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AVANT-PROPOS
[« Monologuer », Françoise Dubor et Christophe Triau (études réunies et présentées par)]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
MONOLOGUER
PRATIQUES DU DISCOURS SOLITAIRE
AU THÉÂTRE
Loin d’être « un », le monologue se révèle protéiforme ; loin d’être une simple
forme canonique, il se révèle paradoxal et transgressif, repoussant sans cesse les
frontières qui pourraient le définir, et s’impose, dans ses formes comme dans ses
enjeux, comme un lieu d’expérimentation, d’exposition de l’acteur aux prises
avec son personnage, un moment singulier de virtuosité, de trouble et
d’interrogation. Plus encore, pouvant tresser la théâtralité la plus ostensible avec
la plus grande intensité fictionnelle, il est un point de condensation exemplaire
à travers lequel toute la relation théâtrale se retrouve interrogée.
Pour ce volume, qui fait suite à plusieurs journées d’étude organisées à
Poitiers 1 ces dernières années, nous avons choisi de l’étudier en focalisant notre
attention sur trois moments-clés de la dramaturgie occidentale : le monologue les
éclaire comme un symptôme particulièrement révélateur tout autant que ceuxci fournissent un cadre qui met en valeur les singularités qui sont les siennes et
son caractère fortement problématique. Le premier moment historico-esthétique
abordé est celui du passage de la dramaturgie renaissante à ce que l’on appellera
la dramaturgie classique, c’est-à-dire le moment où le modèle d’un théâtre
1. Deux premières journées, les 18 et 19 septembre 2003, réunirent Christian Biet, Françoise Dubor, Monique
Le Roux, Elsa Marpeau, Dominique Moncond’huy, Henri Scepi, Clothilde Thouret et Christophe Triau
(organisation : C. Biet, D. Moncond’huy et C. Triau). Une troisième journée eut lieu le 9 décembre 2005
autour des interventions de Véronique Campan, Bianca Concolino Mancini Abram, Romain Jobez, Françoise
Heulot-Petit et Sabine Quiriconi (organisation : C. Triau). Toutes ces journées d’étude furent conduites à
l’initiative et dans le cadre de l’équipe B2 « Hypogée » du FORELL (université de Poitiers), alors dirigée
par D. Moncond’huy.
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dramatique n’est pas encore établi comme norme, qu’il soit encore en cours
d’apparition (en France, par exemple) ou, tout simplement, inexistant. Ce recueil
s’attarde ensuite sur une fin de XIXe siècle que l’on identifie couramment comme
le temps de la « crise du drame » 2, avec toutes les mutations idéologiques et
esthétiques qui l’accompagnent, avant de se confronter aux pratiques
contemporaines du monologue, dans tout ce qu’elles proposent d’interrogations
et de remises en cause des formes et des principes les plus traditionnellement
attachés à la mimèsis théâtrale.
Ces trois ponctions permettent, nous semble-t-il, d’aborder le monologue dans
des contextes de perturbation et de mutation des formes, plus propices à en
étudier les ambiguïtés, les paradoxes et la complexité, mais aussi d’approcher ses
usages en dehors des seuls critères d’une mimèsis illusionniste et reposant sur le
primat de l’action dialoguée – les critères du « drame » établis théoriquement par
la reprise moderne de la Poétique d’Aristote et tels qu’a pu par exemple les définir,
à la suite de Hegel, Peter Szondi dans sa Théorie du drame moderne. Car c’est bien
souvent en fonction de ces seuls critères d’un théâtre « dramatique » que le
monologue est appréhendé, si ce n’est jugé : en fonction de critères de
vraisemblance, de dynamisme, de cohérence intrafictionnelle, d’inclusion dans un
système mimétique qui ne reposerait que sur l’illusion et sur l’échange dialogué,
d’expression psychologique… Or les propriétés les plus effectives du monologue,
s’il peut s’insérer plus ou moins dans ce cadre, se situent plutôt, d’une certaine
manière, en deçà (la théâtralité ostensible, la désignation du rapport scène/salle)
ou au-delà (l’interrogation éventuelle de l’intériorité d’une psyché fictive) du
dramatique, et le mettent en crise – cette faculté perturbatrice n’étant pas le
moindre de ses intérêts et des fondements de son efficacité théâtrale.
Toujours dans une tension dialectique entre l’établissement progressif de
l’horizon de la mimèsis dramatique, et de ses implications en termes de
vraisemblance et de clôture mimétique, et la théâtralité assumée qui caractérise
les pratiques précédant ou contestant cet horizon, les théâtres du tournant XVIeXVIIe siècle manifestent la multiplicité des visages que peut alors prendre le
monologue, ainsi que celle des enjeux qui le traversent – et ce dans toute
l’Europe, de la comédie nouvelle italienne à la tragédie française, en passant par
la comedia espagnole, le théâtre élisabéthain et jacobéen anglais ou l’Allemagne
du Trauerspiel. Cette multiplicité de visages, une pièce du début du XVIIe siècle
2. Telle que la définit Peter Szondi dans sa Théorie du drame moderne (1956), nouvelle traduction de S. Muller,
Belval, édition Circé, 2007.
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comme La Tragédie sur la mort du roi Henry le Grand, de Claude Billard – étudiée
ici par Christian Biet – en témoigne, faisant se succéder les registres de discours,
du monologue encomiastique au monologue déploratif en passant par
l’exposition d’un point de vue politico-religieux, auctorial et didactique. De plus,
dans le cas du monologue-prière d’un roi quasi-christique, qui constitue le cœur
de la cérémonie de deuil instaurée par la représentation de la pièce, le monologue
y apparaît comme un lieu privilégié, celui où, « presque en espions
blasphémateurs », les spectateurs sont mis en situation, par la représentation,
d’accéder à ce qui leur est généralement inaccessible, à un secret – ici une
confession intime, le rapport sans médiation du Roi à Dieu. Jouée en 1610, La
Tragédie sur la mort du roi Henry le Grand relève encore d’une esthétique où la
question de la place du monologue ne se pose pas en termes d’insertion dans la
norme de la représentation dialoguée, mais où il participe naturellement d’un
système de feuilletage faisant se succéder dialogues et monologues ; l’esthétique
d’un temps où le monologue est encore la norme (« Au commencement était le
monologue », peut écrire Jacques Scherer dans sa Dramaturgie de l’Âge classique
en France 3). Le cours du siècle verra, en France, les discours des théoriciens
s’employer à le normer, à réguler l’emploi de l’exception qu’il deviendra, à
résoudre le problème que posent au nouvel horizon dramatique la convention
qu’il représente et la théâtralité qu’il exhibe, sans pour autant réussir
complètement à juguler sa pratique.
Car ce sont justement ce caractère conventionnel et cette théâtralité manifeste qui
sont particulièrement exploités par les dramaturges dans leur emploi du
monologue. Convention ostensible, il fonctionne en fin de compte, au sein de
la convention globale de la représentation théâtrale, comme une « convention au
second degré » (Clotilde Thouret) ; il se distingue et se plaît à se faire reconnaître
et apprécier comme tel, à jouer sur ses propres attendus, et à tirer profit de toute
l’efficacité spectaculaire qui peut être la sienne. Il devient alors un moment
stratégique, dramaturgiquement, herméneutiquement, scéniquement, l’occasion
également du déploiement de toutes les virtuosités – celles de poèmes lyriques
parfois marqués par une prosodie particulière (des stances françaises
aux dramaturgies espagnoles ou anglaises) ou celles de performances
verbales comiques (comme avec les extravagants des Visionnaires, par exemple),
entre autres.
Le monologue se révèle aussi, en particulier dans la comédie (qu’elle soit italienne
ou française), l’occasion de l’établissement d’un rapport privilégié avec le public,
3. Nizet, 1986, p. 256.
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autour du discours de l’acteur seul en scène : ce rapport de complicité instauré par
le dramaturge avec les spectateurs autour du personnage peut se faire en
coïncidence avec le point de vue de ce dernier, comme c’est le cas avec le
« beffatore » qui mène les intrigues dans la comédie italienne et que ses
monologues récurrents font apparaître comme le maître du jeu théâtral (Bianca
Concolino), ou, par le biais d’un regard plus ironique, à ses dépens, comme dans
le cas des « extravagants » de la comédie française des années 1630 (Françoise
Poulet). Dans ce dernier cas, c’est un « échange oblique » qui s’établit alors entre
le dramaturge et son public, proposant un discours métathéâtral sur la fiction
représentée. On pourrait ainsi considérer sous un tel angle la modernité du
monologue qui non seulement établirait une telle communication « oblique »
avec les spectateurs, mais pourrait bien être le lieu spécifique d’une métalepse, les
niveaux de fiction et de réel s’y répondant exceptionnellement.
Enfin, de manière d’autant plus troublante en cette aube de la modernité qu’est
le tournant XVIe-XVIIe siècle, où la notion de psychologie n’existe pas
véritablement encore mais où la question de l’identité devient peu à peu l’objet
de tous les questionnements, le monologue s’avère également par excellence le lieu
où se retrouve interrogé le personnage théâtral, dans lequel l’identité fictive de
celui-ci est « exposée » à la reconnaissance des spectateurs, affirmée ou
éventuellement ébranlée (Christophe Triau). « Dramatisation de l’identité bien
plutôt qu’expression sans médiation de l’intériorité, représentation d’un rapport
à soi bien plutôt que révélation d’un “moi” » (C. Thouret), il reconstruit
rhétoriquement et poétiquement une voix intérieure, traduit les mouvements
des passions et des réflexions des personnages, pouvant dans certains cas, comme
celui du Richard III de Shakespeare, creuser jusqu’à l’aporie la tentative de
définition d’un « myself ». D’une autre manière, Corneille et Racine, avec des
figures de souverains comme Octave/Auguste ou Mithridate, se plairont
également à placer leurs spectateurs face à des monologues où l’affirmation d’une
identité attendue se dérobe à la reconnaissance, instaurant ainsi un trouble ancré
sur la nature même de la persona exposée, reprenant et détournant en cela un
usage plus ancien faisant du monologue le lieu de l’affirmation tautologique et
hyperbolique d’un « je suis » sur lequel se fonde le pacte d’adhésion à la fiction
établi avec le spectateur (C. Triau). Le monologue s’avère ainsi le lieu de la
reconnaissance des identités fictives topiques, mais tout autant celui de leur mise
en crise, où sous le vernis de la conformité, comme pour Papinien, le « juge
magnanime » de Gryphius évoqué par Romain Jobez, apparaissent toutes les
contradictions sur lesquelles sont construits les personnages, les relations entre
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ceux-ci et par conséquent le cours de la pièce entière, le cas dont le spectateur aura
alors à se faire juge.
Moment d’exhibition d’une virtuosité poétique et spectaculaire et d’affirmation
de la relation théâtrale, miroir jouant de tous les effets possibles de cadrage, de
reflets, de concentration et de diffraction (des points de vue, des contradictions),
le monologue apparaît alors, en ces temps de constitution d’un certain théâtre
occidental, comme l’instrument de nombreuses expériences et interrogations :
sur la présence théâtrale et sa réception, sur le réel médié que la fiction s’emploie
à représenter, sur l’espace qui peut s’ouvrir derrière l’identité de ce qui n’est pas
encore conçu comme un « sujet » et le masque théâtral qui le représente.
Les trois contributions consacrées à la fin du XIXe siècle voient le monologue
présenter une très radicale évolution. A bien des égards, les veines romantique,
mélodramatique et vaudevillesque avaient cautionné des tendances très fortement
ancrées dans la convention théâtrale : le morceau de bravoure, le ton lyrique, et
même pathétique, de l’épanchement de soi, le grotesque comique poussé à
l’outrance, la question de la vraisemblance du propos solitaire (plutôt dans l’ordre
de la cohérence dramatique à l’œuvre que dans la stricte considération de sa
longueur, qui frôle parfois l’excès), se retrouvent peu ou prou, au fil du siècle,
dans les diverses pratiques du monologue, qui travaillent avec ce que l’on pourrait
nommer une tradition du monologue, qu’elles investissent toutes d’une façon
massive semblant témoigner d’une confiance totale dans les vertus de la
convention. Il en va tout autrement avec la fin du siècle, qui se révèle une
profonde période de crise dans l’art théâtral, révélant le caractère artificiel de
conventions sclérosées, et susceptible, finalement, de fissurer définitivement
l’édifice dramaturgique que le XIXe siècle avait pourtant sur certains points
restauré, en particulier grâce aux romantiques.
La crise à l’œuvre a sur le monologue un certain nombre d’effets très sensibles.
Elle jette tout d’abord un doute sur la légitimité du théâtre à considérer le
monologue comme l’une de ses prérogatives exclusives. Cet objet verbal désigne
alors une frontière entre sa dramaticité et son énonciation poétique. Le sous-titre
que choisit Ibsen pour Brand, « poème dramatique », en est un premier
symptôme (Catherine Naugrette). Mais on ne tarde pas à comprendre que cette
opération est réversible, puisque certains recueils du poète Jules Laforgue
s’inspirent directement du théâtre, dans le régime monologal de leur voix
poétique. Ainsi peut-on parler de « poème – monologue » à propos de ces œuvres
(Henri Scepi). Plus encore, une mode puissante, autant que vaine, en cette fin de
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siècle, privilégie, dans la veine comique, et même fumiste, le « monologue
moderne », qui ne cesse, depuis son lieu d’origine – le théâtre –, de saper ses
moindres frontières définitionnelles, rendant l’événement théâtral d’autant plus
sujet à caution qu’il ne repose plus, cette fois, que sur l’unique pratique du
monologue – celui-ci constitue à lui seul l’entièreté d’une pièce. Mais,
simultanément, son investissement du terrain poétique en dénonce tout autant
la validité (Françoise Dubor). L’incertitude générique à laquelle nous faisons face
ici (de la poésie au théâtre – C. Naugrette ; du théâtre à la poésie – H. Scepi ; ou
hors de l’un, et de l’autre – F. Dubor), est liée à une incertitude sur la question
du locuteur comme sujet singulier.
Le doute qui s’exerce puissamment vise en effet la capacité de la parole à
représenter pleinement son propre locuteur. C’est ainsi qu’Ibsen (C. Naugrette)
finira par renoncer à l’usage du monologue dans son œuvre qui, pour sa seconde
moitié, investit sa créativité dans l’écriture d’un drame moderne qui trouve
d’autres voies (et d’autres voix) que celle de la parole solitaire, ayant comme
« épuisé » les vertus de celle-ci, étant passé de l’expression de la quête de soi (qui
renvoie encore, à certains égards, à l’espace d’un débat intérieur dans la conscience
du personnage) à l’élaboration de la figure même de l’artiste qui « s’autoréalise »
par son personnage devenu en définitive conteur, et même dramaturge de ses
propres fictions – ou mensonges (Peer Gynt). La narrativité – épique – d’une telle
parole prenant le pas sur l’action dramatique elle-même, Ibsen semble avoir
atteint là tout ce que le monologue était susceptible d’offrir à sa dramaturgie.
Le cas de Laforgue (H. Scepi) est sensiblement différent, en ce qu’il s’intègre dans
un contexte précis, notamment défini par la vogue du monologue moderne (ou
fumiste) lancée à son corps défendant par Le Hareng saur de Charles Cros
(F. Dubor). Mais si Laforgue, en élaborant une parole nettement adressée, et
orale, donne à son énonciation poétique un fonctionnement erratique, constitué
de ratages et d’embardées, il nous fait en définitive assister à la décomposition des
assises du sens, dont les propositions formelles sont partie prenante, très liées aux
enjeux contemporains du vers libre. Laforgue construit ainsi une énonciation
clivée entre le primat du sentiment et son refus caractérisé, entre l’émotion
immédiate et la distance critique, provoquant certes le vertige et le rire, mais
déployant surtout la pathologie d’un énonciateur face aux impossibilités de son
propre discours.
Le caractère fondamentalement oxymorique du monologue moderne analysé par
F. Dubor s’inscrit en droite ligne de la poétique de Laforgue, mais fournit à cet
égard, ici, un éclairage plutôt perpendiculaire que linéaire, par l’intérêt porté à la
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source de cette pratique fumiste : Le Hareng saur a en effet tendance à expulser
aussi bien la légitimité du théâtre que celle de la poésie, et fait l’objet, pour cette
raison, d’une analyse détaillée, tant de ses enjeux dramatiques que poétiques. Si
cette étude fixait le contexte dans lequel s’inscrit Laforgue, ce serait en montrant
l’évolution d’une parole solitaire destructrice – et autodestructrice – qui exprime
un mouvement vers un complet anéantissement de tout ce à quoi elle touche –
et dont elle ne s’exclut pas – dans une indifférenciation généralisée (de
l’énonciation de cette parole, du locuteur lui-même, mais aussi de l’espace –
intérieur ou extérieur – et du temps – le présent s’abolissant dans le néant).
L’énonciation, par son inflation monologale, est ainsi mise en crise, ce qui est une
manière nouvelle de mettre en regard la parole et le silence, et elle rend sensible
son paradoxe constitutif, désormais mis en lumière, devenant même l’un de ses
principaux matériaux. Subrepticement, c’est là une façon d’exhiber de manière
fortement critique le caractère artificiel de cette pratique qui reposait
essentiellement sur la convention dramatique. On peut en concevoir le caractère
dénonciateur. Mais on peut aussi penser que le XXe siècle pourra s’inspirer de cette
distance critique pour renouveler la réflexion sur toute convention, repenser les
formes en conséquence, et examiner les nouveaux enjeux qui en découlent.
Autrement dit, si s’exprime ici un jugement définitif et sans appel, les nouveaux
moyens mis en œuvre pour une telle dénonciation ouvrent en revanche la voie à
de nouvelles explorations, intrinsèquement liées, cette fois, à la matière – sonore,
orale, scénique, autant que poétique, voire graphique.
Dans une dramaturgie contemporaine qui a entériné la mort, ou plus
précisément l’éclatement du dramatique, les problèmes posés par le monologue
se sont désormais déplacés 4, avec l’omniprésence et le polymorphisme d’un
monologique diffracté et diffusé. La déconstruction du cadre dramatique,
accompagnée de la déconstruction du personnage, ainsi que l’affirmation
ostensible d’une théâtralité revendiquée et naturelle, qu’elle soit ponctuelle dans
une logique de montage, ou plus globale dans une reconnaissance plus ou moins
explicite que l’adresse véritable du personnage monologuant est dirigée vers
l’écoute du spectateur : toutes les mutations qui ont pu affecter la conception de
l’écriture théâtrale ont, sur bien des points, entraîné un brouillage des frontières
qui permettaient de distinguer la spécificité du monologue comme moment de
4. On consultera également le dossier « Le monologue » du numéro 45 de la revue Alternatives théâtrales
(Bruxelles, juin 1994), en particulier le texte d’Anne-Françoise Benhamou : « Qui parle à qui quand je (tu,
il) parle(s) tout seul ? », p. 24-29.
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suspension et de rupture du dialogue et du drame ; elles ont également entraîné
une potentielle banalisation du discours solitaire, et de la manifestation qu’il
implique d’une relation non dissimulée au spectateur.
Tout d’abord, c’est l’ensemble du discours du personnage qui est désormais
fréquemment affecté d’une propension monologique – celle d’un monologique
lui-même dialogisé, c’est-à-dire pouvant s’éclater non pas dans le resserrement
d’une contradiction mais dans l’expansion de multiples voix internes –, qu’il
parle véritablement seul ou que son discours apparemment en situation dialoguée
reste cependant enfermé sur lui-même, et échappe ainsi souterrainement à
l’interlocution. Depuis Tchekhov et depuis Beckett, le dialogue dramatique est
couramment troué par la parole monologique, sous la forme spécifique du
soliloque : l’incommunicabilité et les failles de l’échange verbal sont ainsi devenues
les topoï du théâtre des dernières décennies, et, plus largement, le moi ne se dit
plus uniquement dans l’échange des paroles, mais aussi – voire surtout – dans la
manière dont il s’y soustrait, dont par-dessus ou par-dessous l’interlocution il
déploie un discours solitaire ; ce discours solitaire ne peut d’ailleurs jamais
véritablement le dire, puisqu’un tel moi n’arrive jamais véritablement à se saisir.
Depuis le « Pense, porc ! » de Pozzo à Lucky chez Beckett, délivrant un flux
mental insensé, et depuis les soliloques de Hamm devant Clov, le personnage de
théâtre n’est bien souvent qu’un discours proliférant dont l’unité et le point de
fuite deviennent inassignables : non plus la manifestation troublée et troublante
d’une scission du moi, mais le déploiement d’un flux – celui de l’espace intérieur
d’une psyché à laquelle nulle unité n’est présupposée.
Plus largement, derrière la destruction beckettienne (entre autres) du personnage,
le théâtre a fait sienne la pratique romanesque du monologue intérieur ou, pour
reprendre l’expression anglaise consacrée, du stream of consciousness (« flux de
conscience »). Mimétique de la discontinuité et de l’expansion propres au débit
mental qui caractérise le discours intérieur de la psyché, le monologue donne ainsi
fréquemment accès au spectateur à un déferlement qui révèle la complexité de la
saisie d’une identité désormais mise en crise par tous les heurts, incohérences,
diffractions et voies de traverse propres à l’intériorité telle que la modernité l’a
définie depuis le début du siècle : un espace en reconfiguration permanente. La
transposition théâtrale de l’invention romanesque du monologue intérieur a
trouvé, avec la déconstruction du modèle dramatique traditionnel, dans le théâtre
de multiples formes 5 parmi lesquelles le monologue a sa part, devenant alors
exploration en soi d’une intériorité, mise en mots d’une pensée conçue comme
5. Voir Joseph Danan, Le Théâtre de la pensée, Rouen, éditions médianes, 1995.
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fondamentalement hétérogène et méandreuse, échappant à une conscience de soi
qui la ressaisirait : le discours monologique n’expose ainsi plus devant le spectateur
une identité fictive à reconnaître et à laquelle adhérer pour entrer dans une fiction,
mais au contraire ne cesse de lui présenter le délitement de cette notion unitaire
d’identité, et conséquemment de la notion même de personnage, et du
présupposé d’une définition fictive de la persona représentée, ainsi comme
disloquée sous le flot d’une parole s’auto-engendrant. Une telle parole, en outre,
problématise non seulement son adresse, mais la question même de l’altérité,
qu’elle envisage, qu’elle crée ou détruit, c’est selon – et toutes les contributions
liées au XXe siècle ici réunies prennent en compte, chacune à sa manière, une telle
problématique, manifestement fondamentale et fondatrice d’enjeux renouvelés.
C’est ainsi le cas pour la pièce monologique contemporaine, telle que l’étudie
ici Françoise Heulot-Petit : y est présentée tout autant une « figure spectrale »
qu’un personnage stricto sensu ; une figure comme implosée, fréquemment divisée
entre personnage immédiat et personnage antérieur, s’efforçant par le récit de
construire un ordre qui se dérobe, un « personnage-carrefour » pris dans un
temps où le cyclique et le linéaire s’emboîtent, traversé par la mémoire, les paroles
rapportées, traversé également – si ce n’est surtout – par la présence/absence de
l’autre. Car, dans cette « multitude de micro-récits » témoignant d’un « épique
rongé par le lyrique », c’est bien la question de l’adresse, tant interne qu’externe,
qui devient alors prégnante et problématique, le monologue manifestant « les
multiples détours que le monologueur prend pour s’adresser finalement à luimême ou lancer sa parole vers une écoute désespérée » qui fait vaciller les bases
de la relation scène/salle.
Lorsque le monologue travaille à diffracter la voix unique qu’il peut être
supposé porter en une multiplicité dialogique de voix et de points de vue, sa
forme et ses enjeux peuvent recouper ceux du monodrame, cette conception
d’une voix solitaire qui englobe subjectivement un ensemble de points de vue et
de locuteurs 6 (et qui peut également se nourrir du modèle de la composition
6. Patrice Pavis, dans son Dictionnaire du théâtre (Dunod, 1996), en donne la définition suivante : « 1- Au sens
banal, c’est une pièce à un personnage ou du moins à un seul acteur (qui pourrait assumer plusieurs rôles).
La pièce est centrée sur la figure d’une personne dont on explore les motivations intimes, la subjectivité ou
le lyrisme [...] 2- Le monodrame devient au début du XXe siècle un genre qui s’efforce de tout réduire à la
vision unique d’un personnage, même à l’intérieur d’une pièce à nombreux personnages [...] 3- Un type de
monodrame où tout est ramené à la représentation d’un espace intérieur est constitué par le drame cérébral
selon le terme de Maurice Beaubourg pour son œuvre L’Image (1894), « une pièce dont tout l’intérêt humain,
toute l’action, toute l’émotion dérive d’une crise mentale ». 4- La mise en scène contemporaine s’inspire
souvent de ce point de vue sur la réalité et le drame pour donner une image issue de l’intérieur du personnage, que ses actions soient visibles [...] ou situées dans son imagination ».
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musicale 7). C’est ainsi que Jean Delabroy conçoit son texte, La Séparation des
songes ; et c’est selon cette vison particulière du monologue qu’il présente non
seulement cette œuvre, mais, d’une certaine manière, sa conception générale de
l’écriture, qu’elle soit théâtrale ou romanesque.
Moi divisé, ou même « porte-parole » traversé par des centaines de voix – par « le
bruit du monde », comme c’est le cas dans le monologue polyphonique Ma
Solange, comment t’écrire mon désastre, Alex Roux écrit par Noëlle Renaude pour
l’acteur Christophe Brault : comment l’acteur se ressaisit-il alors de cette
diffraction ? et comment, inversement, diffracte-t-il le monologique ? Car c’est
bien l’exposition de l’acteur, tout autant si ce n’est plus que celle de la persona qu’il
revêt, qui se joue alors devant le spectateur, sur le mode du face-à-face ou, parfois
(comme avec Claude Degliame dans Emmène-moi au bout du monde, analysé
par Sabine Quiriconi), de sa soustraction. L’acteur ou le performer monologuant
s’emploie alors à travailler au brouillage des déterminations du personnage qu’il
pourrait incarner : en multipliant les masques, il ne se rend identifiable à aucun,
effaçant les limites identitaires jusqu’à la disparition et l’impersonnalité, imposant
in fine sa « présence aveugle et nue » et faisant du « solo » scénique le lieu où la
communauté théâtrale est amenée à « se rencontrer sous le sceau des secrets »
(S. Quiriconi à propos de C. Degliame). Il joue par ses discours et par la
manipulation de son corps, comme la performeuse américaine Karen Finley
qu’étudie Ophélie Landrin, d’une « présence scénique (…) à la frontière du jeu
et du non-jeu, entre présence charismatique et présence authentique ». Ou encore
il fait l’expérience, en un tiraillement qui n’est qu’apparemment paradoxal, de la
solitude scénique au milieu de la multitude de voix dont il se fait le véhicule
(C. Brault). Il fait l’épreuve de la mise en danger que représente une telle
exposition, se confronte simultanément tout autant au trop plein d’une parole qui
peut le déborder qu’au « vide auquel [il] ne saurait se dérober qu’en le faisant
apparaître, (…) le néant dont [il] s’arrache et qu’[il] redoute » (S. Quiriconi), et
par là fait apparaître devant le spectateur, dans une relation sans cesse remise en
jeu, la labilité du statut de son « double corps », fictif et réel, la complexité et
l’ambiguïté de sa propre présence scénique.
7. Le Trésor de la Langue française définit ainsi le monodrame : « Œuvre dramatique unissant la voix parlée (le
chant étant exclu) et une musique instrumentale évocatrice, écrite pour un unique acteur et souvent un
choeur », et fournit les exemples suivants : « J’ai fini mon monodrame [...] et retouché ma Symphonie fantastique (Berlioz, Souv. voy., 1869, p. 38) » ; « Ce monodrame [de Joaquin Nin] [...] condense la manière
de tout un ballet (Levinson, Visages danse, 1933, p. 170) ».
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C’est cette même complexité et cette même ambiguïté propres à la parole
monologuée que fait apparaître l’ouverture au cinéma (Véronique Campan) sur
laquelle nous avons tenu à clore ce volume. Parole « de lisière », parole « en
écart », le monologue s’y manifeste là encore comme une « forme impure ». On
ne s’étonnera alors pas que, de manière tout aussi problématique et active qu’au
théâtre, il s’y révèle comme un « corps étranger dont la mise en scène va soit
endiguer soit accentuer la dissidence » : le soumettre à divers procédés de
domestication (par la surmanifestation de sa théâtralité, par son insertion dans un
cadre conventionnel – générique ou narratif – fortement contraint), ou au
contraire s’employer à creuser son étrangeté constitutive pour en exploiter toutes
les potentialités, proprement filmiques, d’altération et de dissociation
(« dissociation de la parole par l’image et de l’image par la parole »,
déconstruction de l’entité personnage…), et ouvrir l’espace de ce que V. Campan
peut alors désigner comme une « voix hors », interrogeant tant l’origine de son
émission que son adresse et l’écoute à laquelle elle se destine.
Dans le champ textuel et fictionnel qu’il ouvre tout autant qu’en ce qu’il met
ou remet en jeu, scéniquement, les modalités de la présence de l’acteur et toute
la relation établie avec les spectateurs, le monologue s’avère bien un objet
complexe, propre à dénoncer toute tentative définitionnelle, à toute occasion
rejouant le moindre de ses enjeux ; un lieu propre à interroger, en fin de compte,
le théâtre tout entier et son devenir.
Christophe TRIAU et Françoise DUBOR
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