Laïcité : passion française ou combat universel ?

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LNA#36
#36 / humeurs
Laïcité :
passion française ou combat universel ?
Par Jean-François REY
Philosophe, I.U.F.M de Lille
U
ne des affirmations les plus répandues qui ont vu le jour dans la presse autour du « voile » et
de la laïcité, c’est que cette dernière serait un mot, un concept et une valeur spécifiquement
français, voire une exception qu’on pourrait défendre jalousement. Mon propos sera d’aller chercher derrière les mots, et derrière les signes, les enjeux véritables d’un combat pour la laïcité.
Le mot lui-même n’a aucun équivalent dans les autres langues européennes. Dans les pays de
langue anglo -saxonne ou en Allemagne, on parle de sécularisation. L’adjectif « laïque » provient
de « laïcus » qui désignait ceux qui n’étaient pas des clercs. Dans les couvents du Moyen-Âge,
on parlait des frères « lais » : ceux qui n’avaient pas prononcé leurs vœux. En grec, l’adjectif pro vient de « laos » qui désigne le peuple dans son entier ou encore la communauté des croyants,
au sens de la « ouma » des musulmans. Dans tous les cas, il s’oppose au « kléros ». Le clergé
forme une catégorie sociale distincte par son excellence spirituelle, morale et par l’étendue de
son savoir. Les clercs sont chargés de conduire le « troupeau » des laïques vers la vérité qu’ils ne
peuvent atteindre seuls. C’est vrai, au premier chef de la religion catholique romaine. Toutes les
religions connaissent des fonctionnaires du sacré, mais le poids et le pouvoir varient d’un culte
à l’autre. Ce qui distingue les clercs, c’est le type de rapport qu’ils entretiennent avec le savoir et
le pouvoir. Tout se joue à l’intérieur du triangle élaboré par Claude Lefort : là où la démocratie
existe, les trois pôles de la Loi, du Savoir et du Pouvoir sont distincts. Le Savoir, c’est l’université, l’école, l’édition, la presse. Elles sont indépendantes du Pouvoir tout en étant régies par la
Loi. Mais la loi elle -même n’appartient pas en propre aux clercs du savoir pas plus qu’à ceux
qui détiennent actuellement le pouvoir politique. On appelle « sécularisation » le processus de
désintrication du théologique et du politique.
C’est électivement autour de l’école, et plus largement de l’étude, que se mène le combat laï que. Nul doute que c’est autour de cette question que vont se dessiner les contours de la laïcité
à venir, bien au- delà d’un paragraphe de loi. On se bornera à rappeler ici le conseil que donnait
Rabbi Akiba à ses disciples qui lui demandaient quel cas il fallait faire de la philosophie grecque.
L’étude de la Torah devant se faire jour et nuit, il faut philosopher quand il « fait ni jour ni nuit ».
On peut voir là le mépris ancillaire du théologien pour la philosophie. Mais on peut entendre
ici une invite à l’étude, au sens que lui prête Jean- Claude Milner (« Les penchants criminels
de l’Europe démocratique », éditions Verdier, 2003). En ce sens, la laïcité serait le combat pour
l’étude comme la laïcité de la troisième république était un combat pour l’émancipation par le
savoir contre la tutelle cléricale. Combat qui a toujours sa raison d’être, mais dans un contexte
où l’étude est dévaluée.
Or il semble bien qu’il y ait deux combats enveloppés l’un dans l’autre. Un combat dont la
mixité et la parité sont les enjeux (liberté et égalité pour les femmes dans l’espace public). Un tel
combat, on le voit bien, est universel, il engage notre responsabilité et notre solidarité à l’égard
du statut des femmes dans les formes les plus violentes de l’islamisme. Il tourne autour de la
question du voile. Sur laquelle on légifère. Dont acte. Mais il y a un autre combat qui n’est autre
que le combat pour la liberté de l’esprit.
Autant que de l’étude, le combat pour la laïcité doit clarif ier ce qu’il en est du rapport à
l’origine. Un ministre (François Fillon) écrivait récemment dans Le Monde que la seule filiation
reconnue en France est la filiation républicaine : on naît citoyen, là est l’essentiel, le reste (religion, langue, culture) n’est même pas pris en compte. Alors que dans le même temps un autre
ministre (Nicolas Sarkozy) énonce son vœu de voir un jour un préfet « musulman », appelant
en renfort une doctrine de la discrimination positive curieusement proche de l’« aff irmative
action » américaine. La seule position de principe défendable dans cette discordance et dans cet
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embarras, c’est de rappeler qu’il est de toute première importance que la religion soit déconnectée du territoire et du clan familial, c’est-à- dire de l’adage médiéval : cujus regio ejus religio. Ce
n’est pas le cas partout. Dans un Etat laïque, je peux :
- pratiquer une religion
- changer de religion
- n’avoir aucune religion.
L’avantage d’une république laïque, c’est d’être tolérante en un sens moderne ; rien de comparable avec le système des dimmis ou religions minoritaires en terre d’Islam. Toutefois, on peut
tenter de comprendre pourquoi la filiation citoyenne dont parle le ministre peut paraître réductrice et abstraite. C’est qu’en effet un individu, non plus au plan du pur sujet de droit mais au
plan de la vie éthique effective, pour parler comme Hegel, est façonné, éduqué dans une langue,
une culture, peut être une religion, et que cela peut compter aux yeux d’un jeune autant que
sa liberté. Mais, précisément, c’est la liberté qui prime sur les appartenances. Les appartenances
sont exclusives. Est public ce qui est commun à tous. Et c’est en raison de ce bien commun, la
liberté, que l’on est fondé à dénoncer les dérives communautaristes. Tout discours qui vise à
me définir avant tout par mes racines, tout discours qui m’assigne à résidence dans ma culture,
censée être définissable par des attributs, est anti-laïque, fût-il proféré par des individus antireligieux.
Au regard de la modernité laïque, la religion est une triple affaire. C’est une affaire de famille :
on est né dedans et on en fait ce qu’on en veut quand on commence à penser pour son pro pre compte. Mais la religion, c’est aussi une affaire d’Etat : pactes et concordats, l’Etat est
garant du pacte laïque. Enfin, la religion est une affaire personnelle, et pas seulement privée.
La religion, comme la sagesse philosophique, comme toute conception du monde, structure la constitution
de la personne. Une fois encore, l’éducation y joue son destin et, dans l’éducation, la place immémoriale de l’étude. Il est clair qu’étudier n’a pas le même sens que l’on soit en famille, dans
une maison d’étude et de prière ou à l’école publique. Mais il est bon de savoir et de rappeler que
l’étude est fondamentale à la transmission intergénérationnelle. Le débat actuel semble plutôt
avoir eu pour enjeu le sens de « publique » dans l’expression « école publique ». En tout cas, passion française, il est loin d’avoir déployé tous ses implicites et tous ses impensés.
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