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Paul DUMONT
Une langue et des idées pour changer le monde :
les franc-maçonneries d'obédience française dans l'Empire ottoman
« Vous scaurez donc et tous nos frères des Gaules scauront avec vous, que notre ordre
s’est mis dans une grande réputation par le zèle d’un seheik qui s’est logé depuis trois
mois dans notre voisinage pour assister plus freqqemment à nous chapitres il a été
touché si vivement, qu’il prèche aujourd’hui dans les principales mosquées de
Constantinople que les frères de la Grappe établis depuis peu à Galata, (ville fondée
par les anciens Gaulois), sont les véritables druydes d’où les derviches de Turquie
sont émanez, qu’on doit les regarder comme des gens sans reproches, d’autant plus
louables, qu’ayant remplis pendant le jour les devoirs de la vie civile, ils s’assemblent
la nuit pour officier à table sous la direction d’un Grand Maître.
1
»
Cité par Thierry Zarcone, un des meilleurs spécialistes de l’histoire de la franc-maçonnerie
ottomane, ce texte date de 1703 et est extrait d’une feuille intitulée Le Journal. Nouvelles de
la Grappe conservé à la bibliothèque municipale d’Arles. Il témoigne de la présence dans la
capitale de l’Empire ottoman, au tout début du XVIII
e
siècle, d’un groupe de « compagons de
la Grappe » qui se vouaient à la célébration de la bonne chère et du bon vin. Accessoirement,
ces épicuriens, venus semble-t-il du sud de la France ou, pour le moins, entretenant des
relations suivies avec leurs « frères des Gaules », formaient un « chapitre » dont les membres
utilisaient un vocabulaire et se signalaient par des usages qui allaient se retrouver plus tard
dans les loges maçonniques
2
.
Une sorte de pré-maçonnerie ? Cela paraît d’autant plus probable que nos compagnons
de la Grappe frayaient avec des « derviches » ottomans, partageant avec eux non seulement le
culte du jus de la vigne, mais aussi, selon toute apparence, des pratiques initiatiques
empruntées aux « véritables druides ».
1
Thierry Zarcone, Rıza Tevfik ou le ‘soufisme éclairé’. Mécanismes de pensée et réception des idées
occidentales dans le mysticisme turc sous le deuxième régime constitutionnel ottoman, thèse de doctorat,
Strasbourg, 1989, p. 157.
2
T. Zarcone, op. cit., pp. 132-133.
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Quoi qu’il en soit, ce n’est que vers le milieu du XIX
e
siècle que la franc-maçonnerie
d’obédience française va commencer à s’implanter véritablement dans l’Empire ottoman.
Certes, quelques tentatives d’essaimage maçonnique sont repérables dès les dernières
décennies du XVIII
e
siècle. La révolution française qui s’exporte et l’épopée napoléonienne
s’accompagnent, en Orient, de la création de quelques loges, généralement éphémères. C’est
ainsi, en particulier, qu’un atelier lié à la Grande Loge de Marseille et répondant au nom
évocateur des Nations Réunies semble avoir fonctionné à Smyrne, pendant quelques mois, dès
1786
3
. Est également signalée, vers 1800, l’existence d’une loge française nommée l’Amitié à
Salonique. Au total, fort peu de chose. De surcroît, ces initiatives n’ont laissé pratiquement
aucune trace dans la mémoire maçonnique. Il faudra attendre l’expansion coloniale du
Deuxième Empire et, comme en écho, la mise en œuvre, en Turquie, d’une ambitieuse
politique de réformes pour que les obédiences françaises, talonnées par la plupart des
puissances maçonniques européennes, mais aussi par les toutes jeunes obédiences des
nouveaux États balkaniques, se hasardent à fonder des ateliers en terres ottomanes.
Cette colonisation maçonnique tient évidemment pour beaucoup au fait que les
obédiences européennes croient à la mission civilisatrice de la franc-maçonnerie ; porteuses
d’une religion universelle et d’une vision du monde issue de la philosophie des lumières, elles
entendent participer pleinement à l’aventure coloniale et à faire bénéficier de leurs idées les
peuples nouvellement gagnés à la civilisation, en échange, autant que faire se peut, de
substantiels avantages politiques et économiques. Mais c’est aussi du côté ottoman que la
conjoncture est favorable à une multiplication des loges. De fait, dès les années 1830, la
Sublime Porte, sous la contrainte des circonstances, a opté, dans ses relations avec l’Occident,
pour une politique de perméabilité : perméabilité économique ; perméabilité aux technologies,
aux modes de vie, aux idées ; perméabilité aussi, et peut-être surtout, aux individus. Sous les
règnes des sultans Abdulmedjid et Abdulaziz, des milliers d’aventuriers européens ont pris le
chemin de l’eldorado ottoman dans l’espoir d’y faire fortune
4
. Beaucoup s’y sont installés,
prenant femme dans le pays et y semant leur progéniture. Quelques-uns vont aussi s’y illustrer
en contribuant à l’effort de diffusion de la bonne parole maçonnique. Autre facteur
déterminant : les garanties accordées par le pouvoir ottoman, dans le contexte de la guerre de
Crimée (1854-1855), aussi bien aux ressortissants européens qu’aux populations non
musulmanes de l’Empire. Soutenu dans sa lutte contre la Russie par l’Angleterre et la France,
3
Jean Bossu, « Les débuts de la franc-maçonnerie en Turquie », Juvénal, 30, mai 1969.
4
Cf. François Vinot, La présence française et britannique de 1838 à 1850 dans le Proche-Orient ottoman.
Echanges et influences, thèse de doctorat, 2 vols., Strasbourg, 1995.
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le souverain ottoman s’est trouvé dans l’obligation de payer pour cette aide : il lui a fallu
reconnaître aux habitants de l’Empire, par l’édit de 1856, un certain nombre de libertés
fondamentales, ouvrant ainsi la voie, entre autres, à un remarquable foisonnement d’initiatives
maçonniques.
Le réseau des loges d’obédience française dans l’Empire ottoman
Dans la course aux initiations qui s’engage à Istanbul dès le lendemain de la guerre de
Crimée, les Français sont en bonne compagnie. La franc-maçonnerie anglaise s’emploie elle
aussi à occuper le terrain, parvenant même, selon tout apparence, à recruter le grand vizir en
personne, Mustafa Rechid Pacha. Bientôt, il faudra également compter avec le Grand Orient
d’Italie et les loges allemandes. L’Etoile du Bosphore, première loge française à voir le jour
dans la capitale de l’Empire ottoman en cette période de rapprochement entre la Sublime
Porte et les Puissances d’Occident, a inauguré ses travaux en 1858. Une dizaine d’années plus
tard, la ville va présenter un paysage maçonnique des plus complexes : on y recensera au
moins quatre loges anglaises, quatre autres d’obédience française, cinq rattachées au Grand
Orient d’Italie
5
, deux loges se réclamant du Grand Orient de Grèce
6
, un atelier de la Grande
Loge d’Irlande et, pour finir, deux groupes de francs-maçons travaillant en langue allemande,
l’un affilié à l’obédience hellénique, l’autre à la Grande Loge de Hambourg.
Insérées dans cette nébuleuse maçonnique, les quatre loges françaises dépendent,
toutes les quatre, du Grand Orient de France. L’Union d’Orient a été fondée en 1864,
quelques années seulement après l’Etoile du Bosphore. La loge Ser (« Amour » en arménien)
date de 1866. Installée pour répondre aux besoins des frères de langue grecque, I Proodos
(« Le Progrès ») est née en 1868.
Les élites de la capitale ottomane ne sont pas les seules, en ces années d’ouverture aux
idées venues d’ailleurs, à succomber au prosélytisme maçonnique. Vers la fin des années
1860, on recense des ateliers rattachés au Grand Orient de France ou à la Grande Loge de
France dans de nombreuses villes de l’Empire : Smyrne (loge Mélès, fondée en 1868) ;
Beyrouth (Le Liban, 1868 ; La Chaîne d’Orient, 1869) ; Lattaquié (L’Union des Peuples,
1866) ; Salonique (Macédoine, 1864) ; Alexandrie (Les Régénérateurs d’Égypte, 1862 ;
L’Union maçonnique, 1865 ; Socrate, 1871) ; Le Caire (Les Pyramides, 1845 ; Le Nil, 1868) ;
Port-Saïd (L’Union des deux mers, 1867) ; Suez (L’Amour de la Vérité, 1867) ; Ismaïlia
(L’Isthme de Suez, 1867). Cette liste de loges s’enrichira encore quelques années plus tard,
5
Cf. Angelo Iacovella, Il Triangolo e la Mezzaluna, Istanbul, Istituto Italiano di Cultura di Istanbul, 1997.
6
Ioannis Loukas, Istoria this Ellinikis Masonias kai Elliniki Istoria, Athens, Ekdoseis Papazisi, 1991.
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avec une loge du Grand Orient de France à Alep (La Syrie, 1883) et une autre à Salonique
(Veritas, 1904), auxquelles s’ajouteront plusieurs ateliers de La Grande Loge de France à
Mansourah (Le Progrès, 1881), Alexandrie (Égypte, 1888 ; Ramsès, 1888 ; Delphes, 1888 ;
Oberdank, 1888), Le Caire (Le Soleil, 1888 ; El Sedk, 1889 ; Ptolémée, 1889 ; Karnak, 1889 ;
Nour-el-Chark, 1896 ; Riad el Fadael, 1904 ; El Aal, 1904 ; Stella d’Oriente, 1905 ;
Choubalky, 1906), Port-Saïd (Le Phare d’Orient, 1908), Salonique (L’Avenir de l’Orient,
1908).
Il est aisé de constater que cette géographie maçonnique recoupe assez rigoureusement
celle des intérêts français au Levant. Dès les années 1830, en quête de grands projets,
financiers et ingénieurs français, beaucoup d’entre eux rassemblés sous la bannière saint-
simonienne, avaient lancé leur expédition d’Égypte à eux
7
, un processus qui allait avoir pour
aboutissement majeur, quelques décennies plus tard, le percement du canal de Suez. La franc-
maçonnerie d’obédience française accompagne ce Drang nach Osten, l’encadre, lui fournit
des espaces de sociabilité, un rituel, un habillage mystico-idéologique. Au Liban, de même, la
France se prévaut, depuis le milieu du XIX
e
siècle, d’un rôle de protectrice privilégiée des
chrétiens maronites. Dans un tel contexte, le Grand Orient de France n’a eu qu’à s’engouffrer
dans la brèche ouverte. Ailleurs, en particulier à Smyrne et à Salonique, la présence
maçonnique française tient pour une bonne part à l’existence de populations marchandes
accoutumées à regarder vers la France et gagnées à la francophonie. Certes, nulle part les
obédiences françaises n’ont le monopole de l’apostolat maçonnique. En Égypte, elles se
heurtent à la vive concurrence des loges anglaises, celles-ci étant d’autant plus courues
qu’elles fonctionnaient comme des sortes de clubs
8
. À Salonique, elles doivent faire face aux
loges italiennes, particulièrement actives, ainsi qu’à des ateliers liés à diverses puissances
balkaniques. En matière de franc-maçonnerie, comme en bien d’autres domaines, la capitale
de la Macédoine est pleinement plurielle.
Grâce aux matériaux conservés dans les archives des obédiences, il est possible de se
faire une idée assez précise du recrutement de ces loges. On constate que certaines d’entre
elles, surtout au Liban et en Égypte, ne regroupaient que des expatriés français : quelques
officiers et diplomates ; mais surtout des artisans, des ingénieurs, des hommes d’affaires, des
membres de professions libérales, tout un microcosme colonial, avec son mélange d'utopistes,
de techniciens et d’aventuriers. Toutefois, la clientèle visée est aussi, en première ligne, celle
7
L’expression est de Sébastien Charléty, Histoire du Saint-Simonisme, rééd., Paris, Gonthier, 1965, p. 183.
8
Karim Wissa, « Freemasonry in Egypt 1798-1921. A Study in Cultural and Politic Encounters », Bulletin
(British Society for Middle Eastern Studies), Vol. 16, n° 2. (1989), pp. 143-161.
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des notables du cru. Les non musulmans, habitués à servir de truchement entre l’Europe et
l’Empire ottoman, ont été les premiers à se laisser gagner à la franc-maçonnerie. Très vite, on
a vu se constituer des loges qui ne regroupaient pratiquement que des juifs ou des chrétiens.
Ainsi, à Beyrouth, affiliée au Grand Orient de France, la loge Le Liban est formée de frères
presque tous issus de la communauté maronite
9
. De même, à Istanbul, les Grecs et les
Arméniens ayant opté pour la franc-maçonnerie d’obédience française se retrouvent les uns au
sein de la loge I Proodos (« Le Progrès »), les autres dans la loge Ser (« Amour »). À
Salonique, les juifs constituent près de la moitié de la population, la Veritas, comme la
plupart des nombreux ateliers dont la ville est pourvue, puise largement dans cette
composante incontournable de la société locale.
Les élites musulmanes, elles, se signalent dans l’ensemble par une aversion prononcée
à l’endroit de la franc-maçonnerie, souvent perçue comme une entreprise diabolique visant à
convertir les adeptes de Mahomet à la religion chrétienne. L’intense propagande anti-
maçonnique dont se repaissent les milieux conservateurs n’a cependant pas réussi à empêcher
certaines loges de faire de nombreuses recrues dans les strates liées au pouvoir politique,
majoritairement marquées au sceau de l’islam. Ainsi, à Istanbul, l’Union d’Orient, un des plus
beaux fleurons du Grand Orient de France, comptait en 1869, sur un total de 143 frères, 53
musulmans : des militaires, des magistrats, des fonctionnaires, quelques hommes de religion,
et aussi quelques hautes personnalités comme le président du Conseil d’Etat Ibrahim Edhem
Pacha ou le prince égyptien Mustafa Fazıl Pacha, qui s’était fait initier en compagnie d’une
bonne partie de son état-major de domestiques et de conseillers
10
. Dans la même ville, la loge
I Proodos allait parvenir, quelques années plus tard, à gagner à la franc-maçonnerie plusieurs
membres de la famille impériale (en particulier le prince Murad qui régnera en 1876 sous le
nom de Murad V) et tout un lot de diplomates persans, sans parler de plusieurs figures
marquantes de la scène littéraire ottomane. Dans les autres zones d’implantation de la franc-
maçonnerie d’obédience française, la situation est comparable. Ainsi, à Salonique, les deux
loges françaises de la ville se liciteront, au début du XX
e
siècle, de compter parmi leurs
frères des membres de la confession dominante, peu nombreux mais de marque. En Égypte,
les musulmans sont si nombreux, à côté des chrétiens et des juifs, que le Grand Orient de
France s’est vu dans l’obligation d’accepter, dès 1867, la création d’une organisation sous
tutelle, le Grand Orient d’Égypte, dirigé pendant quelques années par le Prince Abd ul-Halim,
9
Eric Anduze, La franc-maçonnerie coloniale au Maghreb et Au Moyen-Orient (1876-1924) : un partenaire
colonial et un facteur d’éducation politique dans la genèse des mouvements nationalistes et révolutionnaires,
thèse de doctorat, Strasbourg, 1996, p. 144.
10
Bibliothèque Nationale, FM
2
867, l’Union d’Orient, tableaux de loge pour les années 1868 et 1869.
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