
L’étude des lacunes interlinguales14 est l’affaire de la linguistique
comparée synchronique, la stylistique comparée et la linguistique
contrastive. On décèle surtout cette sorte de lacunes dans la pratique de la
traduction, quand on découvre qu’un mot de la langue source n’a pas
d’équivalent précis dans la langue cible au même niveau de la structuration
linguistique et doit se traduire par une périphrase. Lorsqu’un lecteur
espagnol, par exemple, essaie de traduire le vers ovidien :
scelus est pietas in coniuge Tereo (Ov. met. 6, 635),
il éprouve beaucoup de difficultés à traduire le mot pietas, l’espagnol
n’ayant pas de mot exprimant d’une manière générique le comportement
adéquat envers les membres de sa propre famille. Il existe, par exemple
(table 3), le terme compañerismo, qui exprime le comportement attendu
entre compagnons ; camaradería, pour les rapports normaux entre
camarades ; et, naturellement, amistad, pour les rapports entre amis ;
mais il n’y a pas de familismo ou familiedad15.
Table 3. L’absence en espagnol d’un mot qui exprime les rapports usuels
entre les membres d’une même famille
comportement propre entre
Inversement (table 4), un espagnol, un anglais ou un italien, habitués
à exprimer le besoin de quelque chose au moyen de verbes transitifs dont
le sujet est celui qui éprouve ledit besoin (Necesito, I need, bisogno), ont
sans doute des difficultés pour faire de même en français, où l’on devrait
employer j’ai besoin ou il me faut, ou en latin, où il faudrait aussi avoir
recours à des périphrases, comme necesse habeo, ou bien se contenter
d’expressions impersonnelles, telles que opus est mihi ; et cela malgré
l’existence en latin de verbes de la même sphère sémantique nullement
affectés par cette sorte de contrainte : desidero, cupio...16
14 H. GECKELER (1974 : 34-36) et (2000 : 68-69). Cf. aussi O. DUCHÁCEK (1968).
15 Il est vrai qu’il existe familiaridad, mais ce mot désigne les rapports à l’autre comme
membre de la famille, plutôt que les rapports d’affection et de tendresse réciproques entre
les membres d'une même famille.
16 Les lacunes interlinguales peuvent affecter parfois même un mécanisme complet de
création de mots, possible dans une langue donnée, mais inusuel dans une autre ; L. LIPKA
(1968), par exemple, a remarqué l’absence en français d’un type de composés équivalant à
all. kugelsicher ou wasserdicht.