Les Cahiers Saison Numéro 89 Automne 2013 LE CID Du 13 novembre au 11 décembre 2013 De Pierre Corneille i Mise en scène de daniel paquette Une production du Théâtre Denise-Pelletier LE TOUR DU MONDE EN 80 JOURS LA BÊTE Du 30 octobre au 16 novembre 2013 Du 20 novembre au 13 décembre 2013 De David Hirson Traduction, adaptation et mise en scène de Jean-Guy Legault De Jules Verne Adaptation et mise en scène de Frédéric Bélanger Une production du Nouveau Théâtre Urbain en collaboration avec le Théâtre du Vaisseau d’Or et en codiffusion avec le Théâtre Denise-Pelletier Une production du Théâtre Advienne que pourra en codiffusion avec le Théâtre DenisePelletier NOTRE PROCHAIN SPECTACLE MARIE TUDOR Du 15 janvier au 12 février 2014 Le drame comme nous le comprenons, c’est le cœur humain, la tête humaine, la passion humaine, la volonté humaine. (Victor Hugo, Préface de Marie Tudor, 1833) De Victor Hugo i Adaptation et mise en scène de Claude Poissant Michel Mongeau Lord Clinton Jean-Philippe Perras Fabiano FaBiani © Maude Chauvin Simon Lacroix Lord Paget Julie Le Breton Marie Tudor © Izabel Zimmer Kevin Houle Énéas © Luc Lavergne © Rémy Savard Jean-Simon Leduc Lord Montagu © Hugo B. Lefort © Marc-Antoine Zouéki Rachel Graton Jane © Maxime Côté David Boutin Gilbert © Olivier Seguin-Leduc Lucien Bergeron Lord Chando © Maxime Côté © Karin Benedict © Michel Cloutier Une production du Théâtre Denise-Pelletier David Savard Simon Renard Richard Thériault Joshua Farnaby Billetterie 514 253-8974 Réservations scolaires 514 253-9095 poste 224 Mot du directeur artistique Photo : Robert Etcheverry LE RÉPERTOIRE AU THÉÂTRE DENISE-PELLETIER Depuis sa création, le Théâtre Denise-Pelletier demeure fidèle à sa mission initiale de faire découvrir les grands textes du répertoire théâtral occidental des Grecs à nos jours. Lorsqu’il est question du Grand Siècle français, le théâtre classique y occupe la place centrale et Le Cid de Pierre Corneille en est une œuvre phare. C’est d’abord l’histoire d’une époque, le XIe siècle espagnol, où la notion d’honneur était au centre de tout et c’est là l’essentiel du conflit intérieur des personnages. Même la raison d’État se confronte à cette notion. C’est aussi une histoire d’amour et de guerre. L’Espagne est alors un pays où se retrouvent les trois grandes religions monothéistes. Encore aujourd’hui, les traces et les influences des différentes cultures de ces religions se retrouvent dans le sud de l’Espagne. À l’époque du Cid, les Maures nord-africains cherchent à envahir la partie sud du pays et l’histoire du Cid est liée à ces événements historiques puisque les principaux personnages de la pièce ont réellement existé. Les siècles ayant passé, les événements du XIe siècle sont revus par Corneille lors de l’écriture de la pièce au XVIIe siècle et les sentiments sont glorifiés par la langue et l’alexandrin. voire même où une « famille » à l’intérieur d’une religion, s’élève contre une autre ? Nous vivons à une époque où les questions d’éthique font souvent la manchette parce que, justement, il y a un manque flagrant d’honneur et qu’il est facile de dire : « Si tout le monde le fait, je l’ai fait aussi, et tant pis pour l’éthique ». Le Cid est tout à l’opposé des témoignages entendus à la Commission Charbonneau où le sens de l’honneur et l’intégrité comptent bien peu devant la possibilité de « mettre la main sur le magot ». S’ils revenaient nous épier, les personnages de la pièce auraient une bien piètre opinion de notre époque ! Dans un autre registre et à partir du personnage de Molière, l’auteur de La Bête revient quelques siècles en arrière pour mieux interroger notre propre époque et notre facilité à tomber dans la superficialité. Que restera-t-il de cette époque où l’humour est roi ? À moins qu’il ne soit préférable d’en chercher les aspects positifs et de faire comme Jules Verne et célébrer l’homme moderne au centre de la créativité sous ces différentes formes. Le Tour du monde en 80 jours est justement une façon de montrer comment les inventions de l’homme lui Mais, il ne faut pas oublier qu’il y a la guerre avec permettent de rapprocher les continents. Encore ses massacres, ses tueries et tout ce qui s’en faudrait-il que les humains en profitent également suit. Verra-t-on dans quelques siècles jouer des pour mieux se rapprocher les uns des autres. pièces de théâtre sur les événements d’aujourd’hui, Pierre Rousseau qui se déroulent aussi sur fond de guerre, où la religion des uns est l’ennemie de celle des autres, le cid / page 1 ÉQUIPE DE RÉDACTION Hélène Beauchamp s’intéresse à l’évolution du théâtre professionnel au Québec et au Canada français au XXe siècle. Elle a enseigné à l’Université d’Ottawa puis à l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal qui lui a conféré le statut de professeure émérite. En 2009, elle a reçu le Prix de carrière de l’Association canadienne de la recherche théâtrale / Canadian Association for Theatre Research. Ses publications portent sur le théâtre jeune public, les rapports entre théâtre et adolescence, la pédagogie artistique, l’histoire du théâtre au Québec et au Canada français. Elle contribue présentement, à l’Université d’Ottawa, aux travaux du « Chantier Ottawa : Construction d’une mémoire française à Ottawa » projet collaboratif et interdisciplinaire subventionné (CRSH). Elle coordonne la rédaction des Cahiers du Théâtre Denise-Pelletier. Anne-Marie Cousineau a agi comme conseillère dramaturgique pour Les Bacchantes (m.e.s d’Irène Tasembédo, Ouagadougou, 2012), pour Médée (m.e.s de Caroline Binet, 2011), pour Les Fourberies de Scapin (m.e.s de daniel paquette, 2007) au Théâtre DenisePelletier, ainsi que pour Outrage au public présenté à l’Institut Goethe par le Groupe Audubon (m.e.s de Caroline Binet, 2006). Elle a signé, aux éditions ERPI, les avant-propos de quatre comédies de Molière et celui de la réédition de Poussière sur la ville d’André Langevin. Elle collabore régulièrement aux Cahiers du Théâtre Denise-Pelletier. Avec Marie-Dominique Cousineau, elle a écrit une adaptation de Candide qui sera jouée à Amiens, en 2014. Elle a enseigné la littérature et le théâtre au Cégep du Vieux-Montréal. Véronique Grondines a complété un baccalauréat et une maîtrise en littératures de langue française à l’Université de Montréal dans l’orientation dramaturgie. Elle a été stagiaire à la mise en scène et à la dramaturgie au Théâtre d’Aujourd’hui sur la création de La Liste (mise en scène de Marie-Thérèse Fortin) ainsi que stagiaire à la dramaturgie auprès de Carl Poliquin sur la production du Jeu de l’amour et du hasard présentée au Théâtre Denise-Pelletier. Elle a également enseigné le théâtre à des jeunes dans un centre de loisirs durant plus de cinq ans et a travaillé à la Théâtrothèque du CRILCQ (Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises) de l’Université de Montréal. Véronique Grondines est aussi cofondatrice et codirectrice artistique de la Mise en lecture interuniversitaire de textes théâtraux qui en est déjà à sa troisième édition. page 2 / le cid Adrien Gruslin a été professeur de théâtre au Collège de Maisonneuve, chroniqueur de théâtre au Devoir et collaborateur à diverses revues. Il a été membre de la rédaction de Jeu de 1982 à 1983. Il a publié Le Théâtre et l’état au Québec, VLB, 1981. Étienne Liblanc est détenteur d’un baccalauréat en arts (spécialisation théâtre) de l’Université d’Ottawa ainsi que d’une maîtrise en théâtre de l’Université du Québec à Montréal. Depuis 2007, il enseigne la dramaturgie, l’histoire contemporaine du théâtre et l’analyse du spectacle au Collège Lionel-Groulx dans les programmes de techniques professionnelles Interprétation Théâtrale et Production Théâtrale et dans les programmes préuniversitaires Arts et Lettres- Arts d’Interprétation et Histoire et Civilisation - de même que l’histoire du théâtre québécois à l’École nationale de Théâtre du Canada. Maryse Pelletier exerce le métier de comédienne pendant quelques années après sa formation au Conservatoire d’art dramatique de Québec, avant de se consacrer à l’écriture et à la traduction. Elle compte plusieurs pièces à son actif, dont Duo pour voix obstinées qui lui vaut un Prix du Gouverneur Général en 1986. Depuis quelques années, elle publie également des romans dont l’un, Une vie en éclats, lui a valu une nomination au Prix du Gouverneur Général en 1997. Collaboratrice régulière aux Cahiers du Théâtre Denise-Pelletier, elle est lauréate du prix AlvineBélisle 2011 pour son roman Un couteau sur la neige (Soulières éditeur). Sa nouvelle pièce, La Carnivore pourpre, a été présentée à la Salle Fred-Barry en ouverture de saison 2013-2014. Alain Pontaut, auteur dramatique, romancier et journaliste, est né à Bordeaux en 1925. En 1961, il s’installe à Montréal où il travaille d’abord aux pages internationales de La Presse puis aux quotidiens Le Jour et Le Devoir, où il sera le critique de théâtre de 1962 à 1968. Directeur de collection chez Leméac Éditeur, il est l’auteur d’œuvres littéraires et d’un Dictionnaire critique du théâtre québécois (1970). Secrétaire général du Théâtre du Nouveau Monde en 1975, il sera aussi conseiller culturel de son ami René Lévesque, ce qui lui permettra d’écrire, en 1983, René Lévesque, ou l’idéalisme pratique. Table des matières / Salle Denise-Pelletier Les cahiers / NUMÉRO 89 / Automne 2013 LE CID 5 L’équipe du spectacle 6 Présentation et résumé 11 Acteurs et personnages 13 Entretien avec daniel paquette, metteur en scène DOSSIER UNE TRAGICOMÉDIE EN PRISE SUR SON TEMPS 18 L’obscure clarté de la tragicomédie 34 La querelle du Cid 43 Pour en savoir plus… 44 Pour aller plus loin… Les Cahiers du Théâtre Denise-Pelletier sont publiés sous la direction de Diane Gladu, avec le soutien de Mariflore Véronneau. La rédaction des Cahiers est coordonnée par Hélène Beauchamp. Nous remercions les équipes de production, auteurs et metteurs en scène qui ont facilité la réalisation de ce numéro des Cahiers. Conception graphique et infographie : Passerelle bleue / Impression : Imprimerie Maska inc. / ISSN 1188-1461 / BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DU CANADA / N.B. : Les opinions exprimées dans les articles de cette publication n’engagent que leurs auteurs. Théâtre Denise-Pelletier 4353, rue Sainte-Catherine Est Montréal (Québec) H1V 1Y2 Administration : 514 253-9095 Billetterie : 514 253-8974 www.denise-pelletier.qc.ca le cid / page 3 46 Le meilleur du théâtre mondial Table des matières / Salle fred-barry LA BÊTE 52 L’équipe et la compagnie 54 Entretien avec Jean-Guy Legault, metteur en scène LE TOUR DU MONDE EN 80 JOURS L’équipe et la compagnie 60 Entretien avec Frédéric Bélanger, metteur en scène Photo : Léa Drainville-Mongeau 58 Le Théâtre Denise-Pelletier (TDP) tient à remercier Le TDP est membre des Théâtres Associés inc. (TAI) et de l’Association des diffuseurs spécialisés en théâtre (ADST). Il est aussi partenaire de Atuvu.ca. page 4 / le cid Photo : André Le Coz Photo : André Le Coz 50 ans du Théâtre denise-Pelletier L'équipe du spectacle Le Cid Texte de Pierre Corneille Mise en scène de daniel paquette Une production du Théâtre Denise-Pelletier Salle Denise-Pelletier Du 13 novembre au 11 décembre 2013 Distribution (par ordre hiérarchique de personnages) Alain Fournier.................................. Don Fernand, le Roi Julie Gagné................................ Doña Urraque, l’Infante Jean Leclerc.................. Don Diègue, père de Rodrigue Cédric Noël.................. Don Gomès, comte de Gormas, ................................................................ père de Chimène Carl Poliquin .................................. Don Rodrigue, le Cid Luca Asselin .................................................Don Sanche Daniel Desparois...............................................Don Arias Lise Martin...........................................................Chimène Anne Bédard ..................................Léonor, gouvernante Chantal Dumoulin.............................Elvire, gouvernante Concepteurs et collaborateurs artistiques Assistance à la mise en scène et régie . ................................................. Tanya Pettigrew Décors..............................................Anne-Marie Matteau Réalisation du décor.......................................... Prisme 3 Chargé de projet....................................... Martin Ferland Costumes et perruques.......................... daniel paquette Coupe et confection.................................Helen Rainbird Accessoires................................................ Michael Slack Musiques originales ..................Pierre-Marc Beaudoin Éclairages .................................................Michaël Fortin Conseillère à la versification..................... Anne Bédard Chorégraphies de combat.......................... Carl Poliquin Maquillages...................................Jacques Lee Pelletier Première assistante costumes.............. Karine Cusson Seconde assistante costumes.............Louise Paquette Accessoires spéciaux de costumes..........................................Philippe Pointard Remerciements Tous nos remerciements à Véronique Borboën pour ses conseils et son aide précieuse. Équipe de production – Théâtre Denise-Pelletier Direction de production............................Réjean Paquin Direction technique.....................Jean-François Landry Attachée de presse................................... Isabelle Bleau Équipe de scène – Théâtre Denise-Pelletier Chef machiniste........................................ Pierre Léveillé Chef électricien....................................Michel Chartrand Chef sonorisateur...........................................Claude Cyr Chef habilleuse....................................Louise Desfossés Chef cintrier............................................Michel Dussault le cid / page 5 Un texte tout en tensions Comment questionner et briser les règles anciennes qui régissent une société, mais qui finissent par étouffer les désirs personnels des individus ? Comment contourner ces lois sans, toutefois, tomber dans l’illégalité ? Comment parvenir à faire valoir ses requêtes auprès de la gouvernance alors que nous n’avons pas l’expérience nécessaire ? La pièce Le Cid de Pierre Corneille présente bien cette façon de bouleverser les lois formant la base d’une société. Le Cid met en scène Don Rodrigue et Chimène qui attendent l’approbation paternelle pour s’épouser. Mais tout juste après que le comte Don Gomes, père de Chimène, ait approuvé l’union des deux familles, une querelle éclate : furieux d’apprendre que le père de Rodrigue, Don Diègue, a été nommé Gouverneur du Roi plutôt que lui-même, le Comte rompt cette possible union en provoquant Don Diègue par un soufflet (une gifle). Don Diègue demande alors à son fils Rodrigue de « venger et punir » l’auteur de ce crime. C’est ainsi que le jeune Rodrigue se retrouve face à un dilemme moral déchirant qui formera tout l’enjeu de la pièce : doit-il venger son père d’un tel affront ou doit-il concrétiser son amour en épousant Chimène ? Autrement dit, choisirat-il entre le devoir ou l’amour ? Cette thématique du choix entre le devoir et l’amour revient sans cesse tout au long de la pièce. D’abord, l’amour unit les deux jeunes amants qui espèrent consolider leur union par un mariage. Chimène, fille d’une famille noble, est une jeune femme pleine d’esprit qui est éperdument amoureuse de Rodrigue. De son côté, Rodrigue est un jeune homme courageux et conscient des risques de ses choix. Il sait ce qu’il devra affronter s’il choisit de venger son père en combattant en duel le père de Chimène ou, s’il choisit de marier Chimène en faisant perdre ainsi l’honneur à son père, et donc page 6 / le cid Épée Jineta fabriquée à Grenade au XIVe ou XVe siècle. Musée archéologique national de Madrid. à sa famille. L’amour des jeunes amants est intense et passionnel. Tous deux en ont assez de la règle qui oblige les pères à approuver les mariages ; ils ne veulent qu’une chose : s’unir enfin. Toutefois, Rodrigue et Chimène doivent se conformer à cette règle. Ils doivent choisir entre l’honneur familial et l’amour. Puisque leur amour est passionnel, la blessure qu’infligerait Rodrigue à Chimène en combattant son père serait presque impossible à accepter. Si Rodrigue choisissait de venger son père, il sait qu’en plus d’infliger une blessure immense à Chimène, son amour serait également bafoué. Mais est-il possible que l’amour soit suffisamment fort et réciproque pour qu’une union perdure malgré tout ? En d’autres mots, est-ce que ce type d’amour permet de pardonner à la désobéissance et à la provocation ? La thématique de l’amour se retrouve également chez le personnage de l’Infante, Princesse de Castille. Celle-ci avouera à sa gouvernante au début de la pièce Photo : Zaqarbal Présentation et résumé son amour conflictuel pour Rodrigue : en effet, l’Infante doit épouser un homme de son rang hiérarchique. Bien qu’il soit né d’une famille noble, Rodrigue ne lui est pas destiné. Afin de cacher et d’étouffer son troublant désir, l’Infante insiste auprès de Chimène pour qu’elle s’unisse à Rodrigue. Mais, lorsque la tension entre les familles des jeunes amants s’installe, l’Infante garde espoir qu’elle pourra peut-être, un jour, concrétiser son désir car, si Rodrigue choisissait de venger son père en affrontant celui de Chimène, cela signifierait peut-être que Chimène ne voudrait plus de lui. Pour ce qui est de la thématique du devoir, elle entoure toute l’action de la pièce, mais elle motive surtout les décisions ardues de Rodrigue et de Chimène. Comme l’honneur familial est très important dans l’esprit classique, lorsque la réputation d’une personne noble est bafouée, toute la famille en subit les conséquences. Toutefois, venger un affront comme celui qu’a commis le Comte n’est pas toujours accepté dans la sphère sociale. En effet, avoir trop d’orgueil peut être mal vu. Il faut alors réfléchir à la nécessité de la vengeance : est-elle nécessaire pour rétablir l’honneur familial et l’harmonie sociale ? C’est pour cette raison que le dilemme de Rodrigue est aussi déchirant. Est-ce que la défense de l’honneur familial doit passer avant l’amour ou, comme il le dit lui-même : « Je dois tout à mon Carte de l’Espagne de 1212 à 1492. Courtoisie des Bibliothèques de l’Université du Texas. le cid / page 7 Présentation et résumé père avant qu’à ma maîtresse » (I,7). Rodrigue est également beaucoup plus jeune que le Comte, ce qui renforce son hésitation. Sachant que le Comte n’a pas perdu une seule bataille, il craint de ne pas avoir l’expérience requise pour triompher de lui. Chimène, de son côté, est aussi exposée à ce dilemme. Si Rodrigue combattait son père, saurait-t-elle l’aimer encore ? Accepterait-elle ou comprendrait-elle cet acte de vengeance ou bien irait-elle plutôt jusqu’à confronter Rodrigue pour la peine qu’il lui aurait causée ? Cela dit, leur amour partagé et passionnel augmente la difficulté des choix, car si Rodrigue n’était pas autant aimé par Chimène, sa décision comporterait moins de risques. Ainsi, le devoir et l’amour, dans Le Cid, ne font qu’un. À la réflexion entre l’amour et le devoir s’ajoute la dimension de la guerre qui est présente de deux façons différentes dans la pièce. D’abord, la guerre se manifeste à l’intérieur du pays, plus précisément au sein de la cour du Roi par la tension familiale qui s’installe entre la famille de Rodrigue et celle de Chimène. Cette tension, dont l’origine est la jalousie du Comte envers Don Diègue qui a été nommé Gouverneur, sera primordiale pour toute la pièce parce que c’est elle qui rendra le choix des deux amants si difficile. En effet, puisque les pères iront presque jusqu’à oublier l’amour qui unit leurs enfants, ils alimentent la tension familiale et mettent ainsi en péril toute possible harmonie. L’invasion imminente des Maures instaure aussi un climat de tension important dans toute la pièce. Sachant que les Maures peuvent envahir le royaume de Castille d’une minute à l’autre, tous les personnages sont sur le qui-vive. De plus, un peuple doit-il régler ses conflits internes ou aller combattre l’ennemi pour assurer sa survie et sa réputation ? Si l’invasion est imminente, le Roi devrait-il y accorder plus d’importance ou devrait-il s’assurer que ses troupes sont solidaires et prêtes à affronter l’ennemi ? Cette réflexion ajoute un page 8 / le cid élément supplémentaire à la dimension du devoir qui ne se limite pas aux dilemmes de Rodrigue et de Chimène. Effectivement, si des tensions persistent au sein d’un peuple, est-il possible de les laisser de côté afin de le protéger d’un envahisseur ? Dans le même sens, est-ce qu’un homme qui a déjà commis des actes conflictuels peut se rendre à la guerre afin de lutter pour la pérennité de son peuple ? Telles sont les questions soulevées par ce climat de tension. Comment les personnages réussiront-ils à changer le cours de leur destin tout en respectant les lois ou, sinon, en les contournant avec mérite ? Afin de gagner leurs causes personnelles, Rodrigue et Chimène défieront les règles traditionnelles tout en les remettant en question. Mais, puisque l’action se déroule au royaume de Castille, les amoureux devront obligatoirement confronter le Roi. Celui-ci aura-t-il l’audace d’écouter leurs demandes ou décidera-t-il plutôt de leur sort ? Quant au personnage de l’Infante, cèdera-t-elle à ses désirs en couvrant de honte toute la Castille ou se résignera-t-elle devant le puissant amour entre Chimène et Rodrigue ? Est-ce que les jeunes amoureux triompheront ? Ou, au contraire, est-ce les règles traditionnelles qui l’emporteront ? Enfin, est-ce que le devoir l’emportera sur l’amour ou l’inverse ? Véronique Grondines Pierre Corneille Pierre Corneille naît à Rouen en 1606 et meurt à Paris en 1684. Il écrira des tragédies et des tragicomédies dont les plus célèbres sont Horace (1640), Cinna (1641), Polyeucte (1642) mais surtout Le Cid, une œuvre de jeunesse (1636), pleine de fougue et de fraîcheur. Il appartient à ce qu’on appelle la petite bourgeoisie du côté de sa mère comme de celui de son père. Issu un amour partagé, mais les parents de Catherine n’autorisent pas le mariage jugeant que Corneille n’est pas d’une famille au rang social assez élevé. Et à cette époque, un mariage est avant tout une alliance entre deux familles et non pas une affaire de cœur. Pierre Corneille jeune, portrait de Nicolas Poussin. de familles d’avocats, il fera lui aussi des études de droit, mais comme il est affligé de difficultés d’élocution, il n’est guère à l’aise pour plaider. Il occupera donc des tâches administratives qui le garderont dans sa ville natale pendant la majeure partie de sa carrière. Il n’emménagera à Paris qu’à l’âge de cinquante-six ans. C’est donc dire qu’il sera toujours à distance de la vie littéraire et mondaine, ce qui a sans doute contribué à l’originalité et à la singularité de son œuvre. Adolescent, Corneille a étudié chez les Jésuites et il leur sera toujours reconnaissant d’avoir appris le latin. Tout au long de sa vie, il lira le latin, traduira des ouvrages de cette langue et sera ainsi en contact direct avec les grands textes de l’antiquité romaine. Il parle aussi espagnol, et à cette époque le théâtre espagnol est florissant et très à la mode en France. Par contre, personne en France ne connaît ni ne lit les auteurs anglais, ni, par conséquent, Shakespeare qui est pourtant leur contemporain. Corneille se met à écrire des vers à vingt ans pour séduire une jeune fille dont il s’est épris. C’est Il écrira quelques comédies, puis ses autres pièces. Un auteur dramatique est né qui réussira à faire en sorte que les sentiments tragiques soient plausibles dans le contexte de sa société, et non plus par référence aux anciens. Il sera nommé auteur officiel par le très puissant Cardinal de Richelieu, ministre de Louis XIII qui, en fait, gouverne la France de 1624 jusqu’à sa mort en 1642. Corneille retrouvera alors sa liberté d’écrivain et d’opinion. Vers 1650, il a un sérieux rival, Racine, dont les tragédies sont plus « humaines » et moins « héroïques ». Et puis Molière (1622-1673) et Lulli (1632-1687) gagnent les faveurs de la cour et de Louis XIV au désavantage de Corneille à qui le roi offrira une pension. Un écrivain professionnel Avant Corneille, à moins d’être noble et fortuné, un écrivain appartenait à un seigneur ou, s’il écrivait pour la scène, à une troupe de théâtre. Et les profits des livres allaient aux libraires – qui à l’époque avaient à la fois fonction d’éditeur et de libraire. Or, Corneille est le premier auteur en France à considérer ses œuvres comme une marchandise dont il peut faire commerce et qu’il peut exploiter pour son profit personnel. Au début de sa carrière, la fortune de sa famille et ses charges lui permettent une certaine indépendance. Et Le Cid lui rapporte une forte somme, car l’auteur a droit à une partie des recettes de chaque représentation – à moins qu’il n’ait vendu sa pièce à la troupe. Et il faut savoir qu’à partir du Cid, et jusqu’au milieu des années 1660, Corneille est l’auteur le plus joué en France et qu’il veille de près à ce qu’on lui verse ses parts. le cid / page 9 Présentation et résumé Pour ce qui est de l’édition de ses textes, il opère une véritable révolution. À compter de Cinna, en 1642, c’est à son nom, et non à celui du libraire, qu’il fait établir le privilège de ses œuvres. (Le privilège est à la fois une sorte de titre de propriété de l’œuvre et une autorisation de publier, donnée par le pouvoir royal.) Cela ne s’était jamais vu en France. Corneille fait imprimer les ouvrages à ses frais à Rouen et les vend avec bénéfices à son libraire parisien. Cette nouvelle idée qu’une œuvre appartienne concrètement à son auteur et qu’il puisse en tirer de multiples profits est cependant mal acceptée. Que l’on veuille faire de l’argent à partir d’une activité noble comme l’écriture paraît vulgaire, faisant entrer les notions de commerce et de profit dans le soi-disant pur domaine des lettres. Anecdote : Lorsque Corneille avait une pièce en chantier, il tenait seul à table, pendant ses repas, des conversations, parfois à voix haute, parfois chuchotées, avec les personnages du texte qu’il était en train d’écrire. C’était là un de ses rituels de création ! Hélène Beauchamp, texte tiré de celui de Paul Lefebvre publié dans Les Cahiers no 27, 1997. Abraham Bosse, Société musicale, vers 1635. Gravure sur cuivre. page 10 / le cid ACTEURS ET PERSONNAGES Photo : Élizabeth Delage Photo : Vero Boncompagni Photo : Renaud Robert LUCA ASSELIN DON SANCHE Mais si de vous servir je puis être capable, Employez mon épée à punir le coupable. ANNE BÉDARD LÉONOR, gouvernante Votre espoir vous séduit, votre mal vous est doux ; Mais enfin ce Rodrigue est indigne de vous. DANIEL DESPAROIS DON ARIAS Vous devez redouter la puissance d’un roi. Photo : Bernard Préfontaine Photo : Sophie Doyon CHANTAL DUMOULIN ELVIRE, gouvernante Quittez, quittez, madame, un dessein si tragique ; Ne vous imposez point de loi si tyrannique. ALAIN FOURNIER DON FERNAND, le Roi Vous parlez en soldat, je dois agir en roi. le cid / page 11 ACTEURS ET PERSONNAGES Photo : Carlotta Forsberg JULIE GAGNÉ DOÑA URRAQUE, l’Infante Ce qui va séparer Rodrigue de Chimène Fait renaître à la fois mon espoir et ma peine ; Et leur division, que je vois à regret, Dans mon esprit charmé jette un plaisir secret. Photo : Jolianne L’Allier Matteau Photo : Gordan Dumka JEAN LECLERC DON DIÈGUE, père de Rodrigue Qu’on est digne d’envie Lorsqu’en perdant la force on perd aussi la vie. LISE MARTIN CHIMÈNE Malgré des feux si beaux qui troublent ma colère, Je ferai mon possible à bien venger mon père. CÉDRIC NOËL DON GOMÈS, comte de Gormas, père de Chimène Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes : Ils peuvent se tromper comme les autres hommes Photo : Mario St-Jean CARL POLIQUIN page 12 / le cid DON RODRIGUE, le Cid Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées La valeur n’attend point le nombre des années. Photo : Luc Lavergne ENTRETIEN AVEC DANIEL PAQUETTE, METTEUR EN SCÈNE Le Cid est une pièce importante, difficile ; comment pensez-vous la monter, particulièrement pour le jeune public du Théâtre Denise-Pelletier ? Premièrement, je place l’action, non pas au moment où elle a été écrite — c’est à dire fin XVIe —, mais début XVIIe siècle, durant l’âge d’or espagnol. Je veux travailler avec la culture, l’esthétique et les costumes de cette époque. C’est celle du Gréco et de Velasquez en peinture, de Cervantes en littérature. Cela vous donne une idée de son importance. Le Cid, au-delà de l’histoire d’amour et du dilemme entre la passion et la raison, est celle du choc entre l’Occident et l’Orient, et du choc entre les générations. Pour ce qui est du décor et des costumes, je veux faire un amalgame de la présence des Maures qui ont conquis l’Espagne un millier d’années plus tôt, et de celle du catholicisme. En ce qui concerne l’interprétation, je veux réussir à créer l’équilibre entre ce que les personnages doivent être et ce qu’ils veulent être. Nous sommes à la daniel paquette est diplômé de l’École nationale de théâtre où il a reçu une double formation en interprétation et en mise en scène. En 1999, il cofonde et dirige la Société Richard III qui tire son nom de la tragédie de Shakespeare qui fut la première production de la jeune compagnie. En plus d’avoir assuré la mise en scène de plus d’une quarantaine de productions, dont Les Fourberies de Scapin (2007), Roméo et Juliette (2007 et 2009) et Bérénice (2012), il joue, conçoit des costumes, enseigne et, à l’occasion, prête sa voix au doublage. daniel paquette cour du Roi d’Espagne, il faut que les personnages soient investis de leur rang et leurs obligations. Bien sûr, il est certain que, pour les adolescents, ma première préoccupation est la langue. Il faut livrer le texte de façon très compréhensible, très simple. Le Cid est une sorte d’histoire policière. Au début, il y a un meurtre d’honneur commis par notre personnage principal, et on le suit pour savoir de quelle façon il se tirera de cette situation, et comment les personnages autour de lui changeront le cours de sa destinée. Au-delà du fait que ce soit un texte phare dans la littérature française, c’est l’action qui nous intéresse. Quel avantage voyez-vous à ce que les personnages soient Espagnols plutôt que Français ? Les Français écrivent souvent en expliquant la pensée, en la décortiquant. Et le XVIIe siècle est une période en France où on n’écrit pas de soustexte – toutes ces intentions qui font naître le le cid / page 13 ENTRETIEN AVEC DANIEL PAQUETTE, METTEUR EN SCÈNE Voilà pourquoi nous commençons par un travail historique… Le costume de cette époque, par exemple, est très contraignant. Les femmes sont couvertes depuis le haut du cou jusqu’aux pieds et jusqu’à la moitié des mains. Les hommes, de leur côté, ont des vêtements qui rappellent les armures... Déjà pour les acteurs, au niveau du corps, il y a un important travail d’apprivoisement à faire. C‘est difficile, pour des jeunes qui passent leur vie en vêtements souples, non ? Pour nous aider, nous aurons les costumes dès la première répétition : corsets, talons hauts, jupes longues, éperons, épées (se promener avec une épée, c’est compliqué) – tout ! Et je fais travailler les comédiens avec leurs accessoires : livres, broderie, capes… C’est exceptionnel, cette façon de procéder ? Don Rodrigue, Le Cid dialogue. Si on transpose l’action au XVIe siècle et que nos personnages sont espagnols, on ira vers leur passion et leur spontanéité, vers la chaleur de l’Espagne. Quand ils parleront, ils seront portés par un trop-plein d’émotion. Le texte sera alors le summum de ce qu’ils vivent, plutôt que d’en être l’explication ou la démonstration. Alors, vous suggérez le passé des personnages, pour déterminer ce qui les pousse à agir dans le présent ? Oui. Ce sont des informations que les acteurs doivent emmagasiner avant de commencer à parler. page 14 / le cid J’ai souvent travaillé de cette manière, mais pour les comédiens, surtout les plus jeunes, c’est très rare. Les costumes ont une grande influence sur le souffle, lequel a une influence sur le vers, lequel, à son tour, influence le jeu. C’est un effet domino, pour ainsi dire. En ce moment, je lis Le Cérémonial de la cour d’Espagne au XVIIe siècle, qui explique le protocole auquel sont soumis les nobles et les visiteurs à la cour du roi d’Espagne. Nous allons intégrer ce protocole, qui a le même effet sur l’acteur qu’un corset. Il faut que les comédiens réussissent à le dépasser, dans l’émotion et dans le texte. Alors, le jeune spectateur pourra avoir l’impression d’être dans un film d’époque ? Exact. Mon but est de lui faire croire qu’il regarde une scène qui aurait vraiment pu avoir lieu en Espagne au XVIIe siècle. Les costumes, les décors imposants, les changements, tout cela contribuera à lui faire faire un voyage dans le temps. Notez que mon spectacle respecte les changements de lieu indiqués dans la pièce… Je veux briser l’habitude qu’on a de situer l’action dans un seul lieu classique et neutre. par le fait que le roi veut nommer une personne qui élèvera et encadrera son fils héritier et qui, également, sera l’éminence grise du prochain gouvernement. Le poste est d’autant plus intéressant que le roi est susceptible de disparaître bientôt. Et je décrète que le futur roi est un bébé ! Tout cela rend le poste de gouverneur plus intéressant, plus important. Et mon roi est handicapé ! Ces deux faits ne sont pas historiques ? Handicapé ? Pourquoi ? Non, je fais un amalgame de quelques événements survenus à l’époque. Pour renforcer les enjeux de la pièce. Souvenezvous, elle commence avec une dispute générée Le Roi Don Fernand Cela dramatise ce qu’on appelle l’élément déclencheur de la pièce ? Exact. Les enjeux deviennent plus importants et plus clairs pour les acteurs et les spectateurs. J’ajoute, pour élever encore les enjeux, que les personnages se connaissent ; plusieurs d’entre eux sont amis, ont été élevés ensemble. Si Rodrigue connaît le comte de Gormas, qui aurait été pour lui une sorte de père spirituel, il souffre d’autant plus de devoir le tuer pour l’honneur de sa famille. On a souvent dit que le personnage de l’Infante était de trop dans cette pièce. Qu’est-ce que vous en pensez ? Je ne suis pas du tout d’accord. L’Infante est une amoureuse qui, contrairement à Chimène, n’a pas le droit d’aimer. Pour moi, c’est l’amoureuse pure, plus que Chimène, parce que son amour est impossible. Dans la pièce, elle est aussi le monarque avant son règne, une reine en devenir ; elle nous donne accès à l’aspect humain du monarque. Don Sanche, qui se bat pour l’amour et non pas pour l’honneur, est le pendant de l’Infante. Ces quatre personnages sont les miroirs l’un de l’autre, on ne peut pas imaginer la pièce sans eux. le cid / page 15 ENTRETIEN AVEC DANIEL PAQUETTE, METTEUR EN SCÈNE Il nous arrive d’entendre des acteurs qui se laissent entraîner dans la rythmique du vers ! Il faut la casser, trouver des rebondissements dans le texte, poser de vraies questions… En fait, on en revient toujours à la vérité. Le vers est une langue en soi, une langue nouvelle, dans laquelle il faut apprendre à parler vrai. Pourquoi monter Le Cid, en 2013, pour des adolescents ? Pour plusieurs raisons, dont une très simple : ils ne l’ont jamais vu. C’est une des pièces maîtresses de Chimène ensanglantée L’Infante en costume d’apparat Ce sont des rôles difficiles ? Oui. Ils n’ont pas suffisamment de texte. Chimène et Rodrigue mènent la course comme des marathoniens, mais ces deux-là doivent la mener comme des sprinters. Ils ont peu de temps pour se défendre. Et de quelle façon faites-vous travailler le vers ? J’essaie de respecter la rythmique, la ponctuation — il faut savoir qu’à l’époque les vers n’avaient aucune ponctuation et que celle que nous avons prête à interprétation. Je travaille aussi pour que le texte soit le plus parlé possible ; l’important, c’est l’histoire que la scène raconte. Ensuite, on ajoute le reste. Il faut que d’abord l’acteur maîtrise la technique, ensuite il doit l’oublier. page 16 / le cid la culture francophone, et s’il y a eu une révolution française, c’est parce qu’il y a eu un comte de Gormas qui a dit sur une scène, en présence de spectateurs, que les rois n’étaient que des humains et qu’ils pouvaient se tromper. Et c’est pour cette raison que l’auteur doit faire mourir ce comte qui a remis en cause l’autorité du roi. Si aujourd’hui on vit dans un monde libre, c’est parce qu’il y a eu un discours politique, culturel et social qui, passant par les scènes de théâtre, a provoqué la Révolution française. Le Cid fait partie de ces pièces qui ont précipité la chute de la monarchie. C’est important que les adolescents touchent à ce texte, à ses éléments, qu’ils ne comprendront probablement pas entièrement, mais qui résonneront un jour en eux. Il faut leur présenter des contenus grâce auxquels ils seront de meilleures personnes, possédant une réflexion, dès lors plus aptes à prendre des décisions éclairées. J’aimerais qu’ils fassent des liens entre les époques ; par exemple, s’il y a eu une Seconde Guerre mondiale, c’est qu’il y a eu une crise économique qui suivait une Première Guerre mondiale… Il y a des effets domino qui se créent dans l’histoire. Et pour comprendre qui on est et où on va, il faut comprendre d’où on vient. Et ce n’est pas parce que c’est une pièce française que ça ne nous appartient pas. Ce n’est pas parce que c’est un sujet espagnol que ça ne nous appartient pas ; il y a une grande présence espagnole en Amérique. En fait, ce sont les Espagnols qui ont découvert l’Amérique ! Vous avez déjà monté cette pièce pour la Salle Fred-Barry ; qu’est-ce que vous transformez dans votre mise en scène, pour la présenter à la Salle DenisePelletier ? Ce qui change avec la grande salle, c’est le rapport au spectateur. À Fred-Barry, le spectateur est dans l’action, à trois pieds des acteurs alors que, dans une grande salle, il regarde l’action. Mon travail c’est de réussir à aller le chercher, même s’il est dans la dernière rangée. Dans ce grand espace, on ne peut pas travailler les intentions, ni les espaces, ni les corps de la même façon. Voilà pourquoi il faut repartir à zéro. Pour un metteur en scène, est-ce plus difficile, ou moins ? S’il y a une difficulté, elle est que le spectacle est encore présent dans ma tête. C’est moi qui dois me réinventer et réinventer l’enchaînement des répliques, des émotions, des mouvements. Le piège serait de vouloir reproduire des éléments que j’ai aimés de mon premier spectacle. Et même si j’en reprenais, il faut qu’ils se raccordent au reste. Et, dans le cas des acteurs, il faut plus de souffle, de précision, d’intensité ! Propos recueillis et mis en forme par Maryse Pelletier le cid / page 17 DOSSIER UNE TRAGICOMÉDIE EN PRISE SUR SON TEMPS L’obscure clarté de la tragicomédie La tragicomédie est une tragédie irrégulière, c’est-à-dire qu’elle ne tient pas nécessairement compte des unités de temps, de lieu et d’action, qu’elle multiplie les événements, qu’elle mélange les genres et les tons, qu’elle se termine bien. Elle vise le plaisir et le divertissement plutôt que l’instruction morale. Elle s’est développée à la fin du XVIe siècle, mais a connu son heure de gloire dans les années 1630. Pièces régulières et irrégulières Bien qu’en partie imaginaire, la filiation entre la tragédie antique, grecque et romaine, et la tragédie Pierre Corneille, portrait par Charles Le Brun. française existe pourtant. Ainsi au XVIe siècle, dans l’effervescence de la Renaissance et de la redécouverte des auteurs de l’Antiquité, est née la volonté de créer un genre nouveau, une tragédie codifiée et régulière en réaction aux Mystères du Moyen Âge, sorte de drames religieux à grand déploiement qui s’étiraient sur plusieurs jours et plusieurs scènes. Entre ce premier avènement de la tragédie française et son apogée au XVIIe siècle, il y aura une rupture au cours de laquelle fleuriront tragicomédies et comédies héroïques. Ces nouvelles formes du tragique seront elles aussi contestées et, du débat qui s’engagera alors pour tenter de la définir, naîtra la tragédie classique pour laquelle les Anciens seront moins un modèle qu’une caution artistique et politique. Ainsi, à partir de la Cléopâtre captive d’Étienne Jodelle, écrite en 1553 et reconnue comme la première tragédie française, et pour presque La maison de Corneille à Rouen. page 18 / le cid Georges de Scudéry (1601-1667). cent ans, le genre tragique se développera dans un aller-retour entre les formes régulières et irrégulières, selon qu’elles obéissent ou non à des règles. Cependant, quand les règles de la tragédie que nous appelons « classique » seront définitivement fixées, après 1640, ce ne seront pas celles des tragédies antiques décrites par Aristote ou Horace, mais celles, originales, que les auteurs et théoriciens français auront défini entre deux querelles : celle du Cid, en 1637, et celle des Anciens et des Modernes, à la fin du siècle. Jean de Rotrou (1609-1650). Un théâtre codifié : la tragédie humaniste L’influence de l’humanisme se repère dans les sujets des tragédies de la Renaissance : certains, bien sûr, sont d’inspiration biblique, dans la suite des Mystères du Moyen Âge ; plusieurs sont cependant puisés dans la mythologie gréco-latine. Dans tous les cas, la tragédie du XVIe siècle met en scène des personnages vertueux, engagés dans des actions exceptionnelles qui aboutissent toujours à un dénouement funeste. Statique et déclamatoire, elle laisse la part belle aux lamentations, plaintes et déplorations. Édifiante, elle est étoffée de belles sentences qui visent l’éducation morale. Sur le plan de la forme, cette tragédie a intégré l’unité de temps et d’action, notions héritées du philosophe grec Aristote ; par contre, sa structure Pierre de Ronsard (1524-1585) par François Séraphin Delpech. en cinq actes vient tout droit de la tradition latine. S’y retrouve aussi un chœur, issu de la tragédie antique, qui ne survivra pas à la tragédie humaniste. L’alexandrin, vers de douze pieds, s’impose. Dans son Abrégé de l’art poétique français, Ronsard écrit que « les alexandrins tiennent la place, en notre langue, tels que les vers héroïques entre les Grecs et les Latins » et que leur composition « doit être grave, hautaine […] d’autant qu’ils sont plus longs que les autres ». Par cette longueur, les alexandrins assuraient une certaine souplesse qui permettait aux répliques de se rapprocher de la parole, même si de nos jours, une pièce en vers sonne absolument « théâtrale » à nos oreilles. Cela dit, il incombait aux poètes tragiques de travailler la rime et la césure pour conserver un rythme garant du sublime. Cette prépondérance de l’alexandrin dans la tragédie, comme plus tard dans la « grande » comédie, ne sera pas contestée avant le XVIIIe siècle. Un genre baroque : la tragicomédie Autour des années 1630, alors que Corneille écrit ses premières pièces, la tragédie humaniste est tombée en désuétude. Une nouvelle génération de dramaturges la considère comme une imitation trop servile des modèles de l’Antiquité, trop rigide dans sa forme, trop moralisante dans ses propos. le cid / page 19 DOSSIER Boabdil confronté par Ferdinand et Isabella après la chute de Granada, par Francisco Pradilla y Ortiz, 1882. Ils conserveront la structure en cinq actes, mais rejetteront les règles d’unité de temps et d’action considérées comme trop contraignantes. Même si les tragicomédies sont principalement écrites en alexandrins, les auteurs utilisent parfois d’autres vers, notamment pour les stances1, comme celles de Rodrigue ou de l’Infante dans Le Cid. Le chœur disparaît, les péripéties se multiplient, les intrigues se font plus violentes et plus tourmentées. Le tragique se fait baroque : les Rotrou et Théophile de Viau, les Scudéry et Mairet, tout au moins à leurs débuts, cultivent le mélange des genres à travers les formes nouvelles de la tragicomédie, qui exige une fin heureuse, ou de la pastorale qui s’inspire des romans à la mode. Même Alexandre Hardy, qui proclame son attachement à la tragédie humaniste, au nom « de belles sentences qui tonnent en la bouche de l’acteur », s’engage dans un théâtre « […] les stances sont des strophes […] bâties sur un même modèle de rimes et de rythme, prononcées par le même personnage, le plus souvent seul en scène. Chaque strophe se termine par une chute et marque une étape dans la réflexion du personnage qui les prononce […] » Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Armand Colin, 2009. 1 page 20 / le cid romanesque, tout en rebondissements nombreux et sanglants. Le spectaculaire, le mélange des genres et les pièces irrégulières sont à la mode. En témoigne le registre de l’Hôtel de Bourgogne qui ne compte, en 1634, que deux tragédies sur les soixante-etonze œuvres à son répertoire ; pour le reste, à part quelques comédies, il s’agit de pastorales et de tragicomédies. Le Cid : une tragicomédie Au moment de sa création et de sa première édition, en 1637, Corneille a donné, avec raison, le sous-titre de tragicomédie à son Cid, puisque la pièce se situe tout à fait dans le mélange des genres annoncé. Les amours perturbées des jeunes protagonistes font habituellement l’objet des intrigues de la comédie, qui se termine toujours bien quand l’empêchement à leur union s’avère finalement une entrave sans fondement ; l’obstacle, dans Le Cid, est au contraire bien réel, puisque c’est un événement douloureux, le meurtre du père de Chimène par Rodrigue, qui éloigne les jeunes amoureux. Par contre, la pièce ne se conclut pas sur la mort des personnages principaux, ce qui est le cas dans les tragédies ; en fait, la seule perte fatale sera finalement celle du Comte, au deuxième acte. De plus, Corneille fait se côtoyer dans sa pièce des gens de classes sociales différentes. Le Roi et l’Infante sont de sang royal ; Léonor et Elvire sont respectivement gouvernante de l’Infante et suivante de Chimène2 et jouent leur rôle de confidentes ; tous les autres personnages appartiennent à la noblesse. Finalement, on retrouve dans Le Cid diverses tonalités selon ce que les épisodes imposent. apparaît invincible. « Ils demandent le chef ; je me nomme, ils se rendent. » (IV,3) Dans le langage de ce début de XVIIe siècle, certains mots ont des significations différentes de celles qu’on leur donne aujourd’hui et caractérisent les qualités des héros. « Rodrigue as-tu du cœur ? » (I,6) demande Don Diègue à son fils non pas pour s’assurer de son sentiment, mais plutôt de son courage et de sa fierté. De même, la « vertu » n’a pas le sens moral que nous lui prêtons aujourd’hui ; elle renvoie à la vaillance et à l’énergie guerrière. « Cœur » et « vertu » sont le fait des hommes « généreux », c’est-à-dire de naissance noble, capable d’esprit chevaleresque et de grandeur d’âme. Rodrigue porte évidemment toutes les marques du héros guerrier, que l’épreuve amoureuse révèle plus encore. Épique et héroïque Lyrique et pathétique La pièce a gardé des traces de l’épopée du personnage légendaire dont elle relate un épisode. La bataille contre les Maures3, narrée au Roi par Rodrigue, au quatrième acte, en témoigne. Tout n’est que « courage » dans ces « champs de carnage où triomphe la mort ». La bataille, éclairée par une « obscure clarté qui tombe des étoiles », mêle en « d’horribles mélanges » le sang de milliers de Castillans et de Maures venus sur trente bateaux. La vaillance et le courage des uns et des autres les engagent à se respecter, bien qu’ils soient ennemis. La forme même de ce passage relève de l’épopée : un long récit qui raconte ce qui s’est déroulé hors scène, pendant la nuit qui s’est écoulée entre les troisième et quatrième actes. Si l’épopée et la tonalité héroïque visent à susciter l’admiration du public, le lyrisme et le pathétique Mohammed IX, Sultan Nasrid de Grenade, à la bataille de Higueruela en 1431, par Fabrizio Castello. Le combat épique a un autre avantage : il met en lumière les actions exemplaires du héros. Par sa victoire contre les Maures, Rodrigue est devenu le Cid. Le duelliste qui a tué le père de Chimène pouvait à son tour être tué ; devenu un héros, il Dans la version de 1660, Elvire sera promue au titre de gouvernante, statut plus adéquat pour la « tragédie », nouveau sous-titre du Cid. Voir la note, page 5. 2 3 le cid / page 21 DOSSIER doivent l’inviter à la compassion. Ici, le « cœur » fait place à l’« âme », le courage à la passion et la vertu à l’amour. « [Rodrigue] déchire mon cœur sans partager mon âme », avoue Chimène à Elvire après la mort de son père. L’affliction, provoquée par le choc des sentiments contradictoires et douloureux d’aimer et de ne pouvoir aimer, donne naissance à des moments de grand lyrisme, notamment dans la très célèbre scène du troisième acte, où Rodrigue rend visite à Chimène. Elle se termine dans un duo dont le rythme évoque un chant de tristesse : Rodrigue : Ô miracle d’amour ! Chimène : Ô comble de misère ! Rodrigue : Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères ! Chimène : Rodrigue, qui l’eût cru ? Rodrigue :Chimène, qui l’eût dit ? Chimène : Que notre heur [bonheur] fût si proche, et sitôt se perdît ? L’honneur et l’amour, ces deux passions qui s’alimentent et se déchirent dans l’« âme » des personnages, génèrent des accents pathétiques dont les stances de Rodrigue ou celles de l’Infante témoignent. Ces scènes, qui isolent le personnage et le montrent livré à lui-même, visent à émouvoir le public qui prend la mesure de la fatalité accablant le héros. Rodrigue termine chaque strophe par une rime qui associe « Chimène » et « peine ». Le « triste choix » qui le déchire est sans issue : « Il faut venger un père et perdre une maîtresse,/l’un échauffe mon cœur, l’autre retient mon bras. » (I,7) Les stances de l’Infante, qui font écho à la douleur de Rodrigue, constituent le dernier moment de faiblesse d’une princesse qui assume les devoirs de son rang : « Impitoyable sort, dont la rigueur sépare/Ma gloire d’avec mes désirs […] » (V,2) Une tragicomédie originale d’une œuvre épique, aux multiples épisodes, de Guilhem de Castro. Et bien que le sujet ait été largement épuré par rapport à l’original, seule la forme tragi-comique, plus souple que la tragédie, pas encore hégémonique à ce moment-là, pouvait permettre de traiter une telle intrigue dans toutes ses nuances. Cependant, Le Cid de Corneille se démarque des autres œuvres du genre sur plus d’un plan. Contrairement à la plupart des tragicomédies de ce début de XVIIe siècle, qui multipliaient les lieux où se déroulaient plusieurs intrigues s’étirant sur plusieurs jours, Corneille encadre l’action de sa pièce dans un temps et un espace relativement restreints. Les trois premiers actes se passent dans une journée, les deux derniers, après la nuit de la bataille contre les Maures, au début d’une seconde journée. Et tout se déroule dans une seule ville, Séville. Surtout, la pièce de Corneille repose sur une intrigue assez simple, comprenant un nombre d’événements restreints, et dont les deux personnages principaux font preuve d’une grandeur morale inédite. La genèse du Cid Le Cid est d’abord un personnage historique, Rodrigo Díaz de Vivar (ou Bivar), qui a vécu au XIe siècle, héros de la Reconquista, la « reconquête » par les rois chrétiens du Nord des royaumes maures du Sud de l’Espagne4. Chimène et Rodrigue ont bien été mariés et on peut voir leur tombeau à Burgos, où ils seraient enterrés, de même que la marque de l’épée de Rodrigue sur les vieilles murailles de la ville. Devenu légendaire, le personnage du Cid a donné naissance, en Espagne, à divers textes et chansons épiques ou romanesques qui se sont transmis oralement pour former le Romancero del Cid, dont s’est inspiré Guilhem de Castro pour Les Maures (ou Mores) sont ces Arabes d’Afrique du Nord qui ont fondé des royaumes sur tout le sud de la péninsule ibérique de 711 à 1492, année où le dernier souverain arabe a été chassé de Grenade. Cette longue présence arabo-musulmane a laissé des traces importantes, notamment en musique et en architecture. 4 D’une certaine manière, la pièce de Corneille ne pouvait qu’être une tragicomédie ; elle est tirée page 22 / le cid Guilhem de Castro par Juan Ribalta (avant 1628). publier, en 1618, Las Mocedades del Cid (Les jeunesses du Cid), une œuvre touffue qui se divise en trois journées et dont l’intrigue s’étale sur trois ans. De Guilhem de Castro… La première journée des Mocedades del Cid commence par l’adoubement de Rodrigue fait chevalier par le roi de Castille, élément qui ne sera pas retenu pas Corneille. Devant le Roi et son conseil, se produit l’altercation entre le Comte, père de Chimène, et Don Diègue, père de Rodrigue. Don Diègue se tourne vers ses trois fils — il n’y en aura plus qu’un chez Corneille — pour que l’un d’eux répare l’outrage reçu et c’est Rodrigue qui sera désigné. Amoureux de Chimène, Rodrigue se laisse aller à sa douleur, mais accomplit son devoir : il combat le Comte et le tue devant sa fille. La seconde journée fournira des éléments importants à Corneille pour les deuxième et troisième actes du Cid : la demande de vengeance de Chimène auprès du roi, une rencontre entre les amoureux, la bataille contre les Maures. Mais Corneille encore ici élague. Ainsi, le passage où Don Diègue se lave la joue du sang du Comte, est arrêté par des gardes royaux et confié à l’Infante ; ou bien le récit du berger peureux qui a assisté à la bataille dans les montagnes et en fait ensuite le récit à la cour ; ou encore le bannissement de Rodrigue auquel le roi consent pour rendre justice à Chimène : autant d’épisodes disparus de la pièce de Corneille. La dernière journée commence un an après ces événements. Chimène réclame toujours justice : le roi, qui connaît ses sentiments, lui annonce la mort, fausse, de Rodrigue pour l’amener à se dévoiler. Elle s’évanouit. Une fois détrompée, elle s’engage à épouser et donner ses biens à celui qui tuera Rodrigue, s’il est de sa condition, ou la moitié de ses biens et sa protection, s’il est d’une naissance inférieure à la sienne. Rodrigue erre pendant ce temps sur les routes de Galice où il rencontre, sous les traits d’un mendiant, SaintLazare, autre épisode retranché par Corneille. Rodrigue apprend alors qu’un litige entre la Castille et l’Aragon ne pourra se régler que par le combat singulier de Las Mocedades del deux chevaliers de l’un et Cid – Les Enfances du Cid - Frontispice de l’autre royaume, mais d’une édition du XVIIe qu’aucun Castillan n’ose siècle. affronter l’Aragonais Don Martin Gonzalès. Rodrigue revient à temps pour relever le défi. Rodrigue triomphe, mais tend un piège à Chimène en lui faisant croire qu’il est mort ; devant cette annonce, elle demande de se retirer dans un couvent. Le subterfuge dévoilé, Chimène consent au mariage, célébré le soir même, trois ans après la mort du Comte. … à Corneille Il apparaît déjà que, pour ramener sur une journée une intrigue qui s’étalait sur trois ans, Corneille a le cid / page 23 DOSSIER dû lui enlever plusieurs épisodes secondaires, en modifier d’autres et resserrer l’action. Corneille a ainsi transformé certaines scènes pour en atténuer la violence : Don Diègue ne sera pas souffleté devant le roi, ne se lavera pas la joue du sang du Comte et celui-ci ne sera pas tué devant sa fille Chimène. En parallèle à ce travail d’élagage, il invente des personnages et donne à d’autres une plus grande importance, ce qui lui permet de déployer de nouveaux enjeux, politiques notamment. Don Sanche, le malheureux amoureux de Chimène, n’existait pas dans la pièce espagnole ; son « duel judiciaire » avec Rodrigue, à la fin de la pièce, remplace le combat lié à un différend frontalier chez Castro. L’Infante représente l’exigence du devoir d’une future reine en lutte contre sa passion. Cette « pauvre princesse » aime Rodrigue, mais doit étouffer son sentiment pour le chevalier qui « pour être vaillant […] n’est pas fils de Roi ». (V,2) Si la pièce de Guilhem de Castro gardait quelques assises historiques, celle de Corneille n’en a plus vraiment. Au moment où vivait le Cid, au XIe siècle, la ville de Séville dans laquelle Corneille situe sa pièce n’avait pas été reprise par le roi chrétien de Castille et ne le sera que quelque 200 ans après la naissance du Cid. Corneille s’est justifié de « cette falsification » comme d’une nécessité pour rendre possible l’attaque des Maures dont « l’armée ne pouvait venir si vite par terre que par eau. »5 Finalement, plus que par la couleur locale, Corneille est surtout intéressé par le potentiel dramaturgique que fournit l’intrigue, dans laquelle la violence des passions n’a d’égale que l’héroïsme des protagonistes. En fait, Le Cid s’inscrit beaucoup plus dans la vie politique de la France de 1637 que dans celle de la Reconquista espagnole. Au moment de la réédition de l’ensemble de ses pièces, en 1660, Corneille a ajouté pour certaines un « Examen », sorte de réflexion critique et rétroactive, sur l’œuvre. La citation est ainsi tirée de l’« Examen » du Cid. 5 page 24 / le cid Enjeux politiques : une pièce en prise sur son temps Les questions politiques que soulève Le Cid, et que le public décodait fort bien, concernent les rapports entre le roi et ses sujets, plus précisément l’antagonisme entre un pouvoir royal qui cherche à s’imposer et une aristocratie qui veut maintenir ses privilèges nobiliaires. Les duels, la reconnaissance de la raison d’État, de la justice et de l’autorité royales et, de façon plus factuelle, la guerre contre l’Espagne sont autant de variantes sur le thème de la consolidation du pouvoir absolu, à une époque où Richelieu dirige l’État assez rudement et cherche à étouffer toute velléité de révolte des grands du royaume contre le roi Louis XIII. Contre les duels Trois types de duels apparaissent dans la pièce de Corneille, dont seulement deux auront lieu. Au quatrième acte, le roi consent à un duel judiciaire entre Rodrigue et Don Sanche, sorte de « procès » par les armes dont les règles sont données par une autorité reconnue. Don Fernand annonce que ce duel mettra fin à la vengeance de Chimène qui devra épouser le vainqueur. Cette coutume ancienne émane d’un état de droit archaïque, celui d’une justice divine qui doit, en principe, favoriser le juste et lui permettre de remporter le combat. Cependant, Don Fernand annonce que ni sa cour ni lui ne se présenteront à ce duel, puisque c’est « à regret » qu’il permet ce « sanglant procédé qui ne [lui] plut jamais ». Il le concède à Chimène essentiellement pour empêcher le duel à tous venants qu’elle réclame et selon lequel Rodrigue aurait dû combattre successivement tous les chevaliers qui se seraient présentés. Par contre, ce second type d’affrontement relève essentiellement d’une tradition romanesque du duel et non d’une réelle tradition de droit. Cardinal de Richelieu par Philippe de Champaigne, 1642. Le duel d’honneur, qui oppose en combat singulier le Comte et Rodrigue, qui représente son père, correspond à une réalité des mœurs de l’époque de Corneille et à une tradition liée au code d’honneur auquel adhéraient nobles et chevaliers. Un affront subi lors d’une altercation exige une réparation qui ne peut se faire que par le fer. Au moment où Corneille présente Le Cid, le cardinal de Richelieu a promulgué deux lois, en 1626 et en 1634, pour interdire les duels. Qui ne connaît pas le début des Trois mousquetaires quand D’Artagnan provoque en duel Athos, Porthos et Aramis, duels qui devront se tenir en cachette de Richelieu et qui se transformeront en escarmouche contre les gardes du Cardinal ? En réalité, Richelieu a parfois adouci les peines que prévoyait la loi pour arriver à la faire respecter et à éradiquer, petit à petit, cette « vieille coutume en ces lieux établis », comme l’exprime le roi Fernand dans Le Cid (IV,5). Dans l’Espagne du Cid, au XIe siècle, Rodrigue n’aurait pas eu à dire au Comte : « Parlons bas. ». Ni à ajouter qu’ils doivent s’écarter à « quatre pas d’ici » pour se battre. (II,2) Ces répliques appartiennent véritablement à la France de Louis XIII. Il faut dire qu’à la fin du règne de son père Henri IV, entre 1600 et 1610, plus de quatre mille gentilshommes ont trépassé au cours de ces règlements de compte, entre un et deux par jours, souvent pour des raisons frivoles. Dans la pièce, cette tyrannie de l’honneur et de la vengeance prive le royaume de Castille de ses défenseurs, alors qu’en ces temps de guerre, l’honneur exigerait de mettre de côté les différends privés pour se mettre au service de son monarque. Les positions des personnages sur la question des duels, dans Le Cid, éclairent deux conceptions opposées de la justice : d’un côté, une justice privée par laquelle chacun est à la fois juge, partie et même exécuteur de la sentence ; de l’autre, une justice royale, donc d’État, selon laquelle, en principe, le juge ne soutient aucun parti. C’est cette position que défend le Roi en tentant de calmer les appels à la vengeance de Chimène : « Quand on rend la justice on met tout en balance : /On a tué ton père, il était l’agresseur ;/Et la même équité m’ordonne la douceur. » (IV,5) le cid / page 25 DOSSIER Photo : Hans Peter Schaefer. Ainsi, les intérêts de Don Fernand, dans la pièce, et ceux de Richelieu, vont de pair. Le roi Fernand cherche à instaurer un arbitrage royal pour régler les conflits d’honneur. Richelieu donne au tribunal des maréchaux le pouvoir de juger, au nom du roi, ces mêmes points d’honneur. La justice d’État doit prévaloir sur la justice privée dont le duel est une manifestation. Affirmer l’autorité royale Au temps de la féodalité, les grandes familles n’obéissaient pas toujours à leur suzerain. Elles considéraient que les questions d’honneur et de La Giralda, ancien minaret de la Grande Mosquée du mouvement religieux almohade, le monument le plus emblématique de la présence musulmane à Séville. Cordoue, située sur le fleuve Guadalquivir, a été le principal centre administratif et politique de l’Espagne musulmane. Intérieur de la Grande Mosquée des Omeyyades. gloire ne concernaient qu’elles-mêmes. Dans la pièce de Corneille, Don Fernand, « premier » roi de Castille, doit établir son pouvoir et mettre les grandes familles à son service. Don Diègue et, plus encore, le Comte, sont les représentants de ces nobles orgueilleux qui mettent l’honneur du clan au-dessus de l’autorité royale. Le Comte, pour qui « désobéir un peu n’est pas un si grand crime » (II,1), provoque Don Diègue que le Roi a choisi, plutôt que lui, comme précepteur du Prince. Il affiche ainsi le peu de cas qu’il fait de la décision du Roi, que cet outrage à son autorité mécontente : […] ainsi donc un sujet téméraire A si peu de respect et de soin de me plaire ! Il offense don Diègue, et méprise son roi ! Au milieu de ma cour il me donne la loi ! (II,6) De même pour Don Diègue, l’honneur et la gloire du clan passent avant l’obéissance au roi. Quand Don Fernand veut absoudre Rodrigue pour le meurtre du Comte, sa victoire sur les Maures effaçant le crime, Don Diègue s’insurge, affirmant au Roi que « de pareilles faveurs terniraient trop [la] gloire [de son fils] ». Ainsi, la clémence royale renverserait « des lois/Qu’a vu toute la cour observer tant de page 26 / le cid fois ! », ces lois de la réparation de l’offense par le sang qui sont au cœur des valeurs féodales. (IV,5) Les pères, Don Diègue et le comte Don Gomès, représentent le passé. Ils sont tous deux des guerriers nobles dont le sens de l’honneur engage leurs propres intérêts avant celui du Roi et de l’État. En ce sens, ils se condamnent et condamnent leurs pairs au cycle toujours recommencé de la vengeance, chaque affront exigeant une réparation par l’épée : histoire sans fin. Rodrigue met son honneur, après avoir sacrifié à la loi de son père, au service du Roi. En faisant le récit de la bataille contre les Maures, il s’excuse auprès de Don Fernand d’avoir agi de son propre chef, éperonné par le danger imminent : « Mais, sire, pardonnez à ma témérité,/Si j’osai employer [une troupe d’amis] sans votre autorité. » (IV,3) Cette modestie n’empêche pas Don Fernand de reconnaître que Rodrigue, par son mérite et son fait d’armes héroïque, a sauvé Séville de l’invasion des Maures. Le Comte, dans toute sa suffisance, est persuadé qu’il n’a rien à redouter de la puissance royale qui, sans lui, ne serait rien : « [Le Roi] a trop d’intérêt lui-même en ma personne,/Et ma tête en tombant ferait choir sa couronne. » (II,1) Il se croyait assuré de pouvoir « faire abolir » son crime, soit le meurtre de Rodrigue, s’il sortait vainqueur du duel. C’est plutôt Rodrigue qui, en combattant pour le royaume, reçoit cette abolition6 : « Les Maures en fuyant ont emporté son crime. » (IV,5) Tout se passe, dans la pièce, comme si Rodrigue dans un même geste avait neutralisé deux menaces pesant sur le royaume : la menace intérieure que représente l’arrogance des nobles féodaux et le danger extérieur d’une invasion ennemie. À la fin de la pièce, les jeunes protagonistes, Chimène et Rodrigue, se soumettent à l’autorité de Don Fernand. Quand le Roi ordonne le mariage L’abolition était une décision du Roi qui consistait à effacer « entièrement un crime quel qu’il soit sans même qu’on soit tenu d’en expliquer les circonstances […] » (Furetière) 6 des deux amants, tout en le différant d’un an à la demande de Chimène, celle-ci s’incline : « Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr. Et vous êtes mon Roi, je dois vous obéir. »7 (V,7) Rodrigue, sur ordre du Roi, partira à la guerre pour revenir après un an, couvert de gloire, et épouser Chimène. Pour cette nouvelle génération, l’antagonisme entre l’honneur du clan et le service royal s’abolit. Rodrigue, héros des temps modernes, consent à ce que le Comte, héros d’un autre temps, n’a pu admettre : « […] quoi qu’il veuille croire, le Comte à obéir [à son roi] ne peut perdre sa gloire. » (II,6) L’effort de guerre Quand Corneille écrit Le Cid, la France est en guerre. Richelieu mène d’une même main de fer, sa politique intérieure et extérieure : il veut que la France joue un rôle prédominant sur l’échiquier européen. Il s’engage donc, en 1635, dans la guerre de Trente Ans (1618-1648) pour combattre l’hégémonie de la puissante maison d’Autriche qui contrôle l’Espagne et les Pays-Bas. Au Sud, les Espagnols ont franchi les Pyrénées et occupent Saint-Jean-de-Luz. Au Nord, Corbie, située à une centaine de kilomètres de Paris, est prise en août 1636. La capitale est menacée. Richelieu lance la contre-offensive et les Français reprennent Corbie, en novembre de la même année. Comme Louis XIII, Don Fernand est en guerre. Il a fait de Séville sa capitale, que les Maures veulent reprendre, et dont il évite l’envahissement grâce à la vaillance de Rodrigue. Sont, en quelque sorte, transposés ici et la crainte et le soulagement que viennent de vivre les Parisiens. La bataille contre les Maures dans la pièce n’a rien du conflit religieux, mais tout de la guerre territoriale, comme celle qui oppose Louis XIII aux Espagnols. 7 Dans la version de 1660, Corneille a transformé le deuxième vers pour faire entendre que Chimène n’a pas d’autre choix que d’épouser Rodrigue. C’est un ordre du Roi: « Et quand un roi commande, on doit lui obéir. » le cid / page 27 DOSSIER Cependant, Don Fernand est un roi faible, le « premier » de Castille ; il ne possède pas une organisation militaire ni n’exerce un pouvoir à la mesure de ses ambitions. Au troisième acte, devant l’attaque imminente des Maures, Don Diègue ne choisit pas de se mettre sous le commandement du Roi. Au contraire, il lève une troupe de « cinq cents de [ses] amis » et ordonne à son fils d’en prendre la tête pour les mener au combat, sans en avertir le Roi. La gloire du clan avant toute chose ; même la défense du royaume relève de l’initiative privée des grandes familles. À la fin de la pièce, ce n’est plus à la tête d’une « bande généreuse » que sera Rodrigue, mais au commandement d’une armée royale : « Va jusqu’en leur pays leur reporter la guerre,/Commander mon armée et ravager leur terre ». (V,7) Ainsi, tant sur les questions judiciaires, morales que militaires, Le Cid met en scène la fin de la société féodale et l’avènement de la monarchie absolue. Il est tout à fait remarquable que ce soit sur des répliques du Roi, s’adressant à Rodrigue, que se conclut la tragicomédie de Corneille : « Espère en ton courage, espère en ma promesse […] Laisse faire le temps, ta vaillance et ton Roi. » (V, 7) L’amour héroïque : l’honneur en tout L’innovation la plus importante de Corneille — et c’est là qu’il se démarque à la fois de son modèle Guilhem de Castro et de la plupart des tragicomédies de son époque — est d’avoir resserré l’intrigue autour des amours contrariées de Rodrigue et de Chimène, lesquelles canalisent et éclairent les enjeux de la tragicomédie : enjeux politiques et enjeux moraux. L’honneur, la gloire et l’héroïsme sont au cœur des relations entre les personnages, mais le sens attribué à ces valeurs évolue au cours de la tragicomédie : passage vers un nouveau régime politique, élaboration d’une nouvelle sensibilité amoureuse. La gloire des pères ne sera plus celle des enfants, mais le prix à payer pour s’en libérer sera grand. Construite sur ce conflit de générations, la tension entre les devoirs familiaux et la fidélité amoureuse se développe entre les deux jeunes amants, mais essentiellement en chacun d’eux. Ainsi, la seconde grande innovation de Corneille consiste à doter ses protagonistes d’une profondeur affective et psychologique jusqu’alors inexistante. La tradition Jacques Callot, Duel à l’épée, 1617. page 28 / le cid scolaire a longtemps donné des œuvres de Corneille une interprétation facile à retenir, mais quelque peu simpliste, qui résume le conflit cornélien comme l’opposition entre l’amour et l’honneur, la passion et le devoir. Cependant, dans plusieurs pièces de Corneille, notamment dans Le Cid, l’honneur et l’amour ne s’opposent pas ; au contraire, Chimène et Rodrigue ne peuvent s’aimer que loyaux envers leur famille, leur honneur et eux-mêmes. Un héritage L’honneur, au XVIIe siècle, est un principe moral qui oblige chacun à vivre et à se comporter selon son rang et sa place dans la société. Rodrigue et Chimène respectent les obligations attachées à leur « naissance », comme on le disait alors. Pour Don Diègue et pour Don Gomès, l’honneur ne concerne que la vie en société et le rapport entre les hommes. Le soufflet du Comte et, pire encore, son mépris affiché alors qu’il dédaigne de ramasser l’épée, ce « honteux trophée » qu’il a fait tomber des mains de Don Diègue, sont des outrages graves. L’honneur bafoué du père de Rodrigue exige soit de mourir, pour ne plus se présenter humilié devant les autres, soit de réparer l’offense par le duel. Ce code d’honneur aristocratique se concentre dans l’ordre redoutable que Don Diègue donne à son fils : « Meurs, ou tue » (I,4)8 Rodrigue et Chimène sont héritiers de ce sens de l’honneur. Ils ont une obligation envers leurs pères, leurs familles, leurs clans et ne pensent à aucun moment s’y soustraire. Même dans le déchirement que leur impose la vengeance paternelle, l’un comme l’autre sait qu’il ne faillira pas à son devoir. Rodrigue, connaissant les conséquences du duel contre le Comte, exprime sa douleur dans les stances. Cependant, sa réflexion poétique ne laisse place à aucune véritable hésitation : « Je rendrai Dans Horace, la pièce que Corneille écrira après Le Cid, on retrouve cette rudesse guerrière où l’honneur est tout. Le vieil Horace croit que son fils s’est enfui à la fin d’un combat : « Que voulez-vous qu’il fît contre trois ? » lui demande-t-on. La réponse est cinglante : « Qu’il mourût » ! (IV,2) 8 mon sang pur comme je l’ai reçu. » (I,7) Il sait qu’il ira au combat dont l’issue, puisque « l’offenseur est père de Chimène », sera inévitablement un empêchement à son mariage avec Chimène : mort, elle le pleurera ; victorieux, elle s’acquittera de son devoir de vengeance. Quand à son tour Chimène se trouve dans la situation de réparer la mort de son père, elle souffre, tout comme Rodrigue a souffert, que « dans [son] ennemi [elle] trouve [son] amant ». Et, pas plus que lui, elle ne peut désobéir à la logique de l’honneur dont elle a hérité : « Je sais que je suis fille, et que mon père est mort. » (III,3) Ainsi, la piété filiale devient obstacle au bonheur. Aucun des deux jeunes gens n’envisage l’amour sans honneur, sans fierté et sans gloire. Dans le dialogue du troisième acte, ils se parlent en écho, se voulant dignes l’un de l’autre, proclamant le même désir, et donc le même désespoir, d’être aimé pour leur héroïque courage. Pour Rodrigue, un « homme sans honneur » ne mérite pas Chimène qui, en retour, ne peut aimer un lâche : « Qui m’aimât généreux me haïrait infâme. » Chimène répond de la même manière à cette « générosité » de Rodrigue : « Tu t’es, en m’offensant, montré digne de moi/Je me dois par ta mort montrer digne de toi. » (III,4) L’honneur n’est plus seulement une exigence familiale et sociale ; il prend la forme d’une qualité individuelle, inhérente à l’amour, inscrivant ainsi une rupture générationnelle entre les jeunes amoureux et leurs pères. Une rupture Don Diègue, et certainement le Comte, considèrent l’amour comme un « plaisir » dont on peut évidemment se passer ou ne pas tenir compte. Une telle conception a pour corollaire qu’une femme peut être remplacée par une autre, puisque seul prévaut le code guerrier et viril qui place la force, la vaillance et l’honneur au-dessus de tout : « Nous n’avons qu’un honneur, il est tant de maîtresses. » (III,6) Rodrigue, pour qui le « change » le cid / page 29 DOSSIER La querelle des pères, gravure de Le Mire d’après Gravelot. l’élan irrépressible des sentiments doit être retenu : l’amour, profond et grave, est aussi un engagement envers soi et envers l’être aimé. Renier un tel lien constitue une lâcheté inadmissible, un avilissement de soi et de l’autre. L’amour héroïque est inacceptable, réagit violemment aux propos de son père, car « l’infamie […] suit également le guerrier sans courage et le perfide amant ». (III,6) Maintenant qu’il a satisfait aux exigences du clan, il reste au jeune homme à affronter l’épreuve d’un amour qu’il ne peut ni vivre ni oublier, ce que son père ne peut pas comprendre. Rodrigue et Chimène éprouvent un sentiment à la fois profond et troublant. D’une part, un élan sensuel et sensible, où se mêlent désir et peur, les pousse l’un vers l’autre. Avant même que rien de fâcheux ne soit arrivé, Chimène hésite à céder à la joie : « Et dans ce grand bonheur je crains un grand revers. » (I,3) Cette réplique, sur le plan dramaturgique, annonce l’obstacle qui empêchera le mariage et, sur le plan psychologique, exprime l’état contradictoire de force et de fragilité dans lequel se trouvent les jeunes amoureux. L’appel à la raison et l’agitation amoureuse, qui s’opposent et s’amalgament, constituent la matière des stances de Rodrigue, des confidences de Chimène à Elvire et des échanges entre les amoureux. D’autre part, page 30 / le cid La grande difficulté, qui rend les jeunes protagonistes si différents de leurs pères, consiste en cette sensibilité nouvelle qui rend l’être aimé unique et irremplaçable et dont on doit se montrer digne, ce qui inclut fidélité au clan et devoir de vengeance. Rodrigue combat le père de Chimène à la fois « pour effacer [sa] honte et mériter [Chimène] ». (III,4) L’amour s’avère donc un des moteurs qui l’a poussé à tuer le père de sa bien-aimée. De même, pour mériter l’amour de Rodrigue, tout autant que pour venger la mort de son père, Chimène poursuit son amoureux en justice, bien qu’elle l’« adore », parce qu’elle l’adore. (III,3) Si tous deux se retrouvent dans la situation inextricable d’aimer et d’être fidèle à l’autre devenu interdit, la situation de Chimène présente une différence importante. La réparation de la mort de son père l’amène à combattre Rodrigue lui-même, son bien-aimé, à exiger sa tête. Rodrigue s’est battu contre un égal, un guerrier comme lui ; il n’a pas eu à demander la mort de Chimène. Les tiraillements de Chimène s’en trouvent exacerbés. Elle poursuit Rodrigue en justice en espérant que la requête n’aboutisse pas. Elle appelle un duel judiciaire en demandant à Rodrigue qu’il sorte « vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix ». (V,1) Le véritable nœud cornélien réside dans cet amour héroïque qui doit satisfaire l’intransigeance de l’honneur, reçu en héritage, et l’exigence d’une nouvelle sensibilité amoureuse. L’amour héroïque se réalise, sur le plan moral, dans la notion de mérite qui intègre l’un et l’autre, mais sur le plan de l’action, il ne s’accomplit que dans la mort. « Le Photo : Zarateman poursuivre, le perdre, et mourir après lui », tel est le programme de Chimène en attaquant Rodrigue ; celui-ci, « ne pouvant quitter ni posséder Chimène », cherche dans « le trépas » sa « plus douce peine ». L’amour héroïque est juge et bourreau de soimême et de l’aimé. Une fin ambigüe La fin de la pièce révèle encore une fois l’originalité de Corneille qui adapte, tout en les respectant, les caractéristiques du genre. Alors que les tragicomédies ne reculent pas devant des fins spectaculaires et artificielles, résolvant souvent les conflits grâce à un deus ex machina9, celle du Cid suit la logique des événements et de l’évolution des personnages. Par contre, fidèle au genre, Corneille ne baisse pas le rideau sur la mort des protagonistes. Cela rend-il la fin heureuse pour autant ? Tout dépend de l’angle sous lequel on la regarde. Le Cid victorieux Le cercueil du Cid, Cathédrale de Burgos. pas un adversaire de la stature du Comte et, surtout, n’a pas à réparer un affront. En épargnant son adversaire, Rodrigue fait preuve de générosité et de vertu. Le temps du « meurs ou tue » dans un duel devient obsolète. Dès lors, Chimène, qui ne s’est pas, elle, acquittée de la dette envers son père, se retrouve isolée, abandonnée aussi bien par le Roi, qui ne veut plus juger Rodrigue, que par l’Infante, qui l’exhorte à oublier sa vengeance sous peine de vouloir la « ruine publique » et « livrer sa patrie aux mains des ennemis ». Rodrigue n’a pas trouvé le trépas, mais la gloire, dans la bataille contre les Maures. La fin de la pièce consacre son statut de héros. Rodrigue a vengé son père, s’est libéré de sa dette envers le clan et son crime, le meurtre du Comte, est absout par le Roi. Libre, il est devenu le Cid, dont le « seul nom » fait trembler « d’effroi » les Maures. Héros indispensable, il prendra la tête de l’armée royale. Tout en le couvrant de gloire, ses « hauts faits » le rendront si digne de Chimène « qu’il lui [sera] glorieux de [l]’épouser ». (V, 7) La dernière réplique du Roi donne un ton triomphant à la fin de la tragicomédie. Le royaume vient d’échapper à un pillage, le pouvoir du monarque s’est établi, les jeunes nobles poursuivront la guerre pour chasser les ennemis du territoire. Don Fernand affiche une confiance rassurante face à l’avenir qui englobe son royaume et les exploits du Cid : « Espère en ton courage, espère en ma promesse. » (V,7) La pièce politique se termine bien. Quand Rodrigue devient le Cid, tout se passe comme si l’engrenage meurtrier des affronts et des réparations s’enrayait. Il gagne le duel contre Don Sanche, mais ne le tue pas. Don Sanche n’est La fin de l’histoire d’amour est plus équivoque. Le Roi ordonne le mariage et Chimène doit honorer sa promesse d’épouser celui qui gagnerait le duel. Les amoureux semblent enfin réunis. Pourtant la pièce se termine sur leur séparation et non sur leurs noces. Le mariage est différé pour permettre à Chimène d’établir une distance entre deux « Le deus ex machina (littéralement le dieu descendu d’une machine) est une notion dramaturgique qui motive la fin de la pièce par l’apparition d’un personnage inattendu. » Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre. 9 L’amant défait le cid / page 31 DOSSIER Le Cid, statue du parc de Balboa par Anna Hyatt Huntington, 1930. Rodrigue sait que, contrairement à lui, Chimène n’est pas libre. C’est une femme : une grande victoire contre les Maures ne sera jamais sienne, qui lui aurait permis de changer de statut et d’être absoute. De plus, elle ne sera jamais totalement déchargée de sa dette envers son père : « Rodrigue dans mon cœur combat encore mon père. » (III,3) S’il y a dans Le Cid, un véritable conflit cornélien, il se concentre dans le personnage de Chimène. Jusqu’à la fin, Rodrigue est toujours aimé, mais toujours condamnable, à la fois honorable et criminel. Ce que la cour ne perçoit pas, Rodrigue le voit, « ce fier honneur, toujours inexorable ». Chimène l’épousera sans doute, mais gardera à jamais une distance infranchissable que seul le trépas aurait pu dépasser. Rodrigue le reconnaît en poussant Chimène à prendre son épée : « Vos mains seules ont droit de vaincre un invincible ». Le dilemme des amants appelait une fin tragique, mais comment condamner cet « invincible » qui a « des vertus » qu’elle ne peut « haïr » et, surtout, qui est devenu le plus grand défenseur du royaume ; ni le Roi, ni l’Infante, ni aucun grand de la cour ne la laisseraient faire. Finalement, la fin du Cid est aussi tragicomique. La pièce finit « bien », mais l’histoire d’amour se termine amèrement. L’épée de Rodrigue et du Cid événements trop bouleversants : « Qu’un même jour commence et finisse mon deuil/Mettre en mon lit Rodrigue, et mon père au cercueil ? »10(V,7) Le comportement du héros, à la dernière scène, a de quoi surprendre. Il a gagné sur tous les fronts, guerriers comme amoureux, puisque le mariage avec sa bien-aimée n’est que reporté d’un an. Pourtant, il se jette à ses pieds en lui demandant encore de le tuer. « Ma tête est à vos pieds, vengezvous par vos mains. » Ce texte est celui, original, de 1637. Il sera revu et corrigé par Corneille en 1660. 10 page 32 / le cid Tout au long de la pièce, l’épée réapparaît, à la fois symbole et personnage. Au début de la pièce, sa chute des mains de Don Diègue cristallise l’affront. Léguer l’épée, qu’il ne peut plus tenir, à son fils équivaut, sur le plan symbolique, à l’adoubement de Rodrigue même si, selon les usages féodaux, seul le suzerain a le pouvoir de faire d’un de ses sujets un chevalier. Avec « la première épée dont s’est armé Rodrigue » (III,3), Don Diègue a transmis à son fils les devoirs de la chevalerie, de l’honneur et de la vengeance. L’épée se métamorphose en personnage, quand Rodrigue s’adresse directement à elle, dans des vers qui concentrent tout le drame Photo : Jesùs Serna Rodrigue et Chimène. Fêtes de Burgos, : les «Géants » Rodrigo Díaz de Vivar «El Cid» et son épouse Doña Jimena. dans lequel le plonge l’héritage paternel : « M’es-tu donné pour venger mon honneur ?/ M’es-tu donné pour perdre ma Chimène ? » (I,7) Après la mort du Comte pourfendu par l’épée de Rodrigue, celle-ci devient symbole de mort pour les deux amoureux, tissant un lien de sang entre le père et l’amoureux de Chimène. D’ailleurs, Chimène a des mots identiques pour parler de la mort de son père et de celle, fausse, de Rodrigue. À Rodrigue qui lui tend son épée : « Quoi ? du sang de mon père encor toute trempée ! » (III,4) À Don Sanche qui lui remet l’épée de Rodrigue : « Quoi ? du sang de Rodrigue encor toute trempée ! » (V,5) L’épée du Cid est invincible. C’est par elle que les Maures ont été refoulés et leurs rois faits prisonniers. L’épée de Rodrigue est, à tout jamais, prise en aversion par Chimène. Tout le début de leur première rencontre porte sur l’épée que Chimène abhorre : « cet objet odieux/qui reproche ton crime et ta vie à mes yeux ». À la fin de la pièce, encore une fois, Rodrigue remet l’épée aux pieds de Chimène pour qu’elle réalise sa vengeance. Mais pour elle rien n’a changé, elle pourrait dire encore ce qu’elle avait déclaré lors de leur premier échange : Va, je suis ta partie [adversaire en justice], et non pas ton bourreau. Si tu m’offres ta tête, est-ce à moi de la prendre ? Je la dois attaquer, mais tu dois la défendre […] Et je dois te poursuivre et non pas te punir. Dans la logique de la pièce de Corneille, tout n’est pas résolu à la fin et l’épée de Rodrigue, symbole tout à la fois de l’honneur, de la mort et de l’amour, sera là pour le rappeler aux jeunes amants toute leur vie. le cid / page 33 DOSSIER LA QUERELLE DU CID : D’UN TEXTE À L’AUTRE Le Palais Cardinal, devenu Palais-Royal. Vers 1679. Gravure anonyme. Musée Carnavalet, Paris. Quand elle est présentée sur la scène du Théâtre du Marais, en janvier 1637, la pièce de Corneille remporte un vif succès. Le genre tragicomique, entre 1628 et 1638, connaît des heures de gloire et Le Cid, en plus des qualités intrinsèques de l’œuvre, rencontre la sensibilité de l’heure. Le triomphe de 1637 Paul Pellisson, dans sa Relation contenant l’histoire de l’Académie française (1653), raconte combien Le Cid valut à Corneille une véritable consécration : Il est malaisé de s’imaginer avec quelle approbation cette pièce fut reçue de la cour et du public. On ne se pouvait lasser de la voir, on n’entendait autre chose dans les compagnies, chacun en savait quelque partie par cœur, on la faisait apprendre aux enfants et en plusieurs endroits de la France il était passé en proverbe de dire : Cela est beau comme Le Cid. page 34 / le cid Lors des représentations au Marais, la salle ne pouvant suffire à contenir tout le public, on décida de placer des spectateurs sur la scène elle-même. Ce triomphe du Cid au théâtre fut confirmé par la cour, puisque deux représentations furent données au Palais-Cardinal et trois au Louvre. En outre, cette même année, le roi accorda des lettres de noblesse au père de Corneille. Accorder ces lettres au père plutôt qu’au fils était une marque d’estime supplémentaire, puisque Corneille obtenait ainsi un quartier de noblesse de plus1. C’est en se référant à ce franc succès, à la ville comme à la cour, que Guez de Balzac2, très respecté par ses pairs, écrit à Georges de Scudéry3, le principal adversaire de Corneille, que « c’est quelque chose de plus d’avoir satisfait tout un royaume que d’avoir fait Les quartiers de noblesse s’accumulent selon le nombre d’aïeuls reconnus nobles. Pour accéder à certaines fonctions ou obtenir certains privilèges, il fallait cumuler seize quartiers. 2 Écrivain français (1595-1654) reconnu pour ses Lettres et ses essais critiques. Un des premiers membres de l’Académie française. 3 Écrivain français (1601-1667). Il écrivit des tragicomédies et signa des romans dont la plupart étaient écrits par sa sœur Madeleine de Scudéry, associée au courant de la préciosité. 1 une pièce régulière ». Car justement, tout l’enjeu d’une des plus grandes polémiques théâtrales du siècle a gravité autour de la question des règles du « poème dramatique ». Du succès à la querelle L’histoire des lettres, comme celle des sciences, des arts, de la philosophie ou de n’importe quel domaine, est jalonnée de querelles, débats et controverses de toute sorte, c’est-à-dire des luttes d’idées, au cours desquelles s’affrontent, avec vigueur, des adversaires dont les thèses et les points de vue diffèrent ; de ces débats, naissent ou se confirment des pratiques et des concepts qui resteront pertinents jusqu’à la contestation suivante. Ainsi, la Querelle du Cid a contribué à forger la doctrine classique en amenant tous ceux Le Cardinal de Richelieu, fondateur de l’Académie française, par Philipe de Champaigne, ca 1637. qui y furent impliqués à réfléchir sur ce que devait être une tragédie. Les attaques contre Le Cid sont d’abord venues de collègues piqués par la réussite de Corneille, mais la Querelle a vite dépassé la seule jalousie mesquine. Elle a occupé le devant de la scène depuis la création de la pièce, en janvier 1637, jusqu’à la parution des Sentiments de l’Académie française sur le Cid, en décembre de la même année. Elle a donné lieu à quelque trente-cinq pamphlets, libelles, lettres et opuscules d’importance variable, plus ou moins acerbes, qui défendaient ou attaquaient la pièce et Corneille. Pour évaluer l’ampleur de ces échanges au XVIIe siècle, il faut imaginer qu’une querelle de même importance ferait aujourd’hui, à l’heure des 144 caractères, exploser les réseaux sociaux. Premier épisode : scène d’auteurs Corneille n’est pas réputé avoir bon caractère ou pécher par modestie. En février 1637, il fait paraître une lettre en vers, Excuse à Ariste, au milieu de laquelle il fait sa propre apologie. Pour me faire admirer je ne fais point de ligue ; J’ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue [intrigue] ; […] Je satisfais ensemble et peuple et courtisans, Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans : Par leur seule beauté ma plume est estimée : Je ne dois qu’à moi seul toute ma Renommée ; En contexte, le dernier vers signifie que le succès de Corneille ne dépend que de la qualité de son travail et non d’une « ligue » qu’il aurait formée pour applaudir ses pièces ou encore de flatteurs qui le louangent dans les salons. Cependant, isolé des autres, ce vers semble nier toute dette envers Guilhem de Castro pour sa tragicomédie. Ajoutée le cid / page 35 DOSSIER au succès du Cid, l’Excuse à Ariste déclenche une immense cabale contre son auteur. En mars, Jean Mairet4 publie, sous le nom de Don Baltazar de la Verdad (de la Vérité), un pamphlet intitulé L’auteur du vrai Cid espagnol à son traducteur français, accusant Corneille de plagiat. Il s’agit moins de jugements artistiques que d’injures, mais l’argument sera repris par Georges de Scudéry dans ses Observations sur Le Cid, en avril, dans lesquelles il entreprend de critiquer minutieusement la pièce. Le ton des Observations est pédant, certaines critiques, futiles et sans intérêt. Mais la controverse est lancée : Scudéry examine les principes dramatiques des unités de temps et d’action, de la vraisemblance, de la bienséance et de l’utilité de tous les personnages. Corneille refuse de s’engager dans la polémique. Il a la faveur du public, ce qui constitue à ses yeux la preuve suffisante de la qualité de sa pièce. Ce sera d’ailleurs toujours un de ses arguments : le théâtre doit plaire et toucher les spectateurs avant toute chose. Deuxième épisode : l’Académie française s’en mêle Richelieu a fondé l’Académie française en 1635, geste politique autant que littéraire, lequel s’inscrit dans son projet ambitieux de faire de la France de Louis XIII un état fort et centralisé, qui pourra ainsi jouer un rôle majeur sur l’échiquier européen. Dans cette optique, la langue française doit prendre la place que le latin perd de plus en plus dans les échanges entre les nations, même s’il reste la langue des universités et de la religion dans plusieurs pays. Les statuts de l’Académie précisent clairement sa mission : « La principale fonction de l’Académie sera de travailler, avec tout le soin et toute la diligence possibles, à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences ». (article XXIV) Auteur dramatique français (1604-1686), parfois considéré comme ayant écrit la première tragédie régulière classique, malgré un respect relatif des unités de temps et de lieu : Sophonisbe (1635). 4 page 36 / le cid Concrètement, l’institution doit composer « un dictionnaire, une grammaire, une rhétorique et une poétique », et veiller à « édicter » les règles de l’orthographe. Il n’était donc pas dans les attributions Dictionnaire de de l’Académie de l’Académie française en statuer sur des 2 volumes. Heurtelions. questions littéraires. Cependant, devant le refus de Corneille de répondre à ses détracteurs, Scudéry, sûr de plaire ainsi à Richelieu, demande à la toute nouvelle institution de prendre position sur les aspects qu’il avait soulevés dans ses Observations. Les académiciens se retrouvèrent entre l’arbre et l’écorce, ne voulant déplaire ni aux spectateurs, qui continuaient d’applaudir la pièce, ni à Richelieu, « le chef et le protecteur » de l’Académie. Le Cardinal, qui aimait bien contrôler la liberté de critique, est d’ailleurs intervenu plus d’une fois dans le processus et les doctes académiciens ont dû s’y reprendre à trois fois avant qu’un rapport plaise à Richelieu. Corneille n’a jamais souhaité qu’un procès se tienne sur Le Cid, mais à force de pressions, l’Académie lui a arraché son accord, sans lequel elle ne pouvait procéder. Le jugement Les Sentiments de l’Académie française sur la tragicomédie du Cid parurent en décembre 1637. L’accusation de plagiat tombe, l’Académie reconnaissant que Corneille est resté dans la limite permise de l’imitation. Reprendre une œuvre et la retravailler pour en créer une nouvelle était monnaie courante, une chose normale, voire souhaitable. Cependant, cette imitation portait habituellement sur les œuvres connues des auteurs de l’Antiquité et non sur une pièce étrangère presque contemporaine. En 1648, dans une nouvelle édition de ses œuvres, Corneille fera imprimer en italiques les vers du Cid traduits de Castro, avec « marque de renvoi pour trouver les vers espagnols en bas de la même page ». Travail d’édition remarquable qui met définitivement fin à la question du plagiat. Le rapport concède quelques qualités à la pièce : « […] la naïveté et la véhémence de ses passions, la force et la délicatesse de plusieurs de ses pensées, et cet agrément inexplicable qui se mêle à tous ses défauts, lui ont acquis un rang considérable entre les Poèmes Français de ce genre qui ont le plus donné de satisfaction. » Malgré la reconnaissance de « cet agrément inexplicable » — la pièce est un succès —, la conclusion de l’Académie est Abraham Bosse, La Dame réformée. Un édit en 1633 recommande fortement une mode austère : des étoffes unies, des manchettes et des cols sans dentelles. Le caractère pieux de Louis XIII semble avoir influencé la mode dans ce sens. Abraham Bosse, Le courtisan après l’Edit de 1633. Bosse est l’un des meilleurs graveurs français du XVIIe siècle. accablante : le sujet est « chargé d’épisodes inutiles » et ne respecte ni « la bienséance » ni « la bonne disposition [les règles] du théâtre ». La charge principale concerne le dénouement de la pièce qui choque les doctes, et particulièrement le personnage de Chimène qui défie « la raison et les bonnes mœurs ». De la bienséance On reconnaît à Chimène le droit d’aimer encore Rodrigue, puisqu’ils étaient promis l’un à l’autre, mais pas celui de l’épouser : Scudéry parlait même à ce propos du « crime de Chimène », comme si épouser Rodrigue la rendait coupable d’un second meurtre contre son père. Pour sauver un si mauvais sujet, les académiciens proposent trois dénouements : le Comte n’est pas le vrai père de Chimène ; contrairement à ce que l’on pensait, le Comte n’est pas mort des suites de ses blessures ; le salut du royaume dépendait du mariage. Ces dénouements leur semblent tout de même moins satisfaisants que de changer de sujet. Ce jugement, plus moral que dramaturgique, concerne moins la logique interne de la pièce qu’une le cid / page 37 DOSSIER A. Bosse, Un sculpteur dans son atelier. volonté de proposer au public des comportements exemplaires et édifiants. Car pour les doctes de l’Académie, la tragédie a comme finalité d’éduquer le public pour le rapprocher de la norme idéale et les personnages, au nom de la bienséance, doivent agir conformément à leur « nature ». S’ils sont des êtres bons, leur comportement devra le rester jusqu’à la fin : s’ils sont méchants, leur conduite sera condamnable jusqu’à la fin. Scudéry avait traité Chimène de « fille dénaturée » qui ne parle « que de ses folies » : une « impudique », « un monstre », une « parricide ». Les Sentiments de l’Académie ont souligné les « mœurs scandaleuses » d’une fille d’abord présentée comme vertueuse mais qui se dénature. Pour Corneille, non seulement son sujet s’appuie sur un récit historique, et ainsi impose son dénouement, mais surtout les personnages de Chimène et de Rodrigue permettent de remplir exactement les deux critères essentiels à la tragédie selon Aristote : le personnage qui souffre n’est ni totalement méchant ni totalement vertueux, mais plus vertueux que page 38 / le cid méchant ; le péril ou la persécution doit venir non d’un ennemi, mais de quelqu’un qui aime et peut être aimé du personnage qui souffre. Les deux protagonistes du Cid sont ainsi plus vertueux que méchants du début à la fin de la pièce. La bienséance est respectée. De la vraisemblance Chimène a aussi été condamnée au nom de la vraisemblance, que l’on peut définir comme « ce qui paraît vrai ». Sur le plan moral, ce « paraître vrai » se confond avec la bienséance. Sur le plan dramaturgique, il s’agit de présenter des pièces qui créent l’illusion du vrai et pour cela proposer des « objets comme vrais et comme présents. » (Chapelain, Lettre sur la règle des vingt-quatre heures) La distance entre ce qui se passe sur scène et ce qui se passe dans la salle doit s’effacer le plus possible, de là la nécessité de la règle des trois unités. Le public est témoin d’une histoire qui est présentée comme vraie, et dont la durée est le plus près possible du temps réel de la représentation. Nos nombreuses téléréalités choqueraient certainement la règle de la bienséance ; par contre, elles constituent l’apothéose de la règle de la vraisemblance. Pour Corneille, par contre, tout le théâtre est illusion et le spectacle peut s’afficher comme tel. Le but de la tragédie est avant tout de plaire, d’émouvoir, de toucher. Toujours en citant Aristote, il réclame le droit d’embellir les intrigues par des inventions vraisemblables. Pour l’auteur du Cid, le vraisemblable se rapproche plus du possible, du crédible et concerne la cohérence de l’œuvre. Les doctes l’ont désavoué, mais le public l’a suivi : le mariage de Chimène et de Rodrigue leur est apparu « vrai ». Le Cid fut examiné et jugé non en regard de ses qualités, mais au nom de règles en voie d’élaboration que la Querelle a permis de préciser et consolider. À la monarchie absolue, à une nation hiérarchisée, à une langue dont l’orthographe doit « distinguer les gens de lettres d’avec les ignorans et les simples femmes »5 doit correspondre une dramaturgie soucieuse d’ordre et de bienséance. Les trois unités et Le Cid La règle des trois unités n’avait pas encore valeur de dogme, en 1637, au moment de la Querelle du Cid, mais était en voie de le devenir. Ainsi, l’Académie française n’a pas trop insisté sur cette question, mais elle a tout de même relevé quelques « fautes », souvent liées de près ou de loin avec ce qu’elle jugeait être le défaut rédhibitoire de la pièce : le mariage annoncé de Chimène avec le Cid. Corneille est de son temps, résolument moderne, et il revendiquera toute sa vie une certaine liberté L’élitisme à l’origine des règles qui ont fixé l’orthographe d’usage et grammaticale, au XVIIe, en les complexifiant à l’excès, laisse des traces dans la résistance des institutions à adopter l’orthographe rectifiée qui permet, par exemple, d’harmoniser le masculin « absout » avec le féminin « absoute », plutôt que de garder « absous », ou encore d’écrire « événement », comme ça se prononce. 5 créatrice, même après avoir entrepris d’écrire des tragédies régulières. S’il reconnaît l’importance des Anciens, lui qui lisait Aristote dans le texte grec et Horace en latin, il refuse de prendre à leur égard une attitude idolâtre. Au contraire, si les tragédiens grecs ont été capables d’inventer la tragédie, les auteurs français doivent aussi se faire créateurs : « Je porte [aux Anciens] du respect comme à des gens qui nous ont frayé le chemin, et qui pour avoir défriché un pays fort rude nous ont laissé à le cultiver ». (Préface de Clitandre) Cette position, présente dès ses premières réflexions sur le théâtre, Corneille la réitère à nouveau, en 1660, dans le Discours sur le poème dramatique : « Nous ne devons nous attacher si servilement à [l’] imitation [des Anciens], que nous n’osions essayer quelque chose de nous-mêmes, quand cela ne renverse point les règles de l’art ». Le temps Selon l’Académie française, Corneille « qui a voulu se renfermer dans la règle des vingt-quatre heures, pour éviter une faute, est tombé dans une autre » : amener Chimène à consentir au mariage avec Rodrigue le jour même où celui-ci a tué son père. Corneille est presque d’accord avec les académiciens : l’unité de temps est un problème. « Je ne puis dénier que la règle des vingt et quatre heures presse trop les incidents dans cette Pièce [Le Cid]. » Il donne comme preuve que Chimène demande deux fois justice au Roi dans la même journée ; qu’au matin, la bataille à peine finie, Rodrigue se bat en duel ; que Chimène voit Rodrigue deux fois le jour même de son deuil. Par contre, là où les doctes souhaitent qu’on adapte l’intrigue à la règle de l’unité de temps, Corneille parle de l’incommodité de celle-ci : « L’obéissance que nous devons aux règles de l’unité de jour et de lieu nous dispense alors du vraisemblable […] ». (Discours de la tragédie) le cid / page 39 DOSSIER Corneille affirme dans le Discours des trois unités qu’on peut dans certains cas « laisser […] à l’imagination des auditeurs » le soin d’ordonner les écarts temporels. Par contre, quand le non-respect de la règle heurte la bienséance de l’époque, comme dans le cas des visites de Rodrigue à Chimène trop rapidement advenues, le poète de talent doit les rendre admissibles aux yeux du public, ce que Corneille a parfaitement réussi selon Guez de Balzac : « […] leur conversation est remplie de si bons sentiments, que plusieurs n’ont pas connu ce défaut, et que ceux qui l’ont connu l’ont toléré. » (Examen) Et voilà l’autre grande divergence entre les académiciens et Corneille : pour lui, le grand art, c’est de plaire et d’émouvoir son public qui saura, quand l’œuvre est réussie, tolérer les manquements aux trois unités. L’action Scudéry avait reproché à Corneille les deux intrigues parallèles des amours malheureuses de Don Sanche pour Chimène et de l’Infante pour Rodrigue, jugeant ces personnages inutiles. L’Académie a aisément défendu le personnage de Don Sanche : Chimène avait besoin d’un défenseur, et Rodrigue d’un adversaire à épargner pour « être purgé de la mort du Comte » (Sentiments de l’Académie). Il en va autrement de l’Infante. Celle-ci « ne sert qu’à représenter une passion niaise, qui d’ailleurs est peu séante à une Princesse […] ». Le jugement, essentiellement moral, qu’ils portent sur le rôle de l’Infante, a empêché les doctes académiciens de saisir sa fonction dramaturgique. L’Infante ne peut concilier ses obligations de princesse royale et son amour pour Rodrigue. Elle incarne une autre facette de la contradiction entre le devoir et la passion, deux sentiments qui s’opposent tout en s’alimentant l’un l’autre et qui sont au cœur de l’intrigue principale. Mais ce jeu de miroir révèle une différence de taille : la hiérarchie et le cloisonnement des classes sociales est un page 40 / le cid obstacle au mariage plus infranchissable encore que celui du meurtre du père de Chimène par Rodrigue. D’ailleurs le public ne s’y est pas trompé, qui n’a nullement trouvé étrange que Chimène, une fois le temps du deuil écoulé, épouse le héros de la nation qui lui était déjà destiné. Par contre, il n’aurait pas compris que l’Infante s’allie à Rodrigue, même devenu le Cid. L’avis des doctes académiciens fut contraire : aucune des héroïnes n’a échappé à leurs critiques. Les lieux La règle de l’unité de lieu est un ajout original de la tragédie française. Cependant, le lieu unique, palais, maison bourgeoise ou place publique selon les genres, ne s’est définitivement imposé que dans la seconde partie du XVIIe siècle. Dans son Examen du Cid, Corneille présente les lieux de sa pièce : « Tout s’y passe donc dans Séville, et garde ainsi quelque espèce d’unité de lieu en général ; mais le lieu particulier change de scène en scène […] ». Quand le théâtre du Marais monte Le Cid, en 1637, le décor à compartiments est encore d’usage. La scène est séparée en deux grandes zones : un espace avant central et, autour de lui, quelques compartiments séparés par de petites balustrades. Chacun de ces compartiments constitue un lieu : la maison de Chimène, l’appartement de l’Infante, la chambre du Roi, la place publique. Ces lieux sont masqués par une tapisserie que l’on lève quand l’action s’y déroule, que l’on descend quand elle ne s’y passe plus. L’espace central constitue une aire de jeu qui prolonge le compartiment « ouvert ». Vingt ans plus tard : l’autre texte du Cid En 1660, Corneille publie en trois volumes Le Théâtre de Corneille revu et corrigé par l’auteur, chacun d’eux étant précédé par l’un des trois Discours sur le poème dramatique. En plus de révéler un critique érudit et un théoricien d’envergure, ces Discours comportent une forte charge polémique encore empreinte de la Querelle du Cid. En plus d’une révision minutieuse des pièces, l’Examen qui précède chacune d’elles porte un regard judicieux sur les œuvres. Ce fut l’occasion pour Corneille de revisiter Le Cid, qui s’en trouva si modifié qu’on peut presque parler d’un nouveau Cid. demandait au maître son sentiment sur le mariage de sa fille. Le Comte donnant son accord au mariage de Rodrigue et Chimène, Elvire s’empressait, à la deuxième scène, d’en faire part à sa maîtresse. Ces scènes ont été amalgamées en une seule entre Elvire et Chimène dans le texte de 1660. L’auteur a sans doute jugé que des propos familiers et sans gravité, trop près de ceux des comédies, n’étaient pas dignes de l’entrée en matière d’une tragédie. Toutes les corrections n’ont qu’un seul but : faire du Cid une tragédie. Déjà, dans l’édition de 1648, Corneille avait changé le sous-titre de tragicomédie pour celui de tragédie, sans pourtant vraiment transformer le texte. Dans celle de 1660, il supprime près de 5 % des vers et réécrit près de 15 % du texte dans le but d’adoucir la fougue de certaines scènes, de certaines répliques. Par exemple, la fin de l’altercation entre le Comte et Don Diègue a été enlevée, atténuant le mépris du Comte et l’ampleur de l’offense. Avant Le Cid, Corneille avait surtout écrit des comédies auxquelles il a donné une forme nouvelle, dynamique : écrites en cinq actes, elles mettent en scène des amoureux aux prises avec des obstacles qui, s’ils se révèlent finalement faux, n’en contrarient pas moins leurs amours. Ses comédies se distinguent des pièces comiques alors en vogue : d’une part, l’expression du sentiment amoureux se fait plus subtile que le gros rire provoqué par la farce, truffée d’allusions sur l’actualité et de gags souvent grivois ; d’autre part, ses personnages issus de la petite noblesse, et dont le destin reste somme toute commun, s’éloignent des bergers et des bergères des comédies pastorales qui vivent des aventures romanesques dans un monde utopique. La tragicomédie de 1637 pouvait parfaitement, elle aussi, s’accommoder d’une ouverture domestique, mais pas la « tragédie » de 1660. Don Diègue : Épargnes-tu mon sang ? Le Comte : Mon âme est satisfaite, Et mes yeux à ma main reprochent ta défaite. Don Diègue : Tu dédaignes ma vie ? Le Comte : En arrêter le cours, Ne serait que hâter la Parque [mort] de trois jours. La tragicomédie a passé de mode ; l’heure est à la retenue. Comme Corneille tient à sa pièce, il fera tout pour la rendre conforme au dogmatisme ambiant. Mais le réviseur en lui n’a pas supplanté l’auteur, et certains vers retouchés n’en sonnent que mieux, cependant, certains vers seront retouchés en mieux. Un début moins domestique Les modifications les plus importantes concernent le début et la fin de la tragicomédie. La première scène ouvrait sur un échange entre le Comte et Elvire qui Une fin atténuée L’autre modification importante concerne la fin. Les Sentiments de l’Académie ont essentiellement porté sur les « mœurs scandaleuses » de Chimène qui accepte d’épouser celui qui a tué son père, et cela dans le jour même. Dans la tragicomédie, Chimène consentait au mariage — avec d’ailleurs l’accord de tous — mais demandait de le reporter d’un an, le temps d’honorer la mémoire de son père. La grande force du poète a été d’avoir réussi à rendre la chose possible et acceptable aux yeux du public, et la puissante beauté de la dernière réplique de Chimène y a certainement contribué. le cid / page 41 DOSSIER Mais à quoi que déjà vous m’ayez condamnée, Sire, quelle apparence a ce triste Hyménée ? Qu’un même jour commence et finisse mon deuil, Mettre en mon lit Rodrigue et mon père au cercueil ? (1637) Dans son « Examen », Corneille avance que le mariage de Rodrigue et Chimène est historique : « […] il a plu en son temps ; mais bien sûrement, il déplairait au nôtre […] » Pour satisfaire aux désormais toutes puissantes règles de la bienséance qui condamnent le mariage de Chimène, même reporté d’un an, l’auteur laisse entendre, en transformant les répliques, qu’elle n’y consent pas vraiment. Mais à quoi que déjà vous m’ayez condamnée, Pourrez-vous à vos yeux souffrir cet hyménée ? Et quand de mon devoir vous voulez cet effort, Toute votre justice en est-elle d’accord ? (1660) Son appel à la justice royale laisse imaginer que le monarque pourrait reconsidérer sa décision et annuler le mariage. Il semble, finalement, que Corneille ait donné raison à Scudéry et à l’Académie française. On peut déplorer que Le Cid soit passé d’une tragicomédie originale et cohérente à une tragédie parfois boiteuse. La plupart des éditions scolaires donnent la version définitive de 1682, qui est celle de 1660 à quelques mineures corrections près. De même, jusqu’au milieu du XXe siècle, ce fut uniquement cette version qui fut mise en scène. Cependant, depuis une cinquantaine d’années, certains metteurs en scène choisissent de monter intégralement le texte original, quitte à repêcher certains vers mieux formulés de l’autre Cid. Cette pièce n’est-elle pas une des rares, sinon l’unique, tragicomédies encore au répertoire des théâtres ? Dossier signé Anne-Marie Cousineau Paris: l'Institut de France où siège l'Académie française. page 42 / le cid DOSSIER Pour en savoir plus... Les textes du Cid La plupart des éditions scolaires publient le texte de 1682, qui reprend essentiellement celui de 1660. Ces éditions sont accompagnées de dossiers pédagogiques, cycliquement revisités. Cette version du Cid est aussi accessible en lecture libre sur plusieurs sites web. On trouve la tragicomédie de 1637 chez Gallimard dans la collection Folio Théâtre (Jean Serroy) et dans le premier tome des Oeuvres complètes de La Pléiade (Georges Couton). Cette dernière édition indique aussi par une puce les vers que Corneille avait mis en italiques dans l’édition de 1648 pour identifier ses emprunts à Guilhem de Castro. Sur Le Cid et Corneille Toujours dans les Oeuvres complètes, établies par Georges Couton, on trouve L’Examen de Corneille qui précède Le Cid, et surtout les Trois Discours sur le poème dramatique dans lesquels Corneille développe ses réflexions sur le théâtre et la tragédie. Passionnant. De Georges Couton aussi, Corneille (Hatier) et Corneille et la tragédie politique (Que sais-je ?). Les livres d’Octave Nadal, Le Sentiment de l’amour dans l’œuvre de Pierre Corneille (Gallimard/Tel), et de Michel Prigent, Le Héros et l’État dans la tragédie de Pierre Corneille (PUF/Quadrige) sont des classiques. Dans chacun d’eux se trouvent des chapitres consacrés au Cid. Alain Couprie, Le Cid, 1637-1660, Profil d’une œuvre no 133, Hatier. Étude très accessible qui comprend, en plus du résumé, les « Problématiques essentielles » et des « Lectures analytiques » de quatre extraits de la pièce. Sur le théâtre au XVIIe siècle Bruno Clément, La Tragédie classique, Mémo no 110, Seuil. Ouvrage synthétique qui traite notamment de la Querelle du Cid. Georges Forestier, Passion tragique et règles classiques, Essai sur la tragédie française (Armand Colin) : les chapitres « Crise des genres, mort et renaissance de la tragédie » et « Six années de débat » décrivent l’alternance entre les pièces régulières et irrégulières au début du XVIIe siècle, ainsi que les conflits esthétiques qui ont donné naissance à la tragédie classique. Vincent Dupuis, « Corneille et l’univers baroque », dossier des Cahiers du Théâtre Denise-Pelletier, no 81, automne 2011 (sur L’Illusion, de Corneille) Les Maures dont il est question dans la pièce désignent de façon générique, à l’époque de Corneille, les musulmans originaires du nord de l’Afrique. Passant par le détroit de Gibraltar, ils ont conquis presque l’ensemble de l’Espagne en 711, les chrétiens n’occupant plus après cette fulgurante invasion que le nord du pays. La reconquête (Reconquista) commence dès le neuvième siècle et ne s’achèvera que cinq cents ans plus tard, en 1492, par la prise de Grenade. Les exploits du Cid historique, le lointain modèle du héros de Corneille, sont liés à des épisodes de la Reconquista qui ont eu lieu au XIe siècle. La culture mauresque aura sur l’Espagne une influence durable, encore sensible aujourd’hui en particulier dans la musique et l’architecture. le cid / page 43 POUR ALLER PLUS LOIN / RÉSONNANCE Aristote Le philosophe grec Aristote est pris à témoin lors de la Querelle du Cid. Tous les écrivains du XVIIe siècle connaissent Aristote, au moins par les traductions latines qui circulent. Corneille lisait en grec la Poétique. * Le premier livre de la Poétique, qui traite de la tragédie, est un texte très court et d’une lecture plus aisée qu’on le croit, facilitée qu’elle est par les traductions contemporaines. * On sait que seul ce premier livre de la Poétique nous est parvenu, sur les six qu’elle comptait. Umberto Eco a écrit un roman policier, Le Nom de la rose, qui se déroule, en 1327, dans une abbaye bénédictine du Sud de la France qui aurait dans sa bibliothèque l’ultime exemplaire du deuxième livre de la Poétique, livre maudit, car il traiterait de la comédie et du rire... Une adaptation cinématographique de ce roman a été réalisée en 1986 par Jean-Jacques Annaud, avec Sean Connery. Le XVIIe siècle de Richelieu Le roman Les Trois Mousquetaires, d’Alexandre Dumas, se déroule à l’époque où Corneille écrivait Le Cid. Bien que romancée, l’histoire sert de toile de fond aux aventures de d’Artagnan et des mousquetaires. D’ailleurs tout commence par des duels, interdits par Richelieu. Les versions cinématographiques sont nombreuses, depuis un très court film muet de 1921 jusqu’à la plus récente production de Paul W. S. Anderson. page 44 / le cid D’autres Cid Le Cid a inspiré parfois des poèmes fort sérieux de Victor Hugo, Leconte de Lisle ou Théophile Gautier. Mais il a aussi pris la forme d’une bande dessinée japonaise dans les années 1980, Rody le petit Cid, librement inspirée de Guilhem de Castro, Las Mocedades del Cid. Au Québec, Réjean Ducharme a écrit Le Cid maghané, qui fut créé en juin 1968. Cette parodie en quatorze tableaux où les personnages parlent en québécois joualisant pose les questions de l’honneur et de l’amour dans une tonalité plus absurde que tragique. Le texte n’en est pas publié, mais seulement déposé au CEAD (Centre des auteurs dramatiques). Il faut aller voir la pièce quand elle est présentée. Photo : André Le Coz Le Jeu de l’amour et du hasard, 1964-1965, NCT, Monique Miller et François Tassé. les 50 ans du Théâtre denise-Pelletier Photo : André Le Coz Les Femmes savantes,1989-1990, NCT. Luc Durand, Andrée Lachapelle et Sylvie Gosselin. les 50 ans du Théâtre denise-Pelletier Le meilleur du théâtre mondial 1964-1988 : Fondation Un regard jeté sur la programmation de la Nouvelle Compagnie théâtrale (NCT) pendant les premières vingt-cinq années de son existence confirme que l’on a respecté l’intention manifestée à l’origine de l’entreprise par sa direction artistique de « présenter au public étudiant les chefs-d’œuvre de la dramaturgie universelle »1. Le fait que le théâtre s’adresse à cette clientèle particulière, venue y chercher un complément vivant à l’enseignement reçu, n’impose en effet ni simplification ni limites à l’établissement de la programmation. Cela ne fait au contraire qu’imposer aux programmateurs le maximum d’exigence. Voyons quels textes dramatiques sont retenus de 1964 à 1988. En ce qui concerne la tragédie grecque, c’est sur la tragédie d’Antigone, figure de proue du théâtre de Sophocle, que se fixa le choix de la NCT., Antigone qui inspira les dramaturges de toutes les époques. Du même Sophocle fut choisi Philoctète, plaidoyer pour la justice humaine. Et enfin, Les Troyennes d’Euripide, violente accusation contre la folie guerrière des hommes. La Mégère apprivoisée, 1966-1967, NCT. Dyne Mousseau et Gilles Pelletier. Photo : André Le Coz Ruzzante, auteur de la Renaissance italienne, acteur et directeur de troupe, savait dénoncer avec humour l’exploitation et la misère des paysans de l’époque. Quant au Siècle d’or espagnol, il fut illustré par Mantilles et mystères où Calderon conjugue deux actions sur deux couples qui ne cessent de s’interroger sur la sincérité de l’autre, et par Le Timide au palais de Tirso de Molina, pièce consacrée au personnage et au mythe de Dom Juan. page 46 / 50 ans du Théâtre Denise-Pelletier Comme une sorte d’initiation au théâtre de Shakespeare, voici l’œuvre fameuse de Ben Jonson, Volpone, d’une grande force satirique. Et puis, place à Shakespeare avec La Mégère apprivoisée, comédie autour de l’histoire de la noble et intraitable Catharina, et Macbeth, un des Cette première partie est tirée de l’article d’Alain Pontaut dans La Nouvelle Compagnie théâtrale, En Scène depuis 25 ans, (1988, VLB). 1 Photo : André Le Coz Mère Courage et ses enfants, 1983-1984, NCT. Monique Mercure, Marie Tifo, Francis Reddy et Jean-Louis Millette. sommets du drame shakespearien, un poème tragique axé sur l’ambition. Corneille s’imposera par ses admirables peintures de la noblesse d’âme et de l’honneur qui, faisant du « héros cornélien » un type, assurera le succès de ses pièces, et surtout du Cid, récit frissonnant d’un conflit entre l’amour et le devoir qui demeure la plus haute manifestation du génie cornélien. Les jeunes spectateurs apprécieront Marie Tudor de Victor Hugo, Les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas et Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand qui rejoignent en intensité La Mouette de Tchékhov et L’Idiot de Dostoïevski, alors que les pièces d’Ibsen – Maison de poupée – et de Strindberg - Mademoiselle Julie – brodent subtilement sur la thématique de la libération des femmes. De Jean Racine, on jouera Britannicus et Iphigénie, très peu représentées par ailleurs et posant des défis certains. Molière figure aux saisons avec des comédies-farces comme La Jalousie du Barbouillé, Le Médecin malgré lui, Les Fourberies de Scapin et avec ses grandes comédies de caractère comme Dom Juan, L’Avare, L’École des femmes, Le Malade imaginaire et Les Femmes savantes. Grand, multiple et inépuisable Molière ! La galerie des auteurs du XXe siècle choisis par les directeurs artistiques successifs (Georges Groulx, Gilles Pelletier, Jean-Luc Bastien) est impressionnante. On y trouve les américains Tennessee Williams (La Ménagerie de verre) et Arthur Miller (Vu du pont). On ne pouvait pas ne pas monter L’Opéra de Quat’sous mais surtout Mère Courage et ses enfants de Brecht. Témoins importants de la dramaturgie actuelle, voici Pique-nique en campagne de Fernando Arrabal, fable burlesque, La Leçon et La Cantatrice chauve d’Ionesco qui parodient le théâtre de boulevard de façon dévastatrice et enfin, probablement le plus important d’entre eux sur la noire inquiétude de notre époque, Samuel Beckett et cette œuvre métaphysique majeure qu’est En attendant Godot. Marivaux, le philosophe lucide, et Goldoni, le grand observateur de la vie, sont mis à contribution pour illustrer la dramaturgie du XVIIIe siècle, le premier avec Le Jeu de l’amour et du hasard, et le second avec Arlequin valet de deux maîtres et La Locandiera, vigoureuse satire sociale. 50 ans du Théâtre Denise-Pelletier / page 47 les 50 ans du Théâtre denise-Pelletier Par le choix d’une quarantaine de pièces illustrant la profondeur et la magie de la production mondiale, de la tragédie grecque aux manifestations les plus actuelles, la NCT a parfaitement rempli son objectif et sa mission, qui étaient de susciter l’intérêt et la curiosité du public étudiant pour le théâtre. Elle y est parvenue avec les moyens de l’art, la séduction du divertissement, l’exigence culturelle et les plus hauts standards professionnels. On conviendra que ce n’est pas un mince mérite. 1988-2013 – Nouveaux défis Comment sera-t-il possible, à compter de 1988, de présenter aux jeunes ces textes majeurs tirés de l’histoire du théâtre, depuis la tragédie grecque jusqu’aux genres les plus actuels ? Les années passent et entraînent de nombreux changements dans la société immédiate et internationale, mais aussi dans les programmes scolaires, les modes d’enseignement et la place accordée ou non à la fréquentation des arts dans les écoles secondaires et les cégeps. Il deviendra essentiel de renouveler l’approche du répertoire, et de réinvestir les « classiques » par les propositions innovantes des jeunes metteurs en scène et écrivains scéniques. Ce souffle nouveau fait en sorte que la NCT, qui prendra le nom de Théâtre Denise-Pelletier en 1997, reste près de ses objectifs de base qui sont d’initier les jeunes à l’art de la scène et aux grands textes, souvent issus d’autres époques et d’autres cultures. C’est la préoccupation constante des directions artistiques. Le public des jeunes spectateurs, pour sa part, se renouvelle continuellement, ce qui signifie qu’il faut régulièrement revenir à ces textes fondamentaux de l’histoire et de l’évolution de l’art du théâtre pour les lui offrir. Les textes pivots de la dramaturgie que sont Antigone, Le Cid, Le Jeu de l’amour et du hasard réapparaissent dans la composition des saisons. Par ailleurs, et comme les éléments culturels qui fabriquent notre environnement sont en constante évolution, d’autres textes de Photo : Josée Lambert Lorenzaccio, 1998-1999, TDP. Jean-Louis Roux et Luc Picard. page 48 / 50 ans du Théâtre Denise-Pelletier ces mêmes époques charnières apparaissent pour le plaisir de belles découvertes comme Médée, Le Menteur, L’Oiseau vert, Les Justes. Comment rester fidèle au « répertoire », à l’initiation des jeunes aux « classiques » du théâtre tout en innovant ? Mais aussi, comment lire et relire les classiques tout en faisant en sorte qu’ils soient accessibles aux jeunes esprits accrocs à toutes les nouveautés ? Revenir vers Shakespeare avec Peines d’amour perdues et Roméo et Juliette ; relire Ionesco avec Rhinocéros ; mettre Molière à l’affiche, celui que l’on connaît et dont on anticipe les plaisirs dont ses pièces sont porteuses : Les Femmes savantes, L’École des femmes, Le Misanthrope, Les Fourberies de Scapin, Amphitryon. Donner à Goldoni une place de choix avec Il Campiello, Les Jumeaux vénitiens et L’Honnête Fille dont les représentations résonnent encore dans les mémoires. Au cœur de chacune Photo : Robert Etcheverry Médée, 2009-2010, TDP. Pier Paquette et Violette Chauveau. des saisons se côtoient donc un de ces textes que l’on dit grand, qui a été travaillé par les siècles et par les metteurs en scène les plus différents, et un texte québécois, parfois « ancien », parfois de création récente, interprété devant son auteur voire par lui. Les saisons se suivent sans se ressembler et intègrent constamment d’autres univers culturels et politiques comme ceux de Luigi Pirandello (Henri IV), Friedrich von Schiller (Marie Stuart), Henry de Montherlant (La Reine morte). Amour et raison d’état, luttes de pouvoir, suspenses : ces textes qui associent théâtre et personnages historiques, faits avérés et intrigues supposées possèdent plusieurs attraits dont la présence de ces héros puissants aux âmes tourmentées et aux actions admirables d’intensité. Pour leur part, les pièces d’auteurs américains nous entraînent au cœur 50 ans du Théâtre Denise-Pelletier / page 49 les 50 ans du Théâtre denise-Pelletier même de drames réalistes aux émotions vives : c’est le remarquable Des souris et des hommes de John Steinbeck, et Douze hommes en colère de Reginald Rose. Certains auteurs qui sont presque nos contemporains ont rapidement accédé à une grande notoriété, forçant la notion même de « répertoire » : John Osborne (Jeune homme en colère), Sam Shepard (True West), Bernard Marie Koltes (Roberto Zucco), Thomas Bernhardt (Maîtres anciens). Et pour oser encore davantage, le TDP propose des textes issus de la création contemporaine, comme Unity, mil neuf cent dix-huit de Kevin Kerr. L’espace de la représentation s’ouvre, ainsi que le répertoire. Certaines des écritures théâtrales s’inspirent de romans, voire du cinéma, et posent les défis de l’adaptation, comme pour les deux productions tirées du Comte de Monte Cristo d’Alexandre Dumas, ou pour La Reine Margot du même romancier. Les défis de la transposition sont fabuleux pour Münchhausen, les machineries de l’imaginaire, ceux de la traduction pour Frankenstein ou ceux de la transformation en théâtre musical de La Maison de Bernarda de García Lorca. Le TDP reste fidèle aux textes classiques, en même temps qu’à leur acclimatation à l’époque actuelle. Si l’écriture contemporaine lorgne du côté du répertoire, le répertoire sait aussi puiser dans le contemporain ! page 50 / 50 ans du Théâtre Denise-Pelletier Le défi des metteurs en scène œuvrant dans la grande salle du TDP est triple. Le plateau est immense ; la salle accueille 800 spectateurs ; les spectateurs sont majoritairement jeunes. Des femmes metteurs en scène y ont marqué des œuvres de leur signature : Françoise Faucher, Alice Ronfard, Louise Laprade, Brigitte Haentjens. Des metteurs en scène hommes en ont imprégné d’autres de leur style : Serge Denoncourt, Claude Poissant, Martin Faucher. L’invitation a été lancée à des artistes de formations différentes : Igor Ovadis, Yves Dagenais, Alain Knapp. Et puis, surtout sous la direction de Pierre Rousseau, le TDP a choisi d’intégrer de jeunes metteurs en scène dans sa structure et de leur donner l’occasion de travailler leurs intuitions créatrices lors d’ateliers d’exploration et de recherche, et lors de résidences : Hugo Bélanger, Caroline Binet, Jean-Guy Legault, Anne Millaire, daniel paquette, Carl Poliquin en ont bénéficié. En cette saison du 50e anniversaire, le TDP salue Pierre Corneille et Victor Hugo en confiant les grands textes du Cid et de Marie Tudor à des metteurs en scène qui savent établir ces liens précieux entre les jeunes et le « meilleur du théâtre mondial ». Hélène Beauchamp Salle Fred-Barry La bête Le tour du monde en 80 jours page 51 L’ÉQUIPE ET LA COMPAGNIE La bête De David Hirson Traduction, adaptation et mise en scène : Jean-Guy Legault Une production du Nouveau Théâtre Urbain en collaboration avec le Théâtre du Vaisseau d'Or et en codiffusion avec le Théâtre Denise-Pelletier. Salle Fred-Barry Du 30 octobre au 16 novembre 2013 Interprètes Jean-Marc Dalphond................................. Élomire Vincent Côté..................................................Valère Jean-Guy Legault......................... Prince de Conti Blaise Tardif................................................... Béjart Stéphanie Blais..........................Madeleine Béjart Thomas Perreault....................................... De Brie Amélie Carrier..........................Catherine De Brie Frédéric-Antoine Guimond........... René Du Parc Geneviève Côté... La Marquise Thérèse Du Parc Olivia Palacci................................................Dorine Concepteurs et collaborateurs artistiques Coassistance à la mise en scène.................................Delphine Bienvenu, ............................................... Mariflore Véronneau Décor et éclairages..................... Martin Fontaine Régie.........................................Delphine Bienvenu LES COMPAGNIES Le Nouveau Théâtre Urbain Créé par Geneviève Bélisle et Jean-Guy Legault il y a quelques années, le Nouveau Théâtre Urbain (NTU) s’est fixé l’objectif d’explorer de nouvelles avenues théâtrales en faisant éclater les conventions établies et en misant sur la performance de l’acteur. La compagnie accorde une importance minutieuse aux textes, à la portée et aux enjeux dramatiques que véhicule une œuvre en rapport avec la réalité contemporaine. Le NTU a présenté sa première page 52 / La bête production, Nuit d’Irlande en mars 2006 à la Salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier. Ce texte de Marie Jones traduit par Jean-Guy Legault et interprété de manière remarquable par Jean-Marc Dalphond, a séduit le public et la critique. Le spectacle a été repris dans les Maisons de la culture de Montréal durant la saison 2006-2007. LE NTU a aussi créé L’Éblouissement du chevreuil à la Salle Jean-Claude Germain du Théâtre d’Aujourd’hui à l’automne 2006, un texte d’Évelyne de la Chenelière mis en scène par Jean-Guy Legault. nouveautheatreurbain.com Le Théâtre du Vaisseau d’Or Le Théâtre du Vaisseau d’Or est une compagnie théâtrale professionnelle regroupant plusieurs artisans du théâtre ayant une expérience passée commune. La troupe du Vaisseau d’Or a été fondée en 1993 au Collège Jean-de-Brébeuf par Jean-Guy Legault qui l’a dirigée pendant 10 ans. Les onze spectacles produits sous sa direction visaient à permettre aux étudiants de niveau collégial du Collège Jean-de-Brébeuf de participer à d’ambitieuses productions théâtrales avec un encadrement professionnel. La troupe collégiale est toujours active aujourd’hui sous la gouverne de Vincent Côté qui la dirige depuis 2003. En 2005, Jean-Guy Legault et Vincent Côté ont lancé le projet du Vaisseau d’Or professionnel afin que les anciens membres-étudiants devenus aujourd’hui comédiens et concepteurs professionnels du théâtre puissent poursuivre l’aventure. LA PIÈCE En 1654, le Prince de Conti est depuis plusieurs années le protecteur de la troupe dirigée par le célèbre Élomire. Insatisfait, depuis peu, de la saveur trop élitiste des pièces d’Élomire et de sa troupe, le Prince de Conti fait appel à un artiste populaire qu’il a entraperçu lors d’une foire publique. Il l’invite à joindre la troupe d’Élomire afin d’y ajouter sa touche fantaisiste. C’est alors que débarque au château l’exubérant, tonitruant et on ne peut plus flamboyant Valère. Outrée de l’affront que lui fait le Prince, Élomire refuse de laisser ce « bouffon » joindre sa troupe. Il en résultera une lutte à finir entre la pensée élitiste d’Élomire et la raison populaire de Valère. Cette comédie contemporaine, aux airs de Molière, est un délire verbomoteur de haute voltige au rythme effréné, chorégraphié au quart de tour qui met en scène tous les artifices théâtraux et même plus. Écrite en vers rimés dans le style de l’époque, cette hilarante pièce de David Hirson est un véritable tour de force qui s’amuse avec le conflit constant qui opposait et oppose toujours les biens pensants de l’élite théâtrale aux artistes qu’on dit plus « populaires ». L’AUTEUR David Hirson est né à New-York d’une mère comédienne et d’un père scénariste. Ce curieux auteur, qui a atteint la cinquantaine, n’a terminé que deux pièces. La première, La Bête, créée en 1992, a eu une courte vie sur Broadway où elle a vite quitté l’affiche, mais a connu par la suite une très intéressante carrière dans de plus petits théâtres et dans les pays étrangers. Malgré son relatif échec initial, la pièce a reçu plusieurs prix prestigieux aux États-Unis et en Angleterre. Elle sera reprise sur Broadway cet automne. Quand à Wrong Mountain, la deuxième pièce de Hirson, créée en 2000, elle pose la question : « Et si j’avais passé ma vie à grimper la mauvaise montagne ? » La pièce se concentre sur la définition américaine du succès et met en scène un poète qui, suite à un pari, écrit une pièce à succès, devenant par là même tout ce qu’il méprise. Au sujet de La Bête, Hirson admet que « la pièce n’est jamais comparée à aucune autre, qu’elle ne ressemble à aucune autre et qu’elle suscite des réactions extrêmes ». Quand on lui demande ce qu’il a fait ces derniers 10 ans, Hirson répond : « J’ai travaillé à une troisième pièce. J’ai un certain rythme ; je reconnais que, dans l’esprit des gens, il n’est pas des plus rapides, mais c’est le mien. Est-ce que j’aimerais écrire une pièce par année, et écrire en même temps pour la télévision et le cinéma ? Oui. Mais je ne suis pas comme ça ». Les deux pièces de Hirson sont considérées comme les deux plus controversées, les deux plus originales que Broadway ait présentées ces derniers dix ans. Et Hirson est considéré comme un auteur courageux, original qui danse magnifiquement entre la virtuosité intellectuelle et la pop-culture. David Hirson La bête / page 53 Parlez-moi de votre traduction du texte de David Hirson. Quel travail ! Reconnu pour ces mises en scène audacieuses, bâtardes et d’une extrême précision, JeanGuy Legault compte à ce jour plus de vingtcinq productions professionnelles en tant que metteur en scène, auteur et traducteur. Ces créations ont été jouées dans les plus grandes et plus petites salles du Québec et du Canada. Formé en interprétation à l’Option-Théâtre du collège LionelGroulx (1998), il est le fondateur du Théâtre du Vaisseau d’Or (créé en 1993) pour lequel il a signé douze mises Jean-Guy Legault en scène, dont le très renommé Théâtre Extrême. Membre fondateur du Théâtre des Ventrebleus (1996), il a participé comme auteur et metteur en scène à cinq créations de la compagnie, dont Scrooge, présentée trois années consécutives au Théâtre Denise-Pelletier de 2002 à 2004; Poe (2006), Rex (2008) et la méga-production 20 000 lieux sous les mers de Jules Verne qui a ouvert la nouvelle salle du Théâtre Denise-Pelletier en 2009. En 2003, il remporte le masque de la « Révélation de l’année » en compagnie de Simon Boudreault pour l’adaptation et la mise en scène de L’Honnête Fille de Goldoni au Théâtre Denise-Pelletier. Il travaillera ensuite à trois autres reprises sur la scène principale du Théâtre Denise-Pelletier avec Les Jumeaux vénitiens de Goldoni, Les Fridolinades de Gélinas et Dr. Jekyll & M. Hyde de Stevenson. Il y remportera à trois reprises le Prix du public étudiant de la meilleure mise en scène. J’y ai mis plus de 500 heures. Monumental. D‘abord parce que le texte est en vers, et rimé, et que je me suis donné le défi de l’écrire en alexandrins. Le passage de l’anglais au français a nécessité beaucoup d’ajustements pour maintenir la musicalité, la rythmique, la rime, le sens du texte originel, et pour que la pièce conserve sa vivacité et sa drôlerie. Photo : Julie Perreault ENTRETIEN AVEC JEAN-GUY LEGAULT, METTEUR EN SCÈNE page 54 / La bête Ensuite parce que le texte contient plusieurs niveaux d’humour et qu’il fallait absolument garder ce style bigarré, en trouvant non seulement les bons termes, mais en s’assurant que les rimes et les blagues ne perdent pas leur efficacité. Et le choix des mots ? A t-il été difficile ? Il y en a à profusion il me semble ! En lisant la pièce, on pourrait croire que Hirson s’est donné comme défi d’utiliser l’entièreté du vocabulaire anglais. Quand il répète une pensée, il le fait avec des synonymes, ou avec des expressions qui suggèrent l’idée ou en complètent le sens. Je devais faire le même travail. Mais en anglais, il faut moins de mots pour arriver au résultat. Alors, quelquefois, j’ai carrément ajouté des vers parce que je ne pouvais pas, en français, donner le même sens avec le même nombre de lignes ou de pieds qu’en anglais. En somme, ç’a été un travail colossal, de loin plus complexe que je l’avais imaginé… un beau défi qui m’a volé plusieurs heures de sommeil. Il y a aussi un ton particulier, dans cette pièce ; comment le qualifiez-vous ? La pièce a une allure volontairement « moliéresque ». Elle utilise des personnages issus de la troupe de Molière… et l’auteur a même réorganisé les lettres du nom « Molière » pour nommer un des personnages centraux : soit Élomire, l’auteur et directeur de la troupe. De plus, Élomire se voit confronté à un bouffon excentrique du nom de « Valère »… un nom de personnage que l’on retrouve dans plusieurs pièces de Molière. Mais, même si la « parlure » et le style des personnages sont inspirés du français, les personnages, la rapidité des dialogues et la manière dont les idées sont débattues sont très contemporaines et étonnamment anglo-saxonnes. La pièce est construite pour confronter deux modes de pensées théâtraux (intellectuels versus populaires), et pas pour mettre en évidence les traits de caractère des personnages, même si ceux-ci sont inévitablement identifiables. La pièce originelle contient des anachronismes, son style est dépenaillé, varié, et il me semble que vous avez voulu respecter cela dans votre traduction ? Molière par Pierre Mignard les artifices du théâtre. Et ça marche ! Tous les éléments peuvent cohabiter parce que vous, les spectateurs, vous l’acceptez. C’est ce qui nous distingue du cinéma et de la télé. Pas mieux, pas pire, différent. Bien sûr. Mais je suis comme ça. Je crois que plusieurs styles peuvent coexister intelligemment à l’intérieur d’un même spectacle. Quand j’essaie de me définir, je dis souvent que je fais du théâtre « bâtard ». Ce n’est pas péjoratif à mes yeux. C’est seulement de reconnaître qu’il y a un esprit artisanal dans le théâtre, et c’est ce que les spectateurs aiment. Fondamentalement, quel est le sens de La Bête, pour vous ? Au théâtre, on révèle l’artifice ; les changements de décor, de personnages, vous les voyez. Les changements de ton et de style à l’intérieur d’un même spectacle sont possibles parce qu’on est de connivence avec le public. Et je crois que David Hirson, dans cet esprit, a puisé dans tous La pièce est un combat entre « l’intelligentsia » du théâtre, et les artistes dits « populaires ». Je suis d’ailleurs régulièrement confronté à ce dilemme. On m’a souvent dit que je donnais beaucoup de place au divertissement dans mes spectacles, que le fantaisiste, le démesuré prenaient souvent le La bête / page 55 dessus sur l’esprit minimaliste que prône une bonne partie de l’intelligentsia théâtrale… À ça, je réponds que je ne connais aucun auteur, metteur en scène ou acteur dont le but avoué est d’endormir son public. On a des goûts différents, oui, mais on partage tous une même volonté populaire (ou populiste) de rejoindre le plus de monde possible avec ce qu’on écrit, ce qu’on joue, ce qu’on monte. Si on n’a pas minimalement une pensée « populaire », je me demande ce qu’on fait dans ce métier. On retrouve cette question dans La Bête et c’est pour cela qu’elle me rejoint. Ce combat, je le mène tous les jours. Dans la pièce, c’est ce combat que les personnages mènent. Et on sent que c’est un règlement de compte de l’auteur, et qu’il a dû mener ce combat lui aussi. C’est un débat éternel, non ? Oui, et très contemporain aussi. Dans la pièce, ce que le Prince de Conti veut faire comprendre à Élomire, c’est que « accessibilité » ne veut pas nécessairement dire « vulgarité ». Oui, Valère est léger, vantard, bavard, précieux ou grossier selon ce cas, mais il a compris quelque chose. Il peut tourner les situations à son avantage parce qu’il a la sympathie du public. David Hirson s’est dit qu’il était possible d’avoir un débat d’idées tout en étant comique, débridé, déluré et excentrique. Parce que le théâtre est lui-même peuplé de personnages de ce type. On est comme ça, au théâtre : on peut se prendre au sérieux (même trop) un jour et se moquer de nous-mêmes le lendemain. On se balade entre ces deux extrêmes, et c’est toute la beauté de notre métier et de ce spectacle. D’ailleurs, Hirson joue constamment avec ces contrastes ; les personnages vont du plus sophistiqué page 56 / La bête au plus commun, du plus conventionnel au plus voyou. Pour ce qui est de l’action dramatique, c’est pareil : à un moment un personnage est humilié, à l’autre il est monté aux nues, Élomire est respecté de sa troupe, puis rejeté, et ainsi de suite. C’est ce qui arrive constamment dans la jungle artistique. Tu es le fruit du jugement des pairs et du public. Tu es aussi bon que ton dernier spectacle. Certaines de mes pièces ont été descendues en flammes par la critique, et pourtant adorées par le public, et d’autres ont eu d’excellentes critiques, mais le public n’a pas suivi. Allez comprendre pourquoi… Le fauteuil dans lequel Molière a joué pour la dernière fois, exposé dans la salle Richelieu de la Comédie française (Paris, France). Il y a le côté populaire, il y a le côté intellectuel, il faut que les deux soient capables de s’analyser de façon intelligente. Heureusement, ça crée de belles discussions, et de bons spectacles. Côté mise en scène, décors, costumes et direction d’acteurs, vers quoi vous dirigez-vous ? Les personnages prennent tellement de place que ce serait nuisible au spectacle de les noyer dans un décor complexe. Je ne vois donc pas un plateau très chargé; j’aime l’idée d’un tréteau avec la fameuse chaise à la Molière autour de laquelle se jouera toute l’action. Un lieu simple, mais d’où jaillira un nombre impressionnant de surprises. Une chaise transformable à souhait et un tréteau tout aussi métamorphosable. Commencer avec peu et finir avec beaucoup. L’esprit du costume d’époque, avec perruque, visage poudré et tout le reste, doit rester, parce que c’est ce qui donne la couleur au spectacle. Sans cela, on dénaturerait l’objectif de la pièce. Les costumes créent la distanciation qui permet de plonger sans retenue dans le côté très « forain » de la pièce. Et je crois que c’est ce que l’auteur a voulu, sinon il aurait écrit un vers contemporain et aurait placé sa pièce dans un univers contemporain. Cet univers « d’époque » permet que la pièce nous bouscule sans qu’on s’en rendre compte. La « bête » du titre, c’est qui, c’est quoi, pour vous ? C’est d’abord celui qu’on appelle la « bête de scène ». L’interprète captivant et investi qui brûle les planches et sur qui se concentre l’intérêt des spectateurs. Il y a ensuite, la notion de « bête de foire », celle qu’on va voir parce qu’elle est excentrique, singulière. Le personnage de Valère a ces caractéristiques ; on le regarde comme on le ferait d’un animal en cage, on le juge, on le méprise sans scrupule parce qu’il nous apparait grotesque, de moindre valeur que nous. Et finalement, la « bête » est cette voix intérieure qu’on possède tous. Celle qui nous fait quelquefois dire ou faire des choses contre (ou pour) notre gré. Elle provoque des duels à l’intérieur de nous. Des duels que mènent tous les personnages de cette pièce, qui devront faire le choix ultime entre suivre Élomire ou rompre avec lui, entre l’intégrité artistique prônée par Élomire et le confort du compromis que leur suggère le Prince de Conti. Propos recueillis et mis en forme par Maryse Pelletier Ici, la performance d’acteur prend toute la place. Ça me plaît. J’ai toujours favorisé l’acteur à travers le reste. Il est celui que les gens viennent voir. Le public aime la performance et il veut être impressionné par cette performance. Je ne me permettrai jamais d’oublier ça, surtout avec La Bête. L’interprétation doit être rapide, démesurée, rythmée (un rire) ça me ressemble ! La bête / page 57 L’ÉQUIPE ET LA COMPAGNIE LE TOUR DU MONDE EN 80 JOURS D’après Jules Verne Adaptation et mise en scène : Frédéric Bélanger Une production du Théâtre Advienne que pourra en codiffusion avec le Théâtre Denise-Pelletier Salle Fred-Barry Du 20 novembre au 13 décembre 2013 Interprètes François-Simon Poirier................... Phileas Fogg Louis-Philippe Berthiaume............. Passepartout Bruno Piccolo............. Inspecteur Fix / Sullivan Sharon Ibgui......... Princesse Aouda / Newsboy Milène Leclerc.................. Flanagan / Nellie Bly / .............................................. Sir Francis Cromarty La compagnie Le Théâtre Advienne que pourra Fondé en 2005, le Théâtre Advienne que pourra produit son septième spectacle avec Le Tour du monde en 80 jours. C’est en 2006 que la compagnie faisait son entrée à la Salle Fred-Barry avec Le Dépit amoureux de Molière, où son goût pour la commedia dell’arte s’est immédiatement affiché. Concepteurs Ont suivi D’Artagnan et les Trois Mousquetaires et collaborateurs artistiques (2008) d’après le roman d’Alexandre Dumas, La Assistance et régie............ Emanuelle Langelier Fausse Malade (2009) de Goldoni, Les Aventures de Scénographie........................... Dominique Pottier Lagardère (2011) inspirées du roman Le Bossu de Costumes..........................................Sarah Balleux Paul Féval et Le Distrait (2012) de Regnard. L’été, Musique......... Audrey Thériault et Jason Battah les pièces de la compagnie sont créées à la Maison Éclairages...................................Max Clermont-M. Accessoires ....................... Marjolaine Provençal Antoine-Lacombe, dans la région de Joliette. Le noyau de la compagnie est constitué du metteur Chorégraphie ..................Annie-Claude Geoffroy en scène Frédéric Bélanger, de la conceptrice Direction technique .................... Daniel Quirion de costumes Sarah Balleux, de la comédienne et Conception de l’atelier pédagogique......Maryse Drainville et enseignante Maryse Rainville et d’Audrey Thériault, compositrice. ......................................................Audrey Thériault theatreadviennequepourra.com Conception de l’affiche.................Marie Bilodeau page 58 / Le tour du monde en 80 jours LA PIÈCE Londres, 1872. Le gentleman Phileas Fogg engage un pari insensé pour l’époque : faire le tour du monde en 80 jours. Commence alors une course folle contre la montre qui va propulser notre héros et son fidèle valet Passepartout aux quatre coins du globe... Persuadé que Fogg est un vulgaire cambrioleur qui fuit la justice, le détective Fix le poursuit dans ses péripéties et tente tout ce qui est possible pour l’arrêter ou le retarder. De Londres à Shanghaï, en passant par Bombay et San Francisco, Fogg et Passepartout feront un tour du monde surprenant qui leur apportera bien plus que la victoire d’un pari insensé. Jules Verne, auteur extraordinaire d’aventures (1828 – 1905) Jules Verne est né le 8 février 1828 à Nantes, important port maritime à l’époque. En voyant ainsi sa ville natale accueillir des navires du monde entier, le jeune Jules Verne rêve déjà d’aventures et de voyages autour du globe. Verne quitte Nantes en 1847 pour étudier le droit à Paris, domaine dans lequel il refusera au final de faire carrière, car Verne s’est découvert alors une véritable passion pour la littérature et le théâtre. Il prend alors le pari audacieux de vivre de sa plume. Ce pari sera réussi lorsqu’en 1863 son premier roman, Cinq semaines en ballon, obtiendra un énorme succès en France et à l’étranger. L’essentiel de l’œuvre de Verne (soit près de soixante romans) est regroupé sous le nom des Voyages extraordinaires. Ces romans ont pour but d’amener le lecteur dans un pays différent à chaque roman et d’explorer des territoires connus… Jules Verne et parfois même inconnus comme par exemple la lune (De la Terre à la Lune), le fond des océans (20 000 Lieues sous les mers) et même le centre de la Terre (Voyage au centre de la Terre). Jules Verne était-il alors lui-même un grand voyageur comme ses personnages ? Bien qu’il n’ait pas mis les pieds sur tous les continents et qu’il n’ait pas fait le tour du monde à la manière de Phileas Fogg, Verne a fait plusieurs voyages maritimes (parfois sur ses propres bateaux) en Europe, en Afrique du Nord et en Amérique du Le tour du monde en 80 jours / page 59 Nord, ce qui explique cette grande précision dans ses œuvres du vocabulaire relatif à la navigation et à la vie en mer. ENTRETIEN AVEC FRÉDÉRIC BÉLANGER, METTEUR EN SCÈNE 2 En quatre-vingts jours ou moins… Frédéric Bélanger a suivi une formation en interprétation à l’École Nationale de Théâtre du Canada (2001). Il est bien connu du jeune public télévisuel, puisqu’on le voit quotidiennement dans Toc Toc Toc, dans le rôle de Youï. Cette année, il s’est joint à l’équipe de scénaristes de cette émission. Il a aussi joué dans la série Mirador de Fredéric Radio-Canada. Sous sa Bélanger direction, le Théâtre Advienne que pourra a remporté, avec Le Dépit amoureux de Molière, le Masque de la meilleure production région en 2006. Il a signé la mise en scène de tous les spectacles de la compagnie et l’adaptation du roman à la scène des Aventures de Lagardère et de D’Artagnan et les Trois Mousquetaires. Il semblerait que Verne se soit inspiré des voyages de George Francis Train, un excentrique homme d’affaires au nom de famille prédestiné qui a fait fortune…en investissant dans la modernisation des transports ! Train aurait ainsi fait le tour du monde en près de quatre-vingts jours en 1870, soit deux ans avant la parution des aventures de Fogg et Passepartout. Notons que, suite au roman de Verne, d’autres voyageurs et voyageuses téméraires essayeront de battre les prouesses de Fogg et Train, dont l’Américaine Nellie Bly, pionnière du journalisme d’investigation, qui réussira en 1890 à faire son tour du monde en soixante-douze jours, six heures et onze minutes. Elle relatera son épopée dans le livre Around the World in 72 Days qui deviendra un best-seller. Notons que le plus long vol des frères Wright cette journée-là fut de 59 secondes et atteignit 260 mètres. Nous sommes encore bien loin d’atteindre les 40 000 kilomètres de la circonférence de la Terre ! Photo : Julie Perreault Même s’il est possible de faire le tour du monde aujourd’hui en avion sans escale en moins de quatre-vingts heures, rappelons que le premier vol motorisé des frères Wright n’eut lieu que le 17 décembre 19031. Mais grâce à l’industrialisation et au développement fulgurant des moyens de transport au XIXe siècle, il était réellement possible pour un Phileas Fogg de relever le défi de faire le tour du monde en quatre-vingts jours. La navigation par bateau à vapeur se fait alors de façon plus sûre et plus rapide, les chemins de fer couvrent de plus en plus de parties du globe, des tunnels et viaducs se construisent d’ailleurs très rapidement au Canada et aux États-Unis afin de relier ces pays d’est en ouest et de laisser passer ces imposantes machines que sont les locomotives à vapeur. Après une adaptation du roman Les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas, du roman Le Bossu de Paul Féval, voilà que vous vous lancez avec le Théâtre Advienne que pourra dans une autre adaptation d’une œuvre du XIXe siècle avec Le Tour du monde en 80 jours. Qu’est-ce qui vous motive à monter ce genre d’œuvres ? À la base, puisque les pièces de la compagnie sont d’abord créées pour être jouées à l’extérieur, je cherche toujours à ce que la mise en scène soit la plus dynamique possible, à créer un théâtre « d’action » pour ainsi captiver et garder l’attention 1 page 60 / Le tour du monde en 80 jours Cette entrevue fut réalisée le 31 juillet 2013, quelques jours après la première ayant eu lieu à Ville Saint-Gabriel. 2 du spectateur. De plus, depuis que je suis tout petit, je suis un admirateur des romans-feuilletons. Je crois qu’en tant qu’adolescent, j’aurais aimé voir ce type de récits sur scène. Être ébloui par des costumes d’époque, être témoin de plusieurs péripéties qui se succèdent, assister à de réels combats, voyager dans d’autres lieux simplement par le pouvoir de l’imaginaire, voilà qui peut être extraordinaire ! Et c’est cette mission que nous nous sommes fixée au fil des ans. Le défi pour nous a surtout été de travailler l’évocation et de transposer ainsi de multiples pays sur scène…avec peu de moyens ! De nombreuses malles sur scène, une gare, des bornes d’amarrage, des engrenages et une représentation de l’horloge Big Ben nous rappellent l’ère industrielle. Les acteurs sortent divers accessoires des malles et nous transportent alors d’un pays à l’autre. Ainsi, comment allons-nous recréer seulement avec des malles l’éléphant sur lequel Fogg et Passepartout voyagent en Inde ? Et les tempêtes sur l’océan Pacifique ? Et la bataille avec les Indiens en Amérique ? Nous avons fait un long travail d’exploration et d’essais avec les concepteurs et les acteurs du spectacle afin d’arriver à évoquer tous ces lieux avec une grande précision. Je n’avais jamais travaillé comme ça auparavant ! Photo: Léa Drainville-Mongeau Quel est le défi majeur que vous avez rencontré pour adapter ce roman au théâtre ? François-Simon Poirier et Louis-Philippe Berthiaume Du point de vue technique, tout est complètement différent des spectacles précédents. Par exemple, les changements de costumes se font à une vitesse fulgurante. Les cinq acteurs interprètent plus d’une vingtaine de personnages. C’est un feu roulant tant sur scène qu’en coulisse ! En fait, Le Tour du monde en 80 jours est le projet le plus complexe de notre compagnie jusqu’à présent… Et il doit s’agir de tout un marathon visuel pour présenter au spectateur un tour du monde en près de quatre-vingt-dix minutes… Vous êtes-vous permis certaines libertés avec l’œuvre originale ? Oh oui ! Notons que ce n’est pas qu’un marathon visuel, mais aussi un marathon sonore : la musique permet au spectateur de voyager. Nous avons trouvé un thème musical principal qui revient et aidera à décrire l’atmosphère de chaque pays. Sachant que plusieurs spectateurs ont lu ou liront le roman avant d’aller voir la pièce, je voulais rester le plus fidèle possible à l’œuvre originale. La seule liberté que nous avons prise, c’est d’ajouter le personnage féminin de Nellie Bly que Fogg et Le tour du monde en 80 jours / page 61 Passepartout rencontreront aux États-Unis. Un clin d’œil à cette courageuse journaliste d’enquête qui a vraiment existé et qui a relevé le défi de faire le tour du monde seule. Cela nous permettait aussi de créer un second personnage féminin, de diversifier les interprétations secondaires et de briser les lignes droites et masculines des redingotes en y ajoutant une tournure et une parcelle de volupté. Dans les romans de Jules Verne, une sorte d’équilibre se crée entre le divertissement et l’explicatif. Ainsi, un lecteur plus jeune sera captivé par la suite d’aventures rocambolesques que vivra le héros principal et un lecteur un peu plus vieux sera captivé par les descriptions géographiques et scientifiques détaillées. Avez-vous tenté de rejoindre ces deux types de public dans la mise en scène ? Même en choisissant d’orienter la mise en scène vers l’action et non le descriptif, je crois que les deux types de public pourront y trouver leur compte. Si les plus jeunes, ne connaissant pas le roman, peuvent être attirés par le côté dynamique et ludique, les plus vieux pourront se replonger dans leurs souvenirs, retrouver les personnages de cette œuvre qui a leur a plu et a peut-être été marquante pour eux. Encore une fois, ce souhait d’être fidèle au roman est important pour nous. Les personnages de Verne sont déjà colorés, avec leurs traits de caractère bien définis. Il s’agit au fond d’une très bonne histoire pour tous, tant sur papier que sur scène, et qui a bien vieilli. Photo: Léa Drainville-Mongeau Le personnage de Phileas Fogg est tout de même mystérieux, démontrant peu d’émotions et étant aussi précis et mécanique qu’une montre. Est-il un personnage difficile à transposer sur scène ? Bruno Piccolo page 62 / Le tour du monde en 80 jours Il est vrai que, dans le roman, Fogg est plutôt un peu trop froid. Nous avons tenté de le rendre un peu plus sympathique….Il faut dire que la bouille de François-Simon Poirier, l’acteur incarnant Phileas Fogg, est assez sympathique en elle-même ! Il réussit aussi à lui insuffler un côté comique un peu pince-sans-rire, un peu anglais. Il est bien épaulé par son acolyte Passepartout, incarné par dans le plaisir. Nous sommes contents du résultat rendu et de la réception du public. Mais il y a maintenant l’angoisse de repenser le spectacle pour la Salle Fred-Barry. De revoir la logistique des entrées et des sorties parce que comme les acteurs aiment bien me le rappeler, le spectacle est à la fois sur scène et en coulisse… Bref, il y a un autre travail d’adaptation qui s’amorce déjà. Mais nous serons prêts à vous offrir ce tour du monde. Promis. Photo: Léa Drainville-Mongeau Propos recueillis et mis en forme par Étienne Liblanc. Sharon Ibgui Louis-Philippe Berthiaume, qui a une personnalité beaucoup plus extravertie. La première du spectacle a eu lieu il y a quelques jours à Ville Saint-Gabriel. Quelles sont vos impressions suite à ce premier contact avec le public ? À la première, je pleurais presque d’angoisse, car nous avions fait un enchaînement difficile en après-midi que je qualifierai presque « d’horreur ». La mécanique du spectacle l’emportait alors sur le spectacle lui-même. Mais, comme c’est bien souvent le cas au théâtre, les choses se sont réglées presque par magie lors de la première en soirée. Nous avions assurément là une bonne étoile ! En plus de cette bonne étoile, j’ai aussi une équipe d’acteurs et de concepteurs formidable et nous travaillons tous dans la même direction, toujours Le tour du monde en 80 jours / page 63 L’ÉQUIPE DU THÉÂTRE DENISE-PELLETIER Directeur général Directeur artistique Directrice administrative Directeur de production Directeur technique Responsable des infrastructures Directrice des communications Adjointe aux communications Attachée de presse Responsable des services scolaires Adjointe aux services scolaires Gérant Préposée au guichet Chef machiniste Chef éclairagiste Chef sonorisateur Chef habilleuse Chef cintrier Coordonnateur technique (Salle Fred-Barry) Techniciens Accueil page 64 Rémi Brousseau Pierre Rousseau Manon Huot Réjean Paquin Jean-François Landry Guy Caron Julie Houle Anaïs Bonotaux-Bouchard Isabelle Bleau Claudia Dupont Stéphanie Delaunay Marc-André Perrone Isabelle Durivage Geneviève Bédard Pierre Léveillé Michel Chartrand Claude Cyr Louise Desfossés Pierre Lachapelle Ghislain Dufour Sophie Boivin Raphaël Bussières Anthony Cantara Julie Deshusses Mathieu Dumont Martin Dussault Michel Dussault Martine Gagnon Alexandre Gohier Michel Harvey Louis Héon Martin Jannard Robin Kittel-Ouimet Marjorie Lefebvre Pier-Emanuel Legault Louis Léveillé Michel Maher Emmanuelle Nappert Serge Pelletier Carlos Diogo Pinto Étienne Prud’homme Martha Rodriguez Geneviève Bédard Ghislain Blouin Virginie Brosseau-Jamieson Émilie Carrier-Boileau Simon Faghel-Soubeyrand Sébastien Hébert Anne-Marie Jean Collette Lemay Thomas Mundinger Jolène Ruest Félix-Antoine St-Jacques Responsable de l’entretien Préposé à l’entretien Équipe des bénévoles Patrice Jolin Pierre Dubé Lucette Bernèche Gratia Dumas Aline Gauthier Andrée Hassel Carmen Lebrun Janine Limoges Nicole Poulin CONSEIL D’ADMINISTRATION Président * Monsieur Pierre-Yves Desbiens CPA, CA, CF, MBA Vice-président Finance et administration Institut NEOMED Vice-présidente *Lucie Houle, PhD Directrice principale ressources humaines Opérations et Bureau des initiatives stratégiques Banque Nationale du Canada Trésorière * Madame Lisa Swiderski, CA, MBA Vice-présidente Opérations Investissements Banque Nationale du Canada Secrétaire *Pierre Rousseau Directeur artistique Théâtre Denise-Pelletier Administrateurs Thomas Asselin Président & Directeur de création 73DPI Nathalie Barthe Directrice, Expérience-Utilisateur Autodesk Luc Bourgeois Comédien *Rémi Brousseau Directeur général Théâtre Denise-Pelletier Jean Leclerc Comédien et metteur en scène Benoit Lestage, LLB, D. Fisc. Directeur principal Service de fiscalité internationale Mazars Président honoraire Gilles Pelletier Membre honoraire Françoise Graton * Membres du comité exécutif Prix du public étudiant 2012-2013 Conception du décor photo : Vincent Champoux Jean Leclerc pour Frankenstein de Nick Dear. Une coproduction du Théâtre Denise-Pelletier et du Théâtre du Trident. Agathe Lanctôt pour Silvia dans Le Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux. Une production de la Société Richard III en collaboration avec le Théâtre Denise-Pelletier. daniel paquette pour Le Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux. Une production de la Société Richard III en collaboration avec le Théâtre Denise-Pelletier. photo : Luc Lavergne Conception des costumes Interprétation masculine (ex aequo) Conception des éclairages Christian Michaud et Étienne Pilon pour La Créature/Victor Frankenstein dans Frankenstein de Nick Dear. Une coproduction du Théâtre Denise-Pelletier et du Théâtre du Trident. Sonoyo Nishikawa pour Frankenstein de Nick Dear. Une coproduction du Théâtre Denise-Pelletier et du Théâtre du Trident. photo : Victor Diaz Lamich Julie Gagné pour Lisette dans Le Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux. Une production de la Société Richard III en collaboration avec le Théâtre Denise-Pelletier. Musique et environnement sonore Alain Jenkins et Jean-Sébastien Nicol pour La Chasse-Galerie, une création des Productions Kléos en collaboration avec le Théâtre Denise-Pelletier. Rôle de soutien masculin Coup de cœur de la saison Pierre Collin pour de Lacey dans Frankenstein de Nick Dear. Une coproduction du Théâtre Denise-Pelletier et du Théâtre du Trident. Douze hommes en colère de Reginald Rose, une production de Jean-Bernard Hébert Inc. présentée par le Théâtre Denise-Pelletier. photo : Mathieu Rivard photo : Luc Lavergne Rôle de soutien féminin photo : Vincent Champoux Michel Gauthier pour Frankenstein de Nick Dear. Une coproduction du Théâtre Denise-Pelletier et du Théâtre du Trident. Interprétation féminine photo : Vincent Champoux photo : Vincent Champoux photo : Luc Lavergne photo : Vincent Champoux Mise en scène Découvrez la richesse et l’excellence d’un théâtre qui depuis 50 ans a su marquer l’imaginaire de millions de jeunes et moins jeunes adultes. Naviguez sur le www.denise-pelletier.qc.ca pour connaître les événements-surprises du 50e du TDP ! Photo : Frédéric Saia Consultez les encarts historiques inclus dans chaque Cahier de la saison 2013-2014.