Journées de la solidarité humaine Se connaître soi-même pourquoi ? comment ? Elsa Godart Pierre Guénancia Marie-France Hirigoyen Jean Mesnard Pierre-Marie Morel Christiane Rancé Jérôme Sackur Se connaître soi-même pourquoi ? comment ? JSH_2012_Se-connaitre soi-meme.indd 1 06/09/13 08:58 © L'Harmattan, 2013 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-01751-8 EAN : 9782343017518 Se connaître soi-même pourquoi ? comment ? Actes du colloque organisé par la Fondation Ostad Elahi – éthique et solidarité humaine au Centre Sèvres le 15 septembre 2012 Dans le cadre de la 11e édition de la Journée de la solidarité humaine Sous l’égide de l’Académie des Sciences morales et politiques JSH_2012_Se-connaitre soi-meme.indd 3 06/09/13 08:58 Journées de la solidarité humaine une collection de la Fondation Ostad Elahi – éthique et solidarité humaine reconnue d’utilité publique Si la solidarité a un sens, il faut l’entendre universellement, sans restriction. Solidaires, nous ne le sommes pas seulement de nos proches, de ceux qui sont des « nôtres » (famille, amis, clan, communauté, société) ; nous ne le sommes pas seulement des plus démunis, de ceux qui se trouvent avoir besoin de notre aide ou de notre générosité. Solidaires, nous le sommes de chacun singulièrement, et de l’humanité dans son ensemble. Ce n’est pas un vœu pieux : d’une certaine manière, nous n’avons pas le choix, et les grandes crises du monde contemporain (11 septembre, tsunami, guerres, etc.) se chargent de nous le rappeler si nous l’avions oublié. Reste bien sûr à donner un sens effectif à ce sentiment irréductible d’une solidarité QpFHVVDLUH GH FKDTXH KRPPH DYHF WRXV 5HVWH j Gp¿QLU GH IDoRQ concrète et constructive, au-delà des clivages culturels mais aussi de la seule solidarité de circonstance, les moyens de pratiquer, de cultiver positivement l’appartenance à une communauté humaine GLJQH GH FH QRP /HV HQMHX[ G¶XQH WHOOH UpÀH[LRQ VRQW j OD IRLV sociaux, politiques, culturels, éducatifs, philosophiques. Parce qu’elle ne se résume pas à une belle idée, la solidarité se pratique et se cultive, en effet. Elle n’est pas une notion de secours, le minimum d’humanité requis en temps de crise. Relayée par des valeurs éthiques et spirituelles communes, elle peut s’épanouir en tolérance, et mieux, en respect mutuel, en sympathie active. La collection « Journées de la solidarité humaine » doit son titre à la Journée du même nom organisée chaque année par la Fondation Ostad Elahi. Elle entend contribuer à sa manière au développement d’une véritable culture d’humanisme et de solidarité en proposant GHVRXWLOVG¶DQDO\VHHWGHVSLVWHVGHUpÀH[LRQVXVFHSWLEOHVG¶RULHQWHU les sociétés de demain. JSH_2012_Se-connaitre soi-meme.indd 4 06/09/13 08:58 Dans la même collection Quelle sagesse pour notre temps ? (à paraître, 2013) Avec des contributions de L. Anvar, A. Baudart, B. Bourgeois, G. Gobillot, M.-R. Hayoun, M. Hulin, M. Lacroix, P. Magnard. Spirituel et Rationnel : Les alliances paradoxales, 2011 Avec des contributions de M. Balmary, B. Bourgeois, D. de Courcelles, A. Cugno, M. Dixsaut, É. During, P. Maniglier, J. Mesnard, Gh. Waterlot. Comment la littérature change l’homme – Rûmi, Dante, Montaigne, Tagore, Hesse, Soljénitsyne, 2009 Avec des contributions de L. Anvar, F. Bhattacharya, R. Dadoun, Mgr. Cl. Dagens, J.-Ch. Darmon, J. Risset. L’Invention de la tolérance – Averroès, Maïmonide, Las Casas, Lincoln, Voltaire, 2008 Avec des contributions de A. Benmakhlouf, N. Capdevila, B. de Negroni, C. Fohlen, M.-R. Hayoun. De l’Esprit à l’éthique. Les constructions de l’humain, 2007 Avec des contributions de A. Baudart, P. Maniglier, M. Meslin, J.-D. Nasio, J.-L. Petit, Fr. Worms. L’Universel (au) féminin – Hannah Arendt, Camille Claudel, Marie Curie, Françoise Dolto, Eleanor Roosevelt, Clara Schumann, 2006 $YHFGHVFRQWULEXWLRQVGH/$GOHU$'HOEpH%)UDQoRLV6DSSH\ H. Harter, H. Langevin-Joliot, J.-P. Winter. Comment devient-on universel ? Socrate, Confucius, Avicenne, Galilée, Bach, Gandhi, 2005 Avec des contributions de A. Baudart, G. Cantagrel, Fr. Chareix, A. Cheng, R. Deliège, A. Hasnaoui. Comment devient-on universel ? De Vinci, Shakespeare, Descartes, Mozart, Einstein, Luther King, 2005 Avec des contributions de F. Balibar, J.-M. Beyssade, S. Bramly, %)UDQoRLV6DSSH\$.DVSL)U/DURTXH$YDQWSURSRVGH3+ Imbert, directeur général des Droits de l’Homme au Conseil de l’Europe. JSH_2012_Se-connaitre soi-meme.indd 5 06/09/13 08:58 Quelle éthique après le 11 septembre ? 2003 Avec des contributions de O. Abel, J. Baubérot, J.-M. Belorgey, % %RXUJHRLV -3 'XSX\ -3 *XHWQ\ 3+ ,PEHUW % .ULHJHO J.-M. Muller, D. Reynié. 6 JSH_2012_Se-connaitre soi-meme.indd 6 06/09/13 08:58 Sommaire Socrate : La connaissance de soi par Jean Mesnard .................................................................................................... 9 Soi-même et tous les autres par Pierre Guénancia ............................................................................................. 19 La Connaissance de soi, un enjeu de société par Marie-France Hirigoyen ................................................................................. 27 Penser mon essence d’homme par Christiane Rancé ............................................................................................. 37 Débats .................................................................................................................. 45 Les Dangers de la connaissance de soi. Critique épicurienne d’une illusion par Pierre-Marie Morel ......................................................................................... 71 Comment parvenir à la connaissance de soi ? par Elsa Godart ..................................................................................................... 81 Introspection et métacognition. Vers une analyse cognitive de la connaissance de soi par Jérôme Sackur ................................................................................................. 93 Débats ................................................................................................................ 103 Biographies............................................................................................................ 127 7 JSH_2012_Se-connaitre soi-meme.indd 7 06/09/13 08:58 Autres publications de, ou sous l’égide de la Fondation Ostad Elahi aux éditions L’Harmattan.................................................................................... 133 8 JSH_2012_Se-connaitre soi-meme.indd 8 06/09/13 08:58 6RFUDWH/DFRQQDLVVDQFHGHVRL par Jean Mesnard /RUVTXHM¶DLUHoXO¶LQYLWDWLRQjSDUOHUGHYDQWYRXVGHODFRQQDLVVDQFH de soi, j’ai éprouvé une profonde surprise, accompagnée d’une vive satisfaction. Eh quoi ! me disai-je, les prophètes de notre temps ne sont-ils pas Darwin, Marx, Nietzsche et Freud, entourés de multiples épigones, largement relayés par les médias, et bien implantés dans l’opinion ? Que vient faire désormais la connaissance de soi dans cet XQLYHUVGXVRXSoRQGDQVXQHKXPDQLWpTXLUHOqJXHDX[RXEOLHWWHVOD révolution socratique visant à « ramener la philosophie du ciel sur la terre 1 », autrement dit des astres et de la nature extérieure à l’être humain, XQHKXPDQLWpSURQRQoDQWO¶LQMRQFWLRQ©&RQQDLVWRLWRLPrPHªTXLD dominé pendant plus de vingt siècles l’histoire de la pensée ? Je me suis pourtant bien gardé de me laisser intimider ; et, me sentant plus TXHMDPDLVKXPDQLVWHHW¿GqOHjODWUDGLWLRQGHVPRUDOLVWHVFODVVLTXHV je me suis beaucoup réjoui de me trouver en bonne compagnie, puisque c’est celle de la respectable Fondation Ostad Elahi. Il est vrai que O¶LQVFULSWLRQ GH FH VXMHW DX SURJUDPPH G¶DXMRXUG¶KXL VL HOOH DI¿UPH sa permanente actualité, n’en suppose pas moins le sentiment qu’il ne s’agit pas pour nous d’occuper des positions acquises, mais d’entrer dans un débat susceptible de conduire à des réévaluations et d’imposer des conclusions nouvelles. C’est donc à une sorte de recherche que nous sommes conviés, pour laquelle ma participation introductive devra se contenter de baliser le terrain pour permettre un échange de vues total. 1 Selon une formule célèbre de Cicéron, Tusculanus, V, 10. 9 JSH_2012_Se-connaitre soi-meme.indd 9 06/09/13 08:58 Socrate : La connaissance de soi L’analyse à laquelle il m’appartient de procéder ne sera tout à fait claire que si l’on essaie de suivre les démarches par lesquelles doit passer tout effort tendant à la connaissance de soi, attitude qui obligera en même temps à dégager les options impliquées dans ces GpPDUFKHV F¶HVWjGLUH OHV FRQÀLWV DYHF G¶DXWUHV WHQGDQFHV TXL peuvent surgir lors de leur exercice. Allons donc du commencement au terme de ces opérations. Trois points de vue se présentent alors, dont on retiendra les traits essentiels. L’objet de la connaissance de soi Toute connaissance suppose un sujet connaissant et un objet connu. Si l’on s’en tient à cette évidence, la connaissance de soi se présentera comme un cas limite, en quelque sorte en positon d’excellence. Elle inclut en effet les deux éléments qui viennent d’être distingués. Un dédoublement s’opère dans l’acte de connaître, où le commencement et le terme coïncident. Voilà qui laisse attendre une forme unique de la vie de l’esprit, appelant un mode de connaissance tout particulier. Mais ce n’est pas là seulement qu’une surprise s’offre à nous. La FRQQDLVVDQFHVHGp¿QLVVDQWSDUXQHUHODWLRQGXVXMHWjO¶REMHWFKDTXH fois qu’un tel acte est posé, la connaissance de soi est mise en jeu, quel que soit l’objet visé. Celui-ci, en effet, n’est jamais saisi que par la médiation du sujet, qui imprime sa marque sur ce qu’il connaît : c’est même cette conjonction qui produit l’acte de connaissance. On le montrera aisément sur diverses catégories d’objets. Prenons d’abord le cas le plus simple, celui où l’objet est une idée. Nous ne sommes pas très loin de la situation limite examinée précédemment. Car, même en devenant objet, l’idée adhère d’une FHUWDLQHIDoRQDXVXMHWTXLO¶DFUppH&¶HVWHQSUHQDQWFRQVFLHQFH de ses propres exigences que l’esprit sujet apprend à en cerner les contours. Il progresse alors en même temps dans la connaissance de soi. /DGLI¿FXOWpJUDQGLWORUVTXHO¶REMHWGHYLHQWH[WpULHXU/DPRLQGUH distance avec le sujet s’établira sans doute alors si l’objet est une autre personne, passée ou présente. L’unité du sujet disparaîtra, mais elle sera remplacée par celle que réalisera, moins parfaitement, l’analogie attendue entre membres d’une commune humanité. L’objet sera-t-il un texte ? D’où vient alors la connaissance qu’il apporte ? Elle peut appartenir à la personne de son auteur, révélée par 10 JSH_2012_Se-connaitre soi-meme.indd 10 06/09/13 08:58 Se connaître soi-même : pourquoi, comment ? la forme de son écrit, ou bien s’inscrire dans le témoignage exprimé. Dans un cas comme dans l’autre, elle est partiellement voilée par l’écran du langage, mais elle reste gouvernée fondamentalement par les lois de la communication interpersonnelle, objet d’une technique particulière mais qui doit prendre en compte la réalité du soi. Reste à considérer la situation, beaucoup plus complexe, des sciences de la nature. Pour nous en tenir à des questions d’objet, dans la plupart des cas envisagés précédemment, la part qu’il convient d’accorder à la connaissance de soi dans toute connaissance n’apparaît pas comme un défaut et peut même apporter un enrichissement. Au contraire, les sciences de la nature tranchent radicalement sur la manifestation d’une quelconque connaissance de soi. Au lieu d’en prendre acte, elles doivent soigneusement l’écarter ou ne s’y intéresser que pour en dénoncer éventuellement le rôle perturbateur, la menace qu’elles font peser sur l’objectivité. Mais inversement, la connaissance de soi peut entrer pour une part dans le cadre des sciences de la nature, dans la mesure où elle appartient à la psychologie, surtout envisagée dans ses développements récents, dont il n’y a pas lieu de se détourner. Cette dernière remarque pourrait cependant conduire à un résultat plus exact si elle fait établir une autre distinction, légèrement différente, entre sciences de l’intériorité et sciences de l’extériorité. Voilà des cadres qui se révéleront sans doute fort utiles pour la poursuite de nos analyses. Mais ce n’est pas seulement pour opposer connaissance de soi et connaissance des choses que des distinctions s’imposent. Il en est qui s’établissent au sein même de la connaissance de soi. Impossible, en effet, de ne pas reconnaître deux sens, également importants mais menant à des points de vue de types différents, au mot « soi » dans cette expression. Ou bien elle sera appliquée à l’homme en général, et entendra saisir en lui l’humanité même, au-delà de toute identité particulière. Ou bien elle concernera strictement la personne. Auquel cas on peut encore distinguer deux manières dont l’individualité est SHUoXHODSHUVRQQHpWDQWVRLWQRPPpPHQWGpVLJQpHRXV¶DI¿UPDQW elle-même, soit simplement reconnue comme possédant la qualité générale de personne humaine. Tous ces sens pouvant d’ailleurs se superposer. Pour épuiser ces considérations d’objet, il est impossible de ne pas évoquer, mais assez brièvement pour ne pas déborder les limites de notre enquête, les implications métaphysiques de la notion de connaissance de soi. On sait tout ce que René Descartes a tiré de 11 JSH_2012_Se-connaitre soi-meme.indd 11 06/09/13 08:58 Socrate : La connaissance de soi l’injonction fondatrice de Socrate. Le « Je pense, donc je suis » est devenu la première de toutes les vérités. Et la seconde, déduite de la première, a été la démonstration de l’existence de Dieu. Vérité capitale, parce que Dieu est le seul garant de toutes les autres vérités, dès lors qu’elles sont le fruit d’une pensée claire et distincte. Jamais la connaissance de soi n’avait auparavant conduit jusqu’à un tel objet. ,OHVWXQDXWUHJUDQGHVSULWGHODWUDGLWLRQIUDQoDLVHTX¶LOFRQYLHQWGH citer ici, à la fois parce qu’il se situe à certains égards dans le sillage de Descartes et parce qu’il a été l’un des principaux explorateurs du domaine qui est le nôtre aujourd’hui, Jacques Bossuet, auteur, pour VRQpOqYHOH'DXSKLQ¿OVGH/RXLV;,9GXTraité de la connaissance de Dieu et de soi-même 2, qui pourrait nous servir de guide, à condition de le moderniser. Les moyens de la connaissance de soi Revenons à notre époque et à nos problèmes actuels, qui rejoignent plus souvent qu’on ne pourrait le croire ceux du passé, en particulier dans l’acquisition des moyens de la connaissance de soi. C’est d’abord un savoir qu’il s’agit de posséder, et ce savoir apporte une grande partie de sa valeur à l’attitude qu’il commande. Il n’est ici que de citer Blaise Pascal, qui, dans une pensée fort connue, embrasse le problème dans sa plus grande largeur : L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier V¶DUPH SRXU O¶pFUDVHU XQH YDSHXU XQH JRXWWH G¶HDX VXI¿W pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever, et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale 3. J. Bossuet, Le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, édition posthume, 1741. 3 B. Pascal, Pensées (1670), Frag. 347 de l’édition de Brunschvicg. 2 12 JSH_2012_Se-connaitre soi-meme.indd 12 06/09/13 08:58 Se connaître soi-même : pourquoi, comment ? Ainsi, le premier degré de la connaissance de soi, tout intuitif, en même temps que global, est au fond la conscience de soi. Il naît G¶XQVLPSOHDFWHGHFRQVFLHQFHROHFRQQDLVVDQWQHIDLWTXHUHÀpWHU OHFRQQX8QFRQQXTXLVHGp¿QLWSDUXQHGLIIpUHQFHIRQGDPHQWDOH avec la nature matérielle, dans le domaine de l’être comme dans celui de la valeur. Au sommet, la perception de l’homme comme essentiellement mortel, signe de sa fragilité, de sa faiblesse, constitue en même temps sa grandeur, du fait qu’il s’agit d’un savoir assumé. 0DLVQHSURORQJHRQVSDVFHVUpÀH[LRQVVXUOHWHUUDLQPpWDSK\VLTXH 2Q VH FRQWHQWHUDGHQRWHUTXHO¶DI¿UPDWLRQGHODGLJQLWp GHO¶rWUH humain, si universellement proclamée en notre époque – au moins en paroles –, est en relation directe avec les observations qui viennent d’être faites. De ces remarques générales il y aurait lieu maintenant de passer à des analyses de détail concernant les moyens de la connaissance de soi. Loin de moi la pensée de m’aventurer sur un terrain si vaste, qui couvrirait tout le champ de la psychologie et déborderait sur TXHOTXHV DXWUHV VFLHQFHV ,O VXI¿UD GH SRVHU TXHOTXHV SULQFLSHV d’organisation pour les études qui s’offrent. Deux séries de perspectives distinctes doivent à cet égard être signalées. Elles l’ont été déjà lorsque nous avons considéré l’objet de notre recherche ; mais il convient de les reprendre pour leurs implications méthodologiques. La première tient aux deux sens que peut prendre l’expression « connaissance de soi ». Elle peut d’abord concerner en général l’appartenance à l’humanité, par opposition à la nature matérielle ou à l’animalité : c’est le cas, par exemple, si l’on se place dans la ligne de la pensée de Pascal précédemment citée. On a vu que l’humanité \HVWLGHQWL¿pHDYHFODFDSDFLWpGHSHQVHUHWDYHFFHOOHGHODUpJOHU'H là ne découle aucunement qu’il n’y a pas de degrés dans la possession de cette qualité humaine, mais que cette qualité fondamentale demeure au-delà des différences individuelles. Ainsi peut s’élaborer la notion philosophique de « condition humaine ». Au contraire, le second sens de l’expression, et celui dans lequel elle s’entend le plus communément, met en relief ces différences et oppose les individus entre eux. La connaissance de soi est celle des particularités qui les caractérisent, celle des personnes. Tout naturellement, l’analyse gagne DORUV HQ ¿QHVVH HW HQ SURIRQGHXU 3DUDOOqOHPHQW FURvW OD QpFHVVLWp G¶RSpUHU GHV GLVWLQFWLRQV (Q¿Q HQ PrPH WHPSV TXH O¶LQGLYLGX DSSDUDvWO¶DXWUHVRXUFHSRVVLEOHG¶HQULFKLVVHPHQWHWGHFRQÀLW 13 JSH_2012_Se-connaitre soi-meme.indd 13 06/09/13 08:58 Socrate : La connaissance de soi Avec la seconde série de perspectives, nous serrons de plus près encore la question des moyens de la connaissance de soi. La distinction s’établirait alors entre ce qu’on appellera la psychologie classique, élaborée principalement en France par de grands écrivains héritiers de l’humanisme, et familiers du concept de « connaissance de soi », et une psychologie tendant à se ranger dans la catégorie des sciences humaines, développée principalement aux XIXe et XXe siècles. On les opposera brièvement en considérant d’une part leur vocabulaire respectif pour désigner les principaux aspects de la vie psychologique, d’autre part leur mode d’interprétation des faits livrés par l’expérience. Les classiques héritent d’un vocabulaire traditionnel, traduisant surtout des réalités concrètes, même si elles peuvent avoir des implications métaphysiques. Ainsi Bossuet va-til de l’âme au corps, pour saisir ensuite l’une et l’autre dans leur union, distinguant de chaque côté fonctions et facultés, tendances et attitudes, rencontrant les sensations, l’imagination, les passions, l’intelligence, le jugement, la volonté. Notions qui ne sont pas étrangères aux Modernes, mais qui sont chez eux subordonnées à des aspects plus profonds et moins apparents de la vie psychologique, qu’ils décrivent en recourant à un langage nouveau, plus abstrait, plus théorique. On sait, par exemple, qu’en psychanalyse se sont imposés des termes tels qu’inconscient, transfert, ambivalence, dont le sens souligne en même temps leur attention à des données irrationnelles qu’écartaient spontanément les Classiques, même lorsqu’ils se montraient capables d’une profondeur comparable, comme Michel GH0RQWDLJQH)UDQoRLVGH/D5RFKHIRXFDXOG%ODLVH3DVFDORX-HDQ Racine. De cette différence initiale découlent des différences plus générales de méthode. On dira brièvement que si les Classiques se posent en physiciens de la vie psychologique, notamment de cet aspect essentiel qu’est la « connaissance de soi », les Modernes veulent en être les chimistes. Les premiers procèdent par description, par association, par comparaison ; les seconds par analyse, c’est-àdire par décomposition d’une apparence derrière laquelle se cache une réalité plus fondamentale qui échappe aux sens, et qui doit être reconstituée mentalement. Pour les premiers, la connaissance de soi s’effectue dans la lumière de la conscience et de la rationalité. Pour les seconds, elle requiert une plongée dans des profondeurs inconnues dont le soi risque de sortir non seulement connu, mais transformé. Pour faire la synthèse de ces observations souvent contradictoires, il importe, à mon avis, de n’exclure aucune des voies de la recherche, 14 JSH_2012_Se-connaitre soi-meme.indd 14 06/09/13 08:58 Se connaître soi-même : pourquoi, comment ? d’adopter une attitude critique à l’égard de chacune d’elles et d’en dégager les points forts, toujours avec application vers le soi. N’estce pas dans ce sens que nous orientait Pascal lorsqu’il faisait du « bien penser » le « principe de la morale » ? En somme, la conduite de la vie personnelle ne dépend pas seulement de la recherche du bien, mais d’abord de celle de la vérité. Connaissance et construction de soi Nous en sommes arrivés au point où une évidence s’est imposée. La « connaissance de soi » n’est pas chose simple. Il y a dans le moi une multitude d’aspects différents, voire contradictoires. Mais on y découvre aussi une instance de jugement, gouvernée à la fois par la volonté et la liberté, capable de faire le tri dans cette diversité, et surtout d’opérer des choix dont dépendra l’orientation générale de la personnalité. Car il ne s’agit pas, ou pas seulement, de prendre acte d’une donnée intangible, et qui, par là, demeurerait en quelque IDoRQpWUDQJqUHDXPRLYLYDQWPDLVGHSDUWLUGHFHPRLYLYDQWR se manifeste confusément l’essence de la personne, pour organiser une diversité dans laquelle tous les éléments ne sont pas également assumés et pour accéder à une personnalité dûment reconnue, consacrée par l’épanouissement qu’elle procure. La connaissance de soi s’achève donc en construction de soi, obtenue par un recours constant à la fois aux jugements de réalité et aux jugements de valeur. Situation qui ne sera sans doute jamais totalement atteinte, mais la recherche du terme est essentielle. Le terme, qui est la connaissance, est déjà présent dans l’acte de sa recherche. Ainsi le « soi » est-il dédoublé. L’élément le plus pur en est une aspiration, qui commande le mouvement de la recherche. Quant à la réalité vécue, élément plus FRQFUHWHWSOXVVSpFL¿TXHGHODFRQQDLVVDQFHGHVRLHOOHHVWIDoRQQpH par le mouvement engagé. Ce soi en mouvement, comment peut-il se construire ? 2QQHSHXWUpSRQGUHjFHWWHTXHVWLRQG¶XQHIDoRQJpQpUDOHTX¶HQ termes dialectiques. Comme on l’a déjà pressenti, il y faut la rencontre d’une nécessité et d’une liberté. La nécessité caractérise tout ce qui est donné, fournissant la base de la construction ; il en va ainsi de la condition corporelle, du statut social, de l’apport éducatif, de l’expérience acquise, des relations interpersonnelles. Mais ce donné n’est pas automatiquement à considérer comme 15 JSH_2012_Se-connaitre soi-meme.indd 15 06/09/13 08:58 Socrate : La connaissance de soi subi. Il peut être assumé, accepté positivement ou, au moins, tenu pour constitutif de l’être. C’est alors une mystérieuse liberté qui se manifeste, portant l’essence du moi et se chargeant de le créer. Cette SXLVVDQFHGHO¶DFWHOLEUHHVWHQFRUHSOXVDVVXUpHORUVTX¶HOOHLQÀpFKLW ou corrige le donné. Ainsi lorsque, par le régime ou l’exercice, ou toute autre forme d’ascèse, elle dirige les réactions du corps ; ainsi lorsque, par la mémoire, elle fait le tri dans le passé ; ainsi encore ORUVTXHSDUODFRPPXQLFDWLRQHOOHWLUHODOHoRQGHO¶DXWUHHWUpXVVLW à franchir le pas de l’individuel au social. Ce sont aussi les principes d’une construction de soi, systématique et puissante, que fournit Pascal dans une de ses plus riches pensées, celle qui distingue les trois ordres 4 que remplissent respectivement les corps, les esprits et la charité (ou l’amour). Trois ordres entre lesquels peuvent se répartir toutes les catégories de l’humanité, qui se trouveront caractérisées à la fois sur le plan de la réalité et sur celui de la valeur. Ainsi, à l’ordre des corps appartiennent tous les puissants, qu’ils le soient par la grandeur sociale ou par la fortune, et tout ce qui, si l’on considère l’homme en général, est manifestation GHSXLVVDQFHGXPRLQVSXLVVDQFHPDWpULHOOHV¶H[HUoDQWVXUOHVFRUSV Telle est, en effet, la valeur reconnue dans cet ordre. À l’ordre des esprits appartiennent essentiellement ceux qui possèdent la grandeur de l’esprit, en force et en étendue : Pascal y loge principalement les savants, mais toute pensée peut en être tenue pour résidente. La valeur qui s’y déploie est celle de l’esprit dans la conquête de la vérité. Entre ces deux ordres l’incompatibilité est la loi ; il n’y a pas de communication possible. L’homme le plus riche ne saurait, en tant que tel, posséder le moindre génie de l’esprit. Et l’inverse n’est pas moins vrai, même si la mentalité commune confère plus de dignité aux esprits qu’aux corps. Cette radicale distinction des ordres, non exclusive de leur hiérarchie, constitue l’une des grandes originalités de Pascal, et un signe remarquable de l’importance des ruptures dans sa vision de l’univers. Mais ce qu’il y a surtout lieu de retenir, c’est l’introduction d’un troisième ordre, beaucoup plus inattendu que l’opposition des corps et des esprits. Ce troisième ordre est celui de l’amour, notamment sous sa forme religieuse de la charité. Il est évident que, tout comme l’esprit au corps, l’amour est incommensurable à la fois à l’esprit et au corps, qu’il ne saurait être suscité par la 4 B. Pascal, Pensées, Frag. 793 de l’édition de Brunschvicg. 16 JSH_2012_Se-connaitre soi-meme.indd 16 06/09/13 08:58 Se connaître soi-même : pourquoi, comment ? force physique ou la valeur intellectuelle ; et qu’il remplit l’ordre supérieur, où réside le cœur de l’être, la liberté inspiratrice et génératrice d’action qui gouverne la connaissance de soi, déployée ensuite dans l’ensemble des ordres. Ce sommet de l’intelligence appliquée à la connaissance de O¶KRPPHSHXWFORUHGLJQHPHQWFHWWHWURSORQJXHUpÀH[LRQ J’ajouterai simplement une brève remarque pour conclure. Comme vous le savez sans doute déjà, ce n’est pas par une décision arbitraire que le sujet de la « connaissance de soi », à certains égards SHXDFWXHODpWpFKRLVLSRXUQRWUHUpÀH[LRQGHODSUpVHQWHMRXUQpH F¶HVWG¶XQHIDoRQEHDXFRXSSOXVQpFHVVDLUHSDUFHTX¶LORFFXSDLWXQH place centrale dans la pensée d’Ostad Elahi. En quoi il se montrait nourri des grands classiques de l’humanisme, mais en même temps sensible aux exigences de notre présent. Je ne suis pas sûr d’avoir été pour lui un interprète correct, mais, sur le choix du sujet, je suis pleinement d’accord avec lui et, je l’espère, avec vous tous. 17 JSH_2012_Se-connaitre soi-meme.indd 17 06/09/13 08:58 JSH_2012_Se-connaitre soi-meme.indd 18 06/09/13 08:58 Soi-même et tous les autres par Pierre Guénancia Tout d’abord, je remercie beaucoup les organisateurs de cette invitation qui m’honore, qui me touche ; c’est la première fois que je viens parmi vous. Et je voudrais dire aussi, de manière plus personnelle, que je suis très touché de la présence de Jean Mesnard, vu l’ancienneté de la connaissance que j’ai de lui et ma grande HVWLPHSRXUOHJUDQGSDVFDOLHQTX¶LOHVW-HSDUWLUDL¿QDOHPHQWGHOD distinction qu’il a faite entre la connaissance de soi où « soi » désigne l’humain, et la connaissance de soi où « soi » désigne l’égo, comme ont dit dans la philosophie moderne et comme on dit, d’ailleurs, de manière très courante. Cette question est vénérable, même si je vais chercher à la critiquer un petit peu, la titiller un petit peu ; elle est tout à fait vénérable par son antiquité, par sa dignité. Elle n’est pas forcément très claire, et je crois qu’on l’a compris justement, vu la complexité des niveaux d’organisation de cette question. C’est une question contemporaine de la philosophie – au fond, la philosophie commence à partir du moment où le philosophe demande à l’homme qu’il est de se connaître lui-même – et elle a été continuellement associée à la philosophie et répétée un peu comme l’incipit de toute investigation, de toute enquête sur les choses de la nature. Mais il faut bien prendre en considération que ce n’était pas un domaine réservé : c’était le préambule à toute autre connaissance et donc devant mener à cette autre connaissance. Un philosophe qui n’est pas particulièrement socratique comme Thomas Hobbes – philosophe de la politique – 19 JSH_2012_Se-connaitre soi-meme.indd 19 06/09/13 08:58