AVANT-PROPOS
MONOLOGUER
PRATIQUES DU DISCOURS SOLITAIRE
AU THÉÂTRE
Loin d’être « un », le monologue se révèle protéiforme; loin d’être une simple
forme canonique, il se révèle paradoxal et transgressif, repoussant sans cesse les
frontières qui pourraient le définir, et s’impose, dans ses formes comme dans ses
enjeux, comme un lieu d’expérimentation, d’exposition de l’acteur aux prises
avec son personnage, un moment singulier de virtuosité, de trouble et
d’interrogation. Plus encore, pouvant tresser la théâtralité la plus ostensible avec
la plus grande intensité fictionnelle, il est un point de condensation exemplaire
à travers lequel toute la relation théâtrale se retrouve interrogée.
Pour ce volume, qui fait suite à plusieurs journées d’étude organisées à
Poitiers 1ces dernières années, nous avons choisi de l’étudier en focalisant notre
attention sur trois moments-clés de la dramaturgie occidentale: le monologue les
éclaire comme un symptôme particulièrement révélateur tout autant que ceux-
ci fournissent un cadre qui met en valeur les singularités qui sont les siennes et
son caractère fortement problématique. Le premier moment historico-esthétique
abordé est celui du passage de la dramaturgie renaissante à ce que l’on appellera
la dramaturgie classique, c’est-à-dire le moment où le modèle d’un théâtre
1. Deux premières journées, les 18 et 19 septembre 2003, réunirent Christian Biet, Françoise Dubor, Monique
Le Roux, Elsa Marpeau, Dominique Moncond’huy, Henri Scepi, Clothilde Thouret et Christophe Triau
(organisation : C. Biet, D. Moncond’huy et C. Triau). Une troisième journée eut lieu le 9 décembre 2005
autour des interventions de Véronique Campan, Bianca Concolino Mancini Abram, Romain Jobez, Françoise
Heulot-Petit et Sabine Quiriconi (organisation : C. Triau). Toutes ces journées d’étude furent conduites à
l’initiative et dans le cadre de l’équipe B2 « Hypogée » du FORELL (université de Poitiers), alors dirigée
par D. Moncond’huy.
[« Monologuer », Françoise Dubor et Christophe Triau (études réunies et présentées par)]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
dramatique n’est pas encore établi comme norme, qu’il soit encore en cours
d’apparition (en France, par exemple) ou, tout simplement, inexistant. Ce recueil
s’attarde ensuite sur une fin de XIXesiècle que l’on identifie couramment comme
le temps de la « crise du drame » 2, avec toutes les mutations idéologiques et
esthétiques qui l’accompagnent, avant de se confronter aux pratiques
contemporaines du monologue, dans tout ce qu’elles proposent d’interrogations
et de remises en cause des formes et des principes les plus traditionnellement
attachés à la mimèsis théâtrale.
Ces trois ponctions permettent, nous semble-t-il, d’aborder le monologue dans
des contextes de perturbation et de mutation des formes, plus propices à en
étudier les ambiguïtés, les paradoxes et la complexité, mais aussi d’approcher ses
usages en dehors des seuls critères d’une mimèsis illusionniste et reposant sur le
primat de l’action dialoguée – les critères du « drame » établis théoriquement par
la reprise moderne de la Poétique d’Aristote et tels qu’a pu par exemple les définir,
à la suite de Hegel, Peter Szondi dans sa Théorie du drame
moderne
.Car c’est bien
souvent en fonction de ces seuls critères d’un théâtre « dramatique » que le
monologue est appréhendé, si ce n’est jugé: en fonction de critères de
vraisemblance, de dynamisme, de cohérence intrafictionnelle, d’inclusion dans un
système mimétique qui ne reposerait que sur l’illusion et sur l’échange dialogué,
d’expression psychologique… Or les propriétés les plus effectives du monologue,
s’il peut s’insérer plus ou moins dans ce cadre, se situent plutôt, d’une certaine
manière, en deçà (la théâtralité ostensible, la désignation du rapport scène/salle)
ou au-delà (l’interrogation éventuelle de l’intériorité d’une psyché fictive) du
dramatique, et le mettent en crise – cette faculté perturbatrice n’étant pas le
moindre de ses intérêts et des fondements de son efficacité théâtrale.
Toujours dans une tension dialectique entre l’établissement progressif de
l’horizon de la mimèsis dramatique, et de ses implications en termes de
vraisemblance et de clôture mimétique, et la théâtralité assumée qui caractérise
les pratiques précédant ou contestant cet horizon, les théâtres du tournant XVIe-
XVIIesiècle manifestent la multiplicité des visages que peut alors prendre le
monologue, ainsi que celle des enjeux qui le traversent – et ce dans toute
l’Europe, de la comédie nouvelle italienne à la tragédie française, en passant par
la comedia espagnole, le théâtre élisabéthain et jacobéen anglais ou l’Allemagne
du Trauerspiel. Cette multiplicité de visages, une pièce du début du XVIIesiècle
8Christophe TRIAU et Françoise DUBOR
2. Telle que la définit Peter Szondi dans sa Théorie du drame moderne (1956), nouvelle traduction de S. Muller,
Belval, édition Circé, 2007.
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comme La Tragédie sur la mort du roi Henry le Grand, de Claude Billard – étudiée
ici par Christian Biet – en témoigne, faisant se succéder les registres de discours,
du monologue encomiastique au monologue déploratif en passant par
l’exposition d’un point de vue politico-religieux, auctorial et didactique. De plus,
dans le cas du monologue-prière d’un roi quasi-christique, qui constitue le cœur
de la cérémonie de deuil instaurée par la représentation de la pièce, le monologue
y apparaît comme un lieu privilégié, celui où, « presque en espions
blasphémateurs », les spectateurs sont mis en situation, par la représentation,
d’accéder à ce qui leur est généralement inaccessible, à un secret – ici une
confession intime, le rapport sans médiation du Roi à Dieu. Jouée en 1610, La
Tragédie sur la mort du roi Henry le Grand relève encore d’une esthétique où la
question de la place du monologue ne se pose pas en termes d’insertion dans la
norme de la représentation dialoguée, mais où il participe naturellement d’un
système de feuilletage faisant se succéder dialogues et monologues ; l’esthétique
d’un temps où le monologue est encore la norme (« Au commencement était le
monologue », peut écrire Jacques Scherer dans sa Dramaturgie de l’Âge classique
en France 3). Le cours du siècle verra, en France, les discours des théoriciens
s’employer à le normer, à réguler l’emploi de l’exception qu’il deviendra, à
résoudre le problème que posent au nouvel horizon dramatique la convention
qu’il représente et la théâtralité qu’il exhibe, sans pour autant réussir
complètement à juguler sa pratique.
Car ce sont justement ce caractère conventionnel et cette théâtralité manifeste qui
sont particulièrement exploités par les dramaturges dans leur emploi du
monologue. Convention ostensible, il fonctionne en fin de compte, au sein de
la convention globale de la représentation théâtrale, comme une « convention au
second degré » (Clotilde Thouret) ; il se distingue et se plaît à se faire reconnaître
et apprécier comme tel, à jouer sur ses propres attendus, et à tirer profit de toute
l’efficacité spectaculaire qui peut être la sienne. Il devient alors un moment
stratégique, dramaturgiquement, herméneutiquement, scéniquement, l’occasion
également du déploiement de toutes les virtuosités – celles de poèmes lyriques
parfois marqués par une prosodie particulière (des stances françaises
aux dramaturgies espagnoles ou anglaises) ou celles de performances
verbales comiques (comme avec les extravagants des Visionnaires, par exemple),
entre autres.
Le monologue se révèle aussi, en particulier dans la comédie (qu’elle soit italienne
ou française), l’occasion de l’établissement d’un rapport privilégié avec le public,
AVANT-PROPOS 9
3. Nizet, 1986, p. 256.
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autour du discours de l’acteur seul en scène: ce rapport de complicité instauré par
le dramaturge avec les spectateurs autour du personnage peut se faire en
coïncidence avec le point de vue de ce dernier, comme c’est le cas avec le
«beffatore » qui mène les intrigues dans la comédie italienne et que ses
monologues récurrents font apparaître comme le maître du jeu théâtral (Bianca
Concolino), ou, par le biais d’un regard plus ironique, à ses dépens, comme dans
le cas des « extravagants » de la comédie française des années 1630 (Françoise
Poulet). Dans ce dernier cas, c’est un « échange oblique » qui s’établit alors entre
le dramaturge et son public, proposant un discours métathéâtral sur la fiction
représentée. On pourrait ainsi considérer sous un tel angle la modernité du
monologue qui non seulement établirait une telle communication « oblique »
avec les spectateurs, mais pourrait bien être le lieu spécifique d’une métalepse, les
niveaux de fiction et de réel s’y répondant exceptionnellement.
Enfin, de manière d’autant plus troublante en cette aube de la modernité qu’est
le tournant XVIe-XVIIesiècle, où la notion de psychologie n’existe pas
véritablement encore mais où la question de l’identité devient peu à peu l’objet
de tous les questionnements, le monologue s’avère également par excellence le lieu
où se retrouve interrogé le personnage théâtral, dans lequel l’identité fictive de
celui-ci est « exposée » à la reconnaissance des spectateurs, affirmée ou
éventuellement ébranlée (Christophe Triau). « Dramatisation de l’identité bien
plutôt qu’expression sans médiation de l’intériorité, représentation d’un rapport
à soi bien plutôt que révélation d’un “moi” » (C. Thouret), il reconstruit
rhétoriquement et poétiquement une voix intérieure, traduit les mouvements
des passions et des réflexions des personnages, pouvant dans certains cas, comme
celui du Richard III de Shakespeare, creuser jusqu’à l’aporie la tentative de
définition d’un « myself ». D’une autre manière, Corneille et Racine, avec des
figures de souverains comme Octave/Auguste ou Mithridate, se plairont
également à placer leurs spectateurs face à des monologues où l’affirmation d’une
identité attendue se dérobe à la reconnaissance, instaurant ainsi un trouble ancré
sur la nature même de la persona exposée, reprenant et détournant en cela un
usage plus ancien faisant du monologue le lieu de l’affirmation tautologique et
hyperbolique d’un « je suis » sur lequel se fonde le pacte d’adhésion à la fiction
établi avec le spectateur (C. Triau). Le monologue s’avère ainsi le lieu de la
reconnaissance des identités fictives topiques, mais tout autant celui de leur mise
en crise, où sous le vernis de la conformité, comme pour Papinien, le « juge
magnanime » de Gryphius évoqué par Romain Jobez, apparaissent toutes les
contradictions sur lesquelles sont construits les personnages, les relations entre
10 Christophe TRIAU et Françoise DUBOR
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ceux-ci et par conséquent le cours de la pièce entière, le cas dont le spectateur aura
alors à se faire juge.
Moment d’exhibition d’une virtuosité poétique et spectaculaire et d’affirmation
de la relation théâtrale, miroir jouant de tous les effets possibles de cadrage, de
reflets, de concentration et de diffraction (des points de vue, des contradictions),
le monologue apparaît alors, en ces temps de constitution d’un certain théâtre
occidental, comme l’instrument de nombreuses expériences et interrogations:
sur la présence théâtrale et sa réception, sur le réel médié que la fiction s’emploie
à représenter, sur l’espace qui peut s’ouvrir derrière l’identité de ce qui n’est pas
encore conçu comme un « sujet » et le masque théâtral qui le représente.
Les trois contributions consacrées à la fin du XIXesiècle voient le monologue
présenter une très radicale évolution. A bien des égards, les veines romantique,
mélodramatique et vaudevillesque avaient cautionné des tendances très fortement
ancrées dans la convention théâtrale: le morceau de bravoure, le ton lyrique, et
même pathétique, de l’épanchement de soi, le grotesque comique poussé à
l’outrance, la question de la vraisemblance du propos solitaire (plutôt dans l’ordre
de la cohérence dramatique à l’œuvre que dans la stricte considération de sa
longueur, qui frôle parfois l’excès), se retrouvent peu ou prou, au fil du siècle,
dans les diverses pratiques du monologue, qui travaillent avec ce que l’on pourrait
nommer une tradition du monologue, qu’elles investissent toutes d’une façon
massive semblant témoigner d’une confiance totale dans les vertus de la
convention. Il en va tout autrement avec la fin du siècle, qui se révèle une
profonde période de crise dans l’art théâtral, révélant le caractère artificiel de
conventions sclérosées, et susceptible, finalement, de fissurer définitivement
l’édifice dramaturgique que le XIXesiècle avait pourtant sur certains points
restauré, en particulier grâce aux romantiques.
La crise à l’œuvre a sur le monologue un certain nombre d’effets très sensibles.
Elle jette tout d’abord un doute sur la légitimité du théâtre à considérer le
monologue comme l’une de ses prérogatives exclusives. Cet objet verbal désigne
alors une frontière entre sa dramaticité et son énonciation poétique. Le sous-titre
que choisit Ibsen pour Brand, « poème dramatique », en est un premier
symptôme (Catherine Naugrette). Mais on ne tarde pas à comprendre que cette
opération est réversible, puisque certains recueils du poète Jules Laforgue
s’inspirent directement du théâtre, dans le régime monologal de leur voix
poétique. Ainsi peut-on parler de « poème – monologue » à propos de ces œuvres
(Henri Scepi). Plus encore, une mode puissante, autant que vaine, en cette fin de
AVANT-PROPOS 11
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