Leszek Brogowski, master Arts, cours de Méthodologie générale

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Leszek Brogowski, master Arts, cours de Méthodologie générale, semestre 1 : résumé
Il s’agit dans ce cours de présenter aux étudiants – inséparablement – des éléments historiques
et des éléments théoriques relatifs aux sciences humaines en général, à leur objet spécifique et aux
démarches qui leur sont propres.
En effet, les sciences humaines (histoire, sociologie, psychologie, anthropologie, etc.) apparaissent tardivement dans l’histoire par rapport aux sciences de la nature (astronomie, physique, chimie,
etc., mais aussi botanique, zoologie, physiologie, etc.). Pendant longtemps elles sont considérées comme les petites sœurs rachitiques des sciences dites « dures » ou « exactes », jusqu’à ce qu’elles affirment leur autonomie cognitive par rapport aux sciences de la nature. Il apparaît alors, au début du XXe
siècle, que la théorie de la connaissance des sciences de la nature n’est qu’un cas particulier de
l’épistémologie des sciences humaines, qui elle constitue le modèle général de la connaissance.
Ce cours de méthodologie retrace les grands traits de l’émergence progressive à partir du XVIIIe
siècle de ces sciences en tant que sciences empiriques, époque qui compte déjà quelques « protohistoriens », tels J. Möser en Allemagne, E. Gibbon, D. Hume et W. Robertson en Angleterre ou Voltaire
en France ; et pourtant comme le constate laconiquement Paul Hazard, à cette époque, « d’historiens
véritables, il n’y en avait pas » encore1. En l’absence des sciences humaines dans l’horizon du XVIIIe
siècle, la Critique de la raison pure (1781) d’Emmanuel Kant se proposait d’être une réflexion transcendantale (c’est-à-dire portant sur les conditions de possibilités) des sciences de la nature qui ont connu
au XVIIIe siècle un essor sans précédent. Un siècle plus tard Wilhelm Dilthey (1833-1911) a entamé un
important projet philosophique de la critique de la raison historique, dont l’objectif a été de compléter le
projet kantien en menant une réflexion critique sur les sciences sociales et historiques qui se sont beaucoup développées au XIXe siècle. Sa philosophie constitue un bilan théorique de la pratique de la recherche menée par les sciences humaines émergeantes.
Dilthey adopte le principe de la critique kantienne selon lequel la philosophie part du constat de la
réalité des sciences et tâche seulement d’interroger leur pratique de recherche pour savoir comment
elles sont possibles, c’est-à-dire pour savoir quels concepts elles doivent silencieusement admettre,
quels genre de raisonnement mener, quelles démarches adopter, en vertu desquels seulement elles se
constituent comme sciences. La possibilité des sciences étant déjà prouvée par leur réalité, affirme
Kant2, la philosophie doit simplement mettre en évidence les conditions de leur possibilité. Ces conditions, appelées transcendantales, désignent un mode de penser et de connaître qu’elles rendent possible : c’est pourquoi on dit aussi « conditions de possibilité ». C’est dans ce sens que dans la seconde
moitié du XIXe siècle Dilthey a interrogé les nouveaux modes de connaître qui avaient rendu possible la
recherche dans le domaine des sciences humaines.
Comme on le voit, la réflexion théorique ne peut faire abstraction du travail historique : la philosophie n’impose pas aux sciences ses propres théories, mais analyse les démarches des savants, puis
tâche de rendre compte à travers la théorie de la connaissance (épistémologie, méthodologie) de leurs
1
e
Paul Hazard, La Pensée européenne au XVIII siècle, Paris, Fayard, 1990, p. 237.
Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, in : Œuvres philosophiques, traduction A. J.-L. Delamarre, F. Marty,
Paris, Gallimard (Pléiade) 1980, t. I, B 20, p. 773.
2
1
pratiques de recherche. Or, ces pratiques sont toujours inscrites dans des contextes culturels, sociaux,
politiques, etc. Dans le cas des sciences humaines, cette inscription historique risque toujours de faire
entrer des présupposés idéologiques dans les prémisses de la recherche et de fausser ainsi les
connaissances produites à partir d’elles. Le Louis XIV de Voltaire par exemple est une apologie du roi.
C’est pourquoi les connaissances des sciences humaines n’ont pas de valeur cognitive absolue, mais
seulement relativement aux prémisses sur lesquelles elles se sont appuyées. D’où l’importance capitale
de la lucidité épistémologique du chercheur afin qu’il puisse comprendre et analyser les présupposés de
ses propres démarches et les rendre explicites : il y va non seulement de l’honnêteté du chercheur, mais
surtout de la valeur cognitive des résultats de la recherche. Dilthey a compris que dans les humanités, la
situation existentielle du chercheur détermine le cadre de sa recherche et les connaissances qu’elle produit. Prenons un exemple : récemment, François Furet a montré jusqu’à quel point les attitudes politiques des chercheurs influencent encore aujourd’hui les recherches sur la Révolution Française : « dismoi ce qu tu en penses, je te dirai tes couleurs politiques ». C’est pourquoi il est souhaitable que la recherche dans les sciences humaines soit en même temps une autoréflexion théorique. Autrement dit :
l’interprétation de l’histoire est toujours en même temps, à des degrés divers certes, une autointerprétation.
Mais alors, puisque la science comme tout phénomène de la culture humaine est historiquement
déterminée, le relativisme historique – relativisme des valeurs et relativisme de la vérité – est-il le dernier
mot de la conscience théorique des sciences humaines ? Une telle conception, qu’on appelle aussi
l’historicisme, admet que toute vérité est contextuelle et que sa valeur n’a aucune dimension universelle.
Nietzsche a radicalisé cette position en parlant de perspectivisme : ce qui est vrai ne l’est que pour moi3.
Afin de tenter de résoudre ce problème, il faut correctement poser la question. Contrairement au français, la langue allemande fait la différence entre l’histoire en tant que devenir historique [Geschichte] et
l’histoire en tant que science [Historie]. Le néologisme « historial » qui traduit le geschichtliche allemand
et que l’on trouve aujourd’hui couramment dans des textes philosophiques, correspond à cette distinction : cet adjectif désigne un être dont la nature consiste dans un devenir historique, par opposition à
l’« historique » [historische] – ce qui est propre à la science de l’histoire. En observant la naissance au
XIXe siècle de la conscience historiale, celle où se côtoient toutes les cultures humaines de tous les
temps et dont le contenu évolue au fil du temps, Dilthey s’interroge pour savoir comment est possible la
science historique qui surmonterait le relativisme sans repères. Certes, la conscience historiale relativise
tous les phénomènes et toutes les connaissances ; mais la raison historique – si elle est possible – limiterait le relativisme cognitif en définissant les critères de validité des connaissances dans les sciences
humaines. La théorie de la connaissance doit donc s’arracher à la conscience historiale pour devenir
science de l’histoire. Formulée en des termes philosophiques, la question de la critique de la raison historique est donc au fond celle-ci : comment l’historique est-il possible à partir de l’historial ?
3
Lire : Friedrich Nietzsche, Seconde Considération intempestive. De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie, Paris, Flammarion, 1988.
2
La réponse de Dilthey est la suivante : l’homme comprend l’histoire parce qu’il est lui-même un
être historial [ein geschichtliches Wesen]. Sa formule « comprendre la vie à partir d’elle-même »4 insiste
sur l’enracinement de la compréhension dans la vie. Et Dilthey de reprendre à son compte l’idée prononcée pour la première fois en 1725 par Giambattista Vico et que Georg Hegel a déjà fait sienne :
« l’esprit ne comprend que ce qu’il a créé »5. Dit de manière moins lapidaire, elle traduit le principe selon
lequel l’homme ne comprend que ce qu’il est capable de considérer comme possible (ou plausible) en
vertu de ses propres expériences ou de ce qu’il parvient à inscrire dans des structures qui lient sa conscience avec le monde. Comprendre c’est appréhender le sens d’un phénomène ou d’une œuvre à travers l’inscription de cet objet dans les structures de la conscience.
Mettons ces idées dans un ordre historique. Ce caractère compréhensif de la vie elle-même a pu
être pensé notamment grâce au développement depuis le XVIIIe siècle des sciences de la vie ; la Critique de la faculté de juger (1790) de Kant est une réflexion transcendantale, précisément, sur les sciences de la vie. En effet la vie, devenue au XVIIIe siècle un nouvel objet épistémologique, rendait
l’insuffisance du modèle mécanique-causal de plus en plus évidente. Le sentiment grandissait que
d’autres principes étaient nécessaires pour expliquer les phénomènes de la vie. « Au penchant que les
esprits me paraissent avoir à la morale, aux belles-lettres, à l’histoire de la nature, et à la physique expérimentale, j’oserais presque assurer, écrit Diderot, qu’avant qu’il soit cent ans, on ne comptera pas trois
grands géomètres en Europe. Cette science s’arrêtera tout court […] On n’ira point au-delà »6. D’autres
principes – soit, mais lesquels ? Les sciences venaient à peine de se débarrasser des explications finalistes de la théologie et se sont appuyées sur les explications causales. Le retour en arrière n’était pas
envisageable. Kant a le mérite de s’être rendu compte du fait que dans les sciences des êtres organisés
l’explication causale ne parviendra jamais à éliminer la finalité et il a compris que ces sciences subordonnent le mécanisme à la finalité : dans le § 80 de la Critique de la faculté de juger, il explique que la
question qui guide la recherche est toujours posée en termes finalistes, mais la recherche elle-même
apporte la réponse en termes mécanistes. Exemple : en 1777 Lavoisier pose la question de savoir quelle est la fonction des poumons (c’est-à-dire la question de la finalité de cet organe : à quoi ils servent ?),
et il y répond en expliquant les réactions chimiques qui ont cours dans les poumons. Le sang absorbe
de l’oxygène et rejette de l’acide carbonique : « La respiration est une combustion lente ». Seule cette
réponse, conforme au modèle mécaniste, est la production proprement dite de la connaissance.
La Critique de la faculté de juger est un ouvrage dont la cohérence est difficile à saisir dans la
mesure où sa première partie est consacrée à la contemplation esthétique (le beau et le sublime) et la
seconde – à la cognition des êtres organiques. Quel est le rapport entre les deux ? Kant considère que
ces deux domaines respectifs relèvent de la démarche interprétative, distincte de celle dont traite la Critique de la raison pure qui, elle, opère sur le modèle mécaniste et causal. Les sciences humaines ne
peuvent donc pas faire l’objet d’une présentation more geometrico : l’idée d’une raison herméneutique
4
Voir par exemple : Avant-propos [du recueil « Die geistige Welt »], in : Critique de la raison historique. Introduction aux sciences de l'esprit. Œuvres, vol. I, traduction S. Mesure, Paris, Éd. du Cerf, 1992, p. 39.
5
L'Édification du monde historique dans les sciences de l'esprit. Œuvres, vol. III, traduction et présentation S. Mesure, Paris, Éd. du Cerf, 1988, p. 102.
6
De I’Interprétation de la nature (1754), in : Œuvres philosophiques, Paris, Garnier (Classiques) 1956, p. 180-181.
3
s’amorce déjà chez Kant7. À défaut d’une vraie science de l’histoire, à la fin de la Critique de la faculté
de juger Kant aborde la question de l’histoire en tant que devenir historique et pose la question de la fin
ultime de la culture humaine8. Il est désormais clair que la science n’est pas tenue de bannir la finalité de
son dispositif conceptuel, mais elle doit en définir et en respecter le statut. Trois statuts différents semblent se présenter.
1) Dans une pure contemplation esthétique (la contemplation de la nature ou un face-à-face avec
une œuvre dont on ignorerait tout) la finalité est seulement pressentie : on a l’impression que « l’artiste a
voulu dire quelque chose », mais aucun élément n’est fourni au spectateur afin qu’il puisse en acquérir
une connaissance. Kant peut dire alors que dans l’expérience esthétique l’imagination « donne beaucoup à penser, sans que toutefois aucune pensée déterminée, c’est-à-dire aucun concept, ne puisse lui
être adéquate, et que par conséquent aucun langage n’atteint complètement ni ne peut rendre compréhensible »9. L’expérience esthétique est le degré zéro du jugement réfléchissant où seule est donnée
une forme singulière à partir de laquelle l’interprétation engage un mouvement incertain vers
l’universalité (le sens, la pensée, l’idée, etc.), sachant que cette recherche ne peut s’appuyer sur aucun
point solide. L’interprétation n’aboutit ici à aucune connaissance, mais elle est productrice d’un sens que
Kant désigne comme « plaisir désintéressé », « finalité sans fin » , « nécessité subjective » ou « universalité sans concept ».
2) Dans les études de la vie, la finalité doit être posée comme hypothèse, on l’a vu, mais sa fonction est seulement de structurer la recherche. Si l’on ne respecte pas cette limite, on tombe dans la
conception théologique d’une nature créée par un être intelligent dont elle exprimerait les intentions.
3) Dans les sciences humaines toutefois, la finalité peut être admise comme immanente aux actions humaines – intentions, projets, expressions, etc. Ce n’est plus Kant qui l’a compris, mais Dilthey :
« Quel fait merveilleux ! – s’est-il alors exclamé en 1883 – La relation qui s’établit entre la fin, la fonction,
et la structure, relation qui, dans le domaine des êtres organiques, ne guide la recherche que comme un
moyen de la connaissance, introduit à titre d'hypothèse, est ici un fait vécu, démontrable historiquement,
un fait accessible à notre expérience de la société »10. En effet, comme l’a remarqué le sociologue Alfred
Schütz, toute théorie de l’action humaine doit se mesurer avec la question de la finalité. Celle-ci introduit
en effet maintes problématiques cruciales pour les sciences humaines, celle du sens et de la compréhension, celle du motif et du mobile, celle de la fonction, celle du projet et de l’intention, etc.
Cependant, le terme même de finalité a été fort compromis par le passé : il a notamment servi à
la théologie pour expliquer l’organisation harmonieuse de la nature et pour la rattacher à dieu comme sa
création. L’« ichtiothéologie » voulait prouver l’existence de dieu à partir de la finalité trouvée dans
l’univers des poissons, la « lithothéologie » – à partir de l’ordre magnifique qu’on observe dans l’univers
des pierres et des minéraux ; etc. Au début du XXe siècle, les sciences humaines ont donc préféré le
7
Voir : Rudolf A. Makkreel, Imagination and Interpretation in Kant. The Hermeneutical Import of the « Critique of
Judgement », Chicago, London, The University of Chicago Press 1990.
8
Voir : « Conclusion : Les fins de la raison », in : de la Philosophie critique de Kant de Gilles Deleuze, Paris,
P.U.F., 1983, p. 97-107.
9
Critique de la faculté de juger, traduction A. Renaut, Paris, Aubier (Bibliothèque philosophique), 1995, § 49, p.
300.
10
Introduction aux sciences de l'esprit , op. cit., p. 230.
4
terme d’holisme ou de structure à celui de la finalité, pour signifier que dans l’objet propre à ces sciences, la totalité est donnée avant les parties, l’aboutissement avant le processus, le résultat avant les
composantes. La philosophie, elle, a préféré parler de projets, parfois écrit avec un tiré : « pro-jet » pour
souligner sa dimension temporelle. Ces pratiques terminologiques recèlent toutefois un danger dans la
mesure où elles peuvent occulter le fait qu’elles ne dispensent pas le chercheur de maintenir le statut de
la finalité dans des limites épistémologiques définies. Exemple : affirmer que le progrès est la loi de
l’histoire (prétention à la connaissance de la réalité) est à plusieurs titres contradictoire, mais il n’y a rien
de contradictoire d’admettre un projet politique qui se définit par le progrès social.
Mais que veut dire au juste que la totalité est donnée avant les parties, etc. ? Prenons l’exemple
de la perception : la reconnaissance des objets, des formes ou des personnes n’est pas le résultat des
opérations analytiques et additives ; elle se fait instantanément. On reconnaît telle forme, tel visage, tel
mot ou groupe de mots dans un texte comme un tout, bien que dans cette première reconnaissance
certains détails peuvent nous échapper, par exemple la couleur des yeux d’une personne rencontrée ou
le fait que dans un mot que nous avons lu il manque une lettre. Ces détails, nous pouvons les identifier
dans une observation attentive et analytique qui pourrait succéder à cette première vision qui est globale, mais sommaire : elle donne un sens à ce que l’on voit mais ignore la plupart des qualités visuelles. Le
tout précède donc les parties : telle est l’idée directrice de la psychologie de la forme [Gestalttheorie]11. –
Dans les sciences humaines en général, une première appréhension de l’objet est intuitive et globale,
bien que parfois vague et imprécise ; la tâche de la connaissance consiste ensuite à mettre progressivement en évidence conceptuelle ce qui n’est d’abord donné que dans une saisie globale mais vague.
La totalité est donnée d’emblée comme totalité, même si elle n’est encore qu’une impression indistincte,
un pressentiment à confirmer ou une hypothèse à explorer. Aucune recherche dans les sciences humaines n’est possible sans que soit déjà au départ tracée une certaine compréhension du phénomène à
étudier, sans qu’un sens préalable permette d’organiser la collecte et l’analyse des données, y compris –
s’il y a lieu – des opérations quantitatives. Exemple : l’historien du nazisme ne procédera pas de la même manière selon le sens préalable qu’il confère à ce phénomène, c’est-à-dire selon qu’il admet que le
nazisme est l’effet structurel de l’organisation politique, économique et financière de l’Allemagne des
années trente ou qu’il le conçoit comme un projet volontariste mis en œuvre par quelques individus.
Ici se dessine clairement la limite de l’esprit cartésien et de la conception de la raison absolue
propre au XVIIe siècle. Dans le Discours de la méthode, Descartes conseille de diviser l’objet d’étude en
des éléments aussi simples que possible, simples – c’est-à-dire indivisibles et dont la vérité s’offre avec
évidence, puis procéder dans l’analyse à partir du simple vers le complexe. Or, diviser un objet en ses
éléments premiers risque d’annihiler l’objet lui-même, que l’on ne retrouvera plus jamais dans sa complexité. Les sciences humaines prônent plutôt une philosophie de la complexité : le chercheur se mesure
d’emblée avec la complexité de l’objet et – sans jamais perdre de vue sa totalité –, il articule progressivement sa constitution, sa composition, ses mouvements internes, ses structures, etc. Il procède du
complexe au simple. Dans le § 77 de la Critique de la faculté de juger Kant explique que la finalité impli-
11
Lire notamment : Wolfgang Köhler, Psychologie de la forme, Paul Guillaume, La Psychologie de la forme, Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Rudolf Arnheim, L’Art et la perception visuelle.
5
que le passage de la totalité aux parties (une démarche holiste, dirait-on aujourd'hui), alors que la causalité implique le passage des parties au tout (explication mécaniste), et que selon divers objets : le
beau, l'être organique, puis – ce que nous ajouterions aujourd’hui – l'histoire, la culture et la société, les
configurations de ces deux principes explicatifs varient.
Au début des Méditations métaphysiques, Descartes constate que les sens peuvent nous tromper, et il décide de mener une expérience qui consiste à se boucher les oreilles et fermer les yeux afin
de trouver en lui-même un point archimédien dont la vérité serait exempte de tout doute et sur lequel par
conséquent la recherche pourrait s’appuyer fermement. Mais en se coupant ainsi du monde, jamais on
ne le retrouvera plus, puisqu’il a été perdu au premier pas de la réflexion. Descartes ne tient pas compte
du fait que la compréhension est toujours déjà en marche : la compréhension s’enracine dans la vie, la
vie elle-même est déjà compréhension. Les progrès des sciences de la vie font naître au XIXe siècle un
courant de pensée qu’on appelle la philosophie de la vie [Lebensphilosophie] et dont les principaux représentant sont Friedrich Nietzsche, Wilhelm Dilthey, Henri Bergson, Max Scheler, Sigmund Freud…
« Avant de philosopher, il faut vivre »12, dit simplement Bergson. Selon Dilthey, la condition la plus générale de la compréhension est que l’homme agissant lie les états de sa conscience – ses projets, ses
sentiments et l’appréhension des résultats de son agir dans le monde : ainsi comprend-il ce qu’il fait.
« La compréhension est en soi une opération inverse au déroulement de l’action »13, affirme-t-il. Les
sciences humaines, dont l’objet est le grand fait humain en général, doivent se doter des moyens leur
permettant de prendre en compte la réalité entière de la vie : non seulement les faits et les événements,
mais aussi les tonalités affectives, les désirs, les valeurs, les schémas corporels, les tendances intellectuelles, etc.
C’est l’expérience esthétique – comme aucune autre – qui a permis de mettre en évidence les
limites de la pensée cartésienne. Ernst Cassirer montre comment la fondation de l’esthétique par Aleksander Baumgarten en 1750 a conduit à cette prise de conscience. « La nouvelle science de l’esthétique
[…] plonge dans le phénomène sensible et s’y abandonne sans faire la moindre tentative pour parvenir
d'elle-même à quelque chose de tout à fait autre, aux « causes » du phénomène. Ce passage aux causes, en effet, loin d'expliquer le contenu esthétique du phénomène, ne ferait que l'annihiler. Celui qui
voudrait nous communiquer l'impression qu'il reçoit d'un paysage en décomposant le spectacle dans ses
derniers éléments et en cherchant pour chacun de ces éléments un concept distinct, en décrivant donc,
si l'on veut, le paysage dans la langue et l'appareil scientifique de la géologie, parviendrait ainsi à une
vision scientifique nouvelle mais dans cette vision, il ne subsisterait justement pas la moindre trace de la
« beauté » du paysage. Cette beauté ne se livre qu'à l'intuition indivise, à la pure contemplation du
paysage comme un tout. Et il n’est donné qu'à artiste, peintre ou poète, de sauver cette totalité, de la
rendre pour nous vivante dans tous les traits de sa représentation »14.
C’est encore à un autre titre que la réflexion esthétique a joué un rôle déterminant dans la constitution de l’épistémologie des sciences humaines. C’est elle en effet qui a appris à prendre en compte
12
La Perception du changement (1911), in : La Pensée et le mouvant, Paris, P.U.F., 1985, p. 152.
Das Verstehen anderer Personen und ihrer Lebensäusserungen (conférence du 25/1/1910), in : Gesammelte
Schriften, vol. VII, Teubner, Stuttgart, et Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, 1965, p. 214.
14
La Philosophie des Lumières, Paris, Fayard, 1966, p. 332.
13
6
« la réalité entière de la vie » : la sensibilité et l’intellect, les désirs et les valeurs, l’imagination et le
corps, le jeu et le savoir-faire, etc. Dilthey s’est appuyé sur la théorie classique des facultés qui distingue
chez l’homme l’entendement (faculté de connaître, c’est-à-dire des représentations, donc à la fois le
raisonnement et la reconnaissance des objets du monde), la volonté (faculté de désirer qui permet de
mettre en œuvre les envies et les projets) et la sensibilité (faculté de sentir qui détermine aussi bien les
émotions que les valeurs). L’originalité de Dilthey a été d’admettre que l’expérience vécue apparaît à la
conscience d'abord comme une totalité indistincte et que c’est seulement par réflexion et par abstraction
que l’on peut déceler en elle – distinctement – des intentions, des affections ou des perceptions. La perception du monde n’est jamais neutre, les objets nous apparaissent dans des ambiances spécifiques ; le
raisonnement n’est jamais strictement objectif, il s’accommode du désir de démontrer ce que nous dicte
notre volonté ; etc. Dilthey reste donc fidèle au principe d’un idéalisme épistémologique selon lequel tout
ce qui m’est donné, l’est à travers ma conscience. En conséquence de ce principe, il fonde la psychologie descriptive qu’il considère comme un des outils incontournables des sciences humaines. Conçue
comme description de la conscience, la psychologie descriptive préfigure la phénoménologie d’Edmund
Husserl, qui – avec l’herméneutique – constituera le courant dominant de la philosophie au XXe siècle15.
La psychologie descriptive ou la phénoménologie se définissent comme la description non pas tant de
ce que nous percevons, mais de la façon dont ce que nous percevons apparaît à notre conscience : une
sorte d’inversion du regard qui est la conversion à une réflexivité du voir. À ce titre Husserl peut affirmer
que « le voir phénoménologique est […] proche parent du voir esthétique dans un art « pur »16. Dans le
même esprit Henri Bergson définit la démarche philosophique en général : « Il s'agirait de détourner cette attention du côté pratiquement intéressant de l'univers et de la retourner vers ce qui, pratiquement, ne
sert à rien. Cette conversion de l'attention serait la philosophie même »17. Enfin – encore tout récemment
– Henri Maldiney affirme que « l'expérience esthétique est elle-même une expérience phénoménologique »18. – C’est à Dilthey que revient le mérite d’avoir élargi aux sciences humaines en général le modèle esthétique susceptible d’appréhender la réalité humaine dans sa plénitude. Ainsi a-t-il pu écrire :
« naît l’espoir de pouvoir, grâce à la poétique, élucider de manière particulièrement exacte l'action des
processus psychologiques dans les produits historiques. La conception philosophique de l'histoire s'est
développée chez nous de l'histoire littéraire »19.
Dilthey observe en effet que certains concepts employés par les sciences humaines peuvent être
considérés tantôt dans leur relation à la conscience tantôt dans leur relation à la réalité sociale. Ce qui
peut être éprouvé par un individu comme une valeur, fonctionne dans la société comme une norme sociale. Certaines façons de concevoir la réalité ou des modes de comportement typiques peuvent ne pas
résulter de choix individuels, et se propager dans la société à travers l’éducation ou d’autres mécaniques
sociales. L’analyse des échanges entre la conscience individuelle et la réalité conduit Dilthey à
15
Lire : Paul Ricœur, Phénoménologie et herméneutique : en venant de Husserl, in : Du texte à l'action. Essais
d'herméneutique, II, Paris, Seuil (Esprit) 1986, p. 55 sq.
16
Lettre à Hugo von Hofmannsthal, trad. Eliane Escobas, in : La Part de l'oeil, n° 7, 1991, p. 14.
17
La Perception du changement, op. cit., p. 153.
18
Esquisse d'une phénoménologie de l'art», in : L’Art au regard de la phénoménologie, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1994, 205.
19
L'imagination du poète. Éléments d'une poétique (1887), in : Écrits d'Esthétique, Œuvres 7, traduction par Danièle Cohn et Evelyne Lafon, présentation Danièle Cohn, Paris, Éditions du Cerf, coll. Passages, 1995, p. 35.
7
s’intéresser – et c’est là le vrai intérêt de sa philosophie des sciences humaines – à ce qu’on pourrait
appeler l’inconscient collectif, c’est-à-dire la communauté présente et active dans la conscience individuelle. Dilthey préconise donc deux voies complémentaires dans la recherche menée par les sciences
humaines : d’une part l’influence des individus sur le cours de l’histoire – on l’a vu –, d’autre part
l’influence de la réalité socio-historique sur la conscience et les actions des individus.
C’est dans l’herméneutique que Dilthey a trouvé un autre instrument essentiel susceptible de
répondre aux besoins cognitifs des sciences humaines. Il l’a définie de la manière suivante : « Nous appelons interprétation [Auslegung] la compréhension méthodique des extériorisations de la vie [Lebensäusserungen] fixées de manière durable. Mais puisque c'est dans le langage que la vie de l'esprit trouve son expression pleine, exhaustive et qui rend donc possible une appréhension objective, l'interprétation [Auslegung] s'accomplit dans l'interprétation [Interpretation] des traces de l'existence humaine fixées
par écrit. Cet art est le fondement de la philologie. L'herméneutique est la science de cet art »20. L'herméneutique a permis à Dilthey de construire une théorie de la signification.
Dans la tradition herméneutique la signification est invariablement définie comme un réseau de
rapports entre les parties et le tout. L'originalité de la doctrine diltheyenne de la signification consiste
dans son refus de réduire ces parties et ce tout à de purs concepts et représentations, à la signification
pure ou à la spécification du signifié, comme le feront plus tard diverses formes du structuralisme. La
signification est certes le rapport des parties au tout, mais rapport appréhendé dans la structure de la
vie, ce qui implique aussi, d'une part, la position des valeurs, normes et motifs, que seule la faculté de
sentir peut éprouver, et, d'autre part, la réalisation des désirs, intentions et fins, que seul le vouloir peut
produire. La signification consiste donc dans les rapports qu'une partie entretient avec les autres parties,
ainsi qu'avec le tout, au sein d'une structure relativement autonome dont le chercheur doit étudier le
sens et les fonctions. En effet, toutes les structures et institutions sociales ont le caractère téléologique,
c’est-à-dire elles sont orientées vers la réalisation des fins et vers la pérennisation des normes dans la
réalité. Dilthey décrit la réalité socio-historique comme un système hautement compliqué de structures
entrecroisées (famille, cercles d’amis, association, mais aussi institutions économiques et politiques,
école, art, philosophie, etc.), qu’il désigne comme autant de règles dans les limites desquelles se déroule le jeu des actions humaines. La culture – dit-il, est tout d'abord un enchevêtrement de telles structures ; l'individu, quant à lui, est un point où viennent se croiser une pluralité de systèmes. La signification
permet d’appréhender la réalité sociale et historique et de définir des projets de recherche débouchant
sur les études empiriques portant sur divers aspects de la réalité matérielle que les sciences humaines
interprètent afin d’en comprendre le sens.
Trois conséquences de premier ordre résultent de ce qui vient d’être dit. 1) Il n’y a aucune donnée brute ; tout est construit. Tout document, tout témoignage, toute trace matérielle, tout calcul, etc.
sont sujets à des interprétations. Les faits sont des découpages dans le flux continu de la réalité et du
temps. Une bonne partie du travail des historiens d’aujourd’hui consiste à faire parler des traces matérielles qui jusqu’alors ont été muettes. Les sciences de la nature vont aujourd’hui dans le même sens :
20
Das Verstehen anderer Personen…, op. cit., p. 217.
8
depuis les célèbres publications de Karl Popper21 on admet qu’aucune expérience ne peut confirmer la
vérité d’une théorie scientifique ; mais il y en a qui peuvent en montrer la fausseté. En ne caricaturant
que peu on dirait qu’une théorie scientifique est vraie aussi longtemps qu’une autre théorie ne vienne la
destituer. 2) La réalité sociale est polyvalente : plusieurs interprétations d’un événement ou d’une œuvre
peuvent être pertinentes. Leur bien fondé repose entre autre sur les prémisses dont est partie la recherche – on l’a vu –, prémisses qui elles mêmes peuvent d’ailleurs être l’objet de l’interprétation, etc. (Il en
est de même dans les sciences de la nature : il existe par exemple deux théories de la lumière, l’une
corpusculaire, l’autre ondulatoire, chacune susceptible d’expliquer certains phénomènes physiques et
impuissante envers d’autres). 3) Comme on l’a vu, la compréhension est toujours déjà en marche car
elle s’enracine dans l’existence même. Aucun point de départ n’est absolument légitime22 dans la mesure où, une fois la recherche accomplie, elle doit revenir sur son point de départ afin de le réinterpréter à
la lumière des résultats obtenus. Une circularité logique est propre aux sciences humaines parce qu’elle
est propre à toute compréhension. Exemple : pour que l’enfant apprenne à parler, il faut lui expliquer le
sens des mots, or on ne peut le faire car il ne comprend pas encore ce qu’on lui explique : jamais donc il
n’apprendrait à parler… si toutefois la compréhension n’était pas un processus qui est toujours déjà en
route et qui progresse d’une totalité vague vers l’explicitation articulée. Les sciences humaines produisent la connaissance toujours à partir d'un sens préalable que le chercheur confère à l’objet étudié (fait,
œuvre ou structure), mais en même temps elles interprètent le sens préalable à partir de la connaissance qu’elles produisent. « C'est sur l'expérience vécue et la compréhension que reposent les vérités de
sciences humaines, écrit Dilthey. Mais la compréhension à son tour présuppose l'utilisation des vérités
de ces sciences »23.
Dans les sciences humaines la circularité herméneutique se retrouve à divers niveaux de la recherche dont un en particulier mérite d’être mentionné. De fait Dilthey propose la distinction terminologique entre le sens et la signification. La signification serait alors le sens articulé à travers le discours, le
sens serait la signification vécue, c’est-à-dire ramenée à l’unité de la conscience. Le sens serait la signification inscrite dans les structures de la conscience ; la signification – le sens spécifié et déployé par le
langage. Le sens est l’objet de la compréhension, la signification – l’effet de l’interprétation. Les deux
couples, sens / signification et compréhension / interprétation sont respectivement deux faces d’une seule et même expérience. Y correspondent deux types de démarches universelles, propres aux sciences
humaines : la phénoménologie et l’herméneutique. La première décrit les contenus de la conscience et
s’assure par là même de l’adhésion de celle-ci à la réalité (ce point est capital bien sûr pour toutes les
recherches en esthétique) ; la seconde appréhende le réseau de relations à partir desquelles se constitue la signification et elle fait des hypothèses sur des configurations signifiantes de données. La première est propre à explorer la genèse des données dans la conscience, la seconde – à explorer les structures de la réalité socio-culturelle. Pourtant, il existe une sociologie phénoménologique (celle d’Alfred
Schütz par exemple) ; pourtant, l’herméneutique peut être également un outil d’interprétation de soi. –
21
Voir : Karl Popper, La Connaissance objective, Paris, Aubier, 1991.
Vue d'ensemble sur L'Introduction à l'étude des sciences humaines. Compléments tirés des manuscrits, in : Introduction à l'étude des sciences humaines, traduction L. Sauzin, Paris, Presses Universitaires de France (Bibliothèque de philosophie contemporaine), 1942, p. 513.
23
L'Édification du monde historique…, op. cit., p. 96.
22
9
Ces deux démarches complémentaires contribuent à l’élaboration progressive de l’universalité du sens
et de l’objectivité des connaissances produites par les sciences humaines (est universelle la connaissance qui est valable pour un certain nombre de sujets ou pour tous les sujets ; est objective la connaissance qui adhère à son objet).
Les grands traits du modèle épistémologique des sciences humaines sont ainsi dessinés. Il ne
reste qu’à faire peser sur lui le soupçon : la connaissance n’est-elle pas une façade idéologique par laquelle une classe sociale cherche à pérenniser sa domination ? la vérité une fois institutionnalisée, garde-t-elle toujours la capacité de se remettre en cause ou sert-elle les intérêts de la communauté des
chercheurs ? là où l’homme croit agir en toute liberté n’est-il pas le jouet d’un désir inconscient ? Derrière ces trois interrogations on reconnaît trois penseurs que Paul Ricœur a appelés les philosophes du
soupçon : Karl Marx, Friedrich Nietzsche et Sigmund Freud. Contrairement aux commentaires qu’on
peut souvent lire de ces penseurs, leurs attitudes renforcent la rationalité des moyens de la recherche.
Gilles Deleuze a démontré par exemple que La Généalogie de la morale de Nietzsche ne fait que radicaliser la critique kantienne. Non seulement – comme on l’a vu – aucun point de départ n’est légitime
dans les sciences humaines, mais « quant aux résultats de telles recherches, écrit Dilthey, on doit toujours laisser ouvertes les possibilités de continuer. Chaque exposé des résultats n'est que provisoire. La
recherche n'est et ne demeure qu'un moyen d'approfondir la compréhension historique »24.
Il a été dit plus haut que la situation existentielle du chercheur détermine le cadre de sa recherche et les connaissances qu’elle produit. Mais il faut dire également que l’étude de l’histoire (au sens le
plus large du terme) est également une prise de conscience. Concluons donc ce résumé par la relation
entre les recherches dans les sciences humaines et la question de la liberté. Toute interprétation des
faits culturels relativise un point de vue singulier, le « ici et maintenant » de l'exégète, par rapport à l'histoire humaine et par rapport à d’autres contextes socio-culturels. Chaque œuvre et chaque action de
l'homme interprète, dans son présent, le passé et prépare l'avenir : les interpréter à leur tour, c'est appréhender cette interprétation implicite. L'interprétation éclaircit donc le sens de la liberté humaine dans
l'origine d'une œuvre ou d'une action, mais elle est aussi l'exercice par excellence de la liberté.
« Déterminé et lié par la réalité de la vie, écrit Dilthey, l'homme conquiert la liberté non seulement à travers l'art – ce qui est le plus souvent expliqué – mais aussi à travers la compréhension de l'histoire »25.
L'interprétation est l'exercice de la liberté, car à travers l'étude historique et l'autointerprétation qui en fait
partie, elle lève le voile de notre propre inconscient.
24
Les Différents types que revêtent les conceptions du monde et de la vie. Comment ils se développent au sein
des systèmes métaphysiques, in : Théorie des conceptions du monde. Essai d'une philosophie de la philosophie,
traduction Louis Sauzin, Paris, Presses Universitaires de France (Bibliothèque de philosophie contemporaine)
1946, p. 108-109.
25
Das Verstehen anderer Personen…, op. cit., p. 216.
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