apparaît désormais comme quelque chose dont la mobilité reflète les exigences de la rationalité humaine, puisqu’il n’est plus question de la considérer « en tant que porteuse d’un ordre, d’une unité, d’un équilibre ou d’une finalité non posée par l’initiative de l’activité humaine47». Le schéma métaphysique de la nature et de la vie consécutive est, en effet, philosophiquement erroné et ne correspond pas à l’existence proprement humaine : il implique l’étouffement des capacités créatrices de l’être humain dans un monde où l’inertie et la fixité ont le vent en poupe. Or, pour l’existentialiste, chaque instant de la vie humaine se donne à constater comme une victoire sur l’inertie et la fixité. Grâce à la mobilité existentielle, l’homme s’émancipe de la fixité, crée des biens qu’il accumule dans le temps, rectifie ses erreurs, acquiert des connaissances et introduit du nouveau dans le monde. Ce faisant, il adopte une attitude contestataire devant les savoirs constitués, refuse de les accepter sans examen préalable, puisqu’il part toujours du principe d’après lequel le monde n’est pas statique et comporte des contradictions à dénoncer ou à surmonter. La mobilité se comprend alors comme une force critique et libératrice qui permet à l’homme de transcender librement les obstacles qui surgissent au cours de sa vie, « comme la méthode incroyablement précise avec laquelle le Sphex ammophile paralyse la chenille 48». Ce qui est inouï, en effet, chez le métaphysicien, c’est cette tendance à figer la réalité humaine dans des catégories immuables, à célébrer l’inaction et la non-liberté. Or, si l’être humain est seul capable d’innover dans le monde, il faudrait se convaincre que cette innovation n’est possible que dans la libre mobilité et non dans 46 Ibid., p.60. Ibid., p.75. En effet, Georges Vallin estime, avec raison, que « si l’athéisme moderne peut être caractérisé comme une réaction contre la transcendance évasive et abstraite du Dieu monothéiste créationniste et comme une légitime revendication des droits de l’ « immanence », ce refus du monothéisme ne s’effectue pas au profit d’une nature divinisée.», Ibid., p.57. 48 Louis Vieillard Baron, Philosophie française, Paris, Armand Colin, 2000, p.81. 47 l’implacable fixité. Jean-Louis Vieillard-Baron ne disait-il pas que « la mobilité est une meilleure solution pour la vie49 » ? Décidément, seule une mobilité consciente et créatrice peut briser la gangue carcérale et mortifère dans laquelle la fixité métaphysique a tendance à enfermer l’homme. Pour que la vie humaine coïncide alors avec son essence, il faut qu’elle transcende l’immuable vers le mobile, dépasse l’inconscient vers le conscient, le déterminé vers l’indéterminé et le déjà-là vers la nouveauté. Par la mobilité existentielle, l’homme déconstruit et construit ses connaissances, confronte celles-ci au monde pour en prendre le pouls de son pouvoir créateur. C’est encore la mobilité qui l’arrache à lui-même pour le jeter hors de lui, près des arbres, des animaux et des hommes avec qui il dialogue et partage ses expériences d’ici et d’ailleurs. 3-2 Le repos comme élément de la mobilité créatrice L’homme apparaît, au sein des objets statiques, comme un îlot de mobilité : doué de mouvement conscient, il tranche sur la fixité des choses, brise la tranquillité assurée des êtres immuables pour innover. La mobilité ne s’impose qu’en faisant le deuil de la fixité a priori. Vivre dans la mobilité signifie enrichir, multiplier les choses, « faire apparaître une multiplicité de facettes et donc être inventif50». Ce faisant, elle n’est pas synonyme du désordre, elle est organisée et orientée par un projet innovateur. Mais, la mobilité ainsi perçue ne saurait être un mouvement perpétuel qui défie carrément le repos: dans son processus innovateur, l’homme qui se mobilise a besoin de repos pour réfléchir, ordonner sa pensée et faire le point sur ce qui est déjà fait et ce qui reste à faire. Le repos est alors indispensable pour éviter la confusion entre les systèmes de pensée, confronter nos idées avec les réalités que nous avons en face. C’est d’une pareille confrontation que la création et le progrès sont possibles : Pour avoir des idées il faut s’arrêter. Cet arrêt devant les choses est créateur d’un espace qui laisse la place à la création. […] Le repos peut se révéler 49 Ibid., p.80. Bertrand Vergely, « L’homme de la mobilité », in http : //1 libertaire.free.fr / Vergely01.html (consulté le 11/03/2014) 50 très créatif […] Il faut du repos pour que les systèmes ne s’emballent pas. Pour l’homme, le repos est le moment du regard et, dans le regard, de la mise en coexistence avec les choses. Il s’opère une sorte de simultanéité entre le spectateur et la chose regardée. Des choses se passent ; des idées fusent et, avec elles, il se produit une accélération du rapport. Il est formidable de constater combien un repos peut devenir un extraordinaire facteur d’accélération et de vitesse.51 En outre, le corps humain n’est pas une mécanique qui fonctionnerait infatigablement ; une mobilité extrême devient, à la longue, fatigante, érosive. Il faut donc éviter le piège du mobilisme en tant que pathologie de la mobilité : « une extrême mobilité accompagne les états d’agitation pathologique et d’hystérie 52». En effet, si le repos soulage le corps de sa fatigue et donne, en même temps, l’occasion à l’homme d’avoir des idées créatives, il ne saurait, cependant, se métamorphoser en fixisme, c’est-à-dire en repos définitif, car « [le fixisme], c’est la pulsion de mort, la répétition ; c’est la stagnation, le refus du progrès53». A la vérité, la mobilité n’est pas un « anti-repos » et le repos n’est pas un « antimouvement» : La notion de repos absolu est un non-sens. Supposer un repos absolu signifierait qu’il y a du néant, puis qu’il y a une fixité, entre lesquels il n’y aurait rien avant et après. En termes logiques, supposer une fixité qui ne serait bordée par rien apparaît doublement contradictoire, d’une part parce que de rien ne peut pas venir quelque chose et, d’autre part, parce que quelque chose ne peut pas aboutir à une complète négation. De fait, nous sommes dans un dynamisme universel et le repos n’est qu’une apparence. Certes, nous observons des ralentissements : Leibniz dira, par exemple, que du point de vue de l’homme, le repos existe, mais, il ne s’agit que de ralentissements.54 51 Ibid. Ibid. 53 Ibid. 54 Ibid. 52 En d’autres termes, la mobilité s’accompagne toujours du repos. Il y a, selon la célèbre expression d’Edgar Morin, une « soudure ontologique55 » entre la mobilité et la fixité, le mouvement et le repos. La fixité qui prend ici le sens du repos n’est pas, comme chez nos métaphysiciens, une donnée a priori, elle est plutôt quelque chose qui survient au cours de la mobilité pour édulcorer sa continuité et permettre, au sujet mobile, d’évaluer son parcours ou de se soustraire d’une fatigue prolongée et douloureuse. Ainsi considéré, le repos n’annule pas la permanence de la mobilité. Au contraire, elle la ralentit tout en sauvegardant son ouverture et la connexion du chercheur à d’autres cultures. 3-3 Mobilité comme ouverture et connexion des cultures Opter pour la mobilité, c’est donner la possibilité à l’homme de s’ouvrir et se connecter aux autres, de briser les barrières artificielles56 entre les domaines de connaissance. La création des connaissances nécessite, par exemple, la collaboration interactive des chercheurs. Aucun domaine de recherche n’est clos et réduit aux expériences des chercheurs spécialisés ; avec la mobilité, les chercheurs se connectent et travaillent de concert, créent et font circuler les idées ; avec la mobilité, tout se passe comme s’il était impossible de travailler en retrait total des autres. C’est ce que souligne, avec pertinence, Boris Cyrulnik lorsqu’il écrit : Lorsqu’on observe la place de l’homme dans le vivant, on arrive à la conclusion que l’homme seul ne peut plus penser seul, qu’il est obligé de s’entourer d’une équipe. Le piège de la pensée serait de faire un galimatias théorique, une sorte d’œcuménisme des genres. Ce n’est pas du tout cela ! Il s’agit de s’associer des gens de disciplines diverses, pour éclairer un même objectif différemment. Chacun reste ce qu’il est, simplement il doit apprendre à parler avec un autre57. 55 Boris Cyrulnik et Edgar Morin, Dialogue sur la nature humaine, ouvr. cité, p.17. Pour Edgar Morin, les barrières entre les diverses pensées ne sont pas fondamentales, elles sont plutôt artificiellement inventées par les passionnés de la spécialisation : « on finit par croire, dit-il, que les frontières artificielles entre les disciplines sont les frontières qui correspondent à la réalité ; ceci est une première illusion.» Ibid., p.10. 57 Boris Cyrulnik, Ibid., p.10. 56 L’ouverture aux autres exige donc que l’on fasse preuve de prudence et de clairvoyance pour éviter de tomber dans le piège des discours cacophoniques, hétéroclites, inintelligibles et sans originalité. Comment alors s’ouvrir aux autres sans se perdre, comme réalité spécifique et autonome, sur l’échiquier général des connaissances qui peuplent « la circulation des mondes », selon la belle expression d’Achille Mbembé58 ? La pensée ouverte s’enrichit, certes, en critiquant les idées adverses ou en les intégrant parce qu’elles sont pertinentes ; en acceptant de se rectifier, donc de faire le deuil de certaines idées jugées obsolètes par les circonstances de la rencontre. Mais, le chercheur doit-il s’ouvrir au point d’oublier son point d’ancrage ontologique et son point d’amorçage épistémologique ? Il doit tenir compte, non seulement de sa situation dans l’espace, mais également des problèmes subséquents qui constituent les détonateurs de sa recherche. Ce faisant, son ouverture serait bénéfique aussi bien à lui–même, à sa société de départ qu’à autrui et sa société d’arrivée. La mobilité ne doit donc pas déboucher sur une errance nomadique qui conduirait, vaille que vaille, l’homme dans le monde, c’est-à-dire dans tous les sens, sans repère stable. La diversité des identités culturelles est, en effet, légion et ne saurait, en aucun cas, être définitivement transcendée par une culture homogène. L’homogénéité culturelle n’est pas une évidence, comme l’est déjà la pluralité des cultures ; elle est plutôt un projet59, un possible à réaliser par la communauté des hommes ou des chercheurs ; elle est comme cette fixité a postériori dont nous allons esquisser le contenu plus bas. Pour en savoir plus, inspirons nous de cette affirmation d’Edgar Morin: Le trésor de la vie de l’humanité est la diversité. La diversité qui ne nie nullement l’unité, car il faut prendre garde là encore de ne pas tomber dans l’alternative. Ou bien on ne voit que la diversité, que des catalogues et l’on oublie l’unité, ou bien on ne voit que l’unité, on homogénéise tout et l’on ne donne plus aucune importance à la diversité. 58 Achille Mbembé, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013, p.143. « Accomplir l’unité de l’espèce humaine tout en respectant sa diversité est, dit Edgard Morin, une idée non seulement de fond, mais de projet. », Dialogue sur la nature humaine, ouvr. cité, p. 34. 59 L’extraordinaire richesse humaine est un troc commun.60 L’homogénéisation de la pluralité des cultures n’aurait donc de sens que si elle sauvegarde, au-delà de l’unité recherchée, les spécificités culturelles de chaque chercheur. Elle ne devrait pas impliquer une unité « en laquelle le soi ne se reconnaîtrait plus61.» En effet, il n’y a pas de pensée ex-nihilo, chaque recherche a un piédestal culturel à partir duquel elle se développe et se comprend. Ce piédestal est comparable à ce que Henri Bergson appelait « l’intuition » de chaque philosophe, c’est-à-dire quelque chose d’originaire et d’original que le philosophe-chercheur se propose, d’emblée, de développer dans son discours pour exprimer un point de vue personnel sur un aspect de l’Être, si bien que tout son effort consiste à faire coïncider son point de vue avec son intuition de départ62. Comme le disait si bien Nietzsche, le philosophe n’est pas un voyageur quelconque survenu par hasard et qui surgit ça et là ; il y a une loi d’airain qui l’enchaîne à une civilisation et à un temps donnés63. Or, la rencontre des chercheurs ne permet pas toujours de faire coïncider ou d’assujettir parfaitement la culture de l’un à celle de l’autre et inversement. La rencontre, bien conceptualisée, est toujours placée sous le signe du dialogue et non de soumission. La dictature est le signe de l’échec de la recherche. Qui se réclame de la dictature ne voudra écouter personne et imposer son point de vue comme le seul qui vaille. Il faut, en effet, se convaincre que la rencontre des chercheurs est toujours considérée comme l’occasion de débats constructifs, d’amendements des savoirs constitués et d’enrichissements nouveaux. C’est ce à quoi Boris Cyrulnik fait allusion, lorsqu’il souligne, à juste titre : 60 Edgar Morin, Ibid., p.33. Achille Mbembé, Critique de la raison nègre, ouvr.cité, p.119. 62 C’est dans ce sens qu’ Emile Sauriau écrit : « si philosopher, c’est réaliser le difficile et délicat ajustement spirituel d’un certain aspect de l’être et d’un certain point de vue personnel ; si philosopher c’est réussir à faire coïncider son point de vue personnel avec un aspect de l’être dont l’intuition est riche de certains bienfaits :alors on doit convenir qu’il faut au moins autant d’effort sur soi-même, pour se porter de sa personne à ce point de vue, qu’il faut d’effort constructif, anticipatif et intuitif pour savoir l’être sous cet aspect. », « De l’invention philosophique », Encyclopédie française, Philosophie-Religion, t. XIX, 24-11. 63 Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, p.31. 61 Se mettre à la place d’un autre, c’est s’enrichir, mais c’est un effort, c’est aller à la découverte d’un nouveau continent mental, d’une nouvelle manière de penser, d’une nouvelle manière d’être homme. L’enjeu est capital, il s’agit d’un véritable quitte ou double : on s’enrichit en ouvrant son monde ou l’on fait une théorie cohérente et on le disqualifie, on l’excommunie, on l’exclut. Cette nouvelle humanité qui est en train de naître doit être une humanité de débat.64 La mobilité permet au chercheur de dialoguer avec des cultures dont les manières de penser et les modes d’être sont différents des siennes. Mais le problème crucial demeure, une fois de plus, celui de savoir comment il doit construire sa personnalité, c’est-à-dire sa capacité à rester lui-même, dans cette ouverture culturelle diversifiée. En d’autres termes, comment concilier l’obligation de s’ouvrir à l’autre pour s’enrichir de nouvelles connaissances avec le désir de rester soi-même pour préserver son identité et éviter la phagocytose culturelle ? D’après Edgar Morin, si nous avons affaire à des cultures très originales, nous voyons que l’origine de ces cultures [est ellemême] le fruit de rencontres. Le phénomène de la rencontre crée donc du nouveau, une émergence nouvelle. Une culture doit à la fois s’ouvrir et se fermer. Se fermer dans le sens où elle doit maintenir sa structure, son identité - parce que l’ouverture totale c’est la décomposition. Mais s’ouvrir reste la seule façon de s’enrichir, c’est-à-dire intégrer du nouveau sans se laisser se désintégrer.65 Une pensée repliée sur elle-même se coagule, oublie finalement qu’elle doit faire sa propre critique et devient dogmatique et péremptoire au milieu de la diversité des savoirs qu’elle combat et persécute. Or, opter pour l’ouverture, c’est accepter de confronter sa pensée avec celle des autres en vue de s’enrichir ou de s’amender. Et, comme nous l’avons susmentionné, l’ouverture doit s’accompagner d’une certaine vigilance sur le risque de se détruire ou de désagréger son noyau identitaire. Quelle que soit notre 64 65 Boris Cyrulnik , Dialogue sur la nature humaine, ouvr. cité., pp. 44-45. Edgar Morin, Ibid., pp.74-75. ouverture, nous devrons savoir, en dernière analyse, que nous appartenons à une famille, à une société, à un continent. Faute de quoi, ces entités seront toutes vidées de leur consistance ontologico-idéologique. C’est, sans doute, ce sur quoi Boris Cyrulnik attire notre attention lorsqu’il affirme : Il y a très peu d’hommes qui sont issus de l’endroit où ils se trouvent […] Quand on fait une carte de l’histoire de l’homme, on voit des flèches dans tous les sens. La notion de nation est un abus, c’est une convention guerrière qui permet de tracer des limites, qui englobent des hommes venus d’horizons très différents. Pourtant, je crois qu’il faut quand même appartenir à quelqu’un. Lorsqu’on travaille avec des enfants sans famille, on se rend compte qu’ils n’ont qu’une idée en tête, ‘‘appartenir’’66. En somme, la civilisation moderne est celle de la mobilité. Et les dangers de celle-ci sont aussi énormes et divers que ses moyens. Outre son caractère symptomatique des accidents et des maladies, les identités culturelles sont en péril dans la mobilité ; elles courent constamment le risque de s’écrabouiller. L’un des buts de la mobilité est de rapprocher, autant que faire se peut, les chercheurs et cultures différentes, de réaliser une espèce de communauté intellectuelle ou culturelle. Mais comment définir une telle communauté pour qu’elle corresponde dignement à l’ultime finalité de l’existence humaine? Ne faudrait-il pas y voir une sorte de fixité a postériori qui contraste avec celle a priori des métaphysiciens ? 66 Boris Cyrulnik, Ibid., p.72. En effet, la mobilité semble désormais convier le chercheur à répondre à la lancinante question : comment vivre les identités singulières face aux pullulements des altérités qui se présentent à nous aujourd’hui ? Et les pistes de solution, ci-dessus avancées aussi bien par Boris Cyrulnik que par Edgar Morin, rejoignent, à notre avis, celles d’Edouard Glissant lorsque ce dernier, à travers sa célèbre métaphore de « l’identité-rhizome », montre que l’identité n’est pas à considérer comme une donnée fixiste ou fixée définitivement par un destin, ni une substance métaphysique à découvrir, mais la résultante toujours ouverte d’un entrecroisement des cultures diverses :« toutes les cultures ont besoin de toutes les cultures » et « mon identité n’est pas une identité-racine-unique, mais une identitéracine-rhizome continuellement à la rencontre d’autres racines et nourries d’autres racines ». Pour en savoir plus, nous convions nos lecteurs à consulter les travaux d’Édouard Glissant cités dans la bibliographie de la présente réflexion. 3.4 La fixité comme asymptote de la réalité humaine « Deleuze procède […] à un renversement complet contre Platon, contre Descartes, contre Hegel, qui présupposent au départ une fixité, antérieure au mouvement. Deleuze […] pense, au contraire, que [la fixité] est engendré[e] par le dynamisme.67» Cela implique que c’est la fixité comme point de départ a priori de la mobilité qui fait problème et non la fixité comme son point d’arrivée a postériori. Ce genre de fixité apparaît comme ce point virtuel vers lequel l’homme s’approche sans cesse sans jamais le rapprocher. A la vérité, c’est la perfection absolue recherchée par l’homme au double plan gnoséologique et ontologique. Ainsi, les différents repos observés au cours de la mobilité ne sont que des étapes contingentes dans cette évasion perpétuelle vers la perfection totale. Cette perfection, contrairement à ce qu’elle est dans une perspective métaphysique, est projetée à l’horizon de la vie comme une donnée à construire par l’homme lui-même et non comme une réalité préétablie qu’il a tout simplement à reproduire. C’est dans cette perspective que la mobilité et la fixité, malgré leur hétérogénéité fondamentale, sont perçues comme des vecteurs colinéaires de la créativité humaine. Projetée à l’horizon de l’existence humaine, la fixité apparaît comme ce qui oriente et explique toute la raison d’être de la mobilité créatrice. Et puisqu’aucune œuvre humaine n’est définitive ou totalement soustraite à des rectifications permanentes, la créativité est toujours ordonnée au principe ontologique d’une mobilité rebelle aux conceptions absolutistes et figées qui prétendent tout ramener à l’unité d’une création définitive et immuable : « quand on fait une théorie trop lisse, nous dit Boris Cyrulnik, elle est désadaptée du réel et elle ne peut plus évoluer. C’est dans les aspérités d’une théorie que se trouve l’étrangeté qui va permettre d’en inventer une nouvelle68.» 67 Bertrand Vergely, « L’homme de la mobilité », in http : //1 libertaire.free.fr / Vergely01.html (consulté le 11/03/2014). 68 Boris Cyrulnik et Edgar Morin, Dialogue sur la nature humaine, ouvr.cité, p.43. Conclusion Du point de vue philosophique, Héraclite apparaît incontestablement comme le philosophe de la mobilité à partir du moment où il fait du mouvement la réalité fondamentale qui crée et gouverne tout. Cette mobilité transcende le divin et l’humain pour s’affirmer comme une réalité hyper métaphysique qui ne laisse aucune chance ni à Dieu, ni à l’homme de se considérer comme de véritables sujets créateurs. Tout se passe, non seulement comme si cette mobilité avait remplacé Dieu sur son piédestal fondateur, mais également comme si l’homme était condamné à reproduire mécaniquement, à travers sa permanente mobilité, le déjà-créé. Et cette reprise mécanique du déjà-là implique, qu’au-delà des apparences changeantes, l’homme/chercheur est dans un monde statique où tout a été déjà fait, si bien que son rôle ne consiste plus à innover, mais à contempler, dans sa stérile mobilité, un monde aux contours préprogrammés et arrêtés. Cette posture statique du monde est beaucoup plus remarquable chez Parménide qui, contrairement à Héraclite, fait de la fixité ontologique l’unique réalité qui constitue l’essence de toute chose. Ce faisant, la notion de mobilité, quelle qu’elle soit, est frappée d’obsolescence au profit de l’immuabilité. Autrement dit, alors que la mobilité est envisagée chez Héraclite, mais sur fond de stabilité, puisqu’elle est foncièrement reprise du passé ; chez Parménide, elle est inenvisageable et ne saurait exister sous la forme caricaturale qu’elle revêt chez Héraclite. On pourrait, cependant, envisager avec Platon une espèce de synthèse où la mobilité, propre au monde sensible, constitue l’ascension dialectique vers la fixité, exclusive au monde intelligible. Ainsi, la mobilité deviendrait le moyen d’accès à l’absolu de la connaissance ou de l’être. Or, cet absolu est lui-même métaphysique, puisqu’il préexiste aux efforts du philosophe qui doit s’y rapprocher comme une créature qui tend vers son créateur. D’Héraclite à Platon, l’on n’a donc affaire qu’à des êtres métaphysiques, qu’il s’agisse de la mobilité ou de la fixité. D’où la nécessité de dépouiller celles-ci de leur couverture métaphysique pour qu’elles deviennent les attributs de l’être humain, dans un monde aussi humain. Tant que la mobilité et la fixité seront confinées dans les perspectives purement métaphysiques, la créativité ne sera qu’une morne activité qui transcende et réduit l’homme à l’esclave des forces surnaturelles. Pour qu’elles deviennent des notions innovatrices, il faut qu’elles s’humanisent et cessent d’engourdir la liberté humaine. Ce faisant, l’homme libre peut se mobiliser, imprimer la marque de sa liberté sur le monde, s’ouvrir prudemment aux autres, dialoguer avec ces derniers en vue de constituer des communautés intellectuelles ou culturelles toujours plus enrichissantes, prendre des repos mérités et continuer sa marche éternelle vers la perfection ou la fixité absolue, véritable finalité asymptotique de son existence. Bibliographie Brun (Jean), Les présocratiques, coll. Que sais-je ? 5ème édition corrigée, Paris, Puf, 1993. Cyrulnik (Boris) et Morin (Edgar), Dialogue sur la nature humaine, Bulgarie, Editions de l’Aube, 2010. Chevalier (Jacques), Des présocratiques à Platon, Vol.1, Paris, Quadrige/ Puf, 1994. Glissant (Édouard), Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990. Glissant (Édouard), Introduction à une poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996. 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