Préface
En amont de l'introduction d'un livre, la préface a pour objet d'esquisser
le paysage que le livre constitue et représente. Celui-ci fut d'abord le résultat
d'une étude sur Alexandre Kojève et Léo Strauss1. Cette étude prenait son point
de départ dans un examen du dialogue qu'entretinrent ces deux auteurs sur la
tyrannie, à partir d'un commentaire du Hiéron de Xénophon par le premier, et à
son initiative2. L'une des affirmations centrales de celui-ci est que les
« modernes» ont perdu les moyens d'anticiper et prévenir l'avènement des
tyrannies, car les sciences politiques contemporaines n'enseignent pas ce qu'est
la tyrannie, ou la puissance de la force en regard du langage raisonnable. Le
langage raisonnable moderne accorde une confiance excessive au langage
raisonnable tout court, en oubliant que la force impersonnelle ne se préoccupe
nullement des raisons ni de la légitimité de l'affirmation de sa puissance. La
décision de 1938, à Munich, de ne pas arrêter Hitler témoigne éminemment
d'une telle excessive confiance selon Strauss.
Alexandre Kojève se tient aux antipodes d'une telle affirmation, estimant
même les événements de la Seconde guerre mondiale comme secondaires en
regard de la dynamique qui conduit l'humanité à la fin de son histoire,
dynamique qui s'inaugure par la dialectique vectorisante qui lie d'abord maîtres
et esclaves, et qui conduit irréductiblement à la libération définitive de ceux-ci
fonction, et corrélative, de la disparition tout aussi irréductible de ceux-là. Les
affres du XXO siècle dont les tyrannies qu'il a connues sont, du point de vue de
Kojève, les derniers soubresauts d'une Histoire qui se clôt.
Rigoureusement entendue, la fin de l'histoire au sens de Kojève revient à
l'avènement d'un Etat mondial définitif car censé satisfaire tous ses citoyens,
dont le système juridique décrit et prescrit tout à la fois la justice ultime, une
justice de l'équité étendue au niveau mondial. Cet Etat est caractérisé par la
reconnaissance universelle a priori de l'individualité de chacune et chacun
indépendamment de ses caractères et différences d'origine ethnique, historique,
géographique, sexuelle, etc. Ce que, plus de cinquante ans après la description
1La science, la religion et la politique chez Alexandre Kojève et Léo Strauss, étude con1parative,
ou Négativité etféminité (Thèse de doctorat, Sorbonne, Paris I, 1995).
2Cf De la tyrannie, Gallimard, 1997 (traduction originale de l'anglais par Hélène Kern
(Gallimard, 1954), revue par André Enegrèn ; dernière édition américaine, The Free Press, New
York, 1991 ; nous citons systématiquement d'après la première édition française et cette dernière
édition).
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