De l`administration des choses au gouvernement des

De l’administration des choses
au gouvernement des hommes
Septembre 2012
Thibault Le Texier
Quels rapports la rationalité managériale entretient-elle avec la rationalité instrumentale ?
Cette dernière, qui se structure sous l’impulsion des ingénieurs autour de la machine, de la
production et du principe d’efficacité, paraît largement prévaloir au sein des industries
américaines jusqu’à la fin du XIXe siècle. Si les ingénieurs américains du début du siècle font
du principe d’efficacité un référentiel central de la logique managériale moderne, ils
s’éloignent quelque peu de la conception réifiante et strictement machinique propre à leurs
prédécesseurs. Pour eux, la machine est une référence symbolique bien plus qu’un modèle
absolu. S’il fait sens de parler de « management industriel », c’est donc en ce que l’industrie
est le contexte général d’apparition de la rationalité managériale moderne, et non pour
dessiner un lien causal entre ces deux phénomènes.
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Introduction
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la machine n’est pas pensée comme un instrument de
gouvernement ou de discipline. En revanche, les travailleurs sont souvent considérés par les
ingénieurs comme des outils dont il s’agit d’extraire un maximum d’énergie mécanique. C’est
l’ingénieur qui formalise alors véritablement cet imaginaire propre à la machine et à
l’efficacité que nous nommons rationalité instrumentale. Si l’intelligence technique consiste
pour une grande part, au XIXe siècle, à incorporer du savoir humain dans des machines, les
théoriciens de la logique managériale moderne insistent au contraire sur l’importance de
transférer des savoirs codifiés dans des êtres humains (Simondon, 1969, p.12 et p.138). Le
simple fait de s’occuper du gouvernement des travailleurs plutôt que de la conception et de
l’usage d’engins est, en un sens, une négation de la définition même de l’ingénieur.
Si le management scientifique rompt avec la rationalité instrumentale, il en conserve le
principe cardinal : l’efficacité. Les ingénieurs américains du début du XXe siècle appliquent
certes aux employés l’intelligence et les principes qu’ils ont développés dans la conception et
le maniement d’outils techniques, mais la machine est dès lors, pour eux, moins un paradigme
ou un archétype qu’une métaphore de l’exactitude et de l’efficacité.
Plus encore, le management, même appliqué au monde industriel, n’est pas une affaire
d’innovation technologique ou d’utilisation de techniques complexes. La première comme la
seconde rationalité managériale peuvent, de fait, parfaitement s’épanouir dans des contextes
industriellement et technologiquement sous-développés. L’essor de la machinerie dans les
industries, d’une part, et la transformation du management en un art de gouverner les
personnes et non les choses, d’autre part, entretiennent donc un lien non pas causal mais
symbolique. C’est l’ensemble de ces points que nous tâcherons maintenant d’esquisser.
Le management des machines
Au cours de la première révolution industrielle, les contremaîtres gèrent les machines plus
que les travailleurs. Ce qui est rationalisé au sein des processus productifs, ce sont avant tout
des dispositifs de travail et des agencements de la chaîne de production, dans l’idée qu’une
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fois les machines bien réglées, les travailleurs ne nécessitent aucune attention particulière en
dehors d’un encadrement disciplinaire.
Robert Owen, en dépit de son attention à la morale, à l’éducation et à la religion, considère
les travailleurs comme des « machines vivantes » pouvant « être facilement formées et
dirigées de manière à produire un grand accroissement conséquent des gains pécuniaires »
(Owen, 1817, p.73). Il remarque à cet égard que, « suite à l’expérience des effets bénéfiques
attribuables au soin et à l’attention appropriés portés aux appareils mécaniques, il devint aisé à
un esprit réfléchi d’en conclure que des avantages au moins aussi égaux proviendraient de
l’application d’un soin et d’une attention similaire portés aux instruments vivants » (Ibid,
pp.74-75). Sa réflexion sur le travail reste néanmoins assise sur des conceptions patriarcales et
mécaniques.
Écrivant dans les années 1830 et 1840, le britannique James Montgomery applique la
notion de « management » à des processus de fabrication, des machines, des parties de
machines, des moteurs, des courroies, des usines, des départements d’usines et des matières
premières, mais jamais à des êtres humains, auxquels il réserve le terme de « gouvernement ».
Son ouvrage technique sur les manufactures de coton américaines traite de machines et de
coûts mais jamais des questions d’autorité, de discipline ou d’organisation du travail. Le bon
manager calcule, arrange, améliore et rend efficaces des réalités inanimées. Chargé de
« garder toute la machinerie en bon soin et en bon état de marche », il n’a pas à se préoccuper
des travailleurs mais doit se contenter d’être en bonne entente avec eux (Montgomery, 1832,
pp.250-251). La discipline, indispensable au fonctionnement des usines, est du ressort du
maître.
Le mathématicien anglais Charles Babbage est quant à lui principalement un scientifique
intéressé par les mathématiques. Loin d’être un véritable théoricien du management ou de
l’entreprise, c’est avant tout un penseur de la machine. Pour lui, l’être humain est
essentiellement « un animal producteur d’outils » (Babbage, 1851, p.173). Il conçoit que la
machine puisse exercer un contrôle sur les travailleurs, ou encore qu’elle puisse ajuster et
réguler la dépense d’énergie humaine ou prévenir « l’inattention, l’oisiveté et la malhonnêteté
des agents humains » (Babbage, 1832, p.39). Mais ce n’est pas ce qui l’intéresse en premier
lieu dans son Économie des machines et de la manufacture. Babbage s’y penche moins sur le
gouvernement des ouvriers que sur les procédures de production et l’usage des outils. Il
applique ainsi son intelligence avant tout aux matériaux, aux machines, aux produits, à
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l’accumulation et à la régulation de l’énergie, au réglage de la vitesse des moteurs, aux forces
et aux instruments de mesure. De son avis, c’est en agissant sur ces différents éléments que
l’on permet à un grand nombre de travailleurs de coordonner leurs efforts de manière
productive. Pour lui, l’organisation du travail se limite d’abord à des dispositifs de travail.
Babbage n’emploie ni le terme de « management », ni celui d’« organisation », ni celui de
« coordination », ni même celui de « discipline ». Il parle des « arrangements qui devraient
réguler l’économie interne d’une manufacture » (1832, p.191) et prévient son lecteur
qu’« afin de réussir dans la manufacture, il est nécessaire non seulement de posséder de
bonnes machines, mais que l’économie domestique de l’usine soit soigneusement régulée »
(1832, p.367). S’il n’explique jamais ce qu’il entend par ces notions d’« économie
domestique » (domestic economy) et d’« économie interne » (interior economy) d’un
établissement industriel, elles sont transparentes : il s’agit de l’arrangement de la chaîne de
production. Les deux types de principes gouvernant selon lui l’industrie et autour desquels il
articule son maître ouvrage sont en effet les « principes mécaniques » et les « principes
économiques ». Soit la machine et le marché, pour le dire grossièrement. La question de la
division du travail est ainsi traitée en partie sous le chapitre marchand, dans la droite lignée
des traités d’économie politique. Avec cependant une double originalité : d’une part il met à
jour une division verticale entre le travail intellectuel et le travail manuel, et d’autre part il
recommande d’employer et de payer les travailleurs au maximum de leurs compétences. La
place extrêmement réduite qu’il accorde à la comptabilité en dépit de son vif intérêt pour « la
science du calcul » témoigne de son allégeance en la matière aux économistes, qui tiennent
alors cette question pour vulgaire.
Au sein des manufactures, explique pour son compte le docteur et chimiste écossais
Andrew Ure, le travail humain est second par rapport au travail des machines. La plus grande
partie de son travail traite en ce sens, avoue-t-il, « de la disposition des usines, de leurs
opérations et de leurs machines » (1836, vol. 1, p.xciii). Comme dans le cas de Babbage
(1832), et après lui de Thomas Charles Banfield (1845), son apologétique éclaire surtout la
maîtrise et l’amélioration des machines. Sa Philosophie des manufactures, dont Marx
s’inspire beaucoup pour décrire et analyser le machinisme dans Le Capital, expose « les
principes généraux sur lesquels l’industrie productive devrait être conduite par des machines
se mouvant elles-mêmes. La finalité d’une manufacture est de modifier la texture, la forme ou
la composition d’objets naturels par le jeu de forces mécaniques ou chimiques agissant soit
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séparément, soit conjointement, soit successivement » (Ure, 1835, p.1). La manufacture est
définissable comme un continuum machinique. Une usine est donc plus que le simple fait de
guider des êtres humains selon un système ordonné en vue d’exécuter une opération technique
quelconque. L’élément machine y est indispensable. C’est la machine qui réalise l’unité des
travailleurs. Et c’est elle qui forme la clé d’intelligibilité d’un établissement industriel bien
davantage que le type de division du travail que cette organisation met en œuvre, ses coûts de
fonctionnement ou sa rentabilité.
Dans cette perspective, le principe ordonnateur de la production industrielle, ce n’est pas
de manager des travailleurs, c’est de distribuer une énergie motrice entre différentes machines
à partir d’un moteur central, autrement dit « de substituer la science mécanique à la
compétence manuelle » (Ure, 1835, p.20). La machine est, selon lui, de l’énergie matérialisée,
produite, transmise et appliquée. La coordination recherchée n’est pas celle des travailleurs
mais celles de mécanismes. Au contraire, plus le machinisme se développe et moins les
travailleurs compétents ont d’importance. Retirés des tâches productives elles-mêmes, ces
derniers ne seront bientôt plus nécessaires que pour surveiller les machines.
S’il considère les managers comme « l’âme de notre système industriel » (Ibid, p.43), ils
n’en restent pas moins, selon ses vues, subordonnés à « l’efficacité commerciale » (Ibid, p.55)
recherchée par les propriétaires et au respect des impératifs propres à la morale nationale et à
la religion chrétienne. Il considère par exemple les vêtements de travail non du point de vue
de l’efficacité mais de la morale. Comme pour Owen, le système industriel doit selon lui
contribuer à l’instruction et à l’élévation civique des travailleurs. Le second livre de sa
philosophie, consacré à « l’économie scientifique du système des usines », est essentiellement
technique et ne s’intéresse guère à la gestion du travail humain. Pour Ure, l’automatisation
progressive de l’industrie doit, à terme, réduire le management à la portion congrue. Les seuls
individus auxquels il applique la notion de « management » sont d’ailleurs les travailleurs
indigènes.
Jusqu’à la fin du XIXe siècles, quand bien même elle semble intrinsèquement porteuse
d’une autonomie rythmique et logique fortement contraignante, la machine n’est
majoritairement pas pensée par les ingénieurs, les économistes et les dirigeants d’entreprise
comme un instrument de gouvernement. Son usage implique bien un agencement à nouveaux
frais des postes de travail et des gestes, un nouvel arrangement interne des forces et une
redistribution des pouvoirs ; mais, avant la fin du XIXe siècle, ces phénomènes ne sont pas
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