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Dossier
Art & Philo, d'un champ, l'autre
prises dans les faisceaux de la triangulation œuvres/artistes/
spectateurs, formant une communauté fibrée soumise aux jeux,
aux malentendus (entre intention programmatique et réalisation,
entre créations et réception...), une analyse déliée, comme le
sera la discipline historique, de l’accent sur le “grand homme”
inducteur d’un style, d’une époque.
La “crise” de l’art contemporain se doublerait d’une crise de
l’esthétique, des discours sur l’art. C’est ainsi que l’émergence
d’une anti-esthétique, d’une “inesthétique” (Badiou) entend se
présenter comme une mutation délivrée des limites de l’esthé-
tique. Les pensées qui prononcent un adieu à l’esthétique, celles
entre autres de Lyotard, Deleuze, Badiou, Schaeffer, entendent
comme l’écrit Rancière “rendre l’art à lui-même”, le délivrer de
son assujettissement à la philosophie, le voir comme producteur
de pensées, de vérités et non en attente d’une vérité délivrée
par la seule philosophie. Elles visent à rompre avec l’infériorité
conceptuelle dans laquelle la philosophie tiendrait l’art en lui
déniant le pouvoir de se réfléchir lui-même. Cependant, comme
l’expose J. Rancière, le “lui-même” à qui rendre l’art n’existe pas:
“les dénonciateurs de la confiscation esthétique des arts ne les
ont pas plutôt libérés qu’ils s’empressent de les faire servir à
leur propre visée philosophique”
1
. L’esthétique érigée au rang
de repoussoir, les travers qui ont parsemé sa lente maturation
se doivent d’être évités. À une fonction prescriptive (délimitation
des critères de goût, de l’essence de l’art, de sa tâche...), la
philosophie contemporaine préférera une fonction descriptive
(dépli des dispositifs esthétiques, de leurs traits spécifiques...).
En dépit de la scission, les deux se mélangent, le prescriptif
revenant par la bande. Autre signe de méfiance à l’égard de
l’esthétique, la fonction politique attribuée par le romantisme au
grand art, l’esthétisation heideggérienne du politique se voient
dénoncées comme faisant le lit du totalitarisme ; à l’esthétique
de la totalisation, à l’art comme configuration de la société, à
la religion de l’art fait place l’affirmation d’un art fragmentaire,
sans unification, témoignant des oubliés, de l’imprésentable,
des disparus (J.-F. Lyotard, P. Lacoue-Labarthe).
Sans exacerber l’infuence des mutations touchant l’art contem-
porain sur les changements survenus dans les approches philo-
sophiques de l’art, il importe de souligner que les ruptures mises
en place par l’art contemporain ont mené les philosophes à
redéfinir leurs rapports aux œuvres. Des controverses quant à la
nature de la sphère artistique (est-elle de l’ordre d’une connais-
sance ?, d’une pratique esthétique étrangère à toute vérité?)
n’ont cessé d’émailler l’histoire de la philosophie. Appelant à
l’invention d’un quatrième type de nouage entre art et philoso-
phie, Alain Badiou en a dégagé trois
2
. Un nouage sous forme de
schème didactique affirmant que “l’art est incapable de vérité”,
pure apparence séductrice nous piégeant dans le simulacre
(posture platonicienne), un schème romantique selon lequel
seul l’art nous fait accéder à une vérité absolue, nous délivre la
révélation mystique de la grandeur de l’esprit vrai, un schème
classique d’obédience aristotélicienne qui, dénouant l’art de la
vérité, lui confère, via sa nature mimétique, une fonction théra-
peutique de catharsis. Pour Badiou, il revient à la philosophie
de produire un quatrième schème enté sur l’assertion de l’art
comme procédure de vérité, sachant que la philosophie a à
repérer afin de les compossibiliser les vérités des configurations
artistiques contemporaines.
La délicate question de la nature des ruptures entre art dit
moderne et art dit contemporain passe généralement par le
repérage de traits distinctifs : l’art contemporain acterait la fin
des avant-gardes, partant la fin de ses valences émancipatoires
sur fond de visées révolutionnaires, l’épuisement des utopies
politico-esthétiques, la destitution du beau au profit du sublime
3
,
la pratique d’un jeu d’intertextualités, de citations, basé sur la
réappropriation libre des œuvres passées, l’expérimentation
de la parodie, du kitsch, de la transgression, de l’éphémère,
la veine d’une pensée critique auto-réflexive qui intègre dans
ses créations le questionnement “qu’est-ce que l’art ?”, lequel
revenait auparavant à la philosophie. Le recyclage infini de
l’art moderne, l’intensification omniprésente d’une dimension
réflexive, l’inclusion de son historicité, la déconstruction de la
ligne de partage entre art et non-art sont autant de paramètres
de l’art contemporain qui concentrent en arrière-plan l’exercice
d’un art métalangagier spéculant sur lui-même, élevant ce qu’il
fait à la puissance de la thématisation. Se chargeant de faire de
la réflexivité une composante de ses créations (dans un mou-
vement de torsion sur soi et de retour réflexif déjà acté par l’art
moderne), l’art contemporain dérobe à la philosophie ce qui
lui revenait en propre. L’effacement, l’érosion de la différence
entre art et non-art, entre l’art et la vie (dans la droite ligne des
situationnistes prônant la réalisation de l’art dans la vie) se pro-
longerait dans l’hybridation de l’art et de la philosophie, dans le
décloisonnement de leurs spécificités.
Un ensemble de tonalités communes rassemble les approches
philosophiques actuelles. En premier lieu, la perception de l’art
comme territoire travaillant le sensible, le matériau (fût-il de plus
en plus immatériel) afin d’atteindre le monde de la vie (pour
la phénoménologie), d’accéder à l’antéprédicatif antérieur à la
raison (Merleau-Ponty), aux pulsions, à l’affect, à l’in-fans, au
pré-langagier irréductible au concept (Lyotard), de regagner le
sémiotique en deçà du symbolique, de libérer les flux des forces
moléculaires sous le monde des formes (Deleuze), de déployer
un partage du sensible, une configuration d’expériences collec-
tives, de modes de percevoir, de sentir (Rancière). En deuxième
lieu, corrélat du premier trait, en explorant ce que le logos, la
socialisation ont refoulé (les pulsions, le corps, le sensible), en
repoussant les limites du visible, de l’audible, du dicible, l’art se
voit doté d’une fonction libératrice, éthique (témoignant pour les
oubliés, les vaincus, ceux qu’on a muselés, convoquant l’inhu-
main afin de rendre justice à ceux qui en furent les victimes). La
philosophie prend acte d’un art contemporain qui ne s’invente
qu’à faire de la question de sa surrection, de sa possibilité l’objet
de ses visées. Dans la diversité de leurs pratiques, les créa-
tions s’accompagnent d’un métalangage, d’un métadiscours sur
leur faire, d’un retour sur l’histoire passée, sur les traces, d’une
investigation des impensés de l’histoire de l’art. Recherche et
réhabilitation de ce qui a été occulté, minoré, mise en cause de
l’espace de l’art comme terrain de domination où les savoirs
et productions hégémoniques constituent un pôle de pouvoir,
ouverture aux pratiques artistiques de la marge, de l’autre, de
l’Orient, des fous indiquent qu’aux grands récits de l’Histoire
occidentale, l’art contemporain oppose la donation de parole
aux micro-récits, aux imaginaires refoulés, au(x) “peuple(s) qui
manque(nt)” (Deleuze).
Les stratégies plastiques servant les mises en fiction des
voix des opprimés s’en prennent à l’héritage du patrimoine
artistique qu’elles déconstruisent afin d’en tirer des lignes de
fuite, un nouveau langage de formes producteur de transfor-
mations sociales, d’émancipation politique, de processus de
subjectivation. La réécriture critique, parodique du passé per-
met de cerner, de saisir le présent et, dès lors, d’agir sur lui.
L’expérimentation des dessous de la représentation, des pièges
de l’image, des non-vus et des non-dits, les croisements avec
les cultural, gender, subaltern studies, les postcolonial studies,
avec les travaux sur l’Anthropocène, l’accélérationnisme dans
le souci de prendre à bras le corps l’état actuel du monde, sa
globalisation, le triomphe d’un néolibéralisme déchaîné sont
autant d’indices d’une entrappropriation entre sphère des arts
et sphères de la philosophie, des sciences, de l’anthropologie.
Cette alliance entre divers champs discursifs, cette mise en
réseau entre compétences instaure des agencements basés
sur la connectivité, la traduction, la translation entre domaines
de pensée et sur la production de fictions spéculatives. Une
1 J. Rancière, “Le ressentiment anti-esthétique”,
in Magazine littéraire, n°414, novembre 2002,
p. 21.
2 Alain Badiou, Petit manuel d’inesthétique,
Paris, Seuil, 1998.
3 Beau et sublime au sens de la troisième
Critique de Kant, celle du jugement, le
sublime désagrégeant la belle ordonnance du
beau, signalant l’irruption du trop grand, de
l’informe, de l’illimité qui désaxe l’harmonie des
facultés. Le laid peut être sublime. L’esthétique
contemporaine en tant qu’esthétique du sublime
sera développée par Lyotard. Avec Lyotard,
l’esthétique s’infléchit vers une anti-esthétique
marquée par un tournant éthique (témoigner de
l’imprésentable).