Entretien avec Jean Lacornerie,
Metteur en scène
Directeur du Théâtre de la Renaissance
1- Lady in the Dark est une première création en France ?
Oui, et je m'étonne vraiment que personne n'ai songé à le faire avant moi. Sans doute qu'en
1941 quand l'œuvre a été créée à New York, personne ne pouvait s'y intéresser en France…
Ensuite les brechtiens ont tenu le haut du pavé, et tout ce que Weill avait fait sans lui est
passé dans l'ombre. Mais je trouve justement que ce qui est fascinant chez Weill, c'est la
façon dont il est devenu un compositeur américain, assimilant parfaitement les codes de la
comédie musicale tout en restant complètement lui-même. L'œuvre américaine de Weill est
vraiment méconnue en France et il est grand temps de lui rendre justice. Je suis très heureux
qu'après Signé Vénus, l'Opéra de Lyon nous accompagne à nouveau dans cette redécouverte.
2 - Vous défendez l’idée que cette comédie musicale traite d’abord de la femme
confrontée au pouvoir. Une œuvre très actuelle…
En ce moment j'observe les femmes de pouvoir, sanglées dans leurs tailleurs stricts,
adoptant les codes de l’autorité masculine : ministres, présidentes, grands patrons. Vous
voyez, ça ne se dit pas trop grande patronne! Souvent martiales, elles parlent sans hésitation
le regard clair et assuré. Liza le personnage central de Lady in the dark, qui est rédactrice en
chef d'un grand magazine de mode est de celle-là. Elle joue en virtuose de tous ces
registres. Mais Liza a un problème : cela ne lui fait pas vraiment plaisir, elle ne jouit pas de
cette autorité dans laquelle elle s’est enfermée. Lady in the dark raconte comment elle va
parvenir à faire exploser ce carcan, comment Liza va acquérir la liberté d’être elle-même.
Pour moi c'est un thème très actuel.
3- Lady in the dark est une comédie sur l'analyse?
C’est une œuvre de théâtre hors norme dont les auteurs ont fait exploser, comme leur
héroïne, les conventions! Il y a la vie « réelle » représentée par le théâtre parlé, et il y a le
rêve représenté par la comédie musicale. Au lieu de se fondre harmonieusement, les deux
s’opposent dans une construction dramaturgique savante, totalement singulière, à mille
lieux des codes habituels de Broadway.
Le coup de génie de Moss Hart et d'Ira Gershwin, c'est d'avoir fait de cette histoire une
comédie. Comme Woody Allen le fera des années plus tard, ils ont traité de la psychanalyse
sur le mode léger, non pas pour s'en moquer d’ailleurs, mais pour inventer une autre façon
de raconter une histoire. On passe de l'intimité la plus troublante du cabinet de l'analyste à
l'exubérance généralisée dans les bureaux du magazine et puis tout à coup s'ouvre avec la
musique l'espace de rêve et du fantasme.
4 – Comment la musique accompagne-t’elle l’histoire ?
La clé de l'analyse se trouve dans la musique. Il y a une chanson qui hante la mémoire de
Liza, mais elle ne parvient pas à se souvenir des paroles. Le thème sert de leitmotiv à toute
la pièce. Quand enfin, Liza pourra chanter cette chanson (il s’agit de "My ship" , devenu un
standard du jazz) alors les choses pourront commencer à s'arranger pour elle. La
construction de l'œuvre fait que la musique est inséparable de la pièce parlée, ce qui était
tout à fait révolutionnaire à l'époque et qui reste aujourd'hui inégalé. L’ambition musicale de
Weill était d’écrire pour les trois séquences de rêves trois véritables opéras en un acte. Le
monde diurne, le théâtre, l’inconscient, la musique coexistent dans le numéro d’équilibriste
qu’exécute pour nous Liza. Il est question de psychanalyse, il est question de liberté, de
souffrance, de quête de soi mais avec humour et légèreté. Le rythme, l’énergie de la
comédie emportent tout dans leur mouvement.
5- Vous avez déjà mis en scène Trouble in Tahiti de Leonard Bernstein, Mahagony et
Happy End de Kurt Weill et Bertolt Brecht, Pour toi baby ! de George Gershwin, Signé
Vénus et cette année Lady in the Dark de Kurt Weill.