
n’y a pas d’erreur »24. Dès lors, « si nous n’avions aucune autre faculté de connais-
sance que l’entendement, nous ne ferions jamais d’erreur. Mais, outre l’entendement,
il y a encore en nous une autre source de connaissance dont on ne peut se passer. Il
s’agit de la sensibilité, qui fournit sa matière à notre pensée et, ce faisant, agit selon
d’autres lois que l’entendement »25. L’erreur n’en reste pas moins « difficile à conce-
voir »26 par là, car « dans une représentation des sens (puisqu’elle ne renferme pas
de jugement), il n’y a pas non plus d’erreur »27. Ce n’est donc pas « de la sensibilité
considérée en elle-même que l’erreur peut surgir »28. Reste alors que l’erreur pro-
vienne de « l’influence inaperçue (unbemerkten Einfluss) de la sensibilité sur
l’entendement, par quoi il arrive que les principes (Gründe) subjectifs du jugement »
– les impressions sensibles, en tant que telles relatives à la conscience individuelle –
« viennent se mêler avec les principes objectifs » – les a priori intellectuels, qui ont
seuls une validité universelle – « et les font dévier de leur destination »29. C’est alors
« qu’en jugeant on tient pour objectives des raisons simplement subjectives, et que
l’on confond en conséquence la simple apparence de vérité avec la vérité elle-même.
Car c’est en cela que consiste justement l’essence de l’apparence (Schein), qui de
ce fait peut être considérée comme une raison de tenir pour vraie une connaissance
fausse »30. C’est le cas lorsque « l’on va jusqu’à nier d’une chose le caractère que
l’on ne perçoit pas en elle, et que l’on juge que ce dont on n’est pas conscient dans
une chose n’existe pas »31, soit lorsque l’on prétend réduire l’être à l’apparaître.
L’erreur n’est ainsi pensable pour Kant que comme « diagonale de deux for-
ces »32, celle de l’entendement, dont la fonction propre est de juger, et celle de la
sensibilité, à qui il revient de donner des intuitions subsumables à des concepts dans
le jugement33. Or le rôle de la sensibilité apparaît de ce fait même ambigu : avant d’y
trouver la source de l’erreur, Kant y a vu plutôt le principe inamissible de toute vérité
énonçable. « Des pensées sans contenu » – lequel ne peut être fourni que par
l’intuition sensible – « sont vides »34 et ne peuvent donc constituer une connais-
sance. C’est à un tel manque que Kant attribue « l’apparence transcendan-
tale (transzendentale Schein) »35, à ses yeux caractéristique de la métaphysique
précritique. Mais ici la difficulté est redoublée, car l’analyse de cette illusion paraît
contredire la précédente interprétation de l’erreur. Celle-ci en effet n’a pas consisté à
énoncer des propositions fausses, mais à présenter comme théoriquement vraies
des propositions en fait indécidables, parce qu’impossibles à vérifier empiriquement
alors même qu’elles pourraient être logiquement conclues : telles l’existence de Dieu
ou l’immortalité de l’âme. L’appréhension de ces objets par une pure déduction ra-
tionnelle donne une impression de connaissance qui, tout comme l’illusion sensible,
« ne cesse pas, même après qu’on [en] a découvert »36 l’apparence : il n’y a pas
24 Op.cit., Dialectique transcendantale, Introduction, I.
25 Id., Logique, Introduction, VII. C’est ce que paraît signifier la deuxième partie du dicton déjà cité : « Perse-
verare diabolicum ». L’homme est jugé coupable, et damnable comme un démon, seulement s’il s’obstine dans
une erreur qui lui a été démontrée telle. C’est dire que la faillibilité qui rend ses erreurs excusables tient à ce qui
distingue sa nature de celle des anges déchus, lesquels, intelligences pures, sont dépourvus de sensibilité.
26 Ibid.
27 Id., Critique de la Raison pure, Dialectique transcendantale, Introduction, I.
28 Id., Logique, Introduction, VII.
29 Id., Critique de la Raison pure, Dialectique transcendantale, Introduction, I.
30 Id., Logique, Introduction, VII.
31 Id., Recherche sur l’évidence des principes de la théologie naturelle et de la morale, § 1.
32 Id., Critique de la Raison pure, Dialectique transcendantale, Introduction, I.
33 Op.cit., Logique transcendantale, Introduction, I, et Analytique des concepts, ch.1, 1ère section.
34 Op.cit., Logique transcendantale, Introduction, I.
35 Op.cit., Dialectique transcendantale, Introduction, I.
36 Ibid.
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