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kurt weill
Berliner Requiem
Philippe Herreweghe
Si l’esprit de Busoni, Hindemith et Stravinsky était omniprésent dans le premier mouvement,
le second, de coupe tripartite, évoque l’atmosphère de Mahler et de Berg, de par la notion
de jeu qu’il introduit dans le Notturno. L’intervention du xylophone, l’extension du rythme
pointé, les ponctuations des vents et la mélodie de style populaire de café viennois (Un poco
tranquillo) en font un court moment de paix. La tension est de retour dans la Cadenza où la
virtuosité de la partie de violon est extrême. Elle se dissout dans la Serenata, dominée par
la cellule rythmique de triolets et la cantilène toute stravinskienne du violon (comme dans le
premier mouvement, la parenté avec certains passages du Sacre est frappante).
Dans le finale Allegro molto un poco agitato, le soliste, bien qu’exposant les motifs principaux,
ne mène plus une vie propre comme dans le début de l’œuvre. Ce sont les vents, relayés
par les percussions, qui font avancer le discours. Une énergie pugnace, qui éclate dans les
sections con brio et con fuoco à la rythmique carrée, emporte irrésistiblement la pièce vers
sa conclusion. Il n’y a que le passage central, Un poco meno mosso, qui fasse planer une
sorte de halo sonore, courte plage de temps lisse avant la reconquête du temps strié – pour
reprendre le vocabulaire de Boulez.
Le Concerto occupe une place importante dans l’évolution de Weill : il constitue la dernière
œuvre instrumentale de la période allemande (si l’on excepte la Suite tirée de l’Opéra de
quat’sous) et son langage manifeste des traits de nature dramatique ainsi que des prémices
du style caractéristique qui sera le sien après 1927. Œuvre de musique pure, il n’en dévoile
pas moins certains traits d’écriture que Weill appliquera dans sa musique de scène : le
contour rythmique typé des motifs, les cellules rythmiques en ostinato, le recours aux
instruments à vent, facteurs de clarté sonore. Dans le même temps, son langage atonal, qui
sera encore celui du Protagoniste, s’épurera pour faire place vers 1927 à un idiome tonal,
véhicule des œuvres composées en collaboration avec Brecht.
La rencontre décisive eut lieu en 1927 au restaurant Schlichter, rendez-vous de l’intelligentsia
berlinoise. Dans les colonnes de l’hebdomadaire radiophonique La Radio allemande, Weill
avait fait peu avant une critique élogieuse de la pièce Homme pour homme ; une collaboration
semblait inévitable. Au Mahagonny- Songspiel, présenté au festival de Baden-Baden l’été de
la même année, succédera toute une série d’œuvres de caractère épique dont l’Opéra de
quat’sous, l’opéra Grandeur et Décadence de la Ville de Mahagonny, le Requiem berlinois, la
cantate radiophonique du Vol de Lindbergh, la comédie avec musique Happy End, et l’opéra
pour écoliers Der Jasager. En rapprochant unilatéralement Brecht et Weill, la postérité n’a
pas toujours été clairvoyante quant à la nature de leur collaboration et à leurs divergences
de base concernant la conception du monde ou des problèmes esthétiques aussi importants
que la rénovation de l’opéra. Ceci n’enlève rien à l’extraordinaire impact suscité par leurs
productions, à leurs convergences de vue certaines sur la nature du théâtre musical et de la
symbiose née entre une langue crue, réaliste et sans concessions et une musique incisive,
ouverte aux influences les plus diverses. C’est avant tout la poésie que Weill admirait chez
Brecht, et son admiration ressort dans les deux cantates Vom Tod im Wald et le Requiem
berlinois, qui donnent un éclairage visionnaire à ces fameuses “années vingt dorées”.
Le Requiem berlinois illustre deux aspects fondamentaux de l’engagement de Weill dans les
années vingt : sa contribution à la création d’un répertoire spécifiquement destiné à la radio
et sa lutte contre les conservatismes de toutes natures. Ses nombreux écrits sur la radio
le montrent : Weill a cru très tôt au potentiel pédagogique, social et esthétique du nouveau
média. Les conditions de son développement étaient liées à l’apparition d’une nouvelle
société née des bouleversements issus de la guerre et au rapprochement de couches
sociales restées étrangères les unes aux autres.
Le Requiem était une commande de l’émetteur de Francfort. Sa composition coïncidait avec
le dixième anniversaire de la fin des hostilités et de la révolution spartakiste. Un poème
de Brecht, Rosa la Rouge, fut refusé par les autorités de la radio et l’œuvre ne fut diffusée
sur aucun autre émetteur. Peu après, Weill quittait son poste de rédacteur de La Radio
allemande, qu’il occupait depuis 1924.
Requiem profane, la cantate est une émanation de l’homme des grandes villes et s’adresse
à lui ; c’est une sorte de “montage de plaques commémoratives, d’épitaphes, de chants
funèbres correspondant aux sentiments des couches les plus larges de la population”.
L’effectif est à cet égard restreint (ténor, baryton, chœur d’hommes, instruments à vent,
guitare, banjo, percussion), l’écriture dépouillée est adaptée au fond spirituel de l’œuvre.
Un Grand Choral d’actions de grâces encadre la pièce et transmet, par son économie de
moyens, par l’écriture homophonique et les dures scansions des vents, le ton d’ensemble
à la fois grave et cynique. La Ballade de la fille noyée est accompagnée des accords de la
guitare, l’écriture homophonique rehausse la poésie et le tragique du texte. La conclusion
survient sur une fioriture de la partie de ténor, sorte de bénédiction profane destinée à
cette “charogne entre les charognes” abandonnée de Dieu. Marterl (épitaphe) évolue dans
l’atmosphère musicale si caractéristique de Weill-Brecht : rythme lent de danse, mélodie au
saxophone, accompagnement égal, mélange de chromatisme intérieur et de progressions
par quintes. Il n’est plus ici expressément question de Rosa la Rouge, comme dans le
poème Grabschrift initialement prévu pour la création, mais d’une jeune femme du nom de