Michel Nodé-Langlois, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, agrégé de philosophie, Professeur en Première Supérieure au lycée Pierre de Fermat à Toulouse, nous offre une longue dissertation sur « l’erreur ». Celle-ci vient en point d’orgue au Grand Débat passionnant du forum sur « Qu’est-ce qu’une philosophie réaliste ? » Compte tenu de son importance, nous la publierons en trois parties. L’erreur – 2 – 2ème Partie Reste que cette seule possibilité ne suffit pas à expliquer l’existence de l’erreur, soit à expliquer pourquoi l’on se trompe. S’il est vrai que la connaissance certaine, autrement dénommée science, fait échapper à l’erreur, on peut voir dans l’erreur la manifestation d’une ignorance, donc peu ou prou considérer celle-là comme l’effet de celle-ci. Cette explication paraît pourtant insuffisante puisque, comme on l’a vu, on ne saurait se tromper sur ce qu’on ignore absolument : pour pouvoir faire erreur, juger à tort, il faut au moins un sujet ayant un sens déterminé, c'est-à-dire désignant une réalité identifiable ; s’il était dépourvu de sens (Sinnlos) – tel le babu de Carnap1 –, il ne permettrait pas d’énoncer le faux plutôt que le vrai. Avant 1930, personne ne pouvait se tromper au sujet de Pluton, si ce n’est en énonçant quelque chose qui, se référant à du déjà connu, pouvait déjà le concerner, mais à l’insu de tous : par exemple en énonçant qu’il n’y a que huit planètes dans notre système solaire. L’ignorance n’est qu’une absence de connaissance, c'est-à-dire une pure négation qui, en tant que telle, n’est rien et ne saurait causer positivement quoi que ce soit. C'est pourquoi Spinoza écrit que « la fausseté ne peut consister dans une privation absolue de connaissance » – car les minéraux, dont la nature ne comporte aucune faculté cognitive, ne peuvent « errer ni se tromper » –, « non plus que dans une ignorance absolue »2 : ainsi, lorsque, regardant « le soleil, nous imaginons qu’il est distant de nous d’environ deux cents pieds, (...) l’erreur ne consiste pas dans l’action d’imaginer cela, prise en elle-même, mais en ce que, tandis que nous l’imaginons, nous ignorons la vraie distance du soleil et la cause de cette imagination que nous avons »3. Pour qu’il y ait erreur, il faut qu’à la négativité de l’ignorance se conjugue la positivité d’une connaissance – ici : une impression qui, en tant qu’elle ne peut être autre, n’est en rien fautive : « il n’y a dans les idées rien de positif à cause de quoi elles sont dites fausses »4. 1 Carnap, Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage. Spinoza, Éthique, 2ème partie, Prop. XXXV, Dém. 3 Ibid., Scolie. 4 Ibid., Prop. XXXIII. 2 1 Si donc l’ignorance n’est que la condition plutôt que la cause de l’erreur, il faut chercher celle-ci ailleurs, surtout si l’on admet avec Spinoza que « pour toute chose, on doit assigner une cause ou raison tant de son existence que de son inexistence »5. Si l’impression produite par le soleil peut être un facteur d’erreur, c’est en fait parce qu'elle appartient au registre des représentations sensibles – ou imaginaires au sens large, c'est-à-dire en identifiant l’imagination et le sens commun d’Aristote6. Ces représentations constituent ce que Spinoza dénomme « connaissance du premier genre », et il les considère comme des « idées inadéquates, c'est-à-dire mutilées et confuses », qui par suite « enveloppent (involvunt) » la « privation de connaissance » en quoi « la fausseté consiste »7. L’explication de l’erreur ne fait qu’exprimer le rationalisme de Spinoza puisque ce qui fait l’inadéquation des représentations sensibles ou imaginaires, c’est l’inconscience qu’elles comportent des causes qui les expliquent, et dont la juste connaissance revient à la raison : c’est ainsi que les calculs de l’astronome et les modélisations géométriques de l’opticien feront de l’impression produite par le soleil une source de vérité plutôt que d’erreur. À l' « opinion ou Imagination » du premier genre, la « Connaissance du deuxième genre », ou « Raison », substitue ainsi « des notions communes et des idées adéquates des propriétés des choses »8, c'est-à-dire des axiomes et des définitions. Mais cette science discursive renvoie elle-même « un troisième (...) genre de connaissance », ou « Science intuitive », qui « procède de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses »9. C’est pourquoi Spinoza écrit que « toutes les idées, considérées dans leur rapport avec Dieu, sont vraies »10 : expliquer, c’est en effet montrer pourquoi une chose est ou se produit nécessairement comme elle est, ce qui revient fondamentalement pour Spinoza à montrer comment elle découle nécessairement de la nature de l’être absolu, autrement appelé Dieu, car « tout ce qui est, est en Dieu, et rien sans Dieu ne peut être ni être conçu »11, et « de la nécessité de la nature divine doivent suivre en une infinité de modes une infinité de choses, c'est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infini »12. Ainsi toute connaissance adéquate consiste à se représenter une chose comme explicable en tant qu’elle découle nécessairement de l’essence éternelle de l’être absolument nécessaire. Expliquer l’erreur reviendra alors à montrer non seulement comment elle est possible, mais plutôt en quoi elle est nécessaire. On peut toutefois se demander si ce qui est censé expliquer l’erreur n’est pas plutôt ce qui la rend inexplicable. Si en effet l’on admet avec Spinoza que « l’Âme humaine est une partie de l’entendement infini de Dieu »13, soit un mode de « la pensée » qui « est un attribut de Dieu »14, il faut en conclure que l’idée inadéquate, en tant que mode de la pensée humaine15, est aussi une modification de la pensée divine, et que, dans l’erreur, c’est Dieu qui est inadéquat à lui-même, bien que cette inadéquation découle de sa propre essence, en tant que celle-ci se définit par un attribut de pensée qui est un entendement infini se 5 Op.cit., 1ère partie, Prop. XI, 2ème dém. Op.cit., 2ème partie, Prop. XLI et 2ème Scolie de la précédente. 7 Ibid., Prop. XXXV. 8 Ibid., 2ème Scolie de la Prop. XL. 9 Ibid. 10 Ibid., Prop. XXXII. 11 Op.cit., 1ère partie, Prop. XV. 12 Ibid., Prop. XVI. 13 Op.cit., 2ème partie, Prop. XI, Corollaire. 14 Ibid., Prop. I. 15 Ibid., Scolie de la Prop. XLIII. 6 2 connaissant éternellement lui-même16. On éliminera difficilement la contradiction en disant que l’inadéquation est entre Dieu considéré comme partie et Dieu considéré comme tout17, car on voit mal comment, sauf à récuser le rationalisme, une connaissance inadéquate pourrait s’ensuivre par une nécessité rationnelle d’une connaissance absolument adéquate. Spinoza admet que « toutes les idées qui suivent dans l’Âme des idées qui sont en elles adéquates sont aussi adéquates »18 : il s’agit là en effet d’un principe présupposé à toute démonstration rationnelle, à savoir que du vrai on ne peut déduire que le vrai, tandis que, comme l’avait établi la syllogistique aristotélicienne, on peut conclure de prémisses fausses aussi bien le faux que le vrai. Or si « l’ordre et la connexion des idées sont le même que l’ordre et la connexion des choses », et que cet ordre n’est autre que la nécessité intrinsèque de l’essence divine considérée comme pensée, il paraît contradictoire qu’une quelconque pensée inadéquate puisse découler de ce qui est en fait la seule « idée vraie (...) donnée »19, à savoir celle de Dieu comme être « dont l’essence enveloppe l’existence »20. La contradiction vient de ce que l’ « ordre géométrique de l’Éthique implique que la relation de Dieu à ses modes ne puisse être pensée que comme celle d’une essence à ses propriétés, à l’exclusion de tout accident21. Éviter cette contradiction ne paraît alors possible que s’il ne s’agit plus d’expliquer l’erreur en présumant sa nécessité, mais d’en rendre compte en admettant plutôt sa contingence et son caractère accidentel, ce qui revient évidemment à renoncer au monisme panthéiste et nécessitariste. C’est bien là ce que Kant a entrepris, en traitant de la connaissance d’un point de vue purement anthropologique, résolument scindé de toute entreprise de fondation rationnelle dans les termes d’une ontologie métaphysique. Cette dissociation caractéristique de la philosophie critique lui permet d’ailleurs d’assumer l’héritage du rationalisme classique, mais dans le but explicite d’éviter les apories auxquelles il s’était trouvé conduit, notamment dans le spinozisme, repoussoir majeur de Kant22. Ainsi l’idée d’une infaillibilité de l’entendement divin, en sa qualité d’intuitus originarius, est conservée comme horizon nouménal de notre pouvoir de connaître, comme l’autre pensable de notre connaissance, laquelle est l’œuvre d’un entendement qui n’est pas intuitif – auquel il ne suffit pas de penser pour connaître, l’erreur en est la preuve – mais doit recevoir ses objets de cet intuitus derivativus qu’est la sensibilité23. Or c’est cette dualité des sources de notre connaissance qui, pour Kant comme pour le rationalisme classique, rend l’erreur possible. Si en effet l’on admet que, comme on l’a vu, l’entendement est capable tout à la fois de révéler et de rectifier des erreurs de jugement inspirées par les apparences sensibles, on admettra aussi qu’en n’obéissant qu’à lui-même, l’entendement ne doit pas pouvoir se tromper : « Dans une connaissance qui s’accorde totalement avec les lois de l’entendement, il 16 Ibid., Prop. III et IV. Ibid., Prop. XI, Corollaire. 18 Ibid., Prop. XL. 19 Id., Traité de la Réforme de l’Entendement, §§ 27-28. Voir aussi : ibid., § 57 et Éthique, 2ème partie, Prop. XLVII 20 Id., Éthique, 1ère partie, Définition 1. 21 La distinction du propre et de l’accident est faite par Aristote au ch.5 du 1er Livre des Topiques. 22 « Si l’on n’admet pas [l’]idéalité de l’espace et du temps, il ne reste plus que le spinozisme (nur allein der Spinozismus übrig bleibt), dans lequel espace et temps sont des déterminations essentielles de l’être primitif (Urwesens) lui-même, tandis que les choses qui dépendent de lui (nous-mêmes aussi par conséquent) ne sont pas des substances, mais seulement des accidents (Aksidenzen) qui lui sont inhérents » (Kant, Critique de la Raison pratique, Éclaircissement de l’Analytique, éd. Meiner, p.118 ; trad. PUF p.108). 23 Kant, Critique de la Raison pure, Esthétique transcendantale, § 8, IV. 17 3 n’y a pas d’erreur »24. Dès lors, « si nous n’avions aucune autre faculté de connaissance que l’entendement, nous ne ferions jamais d’erreur. Mais, outre l’entendement, il y a encore en nous une autre source de connaissance dont on ne peut se passer. Il s’agit de la sensibilité, qui fournit sa matière à notre pensée et, ce faisant, agit selon d’autres lois que l’entendement »25. L’erreur n’en reste pas moins « difficile à concevoir »26 par là, car « dans une représentation des sens (puisqu’elle ne renferme pas de jugement), il n’y a pas non plus d’erreur »27. Ce n’est donc pas « de la sensibilité considérée en elle-même que l’erreur peut surgir »28. Reste alors que l’erreur provienne de « l’influence inaperçue (unbemerkten Einfluss) de la sensibilité sur l’entendement, par quoi il arrive que les principes (Gründe) subjectifs du jugement » – les impressions sensibles, en tant que telles relatives à la conscience individuelle – « viennent se mêler avec les principes objectifs » – les a priori intellectuels, qui ont seuls une validité universelle – « et les font dévier de leur destination »29. C’est alors « qu’en jugeant on tient pour objectives des raisons simplement subjectives, et que l’on confond en conséquence la simple apparence de vérité avec la vérité elle-même. Car c’est en cela que consiste justement l’essence de l’apparence (Schein), qui de ce fait peut être considérée comme une raison de tenir pour vraie une connaissance fausse »30. C’est le cas lorsque « l’on va jusqu’à nier d’une chose le caractère que l’on ne perçoit pas en elle, et que l’on juge que ce dont on n’est pas conscient dans une chose n’existe pas »31, soit lorsque l’on prétend réduire l’être à l’apparaître. L’erreur n’est ainsi pensable pour Kant que comme « diagonale de deux forces »32, celle de l’entendement, dont la fonction propre est de juger, et celle de la sensibilité, à qui il revient de donner des intuitions subsumables à des concepts dans le jugement33. Or le rôle de la sensibilité apparaît de ce fait même ambigu : avant d’y trouver la source de l’erreur, Kant y a vu plutôt le principe inamissible de toute vérité énonçable. « Des pensées sans contenu » – lequel ne peut être fourni que par l’intuition sensible – « sont vides »34 et ne peuvent donc constituer une connaissance. C’est à un tel manque que Kant attribue « l’apparence transcendantale (transzendentale Schein) »35, à ses yeux caractéristique de la métaphysique précritique. Mais ici la difficulté est redoublée, car l’analyse de cette illusion paraît contredire la précédente interprétation de l’erreur. Celle-ci en effet n’a pas consisté à énoncer des propositions fausses, mais à présenter comme théoriquement vraies des propositions en fait indécidables, parce qu’impossibles à vérifier empiriquement alors même qu’elles pourraient être logiquement conclues : telles l’existence de Dieu ou l’immortalité de l’âme. L’appréhension de ces objets par une pure déduction rationnelle donne une impression de connaissance qui, tout comme l’illusion sensible, « ne cesse pas, même après qu’on [en] a découvert »36 l’apparence : il n’y a pas 24 Op.cit., Dialectique transcendantale, Introduction, I. Id., Logique, Introduction, VII. C’est ce que paraît signifier la deuxième partie du dicton déjà cité : « Perseverare diabolicum ». L’homme est jugé coupable, et damnable comme un démon, seulement s’il s’obstine dans une erreur qui lui a été démontrée telle. C’est dire que la faillibilité qui rend ses erreurs excusables tient à ce qui distingue sa nature de celle des anges déchus, lesquels, intelligences pures, sont dépourvus de sensibilité. 26 Ibid. 27 Id., Critique de la Raison pure, Dialectique transcendantale, Introduction, I. 28 Id., Logique, Introduction, VII. 29 Id., Critique de la Raison pure, Dialectique transcendantale, Introduction, I. 30 Id., Logique, Introduction, VII. 31 Id., Recherche sur l’évidence des principes de la théologie naturelle et de la morale, § 1. 32 Id., Critique de la Raison pure, Dialectique transcendantale, Introduction, I. 33 Op.cit., Logique transcendantale, Introduction, I, et Analytique des concepts, ch.1, 1ère section. 34 Op.cit., Logique transcendantale, Introduction, I. 35 Op.cit., Dialectique transcendantale, Introduction, I. 36 Ibid. 25 4 d’erreur – métaphysique – à affirmer de tels objets, car leur négation n’est pas plus connaissable que leur affirmation, mais il y en a une – critique – à prétendre qu’elles pourraient l’être. Or, dans la mesure même où il s’agit ici d’objets métempiriques, purement pensables, on ne voit en quoi une telle erreur pourrait résulter de l’influence inaperçue de la sensibilité. Si erreur il y a ici, elle semble de celles qui se produisent « dans les pensées elles-mêmes (en autoïs toïs dianoèmasin) », et qui faisaient dire à Platon « qu’il faut voir dans le jugement faux (to ta pseudè doxazeïn) tout autre chose qu’un écart (parallagèn) entre la pensée et la sensation »37. Si l’on en croit Kant, il y a des erreurs philosophiques – telle la prétention dite dogmatique à une métaphysique théorique – qui relèvent de la pensée et n’ont aucun rapport avec la sensibilité, laquelle n’y est pas concernée et n’y peut rien décider : car s’il est vrai qu’il n’y a de connaissance que là où une vérification empirique est possible, et faux de prétendre le contraire, ce n’est assurément pas une expérience sensible qui peut l’attester. Il semble dès lors qu’il faille faire consister l’erreur dans un jugement porté à la fois au-delà et en dépit de ce que les sens et l’entendement donnent à connaître. La cause de l’erreur est donc à chercher dans « notre propre penchant à juger et à décider même là où, en raison de notre caractère borné, nous n’avons pas le pouvoir de juger ni de décider »38. Plutôt qu’à la sensibilité, c’est à l’affectivité qu’il faut attribuer l’influence inaperçue qui entraîne le jugement erroné : car « aux jugements de l’entendement se lient d’autres activités de l’âme comme l’excitation, l’imagination, etc. »39 Ainsi l’on peut dire que « l’erreur naît : 1°/ du désir de connaissance ; 2°/ du manque de concepts de base nécessaires ; 3°/ de la négligence dans l’attention »40 : l’erreur provient de cela même qui nous fait désirer la connaissance et ne va pas sans un besoin de certitude, qui nous fait juger avant d’avoir vérifié. Elle consisterait en ce sens à prendre, comme on dit, ses désirs pour des réalités. Or, en attribuant l’erreur à un manque d’attention, la philosophie critique paraît sous cet aspect encore fort proche des rationalismes antérieurs puisqu’elle nous ramène en fait à l’explication cartésienne de l’erreur. Si l’erreur réside dans un acte de jugement qui est porté en dépit de ce que l’entendement sait, il faut que cet acte relève d’une faculté autre que l’entendement lui-même. Les sens et l’imagination étant hors de cause puisqu’ils ne jugent pas, Descartes ne trouve plus que la volonté pour expliquer qu’il puisse y avoir un jugement faux : « D’où est-ce donc que naissent mes erreurs ? C’est à savoir, de cela seul que, la volonté étant beaucoup plus ample et plus étendue que l’entendement, je ne la contiens pas dans les mêmes limites, mais que je l’étends aussi aux choses que je n’entends pas »41. La solution cartésienne au problème de l’erreur revient ainsi à faire du jugement un acte volontaire et non pas purement intellectuel : « Car par l’entendement seul je n’assure ni ne nie aucune chose, mais je conçois seulement les idées des choses, que je puis assurer ou nier »42. Autrement dit, l’entendement n’est pour Descartes qu’une puissance passive de représentation, tandis que le jugement relève de cette unique puissance active de l’âme qu’est la volonté43. Descartes en trouve la preuve a contrario dans son « expérience »44 : « il est en ma puissance de suspendre mon jugement »45, et donc 37 Platon, Théétète, 196c 4. Kant, Logique, Introduction, VII. 39 Id., Nachlass, Réfl. 2244. 40 Ibid., Réfl. 2242. 41 Descartes, 4ème Méditation, § 10. 42 Ibid., § 9. 43 Id., Les Passions de l’âme, a. 17. 44 Id., Principes de la Philosophie, 1ère partie, a. 39. 45 Id., 1ère Méditation, § 12. 38 5 « nous pouvions nous empêcher de croire ce que nous ne connaissions pas encore parfaitement »46. Faire du jugement une volition revient assurément à voir dans toute erreur une faute : « car la lumière naturelle nous enseigne que la connaissance de l’entendement doit toujours précéder la détermination de la volonté. Et c’est dans ce mauvais usage du libre arbitre que se rencontre la privation qui constitue la forme de l’erreur »47 : l’on se trompe pour n’avoir pas su « éviter la précipitation et la prévention »48, comme le requiert la première règle de la « méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences »49. En ce sens on peut dire qu’il est propre à l’homme non pas de tomber dans l’erreur, mais bien de se tromper. L’explication cartésienne s’inscrit assurément dans la perspective d’une théodicée philosophique : Dieu nous a créés faillibles, mais il n’a en cela manqué ni à sa bonté, ni à sa véracité – présupposée à toutes nos certitudes – car il n’est pas plus responsable de nos erreurs que d’aucun de nos péchés. La faillibilité de l’homme est sans doute une marque de sa finitude, mais c’en est une aussi de son éminente dignité, puisqu’elle signifie qu’il est responsable de ses connaissances et que son accession à la vérité est son œuvre propre. Mais si l’on fait abstraction de cette visée apologétique, l’intérêt de cette explication est qu’elle assure à l’erreur son caractère d’accident contingent, échappant par là-même à l’impasse du nécessitarisme spinoziste. On peut toutefois se demander si ce qui sert à rendre compte de l’erreur, à savoir la théorie générale du jugement comme acte de la volonté, peut s’appliquer, comme il se doit, au jugement vrai. Certes, si ce dernier n’est qu’une opinion, celle-ci n’étant fondée sur aucun savoir certain, on pourra la mettre sans difficulté au compte de la volonté : l’opinion est une croyance, et, comme Thomas d'Aquin n’hésite pas à le dire même de cette sorte de croyance qu’est la foi, on croit « parce qu’on le veut », faute d’y être « poussé par l’évidence même de la vérité »50. Pourtant, sans une telle évidence, toute vérité nous serait à jamais douteuse, et, comme Platon le reconnaissait déjà51, nous ne pourrions même pas savoir qu’il y a des opinions vraies. C’est bien pourquoi Descartes entend fonder la connaissance, à l’exclusion de toute opinion, sur des vérités évidentes, dont la première est le cogito. Or, le moyen de s’assurer de telles évidences étant pour lui le doute méthodique, il identifie logiquement l’évident à l’indubitable, soit « ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute »52. Mais comme l’indubitable est, tautologiquement, ce dont on ne peut douter, il semble bien être ce à propos de quoi la suspension du jugement est impossible : il est « constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit »53. Mais si l’assentiment à une telle vérité est nécessaire, il ne saurait être contingent, et le jugement qui l’énonce ne paraît donc pas relever de la volonté. On peut certes s’abstenir volontairement de penser à l’évident, mais il faut bien définir le jugement évident comme celui dont il suffit de penser le contenu – la proposition qu’il 46 Id., Principes de la Philosophie, 1ère partie, a. 39. Id., 4ème Méditation, § 13. 48 Id., Discours de la Méthode, 2ème partie. 49 Op.cit., titre et sous-titre. 50 Thomas d'Aquin, Somme contre les Gentils, Livre III, ch.40, 3. 51 Platon, Théétète, 200c-d. 52 Descartes, Discours de la Méthode, 2ème partie. 53 Id., 1ère Méditation, § 4. 47 6 énonce – pour que sa vérité apparaisse : c’est ce que les scolastiques appelaient l’évidence ex terminis des propositions per se notae. L’assentiment réfléchi au vrai ne saurait donc être considéré comme volontaire, et c'est pourquoi Spinoza voyait dans le doute non pas une opération volontaire, mais une simple absence d’évidence : « Quand nous disons que quelqu'un suspend son jugement, nous ne disons rien d’autre sinon qu’il voit qu’il ne perçoit pas la chose adéquatement. La suspension du jugement est donc en réalité une perception, et non une libre volonté »54. On ne doute pas : on est dans le doute, aussi nécessairement que dans le vrai, quand il « se révèle lui-même (auto phènéïen) »55. Or si dans le jugement vrai, l’assentiment qui constitue le jugement consiste en ce que l’entendement, non la volonté, voit la vérité de ce qu’il énonce, alors il faut définir le jugement faux comme un faux jugement, puisqu’il est exclu que l’entendement y voie quoi que ce soit de vrai. C’est ce que Kant semble admettre en écrivant que « l’on fait erreur quand on prend conscience comme d’un jugement de l’entendement » ce qui n’est qu’un « effet mixte » de celui-ci et de ces « autres activités de l’âme »56, que Pascal dénonçait comme « puissances trompeuses »57. Ainsi, de même qu’il y a du faux marbre, qui n’est pas « conforme à la nature propre »58 du marbre, mais n’est que du bois peint ayant l’apparence du marbre, de même il y aurait des actes d’énonciation logiques n’ayant que l’apparence de jugements : les notions de diagonale et de commensurabilité n’ayant pas l’air de s’exclure, l’entendement s’en contente pour les conjoindre, croyant par là penser quelque chose dans la mesure où il signifie des concepts déterminés, mais ne pouvant apercevoir une implication qui n’existe pas. L’erreur logique est alors considérée comme un cas particulier de la fausseté ontologique. Cette solution doit pourtant paraître bien peu satisfaisante puisqu’elle revient à dire que, dans l’erreur, l’entendement croit juger alors qu’il ne juge pas. On comprend que l’apparence du faux marbre, dissimulant la véritable nature de son support, induise en erreur celui qui en juge superficiellement, c'est-à-dire comme s’il voyait ce qu’en fait il ne voit pas. Mais on comprend beaucoup moins facilement que l’entendement puisse se tromper non pas sur une réalité qui lui est extérieure, et que les sens n’atteignent même pas directement, mais sur son propre acte. Or c’est bien ce qui se produit dans le jugement faux si, comme le veut Kant, « l’erreur autant que la vérité n’existe que dans le jugement », et que la première « est donc un jugement qui confond l’apparence de la vérité avec la vérité elle-même »59. Si cette confusion est possible, c’est en fait l’idée même de vérité qui paraît ébranlée, et la difficulté à cerner l’erreur pourrait ne faire que refléter l’énigme de cet opposé sans lequel il paraît impossible de la définir. Si le faux peut être pris pour le vrai, à quoi s’adressera-t-on pour s’assurer de ce dernier, quand pourra-t-on savoir que ce qui paraît vrai l’est effectivement ? C’est bien ce que s’est demandé Descartes lorsque, s’inspirant de l’argumentation des sceptiques, il s’est efforcé de retourner leur doute en le transformant en méthode, voie d’accès (méthodos) au savoir. Révoquer en doute le témoignage des sens parce que l’on a « quelquefois éprouvé » qu’ils « étaient trompeurs »60 n’a de sens que si l’on se dit non pas qu’ils étaient plus cré54 Spinoza, Éthique, 2ème partie, Scolie de la Prop. XLIX. Platon, Théétète, 201a 1. « Sicut lux seipsam et tenebras manifestat, sic veritas norma sui et falsi est » (Spinoza, Éthique, 2ème partie, Scolie de la Prop. XLIII). 56 Kant, Nachlass, Réfl. 2244. 57 Pascal, Pensées, B 83. 58 Thomas d'Aquin, Somme de Théologie, Ia, q.16, a.1. 59 Kant, Logique, Introduction, VII. 60 Descartes, 1ère Méditation, § 3. 55 7 dibles la deuxième fois – quand la tour vue de près paraît carrée – que la première – quand de loin elle paraissait ronde –, mais bien plutôt qu’ils ne sauraient montrer par eux-mêmes quand il faut les croire. Et assurément leur révocation n’a elle-même de sens que si l’on est déjà certain que la même chose ne saurait à la fois être telle et ne pas l’être – une même tour être ronde et carrée : la mise en cause de la « certitude sensible (sinnliche Gewissheit) »61 suppose la certitude intellectuelle du principe de non-contradiction. Or c’est ce deuxième type de certitude que Descartes ébranle lorsque, considérant les soi-disant vérités formelles des mathématiques, indépendantes de l’existence du sensible, il en vient à se demander si dans leur démonstration, l’entendement ne pourrait pas être le jouet d’une puissance illusionniste, pieusement dénommée « un certain mauvais génie »62, c'est-à-dire s’il ne pourrait se faire que l’entendement soit dans l’erreur quand il croit être dans la vérité, puisque c’est cela même qui est censé se produire dans l’erreur. Et lorsque Descartes feint de découvrir, après beaucoup d’autres63, qu’on ne peut pas se supposer trompé sans être certain d’exister, il énonce une certitude qu’aucun sceptique n’a jamais mise en cause parce qu'elle ne permet absolument pas de faire une distinction entre ce qui est et ce qu’on croit être : le cogito peut fort bien signifier que pour la conscience il n’y a rien d’autre, tautologiquement, que ce qui est pour elle, y compris ellemême. Aussi bien Descartes a-t-il besoin, pour échapper au solipsisme, de démontrer l’existence d’un Dieu vérace qui garantisse la vérité de toute certitude autre que celle du cogito. Mais Arnauld ne manquera pas de faire remarquer qu’une telle démonstration, y compris l’argument ontologique, repose sur des principes intellectuels dont le doute méthodique a commencé par révoquer la certitude : s’il faut fonder la vérité de tels principes sur la véracité d’un Dieu dont l’existence ne peut être démontrée que par eux, la fondation métaphysique de la connaissance paraît être enfermée dans « un cercle » 64 vicieux, et l’opposition du vrai et du faux condamnée à rester vide. (à suivre) Michel Node-Langlois 61 Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, A, I. Descartes, 1ère Méditation, § 12. 63 « Si fallor, sum » écrivait saint Augustin (La Cité de Dieu, XL, 26). 64 Arnauld, Quatrièmes objections, De Dieu, fin. 62 8