INTRODUCTION AUX Grundrisse

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Karl Marx
Introduction
aux Grundrisse
Sommaire 1 et 2
A.) Introduction
1) La production en général.
2) Rapport général entre production, distribution, échange et consommation.
3) La méthode de l’économie politique.
4) Moyens de production (forces de production) et rapports de production,
rapports de production et rapports de commerce, etc.
1. Marx a écrit ce sommaire sur la couverture du cahier M, qui contient l’Introduction, probablement après la rédaction du texte de l’Introduction. [NdAp]
2. Sur la partie supérieure de la deuxième page de couverture (non numérotée), on trouve les
indications suivantes 
M
Londres, 23. août ‘57 [La date a été corrigée, on trouve un « 20 » raturé en « 23 ».]
Rühl [NdAp]
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Introduction aux Grundrisse
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|M-1| A) Introduction
I) Production, Consommation, Distribution, Échange
(Circulation)
1) Production
α) L’objet de la présente étude, c’est tout d’abord la production matérielle.
Des individus produisant en société – donc une production socialement
déterminée des individus, c’est là naturellement le point de départ. Le chasseur et le pêcheur singuliers et singularisés, avec lesquels débutent Smith et
Ricardo 3, appartiennent aux fictions sans imagination de la robinsonnade
du xviiie siècle, fictions qui n’expriment en aucun cas, comme l’imaginent
quelques historiens de la culture 4, une simple réaction contre un raffinement
excessif et un simple retour à la vie naturelle mal comprise. Pas plus que le
Contract social* de Rousseau, qui met en rapport et en lien les sujets, qui par
nature 5 sont indépendants, au moyen du contrat, ne repose sur un tel naturalisme. C’est là une apparence, la simple apparence esthétique des petites et
des grandes robinsonnades. C’est bien plutôt l’anticipation de la « société
civile bourgeoise » 6, qui se préparait depuis le xvie siècle et fit au xviiie
3. Marx fait référence ici à ce qu’il appelle dans la suite du texte la « robinsonnade » de Smith
et de Ricardo. Pour ce qui est de Smith, on en trouve les meilleurs exemples au début des chapitres 2, 6 et 10 du livre I de la Richesse des nations. Cf. en français, Recherches sur la nature et les
causes de la richesse des nations, Livre I, Economica, 2000, p. 20-21 (texte en annexe), 55 (texte en
annexe) et 110, et en anglais A. Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations,
Clarendon Press, Oxford, 1976, p. 27-28, 65 et 117-118. Pour ce qui est de Ricardo, cf. en français
D. Ricardo, Des principes de l’économie politique et de l’impôt, Garnier-Flammarion, 1992, p. 65-66
(texte en annexe) et en anglais D. Ricardo, Works I, Liberty Fund, 2004, p. 26-27. [NdT]
4. Entre 1852 et 1853, Marx a lu et pris des notes sur trois « Histoires culturelles », celles de W.
Wachsmuth, celle de W. Drumann et celle de G. Klemm. Cf. ses cahiers d’extraits XIX, XX et
XXI. [NdAp]
5. Dans le manuscrit : suppression de « par nature ». [NdAp]
6. Cf. En français, Hegel, Principes de la philosophie du droit, PUF, 2013, p. 349-350 et 677-678,
et en allemand, Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 182 et Add. in Hegel, Werke 7, op. cit.,
p. 339-340. Ce paragraphe est traduit en annexe. [NdAp]
Introduction aux Grundrisse
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siècle des pas de géant vers sa maturité. C’est dans cette société de la libre
concurrence que l’individu singulier apparaît détaché des liens naturels, etc.,
qui font de lui, à des époques historiques antérieures, l’élément accessoire
d’un conglomérat humain déterminé et limité. Dans la tête des prophètes
du xviiie siècle, sur les épaules desquels se tiennent encore complètement
Smith et Ricardo, cet individu du xviiie siècle – produit d’une part de la dissolution des formes de société féodales, et d’autre part des forces productives,
qui connaissent un développement nouveau depuis le xvie siècle – apparaît
comme un idéal, dont7 l’existence [Existenz] serait une existence [Existenz]
passée. Non pas comme |22| un résultat historique, mais comme le point de
départ de l’histoire. Et cela parce qu’il leur apparaît comme l’individu naturel [naturgemäss], conforme à leur représentation de la nature humaine, non
pas comme un individu issu de l’histoire mais comme un individu posé par
la nature. Jusqu’à présent, cette illusion a toujours été le propre des époques
nouvelles. Steuart, qui à maints égards s’oppose au xviiie siècle et, en tant
qu’aristocrate, se tient davantage sur le sol historique 8, a échappé à cette
niaiserie.
Plus on remonte loin dans l’histoire, plus l’individu, et donc également
l’individu producteur, apparaît comme non autonome, comme appartenant
à un tout plus grand : tout d’abord sous un mode tout à fait naturel dans la
famille et dans la famille élargie 9 en tribu ; plus tard dans la communauté, sous
ses différentes formes, née de l’opposition et de la fusion des tribus. Ce n’est
qu’au xviiie siècle, dans la « société civile bourgeoise », que les différentes
formes de l’interdépendance [Zusammenhang] sociale se dressent face à l’individu singulier comme de simples moyens en vue de ses fins privées, comme
une nécessité extérieure. Mais l’époque qui engendre ce point de vue 10,
celui de l’individu singulier singularisé, est précisément celle où les rapports
sociaux sont les plus développés qu’on ait jamais connus (et, selon ce point de
vue, universels). L’homme est un ζῷον πολιτικόν 11 [animal politique] au sens
le plus littéral, non pas seulement un animal sociable, mais un animal qui ne
peut se faire ||2| individu singulier 12 que dans la société. La production de l’individu singulier singularisé en dehors de la société 13 – une rareté qui peut bien
arriver à un civilisé débarqué par hasard dans une contrée sauvage, civilisé
qui possède déjà en lui en puissance [dynamisch] les forces de la société – est
une chose tout aussi absurde que le serait le développement du langage
7. Correction de Marx : « comme un idéal, non pas comme ce dont ». [NdAp]
8. On trouve chez Steuart une historicisation de la politique économique, dont les principes
doivent selon lui dépendre de l’état de développement économique du pays en question.
Cf. notamment le chapitre 19 du livre II de l’Inquiry into the Principles of Political Economy. [NdT]
9. Correction de Marx : « élargie plus tard ». [NdAp]
10. Correction de Marx : « cette apparence ». [NdAp]
11. Cf. Aristote, La Politique, I, 2, 1253a, in Vrin, 2005, p. 28. [NdAp]
12. Correction de Marx : « qui ne peut vivre ». [NdAp]
13. Correction de Marx : suppression de « en dehors de la société ». [NdAp]
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Introduction aux Grundrisse
sans des individus vivant ensemble et parlant ensemble. Inutile de s’arrêter
là-dessus plus longtemps. Il serait même tout à fait inutile de mentionner ce
point si cette fadaise*, qui a un sens et une raison [Verstand] chez les gens du
xviiie siècle, n’avait pas été réintroduite très sérieusement par Bastiat, Carey ,
Proudhon, etc., au sein de l’économie la plus moderne. Pour Proudhon entre
autres, il est naturellement bien agréable de proposer un développement
concernant l’origine d’un rapport économique dont il ne connaît pas l’émergence historique en procédant à la manière de la philosophie de l’histoire,
et par là en faisant de la mythologie : Adam ou Prométhée aurait rencontré
l’idée toute prête et l’aurait ensuite introduite, etc. 14 Rien n’est plus aride et
ennuyeux que le locus communis [lieu commun] 15 qui affabule.
Lorsqu’il est donc question de production, il est toujours question de production à un stade de développement social déterminé – de la production des
individus sociaux. Il pourrait donc sembler que, pour parler de la production
en général, il faille nécessairement ou bien suivre le processus de développement historique dans ses différentes phases, ou bien déclarer d’emblée que
l’on a affaire à une époque |23| historique déterminée, p. ex. à la production
bourgeoise moderne qui est en fait notre véritable thème. Seulement, toutes
les époques de la production ont certaines caractéristiques en commun, des
déterminations communes. La production en général est une abstraction,
mais une abstraction d’entendement [verständig] dans la mesure où elle fait
effectivement ressortir ce qui est commun et le fixe, nous épargnant ainsi la
répétition. Cependant, cet universel, ou ce commun isolé par comparaison,
est lui-même un ensemble aux articulations multiples qui se scinde en des
déterminations différentes. Une part de cet ensemble appartient à toutes
les époques, une autre est commune à quelques-unes. [Quelques] déterminations seront communes à l’époque la plus moderne et à la plus ancienne.
Aucune production n’est pensable sans elles ; seulement, si les langues les
plus développées ont en commun avec les moins développées des lois et
des déterminations, ce qui fait leur développement est précisément le fait
qu’elles se distinguent de cet universel et de ce commun. Les déterminations
qui valent pour la production en général doivent nécessairement être isolées,
précisément afin que l’unité – qui naît déjà du fait que le sujet, l’humanité,
et l’objet [Objekt], la nature, sont les mêmes – ne fasse pas oublier les différences essentielles. C’est dans cet oubli que consiste p. ex. toute la sagesse des
économistes modernes qui démontrent l’éternité et l’harmonie des rapports
sociaux existants [bestehend]. P. ex., pas de production possible sans un instrument de production, cet instrument ne fût-il que la main. Pas de production possible sans travail passé, amassé, ce travail ne fût-il que l’adresse emma14. Marx fait ici référence à l’ouvrage de Proudhon Système des contradictions économiques ou philosophie de la misère, qu’il a eu l’occasion d’étudier en détail lors de la rédaction de son ouvrage
Misère de la philosphie. Voir notamment Marx, Misère de la philosophie, Éditions sociales, p. 114
sq. ainsi que les textes proposés en annexe. [NdAp]
15. Correction de Marx : « l’imagination du common sense commun ou du locus communis
devenu sujet ». [NdAp]
Introduction aux Grundrisse
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gasinée ||3| et concentrée dans la main du sauvage par un exercice répété. Le
capital est lui aussi, entre autres choses, un instrument de production, lui
aussi du travail passé, objectivé [objektivirt]. Le capital est donc un rapport
naturel universel et éternel ; soit précisément lorsque je néglige ce qu’il a de
spécifique, ce qui seul fait d’un « instrument de production », ou « travail
amassé », du capital. Toute l’histoire des rapports de production apparaît
donc p. ex. chez Carey comme une falsification provoquée à dessein par les
gouvernants et leur volonté mauvaise.
S’il n’y a pas de production en général, il n’y a pas non plus de production universelle. La production est toujours une branche de production particulière – p. ex. l’agriculture, l’élevage, la manufacture, etc. – ou bien elle est
totalité 16. Seulement, l’économie politique n’est pas la technologie. Il faudra
développer ailleurs (plus tard) le rapport entre les déterminations universelles de la production à un stade social donné et les formes de production
particulières. Enfin, la production n’est pas non plus que particulière. C’est au
contraire toujours un certain corps social, un sujet social qui est actif dans une
totalité plus ou moins grande de branches de production. Le rapport qu’entretient la présentation scientifique avec le mouvement réel n’appartient pas
lui non plus aux considérations qui sont ici les nôtres. |24| Production en
général. Branches de production particulières. Totalité de la production 17.
Il est à la mode en économie de proposer de faire précéder son propos
d’une partie générale – et c’est précisément celle qui figure sous le titre
« Production » – (cf. p. ex. J. St. Mill 18), dans laquelle on traite des conditions universelles de toute production. Cette partie générale consiste ou doit
prétendument consister en : 1) les conditions sans lesquelles la production
n’est pas possible. C’est-à-dire donc de fait en rien d’autre qu’en la mention
des moments essentiels 19 de toute production 20. Mais cela se réduit en fait,
comme nous le verrons, à quelques déterminations très simples, que l’on
rabâche en débitant de plates tautologies. 2) les conditions qui favorisent
plus ou moins la production comme p. ex. l’état de progrès et de stagnation
de la société d’Adam Smith 21. Pour élever à l’importance scientifique ce qui
ne vaut chez lui que comme aperçu*, il faut faire des recherches et périodiser
16. Correction de Marx : suppression de « ou bien elle est totalité ». [NdAp]
17. Correction de Marx : suppression de « Production en général. Branches de production particulières. Totalité de la production. » [NdAp]
18. Le livre I des Principles of Political Economy de J. S. Mill s’intitule « Production » et son premier chapitre « Of the requisites of production » [« De ce que requiert la production »], à
savoir le travail, des objets naturels adéquats et le capital (dès lors que l’on n’a plus affaire à une
production purement primitive). [NdT]
19. Correction de Marx : « les plus universels ». [NdAp]
20. Correction de Marx : « de la production ». [NdAp]
21. Marx fait sans doute ici référence aux chapitres 8 et à la fin des chapitres 9 et 11 du livre I de La
richesse des nations. Cf. en français A. Smith, Recherche…, op. cit., p. 73-96, p. 103-107 et 263-267,
et en anglais A. Smith, An Inquiry..., op. cit., p. 82-104, 111-115 et 264-267 et. [NdAp]
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Introduction aux Grundrisse
les différents degrés 22 de productivité dans le développement des peuples singuliers, recherches qui se tiennent en dehors des limites véritables de notre
thème 23 mais qui, pour autant qu’elles y entrent, doivent être exposées dans
le développement de la concurrence, de l’accumulation, etc. Dans la conception générale, la réponse revient à cette généralité qu’un peuple industrieux 24
atteint le sommet de sa production au moment où il occupe le sommet de son
histoire en général. In fact [De fait]. Le sommet industriel d’un peuple, c’est
à partir du moment où et tant que l’essentiel pour lui n’est pas le gain mais
le fait de gagner. Ainsi des Yankees par rapport aux Anglais 25. Ou bien aussi :
que certaines dispositions raciales, certains climats, certaines situations naturelles [Naturverhältnisse] telles que la proximité du bord de mer, la fertilité du
sol, etc., sont plus favorables que d’autres à la production. Cela revient donc
à nouveau à la tautologie selon laquelle on crée d’autant plus facilement la
richesse que ses éléments, subjectivement et objectivement [objektiv], sont
présents à un plus haut degré.
||4| Mais ce n’est pas de tout cela qu’il s’agit effectivement 26 dans cette partie générale chez les économistes. La production doit bien plutôt – cf. p. ex.
Mill 27, être présentée par distinction d’avec la distribution, etc., en tant que
la première est enclose dans les lois de la nature, éternelles et indépendantes
de l’histoire, et on profite de l’occasion pour glisser en sous-main les rapports
bourgeois, en tant que lois naturelles inébranlables de la société 28 in abstracto
[dans l’abstrait]. C’est là la finalité plus ou moins consciente de tout le procédé. Dans la distribution au contraire, les hommes se seraient de fait per22. Correction de Marx : « hauteurs ». [NdAp]
23. Correction de Marx : «  objet ». [NdAp]
24. Correction de Marx : suppression de « industrieux ». [NdAp]
25. Correction de Marx : suppression de « In fact… Anglais. ». [NdAp]
26. Correction de Marx : « véritablement ». [NdAp]
27. J. S. Mill ouvre le deuxième livres des Principles of Political Economy, « Distribution », par
ces mots : « The laws and conditions of the Production of Wealth partake of the character of
physical truths. There is nothing optional or arbitrary in them. It is not so with the Distribution of Wealth. That is a matter of human institution solely. The things once there, mankind,
individually or collectively, can do with them as they like. They can place them at the disposal
of whomsoever they please, and on whatever terms. The Distribution of Wealth depends on the
laws and customs of society. The rules by which it is determined are what the opinions and feelings of the ruling portion of the community make them, and are very different in different ages
and countries ; and might be still more different, if mankind so chose. » [Les lois et les conditions
de la production de richesse ont le caractère de vérités naturelles. Il n’y a rien d’optionnel ou
d’arbitraire en elles. Ce n’est pas le cas pour la distribution des richesses. C’est là une question
qui concerne les institutions humaines exclusivement. Une fois les choses présentes, l’humanité,
individuellement ou collectivement, peut en faire ce qu’elle veut. Elle peut les mettre à disposition de qui elle veut, et dans les termes qu’elle veut. La distribution des richesses dépend des
lois et des coutumes de la société. Les règles par lesquelles elle est déterminée sont ce qu’en font
les opinions et les sentiments de la frange de la communauté qui est au pouvoir, et elles sont
très différentes selon les époques et les pays, et peuvent encore changer si l’humanité en décide
ainsi.] [NdT]
28. Correction de Marx : « de l’humanité ». [NdAp]
Introduction aux Grundrisse
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mis toutes sortes de comportements arbitraires. En faisant complètement
abstraction de ce déchirement grossier entre production et distribution et
de leur rapport effectif, il doit nécessairement être d’emblée évident que,
quelque diverse que puisse être la distribution à différents stades de société,
il doit nécessairement être possible, tout aussi bien que pour la production,
de dégager des déterminations communes, et possible également de fondre
ensemble ou d’effacer toutes les |25| différences historiques dans des lois universellement humaines. P. ex. l’esclave, le serf, le travailleur salarié 29 reçoivent
tous un quantum de nourriture qui leur permet d’exister [existiren] en tant
qu’esclave, que serf, que travailleur salarié. Le conquérant, par le tribut, le
fonctionnaire, par l’impôt, le propriétaire foncier, par la rente, le moine, par
l’aumône ou le lévite, par la dîme, tous reçoivent un quantum de la production sociale, quantum déterminé selon d’autres lois que celui de l’esclave,
etc. Les deux points principaux que tous les économistes mettent sous cette
rubrique sont : 1) la propriété 2) l’assurance de cette dernière par la justice, la
police, etc. On peut répondre très brièvement à cela 
ad 1. Toute production est appropriation de la nature de la part de l’individu à l’intérieur et au moyen d’une forme de société déterminée 30. En ce
sens, c’est une tautologie de dire que la propriété (l’appropriation) est une
condition de la production. Mais il est ridicule de sauter de cela à une forme
déterminée de la propriété, p. ex. la propriété privée. (Ce qui de plus suppose encore comme condition une forme opposée, la non-propriété.) C’est
bien plutôt dans la propriété commune (p. ex. chez les Indiens, les Slaves, les
anciens Celtes, etc.) que l’histoire nous montre la forme la plus originelle, une
forme qui, sous la figure de la propriété communale, jouera encore longtemps
un rôle significatif. Quant à la question de savoir si la richesse se développe
mieux sous telle ou telle forme de propriété, il ne peut encore en être question
ici. Mais qu’il ne puisse pas être question de production, c’est-à-dire également de société, là où n’existe [existiren] aucune forme de propriété, c’est
une tautologie. Une appropriation qui ne s’approprie rien est contradictio in
subjecto [contradiction dans les termes].
ad 2. La mise en sûreté du bien acquis, etc. Si l’on réduit ces trivialités à leur
figure effective, elles expriment alors bien plus que ne s’en doutent ceux qui
les prêchent. À savoir en effet que chaque forme de production engendre ses
propres rapports juridiques, sa propre forme de gouvernement, etc. La grossièreté et la pauvreté conceptuelle tiennent précisément au fait de relier entre eux
de manière contingente des éléments qui tiennent ensemble ||5| de manière
organique, de les inscrire dans un ensemble de relations simplement réfléchi.
Les économistes bourgeois ont dans la tête l’idée selon laquelle on peut mieux
produire avec la police moderne que p. ex. à l’époque du Faustrecht 31. Ils
29. Correction de Marx : « le journalier ». [NdAp]
30. Correction de Marx : « au moyen de la société ». [NdAp]
31. Le Faustrecht désigne dans l’histoire des pays germaniques un ordre juridique dans lequel
chaque individu pouvait rendre justice lui-même. Le terme allemand Faust signifie poing. [NdT]
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Introduction aux Grundrisse
oublient seulement que le Faustrecht est lui aussi un droit et que le droit du
plus fort survit sous d’autres formes également dans leur « État de droit ».
Lorsque la situation [Zustände] sociale qui correspond à un stade déterminé de la production est seulement en train de naître, ou lorsqu’elle est déjà
en train de disparaître, des perturbations se font naturellement jour dans la
production, quoiqu’à des degrés différents et avec des effets différents.
Pour résumer : il y a des déterminations communes à tous les stades de
production |26|, déterminations fixées par la pensée comme universelles ;
mais les prétendues conditions universelles de toute production ne sont rien
d’autre que ces moments abstraits avec lesquels on ne saisit conceptuellement aucun stade de production historique effectif.
2) Le rapport universel de la production à la distribution,
à l’échange, à la consommation
Avant de nous engager dans une analyse plus poussée de la production, il
est nécessaire d’envisager les différentes rubriques dont l’accompagnent les
économistes.
Voici la représentation plate et évidente : dans la production, les membres
de la société approprient (élaborent, configurent) les produits naturels aux
besoins humains ; la distribution détermine le rapport dans lequel l’individu
singulier prend part à ces produits ; l’échange lui procure les produits particuliers en lesquels il veut convertir 32 la quote-part qui lui est échue à travers la distribution ; dans la consommation, enfin, les produits deviennent
objets de la jouissance, de l’appropriation individuelle. La production élabore les objets correspondant aux besoins ; la distribution les répartit selon
des lois sociales 33 ; l’échange répartit à nouveau ce qui l’a déjà été, mais selon
les besoins singuliers ; dans la consommation enfin, le produit 34 sort de ce
mouvement social, devient directement objet et serviteur du besoin singulier, et le satisfait dans la jouissance. La production apparaît donc comme le
point de départ, la consommation comme le point final, et la distribution et
l’échange comme le moyen terme, lui-même double à son tour, la distribution étant déterminée comme le moment qui part de la société et l’échange
comme le moment 35 qui part des individus. Dans la production, la personne 36
s’objective [objektivirt] et dans la personne, la chose se subjective ; dans la
distribution, c’est la société qui prend en charge, sous la forme de déterminations universelles et dominantes, la médiation entre la production et la
consommation ; dans l’échange, celles-ci sont médiatisées par la déterminité
contingente de l’individu.
32. Correction de Marx : « réaliser ». [NdAp]
33. Rayé par Marx : « lois sociales générales ». [NdAp]
34. Correction de Marx : « l’objet ». [NdAp]
35. Correction de Marx : « élément ». [NdAp]
36. Correction de Marx : « le sujet ». [NdAp]
Introduction aux Grundrisse
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La distribution détermine le rapport (le quantum) dans lequel les produits
échoient aux individus ; l’échange détermine les produits dans lesquels l’individu réclame la part qui lui a été assignée ||6| par la distribution.
Production, distribution, échange et consommation constituent donc un
syllogisme en règle ; la production constitue l’universalité, la distribution et
l’échange la particularité, et la consommation la singularité dans laquelle tout
cela fait syllogisme [zusammenschliessen] 37. Voilà certes un ensemble de relations, mais il est superficiel. La production est déterminée par des lois naturelles universelles, la distribution |27| par la contingence 38 sociale et elle peut
donc agir de manière plus ou moins stimulante sur la production, l’échange
se tient entre les deux en tant que mouvement formellement social, et l’acte
conclusif de la consommation, saisi non pas seulement comme objectif final
[Endziel] mais également comme fin finale [Endzweck] 39, se tient à vrai dire
en dehors de l’économie, si ce n’est dans la mesure où il réagit à son tour sur
le point de départ et relance à nouveau tout le processus [Vorgang].
Les adversaires de l’économie politique – que ce soient des adversaires du
dehors ou du dedans, qui lui reprochent de déchirer de manière barbare ce
qui ne tient qu’ensemble, demeurent soit sur le même sol qu’elle, soit en deçà.
Rien de plus banal que le reproche selon lequel l’économie politique considérerait trop exclusivement la production comme une fin en soi. La distribution
importerait tout autant. Le fondement sur lequel repose ce reproche est précisément la représentation économique selon laquelle la distribution réside
à côté de la production, comme une sphère autonome, indépendante. Ou
bien encore les différents moments n’auraient pas été saisis dans leur unité.
Comme si ce déchirement n’était pas passé de la réalité effective dans les
manuels mais à l’inverse des manuels dans la réalité effective, et qu’il s’agissait là d’une dialectique de concepts posés comme équivalents 40 et non de la
conception de rapports réels !
a1) La production est également immédiatement consommation. Double
consommation, subjective et objective [objektiv] : l’individu, qui dans le fait
de produire développe ses capacités, les dépense également, les consomme
[verzehren] dans l’acte de la production, tout comme l’engendrement naturel est consommation de forces vitales. Deuxièmement : consommation de
moyens de production qui sont utilisés et usés, et en partie (comme p. ex.
dans la combustion) dissous à nouveau en éléments universels. Il en va de
même pour la consommation de matière première [Rohstoff] qui ne demeure
pas dans sa figure et sa conformation naturelles mais est bien plutôt consom37. Le vocabulaire de la syllogistique ici mobilisé est celui de Hegel. [NdT]
38. Correction de Marx : « l’arbitraire ». [NdAp]
39. La distinction nous semble peu claire. Le terme est ici trop chargé philosophiquement pour
qu’on sacrifie l’exactitude à l’élégance de la traduction. En effet, à partir notamment de la Critique
de la faculté de juger de Kant, la réflexion sur la finalité est l’un des problèmes moteurs de l’idéalisme allemand. Ici, Marx semble distinguer un simple objectif, finalement atteint, d’un véritable
aboutissement qui viendrait alors clore le processus global, fût-ce pour le relancer. [NdT]
40. Rayé par Marx : « pour couronner le tout ». [NdAp]
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