Paul DUMONT Une langue et des idées pour changer le monde : les franc-maçonneries d'obédience française dans l'Empire ottoman « Vous scaurez donc et tous nos frères des Gaules scauront avec vous, que notre ordre s’est mis dans une grande réputation par le zèle d’un seheik qui s’est logé depuis trois mois dans notre voisinage pour assister plus freqqemment à nous chapitres où il a été touché si vivement, qu’il prèche aujourd’hui dans les principales mosquées de Constantinople que les frères de la Grappe établis depuis peu à Galata, (ville fondée par les anciens Gaulois), sont les véritables druydes d’où les derviches de Turquie sont émanez, qu’on doit les regarder comme des gens sans reproches, d’autant plus louables, qu’ayant remplis pendant le jour les devoirs de la vie civile, ils s’assemblent la nuit pour officier à table sous la direction d’un Grand Maître.1 » Cité par Thierry Zarcone, un des meilleurs spécialistes de l’histoire de la franc-maçonnerie ottomane, ce texte date de 1703 et est extrait d’une feuille intitulée Le Journal. Nouvelles de la Grappe conservé à la bibliothèque municipale d’Arles. Il témoigne de la présence dans la capitale de l’Empire ottoman, au tout début du XVIIIe siècle, d’un groupe de « compagons de la Grappe » qui se vouaient à la célébration de la bonne chère et du bon vin. Accessoirement, ces épicuriens, venus semble-t-il du sud de la France ou, pour le moins, entretenant des relations suivies avec leurs « frères des Gaules », formaient un « chapitre » dont les membres utilisaient un vocabulaire et se signalaient par des usages qui allaient se retrouver plus tard dans les loges maçonniques2. Une sorte de pré-maçonnerie ? Cela paraît d’autant plus probable que nos compagnons de la Grappe frayaient avec des « derviches » ottomans, partageant avec eux non seulement le culte du jus de la vigne, mais aussi, selon toute apparence, des pratiques initiatiques empruntées aux « véritables druides ». 1 Thierry Zarcone, Rıza Tevfik ou le ‘soufisme éclairé’. Mécanismes de pensée et réception des idées occidentales dans le mysticisme turc sous le deuxième régime constitutionnel ottoman, thèse de doctorat, Strasbourg, 1989, p. 157. 2 T. Zarcone, op. cit., pp. 132-133. -1- Quoi qu’il en soit, ce n’est que vers le milieu du XIXe siècle que la franc-maçonnerie d’obédience française va commencer à s’implanter véritablement dans l’Empire ottoman. Certes, quelques tentatives d’essaimage maçonnique sont repérables dès les dernières décennies du XVIIIe siècle. La révolution française qui s’exporte et l’épopée napoléonienne s’accompagnent, en Orient, de la création de quelques loges, généralement éphémères. C’est ainsi, en particulier, qu’un atelier lié à la Grande Loge de Marseille et répondant au nom évocateur des Nations Réunies semble avoir fonctionné à Smyrne, pendant quelques mois, dès 17863. Est également signalée, vers 1800, l’existence d’une loge française nommée l’Amitié à Salonique. Au total, fort peu de chose. De surcroît, ces initiatives n’ont laissé pratiquement aucune trace dans la mémoire maçonnique. Il faudra attendre l’expansion coloniale du Deuxième Empire et, comme en écho, la mise en œuvre, en Turquie, d’une ambitieuse politique de réformes pour que les obédiences françaises, talonnées par la plupart des puissances maçonniques européennes, mais aussi par les toutes jeunes obédiences des nouveaux États balkaniques, se hasardent à fonder des ateliers en terres ottomanes. Cette colonisation maçonnique tient évidemment pour beaucoup au fait que les obédiences européennes croient à la mission civilisatrice de la franc-maçonnerie ; porteuses d’une religion universelle et d’une vision du monde issue de la philosophie des lumières, elles entendent participer pleinement à l’aventure coloniale et à faire bénéficier de leurs idées les peuples nouvellement gagnés à la civilisation, en échange, autant que faire se peut, de substantiels avantages politiques et économiques. Mais c’est aussi du côté ottoman que la conjoncture est favorable à une multiplication des loges. De fait, dès les années 1830, la Sublime Porte, sous la contrainte des circonstances, a opté, dans ses relations avec l’Occident, pour une politique de perméabilité : perméabilité économique ; perméabilité aux technologies, aux modes de vie, aux idées ; perméabilité aussi, et peut-être surtout, aux individus. Sous les règnes des sultans Abdulmedjid et Abdulaziz, des milliers d’aventuriers européens ont pris le chemin de l’eldorado ottoman dans l’espoir d’y faire fortune4. Beaucoup s’y sont installés, prenant femme dans le pays et y semant leur progéniture. Quelques-uns vont aussi s’y illustrer en contribuant à l’effort de diffusion de la bonne parole maçonnique. Autre facteur déterminant : les garanties accordées par le pouvoir ottoman, dans le contexte de la guerre de Crimée (1854-1855), aussi bien aux ressortissants européens qu’aux populations non musulmanes de l’Empire. Soutenu dans sa lutte contre la Russie par l’Angleterre et la France, 3 Jean Bossu, « Les débuts de la franc-maçonnerie en Turquie », Juvénal, 30, mai 1969. Cf. François Vinot, La présence française et britannique de 1838 à 1850 dans le Proche-Orient ottoman. Echanges et influences, thèse de doctorat, 2 vols., Strasbourg, 1995. 4 -2- le souverain ottoman s’est trouvé dans l’obligation de payer pour cette aide : il lui a fallu reconnaître aux habitants de l’Empire, par l’édit de 1856, un certain nombre de libertés fondamentales, ouvrant ainsi la voie, entre autres, à un remarquable foisonnement d’initiatives maçonniques. Le réseau des loges d’obédience française dans l’Empire ottoman Dans la course aux initiations qui s’engage à Istanbul dès le lendemain de la guerre de Crimée, les Français sont en bonne compagnie. La franc-maçonnerie anglaise s’emploie elle aussi à occuper le terrain, parvenant même, selon tout apparence, à recruter le grand vizir en personne, Mustafa Rechid Pacha. Bientôt, il faudra également compter avec le Grand Orient d’Italie et les loges allemandes. L’Etoile du Bosphore, première loge française à voir le jour dans la capitale de l’Empire ottoman en cette période de rapprochement entre la Sublime Porte et les Puissances d’Occident, a inauguré ses travaux en 1858. Une dizaine d’années plus tard, la ville va présenter un paysage maçonnique des plus complexes : on y recensera au moins quatre loges anglaises, quatre autres d’obédience française, cinq rattachées au Grand Orient d’Italie5, deux loges se réclamant du Grand Orient de Grèce6, un atelier de la Grande Loge d’Irlande et, pour finir, deux groupes de francs-maçons travaillant en langue allemande, l’un affilié à l’obédience hellénique, l’autre à la Grande Loge de Hambourg. Insérées dans cette nébuleuse maçonnique, les quatre loges françaises dépendent, toutes les quatre, du Grand Orient de France. L’Union d’Orient a été fondée en 1864, quelques années seulement après l’Etoile du Bosphore. La loge Ser (« Amour » en arménien) date de 1866. Installée pour répondre aux besoins des frères de langue grecque, I Proodos (« Le Progrès ») est née en 1868. Les élites de la capitale ottomane ne sont pas les seules, en ces années d’ouverture aux idées venues d’ailleurs, à succomber au prosélytisme maçonnique. Vers la fin des années 1860, on recense des ateliers rattachés au Grand Orient de France ou à la Grande Loge de France dans de nombreuses villes de l’Empire : Smyrne (loge Mélès, fondée en 1868) ; Beyrouth (Le Liban, 1868 ; La Chaîne d’Orient, 1869) ; Lattaquié (L’Union des Peuples, 1866) ; Salonique (Macédoine, 1864) ; Alexandrie (Les Régénérateurs d’Égypte, 1862 ; L’Union maçonnique, 1865 ; Socrate, 1871) ; Le Caire (Les Pyramides, 1845 ; Le Nil, 1868) ; Port-Saïd (L’Union des deux mers, 1867) ; Suez (L’Amour de la Vérité, 1867) ; Ismaïlia (L’Isthme de Suez, 1867). Cette liste de loges s’enrichira encore quelques années plus tard, 5 6 Cf. Angelo Iacovella, Il Triangolo e la Mezzaluna, Istanbul, Istituto Italiano di Cultura di Istanbul, 1997. Ioannis Loukas, Istoria this Ellinikis Masonias kai Elliniki Istoria, Athens, Ekdoseis Papazisi, 1991. -3- avec une loge du Grand Orient de France à Alep (La Syrie, 1883) et une autre à Salonique (Veritas, 1904), auxquelles s’ajouteront plusieurs ateliers de La Grande Loge de France à Mansourah (Le Progrès, 1881), Alexandrie (Égypte, 1888 ; Ramsès, 1888 ; Delphes, 1888 ; Oberdank, 1888), Le Caire (Le Soleil, 1888 ; El Sedk, 1889 ; Ptolémée, 1889 ; Karnak, 1889 ; Nour-el-Chark, 1896 ; Riad el Fadael, 1904 ; El Aal, 1904 ; Stella d’Oriente, 1905 ; Choubalky, 1906), Port-Saïd (Le Phare d’Orient, 1908), Salonique (L’Avenir de l’Orient, 1908). Il est aisé de constater que cette géographie maçonnique recoupe assez rigoureusement celle des intérêts français au Levant. Dès les années 1830, en quête de grands projets, financiers et ingénieurs français, beaucoup d’entre eux rassemblés sous la bannière saintsimonienne, avaient lancé leur expédition d’Égypte à eux7, un processus qui allait avoir pour aboutissement majeur, quelques décennies plus tard, le percement du canal de Suez. La francmaçonnerie d’obédience française accompagne ce Drang nach Osten, l’encadre, lui fournit des espaces de sociabilité, un rituel, un habillage mystico-idéologique. Au Liban, de même, la France se prévaut, depuis le milieu du XIXe siècle, d’un rôle de protectrice privilégiée des chrétiens maronites. Dans un tel contexte, le Grand Orient de France n’a eu qu’à s’engouffrer dans la brèche ouverte. Ailleurs, en particulier à Smyrne et à Salonique, la présence maçonnique française tient pour une bonne part à l’existence de populations marchandes accoutumées à regarder vers la France et gagnées à la francophonie. Certes, nulle part les obédiences françaises n’ont le monopole de l’apostolat maçonnique. En Égypte, elles se heurtent à la vive concurrence des loges anglaises, celles-ci étant d’autant plus courues qu’elles fonctionnaient comme des sortes de clubs8. À Salonique, elles doivent faire face aux loges italiennes, particulièrement actives, ainsi qu’à des ateliers liés à diverses puissances balkaniques. En matière de franc-maçonnerie, comme en bien d’autres domaines, la capitale de la Macédoine est pleinement plurielle. Grâce aux matériaux conservés dans les archives des obédiences, il est possible de se faire une idée assez précise du recrutement de ces loges. On constate que certaines d’entre elles, surtout au Liban et en Égypte, ne regroupaient que des expatriés français : quelques officiers et diplomates ; mais surtout des artisans, des ingénieurs, des hommes d’affaires, des membres de professions libérales, tout un microcosme colonial, avec son mélange d'utopistes, de techniciens et d’aventuriers. Toutefois, la clientèle visée est aussi, en première ligne, celle 7 L’expression est de Sébastien Charléty, Histoire du Saint-Simonisme, rééd., Paris, Gonthier, 1965, p. 183. Karim Wissa, « Freemasonry in Egypt 1798-1921. A Study in Cultural and Politic Encounters », Bulletin (British Society for Middle Eastern Studies), Vol. 16, n° 2. (1989), pp. 143-161. 8 -4- des notables du cru. Les non musulmans, habitués à servir de truchement entre l’Europe et l’Empire ottoman, ont été les premiers à se laisser gagner à la franc-maçonnerie. Très vite, on a vu se constituer des loges qui ne regroupaient pratiquement que des juifs ou des chrétiens. Ainsi, à Beyrouth, affiliée au Grand Orient de France, la loge Le Liban est formée de frères presque tous issus de la communauté maronite9. De même, à Istanbul, les Grecs et les Arméniens ayant opté pour la franc-maçonnerie d’obédience française se retrouvent les uns au sein de la loge I Proodos (« Le Progrès »), les autres dans la loge Ser (« Amour »). À Salonique, où les juifs constituent près de la moitié de la population, la Veritas, comme la plupart des nombreux ateliers dont la ville est pourvue, puise largement dans cette composante incontournable de la société locale. Les élites musulmanes, elles, se signalent dans l’ensemble par une aversion prononcée à l’endroit de la franc-maçonnerie, souvent perçue comme une entreprise diabolique visant à convertir les adeptes de Mahomet à la religion chrétienne. L’intense propagande antimaçonnique dont se repaissent les milieux conservateurs n’a cependant pas réussi à empêcher certaines loges de faire de nombreuses recrues dans les strates liées au pouvoir politique, majoritairement marquées au sceau de l’islam. Ainsi, à Istanbul, l’Union d’Orient, un des plus beaux fleurons du Grand Orient de France, comptait en 1869, sur un total de 143 frères, 53 musulmans : des militaires, des magistrats, des fonctionnaires, quelques hommes de religion, et aussi quelques hautes personnalités comme le président du Conseil d’Etat Ibrahim Edhem Pacha ou le prince égyptien Mustafa Fazıl Pacha, qui s’était fait initier en compagnie d’une bonne partie de son état-major de domestiques et de conseillers10. Dans la même ville, la loge I Proodos allait parvenir, quelques années plus tard, à gagner à la franc-maçonnerie plusieurs membres de la famille impériale (en particulier le prince Murad qui régnera en 1876 sous le nom de Murad V) et tout un lot de diplomates persans, sans parler de plusieurs figures marquantes de la scène littéraire ottomane. Dans les autres zones d’implantation de la francmaçonnerie d’obédience française, la situation est comparable. Ainsi, à Salonique, les deux loges françaises de la ville se féliciteront, au début du XXe siècle, de compter parmi leurs frères des membres de la confession dominante, peu nombreux mais de marque. En Égypte, les musulmans sont si nombreux, à côté des chrétiens et des juifs, que le Grand Orient de France s’est vu dans l’obligation d’accepter, dès 1867, la création d’une organisation sous tutelle, le Grand Orient d’Égypte, dirigé pendant quelques années par le Prince Abd ul-Halim, 9 Eric Anduze, La franc-maçonnerie coloniale au Maghreb et Au Moyen-Orient (1876-1924) : un partenaire colonial et un facteur d’éducation politique dans la genèse des mouvements nationalistes et révolutionnaires, thèse de doctorat, Strasbourg, 1996, p. 144. 10 Bibliothèque Nationale, FM2867, l’Union d’Orient, tableaux de loge pour les années 1868 et 1869. -5- le plus jeune des fils de Mohammed Ali Pacha11. Mis à part des membres de la famille khédiviale et une large gamme de hauts fonctionnaires, politiciens, ministres, écrivains et journalistes, la franc-maçonnerie va même intéresser pour un temps deux figures majeures du réformisme musulman : Jamal al-Din al-Afghani, un des champions de la lutte contre l’impérialisme européen, et Muhammad ‘Abduh, futur Mufti d’Égypte12. Naturellement, tous ces notables se trouvent exposés, dans les loges qu’ils fréquentent, à la langue et à la culture françaises. C’est en français que les ateliers correspondent avec les organes centraux des obédiences, installés à Paris. C’est aussi, bien souvent, en français qu’ils conduisent leurs activités : cérémonies d’initiation, tenues solennelles, conférences… De même, les divers textes qui organisent et encadrent le travail maçonnique, en particulier les constitutions, codes, règlements et rituels, viennent de France ou calquent la production française. Dans l’ensemble, une telle inféodation à la langue de Voltaire ne pose pas problème, car les couches sociales susceptibles de céder à l’attrait de l’ésotérisme maçonnique sont, à partir des années 1860, largement ouvertes à la francophonie. La plupart des officiers supérieurs et des hauts serviteurs de l’Etat ont bénéficié, dans leurs années de formation, d’un séjour prolongé en France. Bon nombre d’entre eux, à partir de 1868, sont aussi passés par le Lycée Impérial de Galatasaray, mis en place avec la collaboration de Victor Duruy et spécialisé dans la formation de cadres francophones. Bien que d’origine ibérique ou italienne, les juifs, pour leur part, se sont largement francisés, grâce aux écoles de l’Alliance Israélite Universelle. Les communautés chrétiennes de l’Empire ont-elles aussi jugé utile d’investir dans l’apprentissage du français, langue de la diplomatie, du savoir moderne, véhicule privilégié de la culture européenne, mais aussi sabir du commerce international. Dans quelques loges, néanmoins, la question de l’adoption d’une langue indigène comme langue de travail n’a pas manqué d’être rapidement posée. Face à de telles aspirations, les obédiences françaises n’ont eu d’autre issue que de lâcher du lest. Ainsi, dès 1867, Louis Amiable, vénérable de l’Union d’Orient, devait prendre l’initiative de faire traduire les rituels en langue turque et d’organiser, à l’intention des frères d’origine musulmane, des tenues qui se déroulaient intégralement en turc13. La loge I Proodos, dont beaucoup de membres étaient grecs, semble avoir opté, de même, pour une alternance des langues, utilisant tour à tour, dans ses cérémonies, le français, le grec ou le turc. Il y a lieu de penser que la loge Ser, de son côté, 11 K. Wissa, op. cit. ; Jacob Landau, « Prolegomena to a Study of Secret Societies in Modern Egypt », Middle Eastern Studies, vol. 1, n° 2, jan. 1965, pp. 135-186. 12 L’un et l’autre, cependant, ne doivent pas être comptés au nombre des recrues de la franc-maçonnerie française. Initié dans une loge italienne, Afghani avait finalement rejoint la loge anglaise Kawkab al-Shark ; Abduh, de même, fréquentait la même loge anglais que Lord Cromer. 13 Bibliothèque Nationale, FM2867, Union d’Orient, lettre de Scaliéri du 11 février 1874. -6- travaillait ne serait-ce que pour partie en arménien. En Égypte, le recours à l’arabe s’est aussi très tôt imposé, dans un contexte d’intense concurrence entre les diverses maçonneries européennes, comme une concession dont on ne pouvait guère faire l’économie. Placées sous la tutelle du Grand Orient de France, les loges du Grand Orient d’Égypte se sont drapées, dès 1867, dans un rôle de maçonnerie « nationale », encline à l’arabisation. Une quinzaine d’années plus tard, la question du rituel en langue arabe sera encore soulevée par une loge française de Mansurah, Les Amis du Progrès. Dans une correspondance adressée au siège parisien du Grand Orient, son vénérable insistera sur la nécessité de traduire rapidement les constitutions, les statuts, les dispositions judiciaires et les rituels des trois premiers grades, en raison de l’augmentation du nombre des « indigènes » dans plusieurs ateliers d’Égypte14. Mais quoi qu’en dise l’adage, traduire ne veut pas dire trahir. Traduits en turc, grec, arménien ou arabe, les rituels et autres textes maçonniques de provenance française conservent l’empreinte de leur origine et continuent de faire souffler, à travers les loges, l’esprit français. Selon toute apparence, le Grand Orient et la Grande Loge de France l’ont bien compris, qui n’ont rien entrepris, en territoire ottoman tout au moins, pour faire obstacle à la pénétration des idiomes locaux dans les ateliers placés sous leur dépendance. La question du « rite français » Dans le contexte des loges ottomanes, l’esprit français c’est, en tout premier lieu, la fidélité à la philosophie des Lumières et aux idéaux de la Grande Révolution. Alors que les loges anglaises se signalent, tout au long des dernières décades du XIXe siècle, par leur répugnance à se laisser entraîner sur le terrain des actes de foi politiques, les loges d’obédience française, elles, et plus particulièrement celles liées au Grand Orient de France, se délectent de variations sur des thèmes convenus certes, mais toujours d’une brûlante actualité. Ils aiment à parler de liberté, de justice sociale ; ils appellent de leurs vœux une parfaite égalité des citoyens devant la loi ; ils exaltent la notion de fraternité, un terme qui, dans le climat politique et idéologique de l’époque, fait surtout référence à la nécessité d’une harmonieuse cohabitation des peuples sous la houlette du sultan. Dans un discours prononcé en loge le 28 mars 1868, le vénérable de la loge I Proodos, Charilaos Callaïssakis, donne le ton : « …Les principes sublimes de liberté, égalité, fraternité sont les fondements de la société, la base de la morale, les droits incontestables de l’homme. 14 Lettre du 26 novembre 1882, citée par E. Anduze, op. cit., vol. II, pp. 447-448. -7- Pour empêcher l’arbitraire, pour réprimer les abus, pour défendre la société contre ceux qui, par ignorance ou par malice, foulent aux pieds les droits sacrés de l’homme, veulent y porter atteinte, l’homme a constitué l’autorité. Cette autorité doit être basée sur la justice et l’égalité, avoir pour but la sauvegarde de la liberté individuelle, le bonheur de tous, et pour cela il est nécessaire qu’elle soit établie sur le consentement unanime de ceux dont elle dirigera les destinées. Vouloir imposer cette autorité par la force, c’est illégitime, c’est un crime de lèse-humanité, vouloir l’abolir ou la détruire, c’est une aberration… »15 Vers la même époque, des discours d’une tonalité comparable résonnent sous bien d’autres toits encore, et notamment dans les loges françaises d’Égypte. Ici, on se souvient volontiers que le général Kléber avait fondé, dès 1799, un atelier nommé Isis dont la devise n’était autre que celle de la révolution française : « liberté, égalité, fraternité ». On n’oublie pas non plus que Napoléon Bonaparte, lors de son débarquement à Alexandrie en 1798, avait prononcé, parmi bien d’autres mots magiques, ceux de république et d’égalité16. À défaut d’exalter la triade républicaine -car la chose ne va pas sans risques dans une monarchie nouvellement érigée en État de droit et dont les sujets ne savent pas encore jusqu’où ils peuvent aller dans l’expression de leurs aspirations- les loges reprennent à leur compte les nouvelles postures de la France bourgeoise et impériale : la foi en la Civilisation et en la Science, le culte du Progrès, la croyance en la suprématie de la Raison. Sur ce chapitre encore, le discours de Charilaos Calaïssakis, déjà cité, constitue une véritable pièce d’anthologie : « À quoi bon les distinctions de caste, de nationalité ou de croyance ? Pourquoi ces dissensions, ces haines entre nous (…) ? Combattre les préjugés, apaiser les haines suscitées par des divergences politiques et religieuses, unir les hommes par des liens indissolubles de fraternité, tel est le but que nous nous proposons (…). Ici en Orient, plus que partout ailleurs, la maçonnerie aurait besoin de planter son étendard civilisateur sur lequel sont inscrits les mots Union, Paix. L’Orient (…) a plongé pendant des siècles dans les ténèbres. L’Orient se réveille aujourd’hui de son long et triste sommeil (…). Nous devons tous d’un commun accord diriger nos efforts vers ce point lumineux qui s’appelle Civilisation, Progrès. C’est nous, mes frères, guidés par les principes de notre institution, qui devons ouvrir la marche, qui devons opérer ce prodige… » 15 16 Bibliothèque Nationale, FM2865, I Proodos, dossier d’installation en date du 28 mars 1868. K. Wissa, op. cit. -8- Cette religion du Progrès, empruntée aux philosophes des Lumières et pétrie de rationalisme, ne pouvait évidemment pas s’épanouir sans que ne soit mis en discussion l’un des fondements essentiels de la maçonnerie traditionnelle, la croyance en Dieu et en l’immortalité de l’âme. En France, au sein du Grand Orient de France, les athées et les antithéistes avaient lancé leur offensive contre le principe divin dès le début des années 1860, demandant que soient gommées des constitutions et rituels les références au Grand Architecte de l’Univers. À ceux qui s’en étaient scandalisés, il avait été répliqué que les francs-maçons œuvraient ainsi en faveur d’une liberté absolue de la conscience humaine17. Le débat n’allait pas tarder à embraser aussi les loges ottomanes de l’obédience. C’est « l’affaire Flourens » qui a mis le feu aux poudres. De fait, le 12 juin 1866, lors d’une cérémonie d’initiation, les frères de l’Union d’Orient ont eu à se prononcer sur un cas bien singulier. Un candidat à l’admission dans l’ordre, Gustave Flourens, au moment de prêter serment, a sèchement refusé d’invoquer le Grand Architecte de l’Univers : « Monsieur Gustave Flourens, » lisons-nous dans une longue lettre adressée au siège central de l’obédience deux jours plus tard, « a déclaré professer l’athéisme le plus pur. À la question ‘Quel est le devoir de l’homme envers Dieu ?’ il a dit : ‘Anéantir cette erreur ! Le principe créateur ou Divin est faux. Dieu n’existe pas. Il n’a jamais existé.’ Et encore : ‘S’il y avait même un Dieu, il serait l’ennemi de l’humanité, l’ennemi du progrès’, etc. etc. Il a refusé de jurer devant le Grand Architecte de l’Univers et a dit qu’il ne jurait et promettait que sur la foi et l’honneur. »18 Alors même que la constitution du Grand Orient de France exigeait encore, à cette date, la croyance en l’existence de Dieu, les membres de la loge, au terme d’un vote, ont accepté d’initier l’athée. L’affaire ne pouvait que faire grand bruit. Lettres de protestation, démissions en masse, plaidoyers à charge ou à décharge. Un épais dossier, conservé dans les archives l’obédience, vient témoigner de l’ampleur du scandale. À l’intérieur même de l’Union d’Orient, bon nombre de frères n’ont pas hésité à manifester à ciel ouvert leur désaccord avec leur vénérable, Louis Amiable, qui avait accepté de procéder à l’initiation de Flourens. Les ateliers des autres obédiences ont sauté sur l’occasion pour vouer le Grand Orient de France aux gémonies. Même la loge arménienne Ser, pourtant affiliée à la même obédience que l’Union d’Orient, s’est mise de la partie, exigeant une condamnation sans équivoque des hérétiques. 17 18 Pierre Chevallier, Histoire de la franc-maçonnerie française, tome II, Paris, Fayard, 1974, pp. 443 et sv. Bibliothèque Nationale, FM2866, l’Union d’Orient, lettre du 14 juin 1866. -9- L’agitation provoquée par l’affaire va durer près de deux ans. Le calme reviendra vers la fin de l’année 1867, après que le Grand Orient eut provisoirement tranché, lors de son assemblée législative, en faveur de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme19. Mais la trêve sera de courte durée. Dès l’écroulement du Deuxième Empire, en 1870, les libres penseurs et les athées, puisant dans le bouillonnement idéologique de la Commune, reprendront leur travail de sape et finiront par imposer, quelques années plus tard, la mise au rancart du Grand Architecte. À cette époque, la pratique maçonnique française se signalait déjà, depuis longtemps, non seulement par la relative simplicité de son cérémonial, mais aussi, au plan doctrinal, par un ancrage dans la philosophie des Lumières. Désormais, elle se caractérise aussi par la bienveillance qu’elle affiche à l’endroit de la libre pensée. Les pamphlétaires qui, en terres ottomanes, présentent la franc-maçonnerie comme une entreprise de démolition de la croyance en Dieu savent incontestablement de quoi ils parlent20. Singulièrement, cette maçonnerie ouverte à la contestation des certitudes établies, défendant l’émancipation absolue de la pensée et la libre mobilisation des ressources de la Raison, ne semble pas avoir décontenancé les élites ottomanes. Certes, dans les années 1870, bon nombre de notables manifestent une préférence pour les maçonneries italienne ou anglaise, jugées moins sulfureuses que le Grand Orient de France. Il suffit cependant de jeter un coup d’œil aux tableaux qui dressent, année après année, la liste des membres de chaque loge pour constater que la suppression des références au Grand Architecte de l’Univers n’a pas empêché l’obédience française de continuer à faire des recrues, surtout à compter du moment, au lendemain de la mainmise britannique sur l’Égypte (1882), où la pénétration française a paru pouvoir faire contrepoids aux visées de l’Angleterre. L’argumentation des loges françaises est il est vrai imparable : le Grand Architecte a été écarté de la constitution et des rituels, mais cela ne peut d’aucune façon être interprété comme une invitation à l’athéisme. Cette façon de concevoir les choses a peut-être convaincu certains théistes impénitents. Mais il y a aussi lieu de penser, plus simplement, que les ateliers du Grand Orient de France venaient à point nommé répondre aux besoins d’une frange non négligeable de libre penseurs, heureux de trouver en loge un espace de connivence. À cet égard, il est significatif que l’Union d’Orient, en pleine affaire Flourens, n’ait perdu aucune de ses recrues musulmanes. Son tableau de loge pour l’année 1869 abonde 19 Au cours de ce convent, Louis Amiable se signala comme un des principaux animateurs de la campagne pour la suppression du Grand Architecte. Cf. à ce propos P. Chevallier, op. cit., p. 448. 20 Voir par exemple le Habnâme de Pertev Ethem Pacha, analysé par K. S. Sel, Türk Masonluk Tarihine Ait Üç Etüd, Istanbul : Mimar Sinan Yay., s.d., pp. 47-61. - 10 - encore en officiers de l’armée ottomane, hauts fonctionnaires, secrétaires d’État, gouverneurs à la retraite et autres pachas. De toute évidence, aucun de ces membres éminents de la nomenklatura ottomane n’avait trouvé à redire à la profession d’athéisme d’un néophyte qui, en la circonstance, n’avait fait que dire tout haut ce que d’autres conservaient dans le secret de leur cœur. L’offensive anticléricale Il n’est évidemment pas question, même après que le Grand Orient de France eut opté pour la suppression du Grand Architecte de l’Univers, de pousser à l’irréligion. Un texte émanant de la loge Ser met, en 1883, les points sur les i : « Dans la sphère où elle se place, la franc-maçonnerie respecte la foi religieuse et les opinions politiques de chacun de ses membres ; mais elle interdit formellement à ses assemblées toute discussion en matière religieuse ou politique qui aurait pour objet soit la controverse sur les différentes religions, soit la critique des actes de l’autorité civile et des diverses formes de gouvernement… »21 Adressé au siège de l’obédience, ce projet de motion est on ne peut plus explicite : dans un Etat multiethnique et multiconfessionnel tel que l’Empire ottoman, il est des choses dont il vaut mieux ne pas parler. Les disputes religieuses doivent être bannies, de même qu’il convient d’éviter, en ces années où les espions du sultan Abdulhamid II font preuve d’une redoutable efficacité, toute mise en cause du pouvoir politique. Pour mieux se prémunir contre d’éventuels dérapages, certaines loges ont même trouvé la solution miracle : elles ont recruté des fonctionnaires de la police ottomane, assurant ainsi une bonne circulation de l’information, mais sous contrôle22. En revanche, aucun frein ne semble avoir été prévu à l’expression d’opinions anticléricales. Vers 1880, en métropole, le Grand Orient de France s’est déjà fait remarquer par la hargne dont il témoigne vis-à-vis de l’église catholique, et d’une manière plus générale à l’endroit de toutes les religions institutionnalisées23. Il apparaît clairement, à la lecture des dossiers conservés dans les archives de l’obédience, que plusieurs ateliers de l’Empire ottoman n’ont pas tardé à enfourcher la même obsession. Sur le terrain, il est vrai, la situation ne peut que susciter des controverses. Soutenues par les chancelleries des Puissances, les missions religieuses sont partout. Protestants ici, congrégations catholiques là, en posture de 21 Bibliothèque Nationale, Rés. FM2157, Ser, 17 juillet 1883. Ainsi, le tableau de loge pour l’année 1869 de l’Union d’Orient recense plusieurs frères appartenant au ministère de la Police ; 23 P. Chevallier, op. cit., vol. III, pp. 42 et sv. 22 - 11 - perpétuelle concurrence. Les missionnaires ont tiré profit des garanties arrachées à la Sublime Porte au fil des diverses crises auxquelles celle-ci a dû faire face pour se répandre à travers tout le pays, et notamment dans les « zones d’influence » reconnues aux Puissances. Devant tant de zèle, le pouvoir ottoman a réagi en multipliant les obstacles administratifs, les petites chicanes, les arguties24. Il s’est bien gardé, d’autre part, de contrecarrer les élans anticléricaux des frères qui, depuis leur bastion maçonnique, s’étaient fait une spécialité de tirer à boulets rouges sur l’infâme. C’est de Beyrouth, capitale d’une province de l’Empire ottoman où les missions catholiques étaient particulièrement bien représentées, que viennent les premières lettres qui, de manière répétée, s’emploient à dénoncer les machinations du clergé. Dans une pétition en date du 28 avril 1876, signée de tous les membres de la loge Le Liban, il est déjà question des calomnies que « l’Eglise » -sans autre précision- profère injustement à l’endroit de la francmaçonnerie25. Bientôt, l’offensive va se faire plus ciblée : « … Nous nous empressons de vous faire part que la société des Jésuites ayant été traduite de la France, un grand nombre de ses membres se sont installés en Syrie où ils possèdent de vastes établissements et où ils exercent une grande influence sur la population bigote et les femmes. Les animosités que ces gens conservent contre la France les ont rendu hostiles contre ses œuvres et il paraît qu’ils se sont juré mutuellement de combattre tout acte humain et philanthropique… »26 Dans la suite du document, il est fait reproche aux Jésuites d’avoir accusé -à tort- les francsmaçons de complot contre la sécurité de l’Etat ottoman. Ces mêmes Jésuites, dépeints comme de perpétuels intrigants, seront rendus responsables, quelques années plus tard, de la disparition de documents maçonniques confiés au bureau de poste de Beyrouth27. Signée de G. D. Sursock, un des noms les plus prestigieux du négoce beyrouthin, une lettre d’avril 1901 condense deux décennies d’accrochages incessants entre la loge et la gent cléricale, membres de la Compagnie de Jésus en tête : « Notre Loge du Liban se maintient toujours bien, malgré les attaques réitérées de la bête jésuitique qui ne cesse de travailler pour nous dénigrer aux yeux des fidèles jésuites et jésuitesses qui sont nombreux ici. Ils ont profité de la semaine dernière pour prêcher dans toutes les églises de la ville que les maçons sont divisés en deux 24 Cf. Christiane Babot, Les missions jésuites et assomptionnistes en Anatolie (Turquie) à la fin de l’Empire ottoman et au début de la République turque, Thèse de doctorat, Strasbourg, 2000. 25 E. Anduze, op. cit., vol. II, pp. 489-495. 26 Lettre du 17 janvier 1881, citée par E. Anduze, op. cit., vol. II, p. 497. 27 Lettre du 7 octobre 1885, citée par E. Anduze, op. cit., vol. II, p. 499. - 12 - catégories, les bandits et les canailles. Nous répondons par la traduction, en langue arabe, de quelques brochures envoyées par le Grand Orient qu nous allons faire imprimer et distribuer gratis, même dans les églises… »28 Au Caire, l’ambiance n’est guère meilleure. En janvier 1897, nous voyons Louis Deschamps, vénérable de la loge Le Nil, prendre sa plume pour condamner l’action des Jésuites (encore eux !), les accusant de s’infiltrer dans toutes les couches de la société et d’employer la corruption pour acheter des terrains à bon compte dans le but de couvrir le pays d’écoles. « Il est temps, » conclut-il, « de lutter sérieusement contre les agissements du parti jésuite en Égypte, et je crois que nous arriverions à un premier résultat en obtenant du gouvernement français la fondation d’une école laïque sous la dépendance du ministère de l’Instruction publique. »29. Dans la capitale ottomane, c’est l’Etoile du Bosphore, un atelier installé en 1858, qui se signale, au tournant du siècle, comme le principal porte-flambeau de l’anticléricalisme. La loge, certes, a mal vieilli. Plusieurs de ses membres sont des commerçants véreux, connus pour leurs accointances avec la police du sultan. « Moitié espions, moitié fripons » a tranché Brémond d’Ars, un diplomate français inscrit au tableau de l’atelier, dans un entretien avec les responsables de l’obédience30. Toutefois, en matière de lutte contre les missions catholiques et autres agents du papisme, certains de ses dignitaires ne manquent pas d’allant. Ils surveillent de près le microcosme clérical d’Istanbul, s’intéressent aux faits et gestes du nonce apostolique, scrutent les œuvres philanthropiques de l’Eglise. Un des officiers de la loge, Mihran Marachian, se passionne tout particulièrement pour la question. Il multiplie les dissertations sur les méfaits du clergé, n’hésitant pas, à l’occasion, à noircir un nombre considérable de feuillets. Le ton de ces rapports n’est jamais amène. Dans l’une de ses philippiques, Marachian ira jusqu’à accuser les missions catholiques d’être à l’origine des mésaventures de la langue et de la culture françaises en Turquie : « … On a prétendu à la Chambre que les missions catholiques enseignaient en même temps que la langue l’amour de la France. Quelle ironie ! Le catholicisme adhérant à l’enseignement du français empêche au contraire les communautés non catholiques d’envoyer leurs enfants aux écoles dites chrétiennes, où l’on enseigne un peu de français et beaucoup de bigotisme, très peu de science et beaucoup de catéchisme. 28 Lettre du 9 avril 1901, citée par E. Anduze, op. cit., vol. II, p. 505. K. Wissa, op. cit. 30 Archives du Grand Orient de France, Etoile du Bosphore, note du 23 octobre 1901. 29 - 13 - Pour ce qui est de propager l’amour de la France, je vous dirai en toute sincérité que tout en ayant l’air de s’apitoyer sur les erreurs et égarements de la France impie, persécutrice des saintes doctrines, ils inculquent avec une insinuation jésuitique écœurante la haine de la France libérale (…) Dans cette masse de prêtraille soudoyée par la France il y a à peine 10% de vrais Français ; le reste est de la même provenance que ses élèves ; et tout ce monde connu sous le nom générique de Frenk relève des nonces du Pape, reçoit de l’argent de France (…). Les Levantins, si mal cotés en France, sont les produits de ces écoles chrétiennes (…) ; ils sont tous, sans exception, récalcitrants aux principes libéraux ; ces échappés du séminaire parlent entre eux une mélopée de français (sic)… »31 Abondante et débridée, la prose de Marachian représente assurément, dans la production épistolaire des loges ottomanes, un cas singulier. Ailleurs, lorsqu’ils s’expriment, les hérauts de l’anticléricalisme parviennent d’ordinaire à ne pas trop outrepasser les limites d’une relative sobriété. Cela dit, il faut bien reconnaître que l’époque a un faible pour les excès du verbe, les effets de tribune. Face aux assauts des francs-maçons, les hommes de religion ne manquent du reste pas de ressources. Les pamphlets antimaçonniques qu’ils font circuler -en utilisant tous les moyens à leur disposition, à commencer par les bulletins paroissiaux- n’ont généralement pas grand-chose à envier à la verve dont se plaisent à faire étalage les correspondants du Grand Orient. Ils sont d’autant plus pugnaces qu’ils savent pouvoir compter, à travers toutes les échelles du Levant, sur le soutien des agents consulaires et diplomatiques français, beaucoup plus enclins, en matière de défense des intérêts de la France en Orient, au réalisme politique qu’à des prises de positions doctrinaires32. La mobilisation en faveur de l’école laïque Les congrégations, ce sont d’abord, et surtout, des écoles. Des centaines d’établissements dispersés à travers tout l’Empire ottoman. Maurice Barrès en compte quelque 300 en 190533. À la veille de la Première Guerre mondiale, il y en a plus d’une centaine dans le seul territoire de l’actuelle Turquie34. Dans les secteurs perméables à l’influence française (Istanbul, Smyrne, Anatolie de l’ouest, Macédoine, littoral pontique, Cilicie, Liban, Égypte…), toutes 31 Archives du Grand Orient de France, Etoile du Bosphore, lettre du 4 décembre 1901. Cf. à ce propos Jean Riffier, Les œuvres françaises en Syrie (1860-1923), Paris, l’Harmattan, 2000, qui cerne avec beaucoup de clarté les tenants et aboutissants de la politique -très favorable aux congrégations- suivie par IIIe République anticléricale en terres coloniales. 33 Maurice Barrès, Faut-il autoriser les congrégations ?, Paris, 1923, p. 533. 34 R. Mantran « Les écoles françaises en Turquie (1925-1931) », dans P. Dumont et J.-L. Bacqué-Grammont (eds.), La Turquie et la France à l’époque d’Atatürk, Paris, Association pour le développement des études turques, 1981, pp. 179-189. 32 - 14 - les agglomérations de quelque importance comptent au moins une école congréganiste. Grâce aux lignes de chemin de fer, ce réseau scolaire couvre même l’intérieur des terres, autrefois difficiles d’accès. C’est ainsi notamment que les stations jésuites et celles des Augustins de l’Assomption jalonnent, pour partie, le tracé du Bagdad Bahn : Ismidt, Eski-Chéhir, Konya, Césarée, Adana…35 Les frères du Grand Orient de France, ceux du moins qui se sont spécialisés dans le débusquage des activités cléricales, tiennent tous ces établissements à l’œil. C’est ainsi, en particulier, que dans un rapport-fleuve confectionné dans les dernières semaines de 190136, un professeur du Lycée Impérial de Galatasaray ayant des accointances avec l’Etoile du Bosphore passe en revue l’ensemble du réseau scolaire français d’Istanbul. Ce travail de professionnel épluche par le menu le dispositif pédagogique des congrégations, fournit des informations précises sur les programmes, les emplois du temps, les manuels utilisés, le système des récompenses, les structures associatives mises à la disposition des élèves, etc. Le rapport ne vise évidemment pas à vanter l’excellence de l’œuvre accomplie. Il s’agit au contraire de démontrer comment les missions catholiques s’efforcent de développer chez leurs élèves l’obéissance au détriment de l’intelligence ; comment elles s’emploient à utiliser à leur profit, ou à celui d’une « haute direction » les « forces vives » dont elles assurent la formation.37. Au Liban et en Égypte, la cible est la même : c’est surtout l’activité pédagogique des congrégations qui fait scandale. Aux yeux des frères anticléricaux, les congrégations n’ont pas seulement le tort de mettre au premier plan de leurs préoccupations les intérêts de l’église catholique. Elles sont aussi accusées d’œuvrer à la diffusion d’un savoir dogmatique, inadapté à l’époque et au service du despotisme. En 1907, le vénérable de la loge égyptienne Les Amis du Progrès exprime sa façon de voir avec une brutalité exemplaire : « …Le clergé (…) tue l’intelligence [de l’Oriental] en le détournant des sciences vraies et positives pour le porter sur les sciences abstraites et les croyances superstitieuses, en lui faisant redouter le jugement dernier, en remplaçant chez lui l’initiative par l’inertie, en inculquant en lui les principes de la paresse et de 35 Pour une carte plus précise de ces établissements venus dans le sillage du chemin de fer, voir Chr. Babot, op. cit. ; du même auteur, La mission des Augustins de l’Assomption à Eski-Chéhir. 1891-1924, Istanbul-Strasbourg, éditions Isis, 1996 (mémoire de DEA). 36 Les français et l’enseignement à Constantinople. L’influence française, ce qu’elle aurait pu et dû être, ce qu’elle est devenue, [Constantinople], 1901, 84 p. Rapport transmis au Grand Orient de France par Marachian le 2 janvier 1902 (Archives du Grand Orient de France, Etoile du Bosphore). Ce texte est reproduit dans la thèse d’E. Anduze, op. cit., vol. II, pp. 605-616. 37 E. Anduze, op. cit., vol. II, p. 610. - 15 - l’indifférence, en lui apprenant à faire le mal et à humilier ses parents, en introduisant la division dans les peuples et en l’asservissant à l’autorité dirigeante… »38 L’auteur de ces lignes s’intéresse aussi, un peu plus loin, au sort des femmes, déplorant que des « religieuses ignorantes et aveuglément obéissantes » ait été disséminées un peu partout « pour tromper les jeunes filles, leur inculquer un fanatisme révoltant et la haine de leur patrie, en leur apprenant qu’elles ne sont que de passage sur cette terre et que la vraie patrie est le Ciel. »39 Comment faire échec à la marée montante des écoles congréganistes ? Le Grand Orient avait répondu à cette question dès son convent de 1869. Il avait appelé les francsmaçons à se mobiliser partout où ils se trouvaient pour travailler à l’instauration de l’instruction laïque, étant entendu que celle-ci devait être, en métropole tout au moins, gratuite et obligatoire40. Les loges avaient été chargées de réfléchir à la question. Parallèlement, des institutions proches de l’obédience et comptant de nombreux maçons en leur sein -en particulier la Ligue de l’Enseignement fondée peu auparavant (1866)-, s’étaient lancées dans une active campagne de promotion de l’école républicaine pour tous. Dans l’Empire ottoman, c’est à la même époque (1868) qu’est mis en place le lycée impérial de Galatasaray, prestigieux établissement francophone sorti des cartons du ministère français de l’instruction publique. Cette brèche ouverte, l’idée d’opposer au monopole éducatif des congrégations un enseignement débarrassé de toute emprise confessionnelle ne pourra que faire son chemin. Au Liban, terre d’élection des missions catholiques, les frères rassemblés sous la bannière du Grand Orient de France se sont intéressés à l’éducation des couches défavorisées dès la création de leur loge en 1868, dépensant des « sommes considérables » pour les « écoles des pauvres » et l’instruction des orphelins41. Moins d’une dizaine d’années plus tard, ils vont former le dessein de fonder leur propre réseau scolaire, constitué d’établissements où pourraient être accueillis « les enfants des maçons, ceux des pauvres et des orphelins, sans distinction de religions ni de sectes »42. Dans un territoire où le tissu scolaire des congrégations, fort de son ancienneté, était d’une rare densité et, quoi que pussent en penser les membres du Grand Orient, répondait 38 Archives du Grand Orient de France, Les Amis du Progrès, lettre du 7 avril 1907, citée par E. Anduze, op. cit., vol. II, p. 455. 39 E. Anduze, loc. cit. 40 P. Chevallier, op. cit., vol. II, p. 62. 41 Pétition de la loge Le Liban adressée au Grand Orient de France en avril 1876, citée par E. Anduze, op. cit., p. 490. 42 Il est fait état de ce projet dans la pétition déjà citée. - 16 - assez bien aux besoins de la population, un tel projet ne pouvait que fleurer l’utopie. Il avait d’autant moins de chances d’aboutir que les autorités françaises misaient ouvertement sur les congrégations et soutenaient leurs écoles avec libéralité. Les francs-maçons beyrouthins pourront néanmoins se féliciter, au tournant du XXe siècle, de disposer dans leur ville d’une Institution française laïque placée sous la direction d’Henry Olivier, un frère affilié au Grand Orient43. Peu importe que cet établissement n’ait guère réussi, in fine, à se tailler une place dans le tissu scolaire local ; il semble qu’il ait contribué, pour le moins, à défricher le terrain, ouvrant ainsi la voie à l’implantation, quelques années plus tard, d’un collège de la mission laïque44. Il faut aussi noter, dans ce contexte, que la loge Le Liban a compté, dès les années 1880, plusieurs enseignants parmi ses membres45, un atout qui lui a certainement permis d’appréhender la question scolaire avec une certaine compétence. On retrouve une configuration assez comparable en Égypte. Ici aussi, les écoles congréganistes occupent le haut du pavé. Confrontés à cette situation, les correspondants du Grand Orient se signalent par leur parfait alignement sur la doctrine de l’obédience. Ce qu’ils proposent, lorsqu’ils jugent utile de s’exprimer sur la question, c’est de faire pièce aux établissements religieux en jetant les bases d’une instruction laïque. Cette idée est notamment développée par le vénérable des Amis du Progrès, à Mansurah. Il n’oublie pas de préciser, au passage, que ce serait au gouvernement français d’assurer le financement desdites écoles. Mais les francs-maçons auraient leur part de l’entreprise : c’est à eux qu’il incomberait de prendre le contrôle des établissements46. Il convient d’ajouter qu’en attendant que Paris passe à l’acte, des frères d’obédience française avaient trouvé place dans le système éducatif égyptien, accédant ainsi à la possibilité de mettre en pratique leurs choix pédagogiques, dans la mesure où la réglementation locale le permettait. En particulier, c’est ainsi que Peltier Bey, franc-maçon du Grand Orient, ancien inspecteur primaire à Laval, dirigeait depuis 1885 l’École Normale du Caire. À ce poste, il s’était illustré en publiant, en collaboration avec l’un de ses collègues, un Cours de français à l’usage des écoles d’Orient (paru chez Delagrave en 1898). Mais, surtout, il avait recruté une dizaine de professeurs chargés de l’enseignement du français en Égypte, maillons essentiels d’une pédagogie laïque telle que l’entendaient le Grand Orient et les institutions qui se consacraient, sous son influence, à la propagation de l’instruction publique. 43 Lettre d’Henry Olivier au Grand-Orient de France en date du 29 août 1902, dossier « Le Liban ». Document cité par E. Anduze, op. cit., vol. II, p. 506. 44 Cf. André Thévenin, La mission laïque française à travers son histoire 1902-2002, Paris, Mission laïque française, 2002, pp. 87-91. 45 Cf. le tableau de loge pour l’année 1883 reproduit par E. Anduze, op. cit., vol. I, pp. 166-167. 46 Lettre du 7 avril 1907, reproduite par E. Anduze, op. cit., vol. II, p. 455. - 17 - À Istanbul, pareillement, mêmes causes, mêmes réactions maçonniques. La capitale de l’Empire ottoman compte, vers 1900, une bonne trentaine d’écoles catholiques de langue française, auxquelles s’ajoutent, en nombre substantiel, des écoles arméniennes et grecques subventionnées par le gouvernement français47. Après avoir minutieusement décrit ce dispositif, le rapport que l’Etoile du Bosphore adresse au Grand Orient à l’aube du XXe siècle débouche sur une conclusion catégorique : « Il existe un seul moyen, subventionner un enseignement français primaire, secondaire et supérieur ; au bout de quelques années, la subvention deviendra inutile, les établissements couvrant leurs frais, si protection officielle leur est donnée et s’ils demeurent absolument laïques (…) Pour l’enseignement des jeunes filles, tout est à créer, mais la tâche est difficile sinon impossible, car la femme ne compte pas en Orient ; ce n’est pas une unité, c’est un meuble de luxe ou une esclave, sauf le cas qui se généralise, un placement de bon rapport… »48 Subventionner l’enseignement laïque : tel est en somme le leitmotiv récurrent. D’aucuns, à l’instar du vénérable des Amis du Progrès, ajoutent ou laissent entendre que les francsmaçons sauront gérer les choses, pour peu que la République accepte de délier les cordons de la bourse. Mais quel crédit accorder à de telles déclarations ? De fait, il faut bien reconnaître que les loges d’obédience française installées dans l’Empire ottoman étaient souvent assez mal armées pour traiter de pédagogie avec toute la compétence nécessaire. De l’argent, il y en avait, car bon nombre de frères venaient de la finance ou du négoce. De même, l’administration ottomane -qui avait son mot à dire dans toute entreprise de mise en place d’établissements scolaires- était accessible, tant étaient nombreux au sein des ateliers les hauts fonctionnaires et autres serviteurs de l’État. Les médecins, ingénieurs, magistrats, journalistes qui fréquentaient en masse les tenues maçonniques étaient porteurs de précieux savoirs. Mais singulièrement, il semble bien que les loges, jusque dans les premières années du XXe siècle, aient souffert d’un certain déficit en matière de professionnels de l’enseignement. Difficile à dire pourquoi. Probablement, parce que bon nombre de ceux qui auraient été susceptibles de s’intéresser à la maçonnerie française se trouvaient sous la coupe des établissements religieux. Peut-être aussi parce que les enseignants, fort maigrement payés, n’avaient pas leur place dans ces clubs pour nantis qu’étaient la plupart des ateliers. Quelle qu’en soit la cause, la modestie du nombre des enseignants impliqués dans l’activité des loges françaises ne peut qu’avoir pesé sur la manière dont celles-ci ont abordé, en Orient, le dossier de l’instruction laïque. 47 48 R. Mantran, op. cit., p. 181. Rapport expédié au Grand Orient le 5 janvier 1902, reproduit par E. Anduze, op. cit., vol. II, p. 616. - 18 - Un autre facteur qui a indubitablement pesé plus encore est le fait que le militantisme anticlérical des loges n’a trouvé, on l’a déjà souligné, qu’un très faible écho parmi les représentants de l’État français. Dans les dernières décennies du XIXe siècle, la francmaçonnerie faisait certes déjà figure d’« église de la République ». Mais cette France francmaçonne ne se faisait pas prier, à l’extérieur de l’Hexagone, pour miser sur les missions catholiques. D’abord parce que celles-ci avaient le mérite d’exister, se contentaient de peu et avaient maintes fois fait la preuve de leur redoutable efficacité. Ensuite, parce qu’il s’agissait de répondre du tac au tac aux moyens de pénétration mis en œuvre par les autres puissances coloniales. Il y avait enfin les individus eux-mêmes. Tous ces consuls, ambassadeurs, secrétaires d’ambassades… Une caste bien particulière, encore solidement enracinée dans la France catholique, même si, de temps à autres, un libre penseur venait faire souffler un vent différent. Ils sont nombreux, les correspondants du Grand Orient de France, à relever que, mises en présence d’initiatives maçonniques, les portes des consulats et ambassades étaient celles qui s’ouvraient le plus difficilement. * À partir du début des années 1900, les loges maçonniques installées dans l’Empire ottoman vont devoir s’accommoder d’un changement de décor. Les forces anticléricales, en France, ont remporté un certain nombre de batailles décisives ; elles ont notamment obtenu l’expulsion des congrégations et, en 1905, la séparation de l’Eglise et de l’État. Certes, ce triomphe des tenants de la laïcité a eu pour effet paradoxal de consolider la présence des établissements religieux en terres de mission ; mais, tout en continuant à soutenir les congrégations hors de l’Hexagone, la France doit désormais faire mine d’assumer ses choix doctrinaux ne serait-ce que du bout des lèvres. Avec l’appui timide du Quai d’Orsay, la mission laïque française a ouvert une première brèche en territoire ottoman en jetant les fondations, en 1906, d’un lycée à Salonique. Bientôt, plusieurs autres établissements ont enrichi le dispositif : le Caire, Beyrouth, Alexandrie49. Dans une telle conjoncture, les ateliers du Grand Orient ne peuvent envisager l’avenir qu’avec une certaine assurance, même si les consuls et autres agents des postes diplomatiques tardent à tourner le dos à l’Église catholique et à ses œuvres. Ils sont d’autant plus enclins à pavoiser, sans rien abandonner de leur acrimonie à l’endroit du bigotisme consulaire, qu’à Salonique, à Beyrouth, au Caire, une petite poignée de pédagogues affiliés à la franc-maçonnerie n’ont pas attendu la venue des 49 André Thévenin, op. cit., pp. 80-107. - 19 - mandataires de la MLF pour tenter de mettre sur pied -sans grand succès il est vrai- des établissements porteurs de la nouvelle voix de la France50. Reste à constater que la question des écoles et celle, concomitante, des congrégations sont loin d’occuper l’entière attention des loges d’obédience française. En ces premières années du XXe siècle, celles-ci se préoccupent surtout de déchiffrer les crises -multiples- qui secouent l’Empire ottoman. La révolution jeune-turque de 1908 n’a pas seulement apporté un semblant de liberté d’expression aux partis et aux gazettes. Elle a aussi libéré la parole maçonnique, jusque-là soucieuse de litote, du moins en matière politique. Dans les jours qui ont suivi le renversement du régime autocratique du sultan Abdulhamid II, les francs-maçons de Salonique ont défilé à travers la ville, ceints de leurs tabliers et bannières maçonniques au vent. Cette sortie hors des loges a constitué le coup d’envoi d’une longue liste de manifestes, de pamphlets, d’appels à la solidarité internationale… Assurément, de quoi donner bonne conscience à une élite qui sait déjà, confusément, qu’un désastre majeur est en gestation. Mais il n’y a pas que cette grande guerre qui vient, inéluctable, précédée d’affrontements meurtriers dans les Balkans et en Tripolitaine. Il y a aussi, dans un ordre d’idées différent, les clivages internes qui secouent l’univers maçonnique. La francmaçonnerie d’obédience française a dû accepter, dès 1901, que le Grand Orient National d’Égypte se dote d’une constitution écrite, sous l’effet d’un évident désir d’autonomie. À partir de 1909, il lui faudra aussi s’accommoder de la création du Grand Orient Ottoman. Elle a vite compris que ces deux organisations, tout en affichant leur attachement à l’idéal de la fraternité maçonnique universelle, avaient hâte de se libérer de la tutelle des puissances maçonniques étrangères, celles-ci étant désormais appréhendées comme des instruments de l’expansion coloniale européenne. Comment résister à cette volonté d’indépendance dont bon nombre de loges « indigènes » ne faisaient plus mystère ? Quels arguments opposer à la déferlante des aspirations nationales ? À la veille de la Première Guerre Mondiale, les loges françaises, lorsqu’elles ne sont pas occupées à ciseler quelque pamphlet pacifiste, consacrent l’essentiel de leur énergie à rechercher un moyen de survie dans un environnement maçonnique devenu soudain soupçonneux et peu enclin à la tolérance. Efforts bien dérisoires. Entre 1908 et 1914, l’histoire de la plupart des loges françaises du Proche-Orient se termine soit par une « mise en sommeil », un formule maçonnique facile à décrypter, soit par un changement d’obédience, toujours au profit de la puissance nationale 50 C’est ainsi, par exemple, qu’une missive émanant de la loge Veritas de Salonique annonce, le 12 novembre 1905, la création d’une école laïque à l’initiative du frère Thiery. Subventionné par le ministère français des Affaires étrangères, cet établissement a préparé le terrain à la création, quelques mois plus tard, des écoles de la MLF, ultérieurement réunies en un lycée (voir arch. du Grand Orient de France, loge Veritas). - 20 - nouvellement créée. À l’échelle maçonnique, cette « nationalisation » des ateliers marque, à sa façon, la fin d’un monde. - 21 -