LA MARQUISE DU CHÂTELET (1706

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LA MARQUISE DU CHÂTELET (1706-1749)
Par Naty GARCIA GUADILLA
En 2006, la Bibliothèque Nationale de France, site Richelieu, à Paris, présente, du 7 mars au
3 juin, à l'occasion du bicentenaire de la naissance de la Marquise du Châtelet une exposition
intitulée : « Madame du Châtelet. La femme des Lumières ». Son intelligence, son caractère
passionné, son absence de préjugés, son intérêt pour les sciences et la philosophie, en font l'une des
premières femmes savantes de son époque.
Qui est Madame du Châtelet ?
Gabrielle Emilie Le Tonnelier de Breteuil, future Marquise du Châtelet, est née le 17
décembre 1706.
Son père, Louis Nicolas de Breteuil (1648-1728), appartient à une famille très riche. Les
Breteuil ont été, depuis le 15e siècle, des gens de robe. C'est Charles IX qui remet en 1579 ses
lettres de noblesse à Charles Le Tonnelier de Breteuil, originaire du Beauvaisis, en le faisant
secrétaire de la Chambre du Cabinet du roi. Sa famille s'illustre ensuite dans les plus hautes charges
de justice. Louis Nicolas de Breteuil est un grand séducteur. Les portraits du château de Breteuil
nous montrent un bel homme, d'une stature imposante, le regard altier. Il aura plusieurs maîtresses
et une épouse avant de se marier avec la mère d'Emilie. Il aura aussi une fille, Michèle, qu'il n'a
jamais vue et qu'il ne reconnaît pas. Un notaire découvre son origine et la lui révèle. Et en 1736,
cette fille, qui est devenue nonne, intente contre son père un retentissant procès en reconnaissance et
en droits d'héritage. Elle est soutenue par sa demisoeur, Gabrielle Emilie, Marquise du Châtelet.
Sa mère, Anne de Froulay, descend d'une famille de militaires. L'un de ses ancêtres, le
maréchal de Tessé de l'Ordre de Malte sera connu par ses talents et fera briller le bailli de Froulay.
On peut comprendre ainsi l'éducation et le caractère rigide et imposant de la mère d'Emilie, qui,
plus proche de son père, aura avec cette femme austère des relations très conflictuelles.
Mariage des parents d'Emilie et vie de famille
C'est en 1697, à l'âge de 49 ans, que Louis Nicolas épouse Gabrielle Anne de Froulay. Il a 58
ans à la naissance d'Emilie, et, assagi, il se consacre maintenant entièrement à sa famille.
A partir de 1699, Louis Nicolas obtient une charge à Versailles en tant qu'introducteur des
ambassadeurs auprès du roi, chef de protocole : il a ainsi l'honneur de travailler directement avec le
roi.
Les Breteuil vont avoir six enfants, mais seuls trois survivront. C'est une époque où, dans les
classes supérieures, la mère ne nourrit pas ses enfants nouveau-nés : ceux-ci sont envoyés en
nourrice, avec un taux très fort de mortalité : « il fallait deux enfants pour faire un homme ».
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Louis Nicolas de Breteuil, achète, le 25 octobre 1706, trois semaines avant la naissance
d'Emilie, l'hôtel Dangeau, Place Royale, à Paris, où il s'installe avec sa femme et ses enfants. L'hôtel
de Breteuil est une belle maison donnant sur le jardin des Tuileries et adossée à la rue Saint-Honoré,
quartier privilégié, voisin du Louvre et du Palais Royal. La cousine d'Emilie, future marquise de
Créqui, qui habitera près de trois mois dans cette maison, écrit qu'elle a quatre étages comprenant
chacun huit ou neuf pièces « décorées et dorées avec un luxe miraculeux ». La bibliothèque à elle
seule occupe trois pièces. C'est dans cette maison que les parents d'Emilie tiennent un salon où ils
reçoivent régulièrement Voltaire, Fontenelle, le Duc de Saint-Simon et Rousseau.
Vers 1712, l'hôtel de Breteuil abrite toute la famille et de nombreux domestiques. Le père
d'Emilie occupe avec sa femme tout le leL étage. Les 2e et 3e étage sont habités par d'autres
membres de la famille Breteuil. Les enfants sont au 4e étage, avec leurs nourrices et gouvernantes.
Ils descendent rarement dans l'appartement de leurs parents : ce sont les parents qui leur rendent
visite. Emilie est heureuse dans cette belle maison entourée de parents attentifs au bien-être et à
l'éducation de leurs enfants.
Education de Gabrielle Emilie
Les filles de bonne famille au XVIIIe siècle étaient souvent envoyées au couvent très jeunes
jusqu'à leur mariage. Le père d'Emilie qui s'aperçoit très tôt de l'intelligence de sa fille, décide, lui,
de l'élever à la maison et, sauf un court séjour dans un couvent en Lorraine, elle va recevoir la
même éducation que ses frères.
Dans un siècle où l'éducation des filles de l'aristocratie se limite à l'écriture, la lecture, un
peu de musique et l'art de briller dans les salons, le père d'Emilie veut qu'elle ait les précepteurs de
ses frères, et qu'elle apprenne aussi le latin, les mathématiques, les langues étrangères, la
gymnastique, l'équitation, le théâtre, la danse, le chant. A 12 ans, elle parle et lit couramment six
langues dont l'allemand, l'anglais, le grec, le latin. Elle est autorisée à rester dans les salons au
milieu des invités et elle a le droit d'intervenir dans les conversations. Voltaire, qui a connu Emilie
enfant, dans le salon des Breteuil, rappelle, dans son Eloge historique de Madame la Marquise du
Châtelet, l'intérêt d'Emilie pour les langues: « Dès sa plus tendre jeunesse, elle avait nourri son
esprit de la lecture des bons auteurs en plus d'une langue. Elle avait commencé une traduction de
l'Eneide, dont j'ai vu plusieurs morceaux remplis de son auteur ; elle apprit depuis l'italien et
l'anglais. Le Tasse et Milton lui étaient familiers comme Virgile ».
A 17 ans, Emilie s'initie à la métaphysique cartésienne qui domine alors en France et grâce à
Descartes elle comprend les relations entre science et métaphysique. Elle aime aussi les
mathématiques et la physique, peut déjà lire Locke dans le texte et se passionne pour la philosophie
anglaise.
A la fin de son adolescence, elle prend des leçons de mathématiques, d'astronomie, de
géographie avec Maupertuis (1698-1759) qui va diriger l'expédition chargée de déterminer la forme
de la terre. Trois ans plus tard Emilie connaît bien l'oeuvre de Locke, de Descartes et de Leibniz.
Elle essaie de comprendre l'univers avec Fontenelle, qui lui explique certains points de son oeuvre
Entretiens sur la pluralité des mondes et lui donne à lire des communications de l'Académie des
Sciences, comme celles du célèbre Cassini (astronome qui découvrit deux satellites de Saturne).
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Son physique
Gabrielle Emilie n'était pas une beauté mais elle n'était pas laide. Elle avait un visage et un
corps bien faits. Il existe plusieurs portraits d'elle. L'un, de Marianne Loir, une élève de Nattier vers
1745, nous la montre assise dans un fauteuil avec une robe de velours bleu, décolletée, et avec une
fleur dans sa main gauche. L'expression de son visage qui esquisse un sourire, est réservée, presque
timide. Un autre portrait de l'Ecole Française du 18e siècle nous la montre à la mode de l'époque,
également avec la poitrine dénudée, les cheveux tirés en arrière, avec un noeud vert autour du cou et
un autre de la même couleur sur la poitrine, un compas à la main droite, les deux bras appuyés sur
une table de travail. Son regard est rêveur et le sourire est aussi réservé.
Les descriptions du physique de Madame du Châtelet sont très différentes selon qu'il s'agisse
de ses ennemies, de ses connaissances, de ses amis ou de Voltaire.
Ainsi, Madame de Créqui, sa cousine, qui ne l'aime pas affirme :« c'était un colosse en
toutes proportions [...]elle avait des pieds terribles et des mains formidables ; elle avait la peau
comme une râpe à muscade ; enfin, la belle Emilie n'était qu'un vilain cent suisse ». Et Madame de
Deffand, une autre cousine, affirme :« Représentez-vous une femme grande et sèche, sans cul, sans
hanches, la poitrine étroite, deux petits tétons arrivant de fort loin, de gros bras, de grosses jambes,
des pieds énormes, une très petite tête, le visage aigu, le nez pointu, deux petits yeux vert-de-mer, le
teint noir, rouge échauffé, la bouche plate, les dents clairsemées et extrêmement gâtées. Voilà la
figure de la belle Emilie, figure dont elle est si contente qu'elle n'épargne rien pour la faire valoir :
frisures, pompons, pierreries, verreries, tout est à profusion ». Cependant Madame Denis, nièce de
Voltaire, affirme en 1738: « C'est une femme de beaucoup d'esprit et fort jolie qui emploie tout l'art
imaginable pour le (Voltaire) séduire » et Madame de Graffigny affirme dans sa Correspondance
(lettre du 4 Déc. 1738) : Madame du Châtelet « a une robe d'indienne et un grand tablier de taffetas
noir : ses cheveux noirs sont très longs, ils sont relevés par derrière jusqu'au haut de sa tête et
bouclés comme ceux des petits enfants ; cela lui sied fort bien » (1).
Pour Cideville, un très bon ami de Voltaire et d'Emilie, elle est à la fois un grand homme et
la plus aimable des femmes et lorsqu'elle lui envoie un exemplaire de son livre les Institutions de la
Physique, il affirme: «Quoi, l'auteur sublime de ce livre grave et dogmatique est la femme adorable
que je vis dans son lit, il y a trois mois, avec de grands yeux si beaux et si doux ; cette philosophe
noble, ingénieuse et piquante (...) nous donnait en vérité à tous à penser à autre chose que la
philosophie » (2).
Madame du Châtelet aime les sciences, la philosophie, il est vrai, mais elle a aussi la passion
des vêtements, des diamants, des pompons, des chaussures, du maquillage, passion qu'elle acquit
lors de sa première visite à la cour de Versailles en 1722 (3).
Cependant à Cirey, lorsqu'elle étudie avec Voltaire, elle n'est pas coquette. Selon Madame de
Graffigny elle se présente devant son amant sans être coiffée et fort mal habillée. Elle n'est, alors,
que la camarade de travail de Voltaire, occupés tous deux de physique, de métaphysique, de
mathématiques et les « fanfreluches » étaient plutôt des obstacles (4). Par contre en public, elle
s'habille de tous ses pompons, noeuds, rubans, diamants et pierreries et cela amuse Voltaire qui
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l'appelle « la divine Emilie ». Il l'appelle aussi, gentiment, «Madame Pompon-Newton » : elle est
femme par son amour des fanfreluches et homme par son goût de la physique et de la géométrie.
Fort occupée par ses études et publications (et c'est cela qui compte le plus pour Emilie) elle n'aura
jamais de problèmes avec sa beauté et négligera toujours les médisances à cet égard.
Le mariage
Gabrielle Emilie fait un mariage de convenance, un mariage arrangé caractéristique de son
époque et de son milieu. Elle épouse, à 19 ans, le Marquis du Châtelet, lieutenant-général des
armées du roi, de onze ans son aîné et qui appartient à l'une des plus anciennes maisons de Lorraine.
Le couple s'installe à Semur où son mari est gouverneur. Ils auront trois enfants, dont deux
survivront : une fille et un garçon. Mais Emilie a besoin de liberté, de vivre à Paris, loin de ce
milieu trop sévère et peu intellectuel et son mari, qui par son travail est souvent absent, va lui
permettre de s'installer à Paris, puis à Cirey avec Voltaire. Il la respectera toujours. Elle a dû
éprouver pour lui de l'amour au début de leur mariage et elle va avoir toujours pour lui beaucoup
d'estime et d'amitié Il restera son époux et son ami fidèle jusqu'à la mort d'Emilie en 1749.
Le Marquis du Châtelet poursuit sa carrière aux armées, et entre deux guerres, il visite sa
femme et Voltaire à Cirey et vit avec eux à plusieurs reprises. Même au moment le plus fort de
l'amour entre Voltaire et Emilie, Monsieur du Châtelet passera avec eux des journées en harmonie.
Ce comportement du marquis du Châtelet, cette absence de jalousie, cette acceptation des
amants successifs de Madame du Châtelet, peuvent nous étonner. Au chevet du lit de mort de
Madame du Châtelet on trouve, côte à côte, Monsieur du Châtelet et Voltaire qui souffrent tous les
deux. Et Voltaire de dire à Madame Denis, sa nièce et maîtresse : « Je n'abandonne pas Monsieur du
Châtelet dans la douleur où nous sommes l'un et l'autre... »
Les Frères Goncourt ont bien signalé cet extrême libéralité de moeurs au 18e siècle, d'après
les mémoires et correspondances de l'époque: « Aux précieuses, encore soumises à l'autorité
masculine, succèdent des femmes libres d'aimer comme elles l'entendaient (...) Non seulement
l'époux, légalement tout puissant, ne proteste plus contre les incartades de sa femme, mais il en est,
pour ainsi dire, l'initiateur. Il la veut libre de toute passion à son égard pour vivre lui-même au gré
de ses envies. Pudeur et attachement s'évanouissent au point qu'on rougirait plutôt de ses sentiments
comme d'un signe d'aliénation. (...) Il est certain que les aristocrates du 18e siècle ont joui de
libertés auxquelles ni celles du 17e ni celles du 19e n'eurent accès. La société faisait plus que
tolérer. Elle les encourageait.(...) La femme n'était plus une enfant à protéger ; elle n'était pas encore
enfermée dans son rôle de mère, seul statut qui lui valait le respect du dix-neuvième siècle » (5).
Et Taine, dans son livre, Les origines de la France contemporaine, nous fait comprendre ces
moeurs du 18e siècle entre mari et femme: « Dans un salon, la femme dont un homme s'occupe le
moins, c'est la sienne, et à charge de retour ... Quand les époux sont haut placés, l'usage et les
bienséances les séparent. Chacun a sa maison ou tout au moins son appartement, ses gens, son
équipage, ses réceptions, sa société distincte ... Ils sont entre eux, par respect pour leur rang, sur le
pied d'étrangers polis ; ils se font annoncer l'un chez l'autre.. . Un sentiment profond -de l'un pour
d'autre- eût paru bizarre et même ridicule ».
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Mais si les mères de l'aristocratie n'élèvent pas elles-mêmes leurs enfants, si les filles sont
envoyées au couvent et les garçons en apprentissage ; plus tard, les mères, les familles, s'occupent
beaucoup de leur installation dans la société. Et en cela Madame du Châtelet n'a pas oublié ses
obligations. Elle a beaucoup travaillé auprès de ses relations pour obtenir un beau mariage, puis une
bonne place, pour ses enfants.
Madame du Châtelet et l'amour
Emilie a hérité de son père un caractère passionné, ardent et, pour elle, l'amour est très
important : l'amour physique, bien sûr, mais également l'amour né de l'admiration de l'autre, de la
complicité et de la communion d'idées. Ainsi Emilie a aimé plusieurs hommes de qualité (elle a eu
des relations amoureuses avec Maupertuis, Richelieu), mais l'homme de sa vie, celui qui a occupé
une grande partie de sa vie amoureuse, a été Voltaire.
En avril 1733, lorsque Voltaire rencontre, à l'Opéra, Emilie du Châtelet, il a 38 ans et elle 26.
Il est immédiatement séduit par le charme, la personnalité et l'intelligence de cette femme qu'il a
connue petite fille. C'est lui qui a eu le « coup de foudre » : « Je l'adore comme les Dieux... » dit-il à
son ami Cideville peu de temps après cette rencontre. Emilie est heureuse de connaître ce grand
homme qui fréquentait les salons de son père. Elle est enchantée des sentiments qu'elle provoque
chez Voltaire et elle devient sa maîtresse, mais elle ne tombe pas amoureuse immédiatement. Elle
l'aime avec tendresse, mais Voltaire ne la satisfait pas totalement du point de vue sexuel :« J'ai bien
peu de tempérament -dit-il à son ami Cideville en octobre 1733- mais ma maîtresse me pardonne et
je l'aime plus tendrement» (6).
Il confesse, pourtant, dans ses Epîtres à Emilie, qu'elle a« éveillé ses sens ». Il lui pardonne
ses passades avec Maupertuis, car Voltaire l'aime à la folie. Emilie est pour lui son amie, son
amante, elle est tout pour lui :
Je vous adore, ô ma chère Uranie !
Pourquoi si tard m'avez-vous enflammé ?
Qu'ai-je donc fait des beaux jours de ma vie
Ils sont perdus ; je n'avais point aimé.
J'avais cherché dans l'erreur du bel âge
Ce dieu d'amour, le dieu de mes désirs...
Je n'embrassais que l'ombre des plaisirs.
Non, les baisers des plus tendres maîtresses ;
Non, ces moments comptés par cent caresses...
Ne valent pas un regard de tes yeux.
Je n'ai vécu que du jour où ton âme
M'a pénétré dans sa divine flamme ;
Que de ce jour où, livré tout à toi,
Le monde entier a disparu pour moi.
Ah ! Quel bonheur de te voir, de t'entendre !...
Et quels plaisirs je goûte dans tes bras !...
Vous, Uranie, idole de mon coeur,
Vous que les dieux pour la gloire ont fait naître,
Vous qui vivez pour faire mon bonheur ».
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En mai 1734, Voltaire, menacé de prison par une lettre de cachet après la publication des
Lettres Anglaises, préfère s'exiler. Emilie, désespérée, se rend compte qu'elle l'aime d'amour et
passionnément. Elle est désespérée et elle écrit à Sade : « Mon ami Voltaire nous a quittés (...) Je l'ai
perdu dans le temps où je sentais le plus le bonheur de le posséder ». Et quelques mois plus tard,
elle écrit encore à Sade :« Je ne m'accoutume point à vivre sans lui et à l'idée de le perdre sans
retour » (7). En janvier 1735, Voltaire est autorisé à revenir à Paris et demande à Emilie de vivre
avec lui.
Emilie décide de quitter Paris et d'aller à Cirey (château délabré qui appartient à son mari),
avec Voltaire et avec l'accord du marquis du Châtelet qui viendra les voir à plusieurs reprises
lorsqu'il sera en permission.
C'est, d'ailleurs, Voltaire qui finance la restauration du château. Il fait construire une
bibliothèque, un laboratoire de physique et, pendant 10 ans, malgré les critiques de leurs amis, qui
s'inquiètent de les voir vivre si éloignés de la vie parisienne, ils vont être amants, amis et collègues.
Ils vont travailler ensemble, mais aussi ils vont recevoir des amis avec lesquels ils joueront des
pièces de théâtre et Madame du Châtelet chantera des opéras, car elle a« une voix divine » dit
Madame de Graffigny, l'une des invitées.
En 1741, Voltaire avoue, dans une lettre à son ami Cideville, son incapacité à suivre Emilie
dans la sexualité :
« Si vous voulez que j'aime encore,
rendez-moi l'âge des amours...
On meurt deux fois, je le vois bien :
Cesser d'aimer et d'être aimable
C'est une mort insupportable
Cesser de vivre ce n'est rien...
Du ciel alors daignant descendre
L'amitié vint à mon secours :
Elle est plus égale, aussi tendre..
Je la suivis ; mais je pleurais
De ne pouvoir plus suivre qu'elle » (8).
Et en 1740 Voltaire, pour s'éloigner de cet amour qu'il ne peut plus combler, répond aux
demandes incessantes de Frédéric le Grand qui, depuis 1737, l'invite à se rendre auprès de lui, et il
s'installe en Allemagne. Mais, devant les plaintes d'Emilie, Voltaire écrit au roi pourquoi il doit
revenir auprès d'Emilie :
« Je vous quitte, il est vrai ; mais mon coeur déchiré
Vers vous revolera sans cesse ;
Depuis quatre ans vous êtes ma maîtresse,
Un amour de dix ans [celui d'Emilie] doit être préféré ;
Je remplis un devoir sacré
Adieu, je pars désespéré.
Oui, je vais aux genoux d'un objet adoré,
Mais j'abandonne ce que j'aime » (9).
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En 1743 Emilie va souffrir d'abord des absences de Voltaire, car elle considère le roi de
Prusse comme un rival. Elle est malheureuse, elle fait des scènes . Elle sent qu'il la désire moins.
Alors qu'elle est toujours éprise d'amour, il lui offre l'amitié éternelle... En plus, Voltaire devient
amoureux de sa nièce, Madame Denis, à qui il avoue « un amour sensuel » même s'il éprouve aussi
des difficultés sexuelles :« Il serait mieux de bander, lui écrit-il, mais que je bande ou non, je vous
aimerai toujours » (10).
Emilie essaie de se consoler par le jeu, mais elle a besoin d'aimer quelqu'un d'amour
physique. En 1748, elle rencontre, à Lunéville où elle se rend avec Voltaire, à l'invitation du roi
Stanislas, Saint-Lambert, un jeune poète, et ils deviennent amants. Et si, au début, Madame du
Châtelet se donne à Saint-Lambert, parce que n'ayant plus l'amour de Voltaire elle a besoin d'un
amour physique, ce nouvel amour va vite devenir une passion pour elle. Elle l'aimera, nous révèlent
ses lettres, passionnément. De Bar-le-Duc, elle écrit à SaintLambert: « Toutes mes défiances de
votre caractère, toutes mes résolutions contre l'amour n'ont pu me garantir de celui que vous m'avez
inspiré. Je ne cherche plus à le combattre (...) le temps que j'ai passé avec vous à Nancy l'a
augmenté à un point dont je suis étonnée moimême ; mais loin de me le reprocher, je sens un plaisir
extrême à vous aimer (... ) J'ai bien peur d'avoir tort de vous trop aimer (...) Cependant quand je
songe à la conduite que vous avez eue avec moi à Nancy, à tout ce que vous m'avez sacrifié, à tout
l'amour que vous m'avez marqué, je me trouve injuste de vous dire autre chose sinon que je vous
aime...». Voltaire lui fait des scènes de jalousie, mais elle réussit à le convaincre : «je vous aime
toujours, mais depuis longtemps vous vous plaignez que vous êtes malade, que les forces vous
abandonnent, que vous n'en pouvez plus ». Et Voltaire de répondre: « Ah ! Madame, vous aurez
toujours raison » (11).
Et lorsqu'elle tombe enceinte de Saint-Lambert, à 42 ans, elle se confie d'abord à Voltaire,
puis à la marquise de Boufflers :« Je suis grosse, et vous imaginez bien l'affliction où je suis,
combien je crains pour ma santé, et même pour ma vie... » (12).
Madame du Châtelet s'installe à Lunéville pour la fin de sa grossesse et pour terminer son
travail de traduction des Principes de Newton. Elle accouche d'une petite fille, elle termine son
ouvrage de traduction de Newton et elle meurt, de la fièvre de lait, le 9 septembre 1749, six jours
après l'accouchement. Voltaire, Monsieur de Châtelet et Saint-Lambert seront tous les trois à son
chevet.
Les oeuvres de Mme du Châtelet
A Cirey, Emilie et Voltaire travaillent ensemble sur les mathématiques, la physique, la
philosophie. Ils publient tous les deux des livres et, parfois sur le même thème, mais avec des idées
différentes.
De la nature du feu et de sa propagation (1738)
C'est la première publication d'Emilie. Ils sont tous les deux à Cirey. Jusqu'alors elle n'a fait
qu'étudier et prendre des notes. Lorsque Voltaire décide, en 1737, de présenter un mémoire sur le
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sujet proposé, par l'Académie des sciences « De la nature du feu et de sa propagation » Emilie
observe Voltaire faire ses expériences sur le fer dans le laboratoire de physique à Cirey et ils en
parlent ensemble. Elle se passionne pour le sujet et elle ne cache pas ses désaccords avec Voltaire
sur différentes questions. Alors, elle décide de concourir aussi sans rien dire à Voltaire. Elle ne le dit
qu'à son mari, le marquis du Châtelet.
Elle écrit à Maupertuis qu'elle n'a pas pu faire des expériences parce qu'elle n'aurait pas pu
les cacher à Voltaire. Elle a travaillé la nuit et a rédigé son mémoire un mois avant la date de remise
du manuscrit. Elle combat presque toutes les idées que Voltaire a développées dans son mémoire. Et
elle ne l'informe de sa participation que lorsqu'elle apprend que ni l'un ni l'autre n'ont obtenu le
grand prix. Mais tous les deux seront publiés par l'Académie en 1738. Maupertuis aurait confié à
James Jurin, médecin et mathématicien à qui il avait donné l'ouvrage de Madame du Châtelet: « elle
m'avait chargé de vous envoyer la pièce qu'elle avait faite pour le prix de l'Académie et vous vous
étonnerez peut-être qu'elle ne l'ait pas remporté » (13).
L'énigme du feu, en effet, ne sera résolue qu'à la fin du siècle avec les expériences
chimiques de Lavoisier.
Traduction de la « Fable des Abeilles » de Mandeville, 1735-36
Madame du Châtelet et Voltaire s'intéressent également aux problèmes de morale et lors de
leur installation à Cirey, Emilie commence, en 1735, à traduire La Fable des Abeilles, d'abord pour
pratiquer son anglais et ensuite parce que Mandeville qui peut être appelé « le Montaigne des
Anglais » a écrit un livre qui est, selon Madame du Châtelet, « le meilleur livre de morale qui ait
jamais été fait, c'est-à-dire celui qui ramène le plus d'hommes à la véritable source des sentiments
auxquels ils s'abandonnent presque tous sans les examiner» (14).
Mandeville affirme :« Ce n'est pas le bon naturel, la pitié et les autres qualités aimables qui
rendent les hommes sociables , mais les vices.. .Mon principal but a été de faire voir combien
l'innocence et les vertus du prétendu âge d'or sont incompatibles avec les richesses et la puissance
d'un grand Etat ». Et d'expliquer que si « l'amour est à l'origine des nations : la procréation a produit
la famille ... c'est au moyen de l'orgueil que les premiers législateurs ont obtenu la discipline
sociale. Les ressorts essentiels de leur système d'éducation ont été l'amour propre et la louange. La
flatterie, les récompenses officielles, l'appétit de la gloire ont créé, par l'émulation, le sentiment de
l'honneur et son revers, la honte. .. Les règles de la morale ont donc été inventées par les politiques :
ils ont nommé vices les actes préjudiciables à la société »(15). Ce qui a intéressé Voltaire et
Madame du Châtelet dans ce livre c'est la « liberté de jugement qui le rendait impubliable en
France, la négation de l'influence des religions sur la morale et le curieux mélange d'éléments
psychologiques et économiques considérés comme fondement des `sociétés florissantes'» (16).
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L'examen de la Bible
A Cirey, entre 1735 et 1736, Voltaire et Emilie se passionnent pour le problème de Dieu.
Comme d'habitude, ils travaillent ensemble sur ce thème. Chaque matin, après le petit déjeuner, ils
lisent un passage de la Bible et chacun fait, librement, toutes les réflexions qui lui viennent à
l'esprit.
« Y a t il un Dieu ? » Tous deux répondent par l'affirmative mais quelle est la nature de ce
Dieu ? Emilie du Châtelet est très critique. Elle connaît Newton et sait que la lune est un corps sans
lumière qui ne fait que refléter la lumière du soleil. Alors, selon Emilie, le dieu de la Bible ignore
donc l'astronomie, sa propre création, puisqu'il ne voit pas d'autre différence entre la lune et le soleil
que celle selon laquelle la lune serait un luminare minus et le soleil luminare majus.
Un autre thème : l'histoire de Jésus se trouve dans l'Evangile, mais quel évangile ? Car Dom
Calmet ne cite pas moins de 39 évangiles. Pourquoi l'Eglise n'en a-t-elle retenu que quatre et
comment le choix s'est-il fait ?« La généalogie de Jésus fourmille de contradictions : ici on affirme
que Marie se trouve grosse avant d'avoir habité avec Joseph ; là, il est parlé des frères de Jésus et
Jésus est appelé le premier né de Marie : celle-ci n'aura donc pas été vierge postérieurement à
l'incarnation ? Alors, pourquoi Dieu a-t-il choisi une femme mariée comme mère de son fils ?»
Sur ce thème, Madame du Châtelet rédige l'Examen de la Bible, qui ne sera jamais publié et
Voltaire écrit un Traité de Métaphysique qu'il publiera plus tard. Les deux philosophes pensent que
la seule religion qui devrait être révélée, c'est celle qui est aussi universelle que Dieu lui-même et
qui toucherait la totalité des hommes.
Institutions de Physique (1740)
Gagné à la théorie de Leibniz, lisant les Principes de Newton dans le texte original, la
marquise du Châtelet s'efforce de concilier les thèses de Leibniz et celles de Newton. Elle veut
établir philosophiquement la science empirique. Des philosophes allemands s'intéresseront à ce
problème au 19e siècle. « Les ennemis, les amis d'Emilie, Voltaire luimême ont-ils lu attentivement
cette oeuvre ? Elle dépasse considérablement un simple démarquage de Leibniz, n'étant pas,
d'ailleurs, absolument leibnizienne, et l'on ne voit guère de femmes à l'époque qui eussent pu réunir
une telle somme de connaissances scientifiques, les ordonner logiquement et les présenter d'une
forme aussi dense et claire... toutes ces richesses étant généralement assimilées, raisonnées,
discutées». C'est dans cet ouvrage qu'il faut chercher la femme savante ; et l'on comprend
l'étonnement de Voltaire, dès 1733, à l'entendre parler, et son admiration (17). En 1746, les savants
allemands la comptèrent, dans La Decade d'Ausbourg, parmi les 10 savants les plus célèbres de
l'époque.
Si, à Paris, certains refusent de prendre au sérieux ce travail d'Emilie, ses Institutions sont
traduites en italien en 1743 et Madame du Châtelet sera nommée membre de l'Académie de
Bologne en 1746.
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Deux siècles et demi plus tard on considère que les « premiers chapitres des Institutions sont
l'une des plus belles et des plus nettes expositions de la théorie de Leibniz en français » (18).
Principes mathématiques de la philosophie naturelle par M. Newton (1756-1759)
Emilie décide de traduire les Principia de Newton fin 1744 et elle y travaille pendant 4 ans.
Elle y ajoute un Commentaire sur les propositions qui ont rapport au système du monde. A la veille
de ses couches, en septembre 1749, prévoyant qu'elle pourrait en mourir, elle a la force de le
terminer et de l'adresser au bibliothécaire du Cabinet de Manuscrits de la Bibliothèque Royale :« Je
vous supplie de vouloir bien mettre un numéro à ces manuscrits et les faire enregistrer afin qu'ils ne
soient pas perdus ». En effet, elle meurt le 10 septembre 1749 et cet ouvrage ne fut publié qu'en
1759 !
Voltaire écrit : dans son Eloge Historique de Madame du Châtelet: « Cette traduction que les
plus savants hommes de France devaient faire et que les autres doivent étudier, une dame l'a
entreprise et achevée, à l'étonnement et à la gloire de son pays. Gabrielle-Emilie du Châtelet (...) est
l'auteur de cette traduction devenue nécessaire à tous ceux qui voudront acquérir ces profondes
connaissances dont le monde est redevable au grand Newton » (19).
Les auteurs de l'article « Newtonianisme » dans l'Encyclopedie « placent Madame du
Châtelet parmi les 7 mathématiciens et physiciens éminents qui ont rendu l'oeuvre de Newton
accessible et plus facile à comprendre ».
Une lecture attentive du Commentaire que Mme du Châtelet ajoute comme Introduction à sa
traduction, nous indique que la traductrice ést informée des progrès de l'analyse post-newtonienne
et qu'elle va plus loin que Newton soulevant des objections à ses conclusions d'une grande précision
numérique. Plus tard, Laplace lui donnera raison en indiquant que l'inclinaison de l'axe de la terre
présente en effet une variation séculaire qui avait complètement échappé à Newton (20) et que,
comme l'avait affirmé Madame du Châtelet, il fallait des « observations s'étendant sur une longue
durée et que de telles observations demandaient des instruments d'une qualité qui n'existaient pas
encore ».
En outre Les Principes mathématiques de la philosophie naturelle sont « une transition
méthodologique dans l'exposition des résultats. Passant de la géométrie à l'analyse, cette transition
témoigne aussi d'une révolution dans la conduite de la recherche scientifique elle-même (...). Cette
transition se manifeste clairement au long de ces commentaires alors qu'elle montre une
indépendance croissante à l'égard d'un modèle newtonien devenu archaïque ».
« Ce que Mme. du Châtelet a accompli et que D'Alembert reconnaît dans la suite des noms
célèbres dans les annales des mathématiques n'a en fait jamais été remplacé : nous lui devons,
aujourd'hui encore, la seule traduction française complète des Principia de Newton, et cette
traduction est toujours valable en regard des progrès accomplis depuis par l'historiographie
scientifique » (21). Elle fut rééditée en 1966 en fac-similé.
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Discours sur le Bonheur (publié en 1779)
Madame du Châtelet écrit ce Discours entre 1744 et 1747. Il sera publié, pour la 1 ' fois, en
1779, c'est-à-dire 30 ans après sa mort.
Le Discours sur le bonheur est une méditation, voire une confession, où elle se dévoile avec
beaucoup de sincérité, et, alors que la plupart des traités sur le bonheur de cette époque ne sont que
« sécheresse, hypocrisie, donc artificiels, celui d'Emilie, nous dit R. Mauzi, reste émouvant par ce
qu'il contient de révélations de soi, par ce qu'il laisse deviner des ses contradictions et de ses
souffrances. Elle a besoin de sensations fortes pour exister ». SainteBeuve écrit que Madame du
Châtelet avait parlé avec « vérité et justesse de l'amour » (22).
Après avoir écrit que le premier bien est de « se bien porter », car cela est indispensable
«...pour avoir des passions, pour pouvoir les satisfaire », Madame du Châtelet traite dans son
Discours sur le bonheur de plusieurs sujets :
1°) La passion du jeu.
Elle aime passionnément les jeux de cartes et, comme tous les grands joueurs, elle perd
beaucoup d'argent, jusqu'à s'endetter. C'est Voltaire qui, souvent, éponge ses dettes pour sauver son
honneur. Elle n'a pas honte, au contraire. Pour elle, le jeu est une passion qui même si elle est, aux
yeux de philosophes, très « déraisonnable », peut rendre heureux :« Le plaisir que m'a fait le jeu a
servi souvent à me consoler de n'être pas riche. Je me crois l'esprit assez bien fait pour qu'une
fortune, médiocre pour un autre, suffise à me rendre heureuse ; et dans ce cas le jeu me deviendrait
insipide, du moins je le craignais, et cette idée me persuadait que je devais le plaisir du jeu à mon
peu de fortune, et servait à m'en consoler».
2°) Avoir des illusions
« Il faut, pour être heureux, s'être défait des préjugés, être vertueux, se bien porter, avoir des
goûts et des passions, être susceptible d'illusions, car nous devons la plupart de nos plaisirs à
l'illusion et malheureux est celui qui la perd ». « Il faut commencer par bien se dire à soi-même et
par se bien convaincre que nous n'avons rien à faire dans ce monde qu'à nous y procurer des
sensations et des sentiments agréables. Les moralistes qui disent aux hommes : réprimez vos
passions, et maîtrisez vos désirs, si vous voulez être heureux, ne connaissent pas le chemin du
bonheur. On n'est heureux que par des goûts et des passions satisfaites (...) Les malheureux sont
connus par ce qu'ils ont besoin des autres, qu'ils aiment à conter leurs malheurs (...) les gens
heureux (...) ne vont point avertir les autres de leur bonheur (...) pour être heureux il faut être
susceptible d'illusion (...) l'illusion ne nous fait pas voir, à la vérité les objets entièrement tels qu'ils
doivent être pour nous donner des sentiments agréables, elle les accommode à notre nature (...) ».
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3°) Savoir ce qu'on veut : éviter les incertitudes.
Pour être heureux il faut « être bien décidé à ce qu'on veut être et à ce qu'on veut faire (...)
Sans [cela], on nage perpétuellement dans une mer d'incertitudes ; on détruit le matin ce qu'on a fait
le soir ; on passe la vie (...) à se repentir (...) Ce sentiment de repentir est un des plus inutiles et des
plus désagréables que notre âme puisse éprouver (...) écarter les idées tristes et leur en substituer
d'agréables (...) je sais que dans une violente passion qui nous rend malheureux, il ne dépend pas
entièrement de nous de bannir de notre esprit les idées qui nous affligent ; mais on n'est pas toujours
dans ces situations violentes ».
4°) Avoir de l'ambition : l'amour de l'étude et l'amour de la gloire comme moyens
d'indépendance vis-à-vis des autres.
L'ambition, non pas comme but, mais comme moyen: « si on veut être heureux (...) ce n'est
pas parce que l'ambition désire toujours (...) mais c'est parce que de toutes les passions c'est celle
qui met le plus notre bonheur dans la dépendance des autres ; or, moins notre bonheur dépend des
autres et plus il nous est aisé d'être heureux ».
« Par cette raison d'indépendance, l'amour de l'étude est de toutes les passions celle qui
contribue le plus à notre bonheur (...) il n'y a même que cette manière d'en acquérir pour la moitié
du monde, et c'est cette moitié justement à qui l'éducation en ôte les moyens.(...) Il est certain que
l'amour de l'étude est bien moins nécessaire au bonheur des hommes qu'à celui des femmes. Les
hommes ont une infinité de ressources pour être heureux, qui manquent entièrement aux femmes.
Ils ont bien d'autres moyens d'arriver à la gloire [par leur habilité dans l'art de la guerre, par leur
talent à gouverner, ou aux négociationsj supérieurs à ceux de l'étude (...) mais les femmes sont
exclues, par leur état, de toute espèce de gloire (...) il ne lui reste [à la femmel que l'étude pour la
consoler de toutes les exclusions et de toutes les dépendances auxquelles elle se trouve condamnée
par état ».
« L'amour de la gloire, qui est la source de tant de plaisir et de tant d'efforts en tout genre
qui contribuent au bonheur, à l'instruction et à la perfection de la société, est entièrement fondée sur
l'illusion (...) Je sais qu'il est quelque réalité dans l'amour de la gloire dont on peut jouir de son
vivant ; mais il n'y a guère de héros (...) qui voulût se détacher entièrement des applaudissements de
la postérité, dont on attend plus de justice que de ses contemporains. On ne savoure pas toujours le
désir vague de faire parler de soi quand on ne sera plus ; mais il reste toujours au fond de notre
coeur (...) si le présent était notre unique bien, nos plaisirs seraient bien plus bornés qu'ils ne le sont.
Nous sommes heureux dans le moment présent, non seulement par nos jouissances actuelles, mais
par nos espérances (...) le présent s'enrichit du passé et de l'avenir. Qui travaillerait pour ses enfants,
pour la grandeur de sa maison, si on ne jouissait pas de l'avenir ?»
5°) L'amour.
« J'ai dit que plus notre bonheur dépend de nous, et plus il est assuré ; et cependant la passion, qui
peut nous donner de plus grands plaisirs et nous rendre le plus heureux, met entièrement notre
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bonheur dans la dépendance des autres : on voit bien que je veux parler de l'amour. Cette passion est
peut-être la seule qui puisse nous faire désirer de vivre (...) Si ce goût mutuel, qui est un sixième
sens, et le plus fin, le plus délicat, le plus précieux de tous, se trouve rassembler deux âmes
également sensibles au bonheur, au plaisir, tout est dit, on n'a plus rien à faire pour être heureux (...)
Il faut employer toutes les facultés de son âme à jouir de ce bonheur, il faut quitter la vie quand on
le (perd) (...) Il est juste qu'un tel bonheur soit rare ; s'il était commun, il vaudrait bien mieux être
homme que d'être dieu (...) Ce qu'on peut faire de mieux est de se persuader que ce bonheur n'est
pas impossible. Je ne sais cependant si l'amour a jamais rassemblé deux personnes faites à tel point
l'une pour l'autre qu'elles ne connussent jamais la satiété de la jouissance, ni le refroidissement
qu'entraîne la sécurité, ni l'indolence et la tiédeur qui naissent de la facilité et de la continuité d'un
commerce dont l'illusion ne se détruit jamais (car où en entre-t-il plus que dans l'amour ?), et dont
l'ardeur, enfin, fut égale dans la jouissance et dans la privation, et put supporter également les
malheurs et les plaisirs. Un coeur capable d'un tel amour (,..) paraît avoir épuisé le pouvoir de la
divinité, il en naît un en un siècle : il semble que d'en produire deux soit au-dessus de ses forces, ou
que si elle les a produites, elle serait jalouse de leurs plaisirs, si elles se rencontraient ».
Voilà Emilie toute entière à son bonheur d'aimer et d'être aimée. Après cette première phase
de l'amour partagé, suit une deuxième phase : celle d'aimer sans être aimée d'amour
«... je ne veux pas dire (...) qu'on puisse être parfaitement heureux en aimant, quoiqu'on ne
soit pas aimé ; mais je dis que, quoique nos idées de bonheur ne se trouvent pas entièrement
remplies par l'amour de l'objet que nous aimons, le plaisir que nous sentons à nous livrer à toute
notre tendresse peut suffire pour nous rendre heureux (...) elle [la femme] doit tant aimer qu'elle
aime pour deux, et que la chaleur de son coeur supplée à ce qui manque réellement à son bonheur.
(...) Pour conserver longtemps le coeur de son amant, il faut toujours que l'espérance et la crainte
agissent sur lui. Or une passion, telle que je viens de la peindre, produit un abandonnement de soimême qui rend incapable de tout art ; l'amour perce de tous côtés ; on commence par vous adorer
(...) mais bientôt la certitude d'être aimé, et l'ennui d'être toujours prévenu, le malheur de n'avoir
rien à craindre émousse les goûts. Voilà comme est fait le coeur humain (...) ».
Emilie se dévoile dans son Discours, qui est ici une confession: « j'ai été heureuse pendant
dix ans par l'amour de celui qui avait subjugué mon âme ; et ces dix ans, je les ai passés tête à tête
avec lui sans aucun moment de dégoût, ni de langueur. Quand l'âge, les maladies, peut-être aussi un
peu la facilité de la jouissance ont diminué son goût, j'ai été longtemps sans m'en apercevoir ;
j'aimais pour deux, je passais ma vie entière avec lui, et mon coeur, exempt de soupçon, jouissait du
plaisir d'aimer et de l'illusion de se croire aimé. Il est vrai que j'ai perdu cet état si heureux, et que ce
n'a pas été sans qu'il m'en ait coûté bien des larmes. Il faut de terribles secousses pour briser de
telles chaînes : la plaie de mon coeur a saigné longtemps ; j'ai eu lieu de me plaindre, j'ai tout
pardonné. J'ai été assez juste pour sentir qu'il n'y avait peut-être au monde que mon coeur qui eut
cette immutabilité qui anéantit le pouvoir des temps »
Et voici venue, après l'amour passion, l'amitié tendre : Emilie est consciente :« que si l'âge et
les maladies n'avaient pas entièrement éteint les désirs, ils auraient peut-être encore été pour moi, et
que l'amour me l'aurait ramené enfin, que son coeur, incapable d'amour, m'aimait de l'amitié la plus
tendre, et m'aurait consacré sa vie. La certitude de l'impossibilité du retour de son goût et de sa
passion, que je sais bien qui n'est pas dans la nature, a amené insensiblement mon coeur au
sentiment paisible de l'amitié ; et ce sentiment, joint à la passion de l'étude, me rendait assez
heureuse».
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Conclusion
De son vivant la Marquise du Châtelet fut célébrée par les hommes savants comme une vraie
femme savante. On traduisit ses Institutions de Physique -publiées à Paris en 1740en italien et en
allemand en soulignant l'originalité de la synthèse qu'elle fit de la « méthode » de Descartes, de la
métaphysique de Leibniz et de ses Commentaires dans sa traduction des Principia de Newton. Cette
publication posthume, en 1759, lui permit de rentrer dans l'Encyclopédie avec l'article «
Newtonianisme » qui la place parmi les sept mathématiciens et physiciens les plus éminents qui ont
rendu accessible l'oeuvre de Newton.
Voltaire qui a été son amant pendant plusieurs années l'a toujours considérée comme sa
collaboratrice et il a toujours eu un profond respect pour l'oeuvre scientifique et philosophique de sa
compagne.
Déjà en août 1733, à propos d'Emilie du Châtelet, Voltaire écrit à son ami Cideville : « je lui
suis attaché en proportion de son mérite, ce qui veut dire infiniment » (23).
Cet attachement de Voltaire durera toute la vie jusqu'à la mort d'Emilie. Il affirme au comte
d'Argental :« Je n'ai point perdu une maîtresse, j'ai perdu la moitié de moi-même, une âme pour qui
la mienne était faite » (24). Et il écrit à Baculard d'Arnaud qu'il a perdu « son ami de 20 ans ... un
très grand homme que les femmes ordinaires ne connaissaient que par ses diamants et la cavagnole
» (25).
Condorcet, dans sa Vie de Voltaire écrit ceci sur Madame du Châtelet: « passionnée comme
lui pour l'étude et pour la gloire, philosophe, mais de cette philosophie qui prend sa source dans une
âme forte et libre, ayant approfondi la métaphysique et la géométrie, assez pour analyser Leibnitz et
pour traduire Newton [...] supérieure à tous les préjugés par la force de son caractère comme par
celle de sa raison » (26).
Tous les témoignages des hommes illustres de cet époque s'accordent pour considérer que
son intelligence, son caractère, son absence de préjugés, son intérêt pour les sciences et la
philosophie font de Madame du Châtelet, l'une des premières femmes savantes de son époque.
Le nom de Madame du Châtelet continua de figurer dans les dictionnaires biographiques
d'hommes et de femmes de science jusqu'au milieu du 19e siècle. Peu à peu on déforma l'histoire de
sa vie privée et son oeuvre intellectuelle a été tournée en dérision ou passée sous silence. Pendant
longtemps, cette femme n'aura été citée que comme la « divine Emilie » de Voltaire. C'est une
femme, Louise Collet (1810-1876), qui va s'intéresser à Madame du Châtelet, aux lettres inédites
d'Emilie à Saint-Lambert qu'elle publie et à son oeuvre :« Par sa traduction du livre des Eléments,
elle popularisa le système de Newton ; par ses Institutions de Physique, elle initia la France aux
débuts de la philosophie allemande » (27).
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C'est avec les travaux sur Voltaire que l'on redécouvre, dans les années 1940, la marquise de
Châtelet. La publication de la correspondance de Voltaire par Théodore Besterman, entre 1968 et
1977, permet de mieux la connaître et de découvrir des manuscrits inconnus jusqu'alors: une
traduction libre de La Fable des Abeilles, de Bernard Mandeville, un essai, De la liberté, et un
commentaire de la Bible.
Depuis les années 1970, on assiste à une réévaluation de son oeuvre par des chercheurs
venant de diverses disciplines : sciences, philosophie, littérature, histoire des femmes, etc. Il a fallu
attendre 2006 pour que l'on organise à Paris plusieurs expositions sur Madame du Châtelet dont
celle, du 7 mars au 3 juin 2006, de la Bibliothèque Nationale de France, site Richelieu, à l'occasion
du bicentenaire de sa naissance, intitulée: « Madame du Châtelet. La femme des Lumières ». Enfin,
le 28 novembre 2006 a été inauguré, au Collège de France, l'Institut Emilie du Châtelet, pour le
développement et la diffusion des recherches sur les femmes, le sexe et le genre en Ile-de-France. A
l'aube du nouveau millénaire, Madame du Châtelet est enfin reconnue comme l'une des femmes les
plus représentatives du siècle des Lumières.
BIBLIOGRAPHIE
ANDRIEUX, Louis. Une grande dame sous le règne du Bien Aimé. Paris, chez l'Auteur, sans date.
BADINTER, Elisabeth Emilie, Emilie. L'ambition féminine au XVIIIIème siècle. Paris,
Flammarion, 1983.
BADINTER, Elisabeth ; MUZERELLE, Danielle (sous la direction de). Madame Du Châtelet. La
femme des Lumières. Paris, Bibliothèque Nationale de France,2006.
BELLUGOU, Henri de. Voltaire et Frédéric II au temps de la Marquise du Châtelet. Un trio
singulier. Paris, Marcel Rivière, 1962.
MADAME DU CHATELET, Discours sur le bonheur. Préface d'Elisabeth Badinter, Paris, PayotRivages, 1977.
MERCIER, Gilbert. Madame Voltaire. Paris, Editions de Fallois, 2001. 475 p. VAILLOT, René.
Madame du Châtelet. Paris, Albin Michel, 1978, 350 p.
NOTES
(1) Maurice Cousin. Souvenirs de la Marquise de Créqui 1834-1837; « Portrait de feu
Madame la marquise du Châtelet par
Madame la marquise du Deffand » in Elisabeth
Badinter Emilie, Emilie. L'ambition féminine au XVIIIe siècle. Paris,
Flammarion, 1983, p.
78-79.
(2) Elisabeth Badinter, Lettre de Cideville in E. Badinter, op.cit. p. 91
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(3) Madame du Châtelet. La femme des Lumières. Paris, Bibliothèque Natiuonale de France,
2006, « passions et apprentissages » p.2
(4) E. Badinter, op.cit. p.92
(5) Goncourt, les Frères, La femme au XVIIle siècle. Flammarion, p.30-31
(6) « Lettre à Cideville », 11 octobre 1733 ; in E. Badinter, op.cit. p.235
(7) « Lettres à Sade », 12 mai et 15 Juillet 1734, in E. Badinter, op.cit.p.243
(8) « Lettre à Cideville », 11 juillet 1741 ; in E. Badinter, op. cit. p.265
(9) « Lettre à Frédéric II », le` décembre 1740 ; in E.Badinter,op.cit.p.426
(10) Lettre cit.par R. Vaillot, p.256 ; in E.Badinter, op.cit.p.429
(11) Longchamp Mémoires sur Voltaire, t.II, p.203 ; in E.Badinter, op.cit.p 435
(12) Louis Andrieu. Une grande dame au temps du Bien Aimé, p.99-100 et 105
(13) René Vaillot Madame du Châtelet, in Besterman Studies on Voltaire, Genève, 1955, t.4,
p.198
(14) Io Wade, With Some Unpublished Papers of Mme du Châtelet, Princeton University
Press, 1941, p.137, cité par René
Vaillot, op.cit.p 121.
(15) René Vaillot, Madame du Châtelet. Paris, Albin Michel, 1978, p.121
(16) Ibid. p.121
(17) Ibid. p.185
(18) Madame du Châtelet. La femme de Lumières. op.cit. p.86
(19) Voltaire. Eloge historique de Madame la Marquise du Châtelet, qui précède la
traduction de Principes de Newton par
Mme du Châtelet, op.cit.
(20) Madame du Châtelet. La femme des Lumières, op.cit. p.91-92
(21) Antoinette Emch-Dériaz et Gérard G. Emch « Mathématicienne et comment ». Madame
du Châtelet. La femme des Lumières, op. cit. p. 92
(22) Sainte-Beuve Les Causeries de Lundi, 8 juillet 1850, cité par E. Badinter, op.cit. p. 471
(23) Louis Andrieu. Une grande dame au temps du Bien Aimé. Paris, chez l'Auteur, sans
date, p.18-19.
(24) Gilbert Mercier, Madame Voltaire. Paris, Editions de Fallois, 2001, p.7.
(25) Madame du Châtelet, La femme des Lumières. op.cit.
(26) Louis Andrieu, Une grande dame au temps du Bien Aimé. op. cit., p.17-18
(27) Louise Colet. Romans populaires illustrés, n° 28, 1863, p.19, cité par E. Badinter,
op.cit. p.472
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