À l`école du salariat. Les étudiants et leurs « petits boulots », V. Pinto

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Comptes rendus / Sociologie du travail 57 (2015) 126–149
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À l’école du salariat. Les étudiants et leurs « petits boulots », V. Pinto. PUF, Paris (2014).
350 p.
Les « petits boulots » étudiants ont-ils tous une valeur formatrice ? Les « étudiants salariés »,
devenus pour la puissance publique sujets d’attention et d’action, peuvent-ils être traités comme
une catégorie homogène ? Ces questions qui ouvrent livre de Vanessa Pinto sont incontestablement d’une grande actualité pour l’ensemble de la société française. L’auteure nous propose une
sociologie de l’emploi étudiant qui articule le rapport individuel aux études, au travail et à l’avenir
avec les trajectoires scolaires et sociales de ses enquêtés.
La première partie de l’ouvrage dresse le portrait-robot de l’emploi étudiant en France : quelles
ont été ses définitions sociales à travers les âges ? Quelle est la morphologie de la main d’œuvre
étudiante ? Mais c’est dans les deuxième et troisième parties qu’on trouvera le cœur du matériau
empirique et de l’argumentation. À travers une enquête ethnographique qui couple observation
participante et entretiens semi-directifs sur trois terrains contrastés (un restaurant McDonald’s, un
centre de loisirs et un centre d’appel prestataire d’un opérateur téléphonique), l’auteure s’efforce
de caractériser les différents marchés du travail étudiant, avant de dévoiler les usages sociaux de
l’emploi étudiant.
La reprise complète de données historiques et statistiques présentée en première partie est riche
d’enseignements. Elle nous apprend d’abord que l’emploi étudiant a longtemps été considéré
comme nuisible à la réussite dans les études supérieures. Avec la dégradation de la conjoncture
économique des années 1970, l’idée d’une nécessaire professionnalisation des études va peu à
peu se banaliser avant de devenir une priorité politique pour les réformateurs de l’enseignement
supérieur dans les années 2000. C’est, selon V. Pinto, dans ce mouvement d’« injonction à la
professionnalisation » que doivent se comprendre les dispositifs de reconnaissance des jobs et
stages étudiants dans les cursus du supérieur préconisés par les réformes récentes. Par ailleurs,
les chiffres révèlent que le profil social des étudiants salariés a peu évolué depuis le temps
des Héritiers de Bourdieu et Passeron, les enfants d’ouvriers y ayant davantage recours que
les enfants de cadres ; aujourd’hui, les premiers occupent majoritairement des activités non
liées aux études, les seconds accédant à des emplois davantage en lien avec leurs formations, plus qualifiés mais aussi plus occasionnels. À cette différenciation sociale vient s’ajouter
une segmentation par filières: tandis que le plus fort taux d’inactivité concerne les étudiants
des classes préparatoires aux grandes écoles et du secteur santé, c’est en lettres et sciences
humaines que la proportion d’étudiants occupant un travail non lié à leurs études est la plus
importante.
Toutefois, la caractérisation statistique conduit à une relative indifférenciation des emplois
étudiants et à suspendre leur classement social. Pour y remédier, l’auteure établit à partir de ses
terrains une typologie des marchés du travail étudiant. Elle oppose ainsi un « pôle commercial » — inscrit dans le monde marchand, adossé au capital économique auquel s’attachent
les activités récentes de la téléphonie et de la restauration rapide — à un « pôle culturel » qui
présente des caractéristiques symétriquement opposées : secteur non lucratif souvent public,
adossé à des valeurs culturelles et dans lequel s’inscrivent des activités héritées d’une histoire
plus ancienne telles que l’animation. Cette bipartition pose question, nous y reviendrons plus
loin.
L’apport essentiel de l’ouvrage réside certainement dans les récits de vie qui permettent
à V. Pinto de décrire minutieusement les emplois en les inscrivant dans leur dimension temporelle. Elle met ainsi en évidence trois rapports au travail — la dissociation, l’ajustement
et la substitution — correspondant à trois rapports au temps — le provisoire, l’anticipation et
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l’éternisation. On découvre ici combien l’engagement dans les études suivies est déterminant
pour saisir le sens que revêt l’emploi pour les individus. Pour Clément, élève d’une école de
commerce, le job d’été de gardien d’immeuble est strictement alimentaire et provisoire. La
valeur faible qu’il accorde à ce travail salarié est intimement liée au capital économique de
sa famille. A contrario, pour Khadija, d’origine sénégalaise vivant dans une cité populaire de
région parisienne, c’est l’éternisation dans l’emploi précaire qui guette. Étudiante en administration économique et sociale et employée performante dans un centre d’appel, elle a l’ambition
de mener ses études jusqu’au bac+5, mais se retrouve peu à peu prisonnière du prestige et de la
socialisation qu’elle trouve au travail et qui lui font défaut à l’université. Le cas de Khadija
invite ainsi à reconsidérer la causalité du lien entre travail étudiant et décrochage universitaire : là où la plupart des analyses incriminent la durée excessive du travail comme cause
d’abandon, c’est finalement peut-être l’échec scolaire et l’inscription par défaut dans les filières
les moins considérées de l’enseignement supérieur qui conduit à leur substituer une situation
salariée.
On ne peut qu’être convaincu par la thèse principale de l’auteure qui met à profit la sociologie
bourdieusienne pour montrer qu’un même job étudiant n’autorise pas les mêmes perspectives
d’avenir, celles-ci étant largement déterminées par les ressources scolaires et sociales : quand les
uns débouchent sur une pré-socialisation, les autres sont une première étape vers la précarité.
D’un point de vue plus macroscopique, les analyses de V. Pinto soulignent combien la valorisation sociale de l’emploi étudiant est en passe de reconfigurer la sphère du travail comme
celle de l’enseignement supérieur. Les employeurs, aussi bien dans les pôles « commercial »
que « culturel », trouvent auprès des étudiants une main d’œuvre non seulement peu coûteuse
mais surtout qualifiée, qui tend à déstabiliser les salariés plus « stables », tant par les ressources
qu’ils sont aptes à mobiliser dans le travail quotidien que par leur volatilité qui limite de facto
l’action collective. La valorisation du travail étudiant est aussi un défi lancé aux universitaires,
qui doivent remplir de nouvelles missions éloignées de leur ethos académique, et sont en outre
appelés implicitement à se porter garants du meilleur ajustement possible entre travail et études.
Pourtant, la critique radicale que V. Pinto adresse à l’injonction de la professionnalisation
peut sembler excessive à plusieurs égards. Son parti pris est sans nuance : la professionnalisation
serait selon ses mots « illusoire, contre-productive, inégalitaire », et elle va jusqu’à invoquer une
« moralisation des catégories populaires » (p. 45). En outre, son analyse prend parfois de la distance
avec les témoignages de ses enquêtés : alors que ceux-ci soulignent à maintes reprises les aspects
ludiques de leur travail, leurs marges d’autonomie, mais aussi la découverte désillusionnée de
métiers concrets qui les conduisent à ajuster leurs aspirations professionnelles, l’auteure ne retient
de la professionnalisation qu’un vecteur d’« inculcation des normes et des valeurs économiques
dominantes » (p. 299).
Par ailleurs, la partition des mondes salariaux des étudiants en deux pôles (commercial et
culturel) n’est pas entièrement convaincante. L’auteure ne parvient pas à se départir d’une vision
normative liée à ses propres « dispositions » : là où le pôle culturel est décrit par la vocation, les
valeurs, l’humanité, le pôle commercial serait animé par les normes de l’argent, de l’arnaque, et
marqué par la domination des employeurs. À nouveau, V. Pinto ne rend pas tout à fait justice à son
matériau empirique qui dépeint une réalité plus complexe. Enfin et surtout, on s’interroge sur le
positionnement de la restauration rapide dans le pôle commercial qu’on serait plutôt tenté de rapprocher d’un pôle industriel — l’auteure elle-même faisant des analogies avec le travail ouvrier —,
caractérisé par un travail non qualifié en juste-à-temps, des tâches taylorisées et dépréciées.
Mais ces glissements normatifs n’entachent en rien les grandes qualités de l’étude de V. Pinto,
dont la lecture est éminemment profitable.
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Stéphanie Mignot-Gérard
Institut de Recherche en Gestion (IRG), Université Paris-Est Créteil Val de Marne, Faculté de
sciences économiques et de gestion, Place de la Porte des Champs, 4, Route de Choisy,
94000 Créteil, France
Disponible sur Internet le 19 janvier 2015
Adresse e-mail : [email protected]
http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.12.012
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