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La Sagesse et le féminin
Science, politique et religion selon KOJ.èveet Strauss
Ouverture Philosophique
Collection dirigée par Bruno Péquignot,
Dominique Chateau et Agnès Lontrade
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions
qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y
confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique;
elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser,
qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences
humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes
astronomiques.
Déjà parus
Marie-Noëlle
AGNIAU, La philosophie
à l'épreuve
du
quotidien, 2005.
Jean C. BAUDET, Mathématique et vérité. Une philosophie du
nombre,2005.
Olivier ABITEBOUL, Fragments d'un discours philosophique,
2005.
Paul DUBOUCHET,
Philosophie et doctrine du droit chez
Kant, Fichte et Hegel, 2005.
Pierre V. ZIMA, L'indifférence romanesque, 2005.
Marc DURAND, Agôn dans les tragédies d'Eschyle, 2005.
Odette BARBERO, Le thème de l'enfance dans la philosophie
de Descartes, 2005.
Alain PANERO, Introduction
aux Ennéades. L'ontologie
subversive de Plotin, 2005.
Hans COV A, Art et politique: les aléas d'un projet esthétique,
2005.
Alain TIRZI, Génie et criticisme, 2005.
Vincent
TROVATO,
L'enfant
philosophe.
Essai
philopédagogique,
2004.
Jacques DUCOL, La philosophie matérialiste de Paul Valéry.
Essai, 2004.
Bernard ILUNGA KA YOMBO, Paul Ricœur. De l'attestation
du soi, 2004.
Julien DUGNOILLE, Le désir d'anonymat
Nietzsche et Rilke, 2004.
chez Blanchot,
Laurent BIBARD
La Sagesse et le féminin
Science, politique et religion selon Kojève et Strauss
L'Harmattan
5-7,rue de l'ÉcolePolytechnique
75005 Paris
FRANCE
L 'Harmattan
Kossuth L. u. 14-16
1053 Budapest
Hongrie
L'Harmattan
Italia
Via Degli Artisti, 15
10124 Torino
HONGRIE
IT ALlE
(Ç)L'Harmattan, 2005
ISBN: 2-7475-8129-2
EAN : 9782747581295
Préface
En amont de l'introduction d'un livre, la préface a pour objet d'esquisser
le paysage que le livre constitue et représente. Celui-ci fut d'abord le résultat
d'une étude sur Alexandre Kojève et Léo Strauss1. Cette étude prenait son point
de départ dans un examen du dialogue qu'entretinrent ces deux auteurs sur la
tyrannie, à partir d'un commentaire du Hiéron de Xénophon par le premier, et à
son initiative2. L'une des affirmations centrales de celui-ci est que les
« modernes» ont perdu les moyens d'anticiper et prévenir l'avènement des
tyrannies, car les sciences politiques contemporaines n'enseignent pas ce qu'est
la tyrannie, ou la puissance de la force en regard du langage raisonnable. Le
langage raisonnable moderne accorde une confiance excessive au langage
raisonnable tout court, en oubliant que la force impersonnelle ne se préoccupe
nullement des raisons ni de la légitimité de l'affirmation de sa puissance. La
décision de 1938, à Munich, de ne pas arrêter Hitler témoigne éminemment
d'une telle excessive confiance selon Strauss.
Alexandre Kojève se tient aux antipodes d'une telle affirmation, estimant
même les événements de la Seconde guerre mondiale comme secondaires en
regard de la dynamique qui conduit l'humanité à la fin de son histoire,
dynamique qui s'inaugure par la dialectique vectorisante qui lie d'abord maîtres
et esclaves, et qui conduit irréductiblement à la libération définitive de ceux-ci
fonction, et corrélative, de la disparition tout aussi irréductible de ceux-là. Les
affres du XXO siècle dont les tyrannies qu'il a connues sont, du point de vue de
Kojève, les derniers soubresauts d'une Histoire qui se clôt.
Rigoureusement entendue, la fin de l'histoire au sens de Kojève revient à
l'avènement d'un Etat mondial définitif car censé satisfaire tous ses citoyens,
dont le système juridique décrit et prescrit tout à la fois la justice ultime, une
justice de l'équité étendue au niveau mondial. Cet Etat est caractérisé par la
reconnaissance universelle a priori de l'individualité de chacune et chacun
indépendamment de ses caractères et différences d'origine ethnique, historique,
géographique, sexuelle, etc. Ce que, plus de cinquante ans après la description
1
La science, la religion et la politique chez Alexandre Kojève et Léo Strauss, étude con1parative,
ou Négativité etféminité (Thèse de doctorat, Sorbonne, Paris I, 1995).
2 Cf De la tyrannie, Gallimard, 1997 (traduction originale de l'anglais par Hélène Kern
(Gallimard, 1954), revue par André Enegrèn ; dernière édition américaine, The Free Press, New
York, 1991 ; nous citons systématiquement d'après la première édition française et cette dernière
édition).
5
par Kojève du système juridique ultime et définitif3, il est convenu d'appeler
« mondialisation », revient à la dynamique par quoi le système juridique de
l'équité s'étend, et trouve sur le chemin de son extension des résistances par
construction caduques, donc destinées à disparaître.
Pour Strauss, ces résistances ne sont pas caduques, et ne peuvent, par
construction, être totalement éliminées: la «mondialisation» est destinée à
demeurer une dynamique en tension sans relâche. Ontologiquement, cela
revient à affirmer qu'il n'y a pas de « genre commun» de toutes choses selon
Strauss, quand, à la faveur d'un échange de courrier au sujet de Platon avec lui,
Kojève affirme qu'il y en a, ou que philosopher en direction de la sagesse n'a
pas de sens 4.
Ce livre a pour objet de montrer que ce dialogue qu'entretinrent Kojève et
Strauss au sujet de la tyrannie est en son contenu fondamental un dialogue sur le
rapport des sexes. On peut abruptement camper la différence entre Kojève et
Strauss de la manière suivante. Sagesse et féminité ne sont traditionnellement
pas réputées faire bon ménage: la première est traditionnellement réputée
masculine, et la seconde, ravalée au rang de ce qu'il faut maîtriser pour qu'une
vie collective (pour qu'une vie politique) soit possible. Ce sentiment au sujet
des rapports entre vie sage et féminité domine la pensée classique occidentale à
laquelle, pour que les hommes soient de nouveau capables de prévenir les
tyrannies, Strauss consacre l'essentiel de son œuvre. Kojève pense au contraire
que la vérité de I'histoire est que la sagesse n'a pas de sexe, voire que la vertu et
le courage masculins consistent désormais à admettre que les femmes sont
autant que les hommes capables de sagesse. Autrement dit: si Kojève a raison
contre Strauss, la mondialisation du Droit de l'Etat final de l'Histoire,
politiquement universel et socialement homogène, revient à l'extension
mondiale de la reconnaissance universelle de l'individualité asexuée de chacune
et chacun, au détriment des traditions toujours locales donc particulières, qui à
la fois résultèrent des religions et les firent. Si c'est l'inverse, les particularités
ethniques, religieuses et culturelles qui sont d'une manière ou d'une autre
fonctions de la différence sexuelle des humains sont irréductibles, et
conditionnent à jamais les dynamiques et les tensions qui font et défont leurs
mondes.
Si l'on ne peut être ni exclusivement straussien, ni exclusivement
kojévien pour comprendre tout à fait ce qui se joue de nos jours au travers de la
« mondialisation », il faut en revanche être a minima les deux: Kojève et
Strauss sont chacun à sa façon suffisalnment complets et cohérents et, à eux
3
Cf Esquisse d'une phénoménologie du droit, Gallimard 1981 (texte de 1943, établi par Bernard
Hesbois ; désormais EP D).
4
De la tyrannie, Correspondance (désormais Corresp.), cf les lettres des 22 avril, 28
mai, 1er juillet et Il septembre 1957.
6
deux, complémentaires et opposés dans l'exercice de la pensée, pour couvrir
l'ensemble des problématiques COlnme des pensées qu'a rencontré un XXO
siècle pour le moins douloureux
soit, l'ensemble des problématiques
-
économiques, politiques, religieuses et culturelles sur fond de quoi s'élance
notre monde. En traitant des rapports entre science, religion et politique à partir
de leur dialogue au sujet de la question politique par excellence qu'est celle de
la tyrannie, et en décelant le thème fondamental de leur dialogue qu'est le
rapport des sexes, on se prépare à une compréhension relativement complète du
monde où nous vivons, pensons et agissons. L'on se prépare à une réelle prise
de responsabilité à l'égard de soi-même, de la vie, et des autres, passés, présents
et à venir.
Nous proposons ici une telle compréhension, qui passe en particulier à sa
fin par un essai d'anthropogenèse dédoublé en gynégenese et androgenèse. Ce
mouvement final ouvre à la possibilité d'une compréhension des rapports entre
science, religion et politique, qui autorise un aménagement des rapports d'abord
« occidentaux» entre «paganismes », judaïsme, islam, christianisme et
athéisme, fonction des rapports qu'entretiennent les sexualités féminine et
masculine. Ne serait-ce que parce que, jusqu'à nouvel ordre biotechnologique,
tout humain est le fruit d'une rencontre tôt ou tard hétérosexuée, les rapports
entre masculin et féminin sont constitutifs de tout individu femme ou homme.
Autrement dit, tout humain recèle en soi d'une manière ou d'une autre les
problématiques que drainent ces rapports, dont une des expressions dominantes
au niveau macroscopique est l'histoire problématique de 1'« Occident », qui
conduit tôt ou tard aux tensions qu'implique la mondialisation. Chaque individu
est, à sa manière, le recel de telles problématiques, et une certaine manière d'y
répondre.
Le livre se présente en deux parties.
Après une étude détaillée de De la tyrannie, de la réponse de Kojève à
Strauss, et de la Mise au point de ce dernier, nous faisons un détour par la
question de l'amitié, traditionnellement réputée à dominante masculine, voire
exclusivement masculine. En deuxième partie, à la faveur d'études portant
successivement sur les commentaires straussiens des œuvres d'Aristophane et
de L'Economique de Xénophon, nous reposons la question de la nature des
rapports des sexualités masculine et féminine, et examinons le commentaire que
proposa Kojève en 1956, des deux premiers livres de Françoise Sagan5. Le tout
nous conduit à proposer en contrepoint l'esquisse diffractée d'une
anthropogenèse à vocation heuristique pour vivre notre temps.
5
Le dernier monde nouveau, Critique, nOIII-112,
7
pp 702/6, 1956.
La Sagesse et le Féminin
La science, la religion, et la politique
Chez Alexandre Kojève et Léo Strauss
"Ne vous donnez pas cette peine. Vous avez donc si peu de
respect pour Mademoiselle Fifi. Regardez-vous. Regardez-vous
au lieu de me regarder! Vous voilà tous en cercle autour de moi,
les yeux brillants, comme des chiens qui guettent un os en
salivant, assis sur le cul. C'est à croire que ma chair ne
m'appartient plus, parce que le destin de chacun d'entre vous
dépend de mon pucelage. L'histoire se niche entre mes jambes. Et
moi je tremble, tous ces regards posés sur moi me brûlent de la
tête aux pieds. Mais c'est la honte que portent vos regards qui me
fait mal, pas la mienne. Pourquoi me regardez-vous de cette drôle
de façon? Parce que j'ai honte pour vous? Parce que quand je
pleure, je ne vous amuse plus? Mais alors, pourquoi continuezvous à me regarder? Bien sûr, l'histoire c'est moi; et voilà que
l'histoire se déshabille et retrousse ses jupons. On veut examiner,
eh bien, qu'on examine; je n'ai pas de pudeur à montrer, moi, je
suis bonne fille, je ne suis que l'histoire. Mais je vous préviens:
l'histoire, vous trempez tous dedans; n'allez pas croire que vous
n'avez rien à voir avec elle. Elle n'existerait pas si vous n'étiez pas
là tous pour vous la raconter, l'écouter, et la raconter à nouveau. Je
tiens tout le monde entre mes jambes, et à présent que je les ouvre,
c'est chacun d'entre vous que je vais déshabiller."
Hugues Leroy, Miranzar.
Introduction
En 1954, paraît la traduction française d'un petit ouvrage de Léo Strauss,
constitué du commentaire d'un dialogue oublié, Le Hiéron de Xénophon,
portant sur la tyrannie. Ce cOlnmentaire est suivi d'un cOlnpte-rendu par
Alexandre Kojève, intitulé Tyrannie et sagesse. L'ensemble est conclu par une
Mise au point (Restatement) de Strauss. L'existence d'un tel dialogue
philosophique portant sur l'un des problèlnes les plus importants de ce siècle, a
été déterminante pour notre décision de travailler sur les rapports entre la
religion, la science, et la politique chez les deux auteurs. La figure
philosophique la plus Inarquante du XXèmesiècle est sans doute Heidegger. Les
œuvres d'Alexandre Kojève comme celle de Léo Strauss peuvent être
considérées comme des réponses à la sienne; Kojève affirme qu'il n'aurait
jamais compris la Phénon1énologie de l'esprit de Hegel sans l'œuvre de
Heidegger; la cOlnpréhension de la Phénon1énologie de l'esprit fait époque dans
la vie spéculative de ce dernier. Strauss critique Ünplicitelnent mais très
vigoureusement Heidegger à la fin de sa Mise au point qui fait suite à Tyrannie
et sagesse: tout se passe comme s'il fallait pallier le manque le plus grave de la
9
philosophie de ce dernier - le Inanque de philosophie politique - afin de
restaurer la dignité de la philosophie du siècle. Le plus grand des philosophes
du XXèmesiècle ne s'est pas occupé de philosophie politique selon Strauss. C'est
là un phénomène voire un événement éminemment significatif, auquel il
convient de répondre, en restaurant la philosophie politique, en restaurant la
notion de toute politique philosophique.
Alexandre Kojève n'a pas de politique philosophique. La politique
philosophique n'a pas de sens pour lui, car la politique tout court, la politique
qui fait l'histoire, la politique fondée sur la différence qualitative entre amis et
ennemis, est achevée. Alexandre Kojève est là pour le dire. Puisque l'histoire
est achevée, il n'y a plus de politique. A plus forte raison, il n'y a plus de
politique philosophique. La philosophie politique de Kojève revient au constat
selon lequel il n'y a plus de politique. Il y a Droit. Il y a Droit parce que la
pensée s'est élevée, du fait de l'histoire, à la synthèse absolue et définitive du
seul discours sensé possible, complet et cohérent. Ce discours est écrit par
Kojève, et la condition de possibilité par excellence, de sa réalité, est que
l'histoire (politique) est achevée.
Alexandre Kojève et Léo Strauss s'opposent comme s'oppose le Droit à la
Politique. Les deux hommes s'opposent comme s'opposent finalement la Paix à
la Guerre, ou la Synthèse (discursive) à la Tension (silencieuse, voire violente).
Ils s'opposent comme s'opposent les œuvres de Carl Schmitt d'une part, et
l'Esquisse d'une phénon1énologie du Droit de Kojève de l'autre6, ou le Repos au
Mouvement.
Cependant, Kojève s'appuie sur l'œuvre de Carl Schlnitt pour poser et
développer les principes de sa - soit de la - philosophie du droit; le Droit de
Kojève comprend et englobe, assume intellectuellement à tout le moins, le
dualisme politique de Schmitt. A fortiori celui de Strauss. Celui-ci s'oppose
radicalement à l'argulnentation schmittienne sur le politique. Il défend la
philosophie. S'il y a politique philosophique selon lui, c'est parce qu'il faut, dans
l'éternelle tourmente des opinions du sens commun, sauver la possibilité même
de la philosophie, la possibilité de conversations entre amis intelligents, dotés
d'une bonne mémoire et désireux d'apprendre, sur les choses les plus
importantes. La politique philosophique de Strauss est nécessaire selon lui pour
préserver la possibilité de la paix qui garantit la possibilité de telles
conversations viriles et alnicales. La politique philosophique de Strauss est une
politique en faveur de la paix pour la philosophie au sens païen - plus
précisément xénophontien - du terme. Strauss est fondamentalement un homme
de paix et de philosophie.
6
Heinrich Meier, Carl Schmitt, Léa Strauss, et la notion du politique, Un dialogue entre absents,
Julliard, colI. Commentaires, trad. F. Manent, 1990 (désormais Carl SchnÛtt, Léa Strauss... ).
10
Contrairement à lui, Kojève défend la nécessité de la tyrannie. Car s'il
fallait qu'advînt un jour l'Etat de droit dont il décrit les principes dans l'Esquisse
d'une phénoménologie du Droit, il fallait qu'il y eût négation du donné naturel
d'abord pré-humain, puis humain, ou en cours d'humanisation. Or la négation
est violente. L'espérance qui fait que l'on agit pour un idéal qui n'est pas encore
réalisé est violente. Au cœur Inêlne de la recherche de la paix il y a la guerre - et
pour peu que l'on se trolnpe sur les moyens ou sur les fins, la question se pose
de savoir si la guerre s'arrêtera un jour. Pour peu que l'on se trompe sur les
possibilités de satisfaction des citoyens d'un Etat qui garantirait en principe les
conditions d'une telle satisfaction, la question est de savoir s'il faut tenter
d'élaborer un tel Etat, lorsque son élaboration et sa victoire impliquent la ou les
plus grandes des tyrannies. Kojève est par excellence homme de la guerre
- si
la
guerre doit mener à la paix. La question est de savoir si la guerre mène à la paix,
et si la paix n'est pas plus tyrannique encore que les tyrannies qui, belliqueuses,
y conduisent.
Strauss est de son côté par excellence un homme de paix; il adopte le
point de vue de Schmitt en vue de la philosophie. Mais la position qu'il défend
doit l'être à partir d'autres points de vue que celui de Schmitt. Il ne faut pas
défendre le politique en vue du' politique. Il faut défendre le politique en vue de
la philosophie. Il ne faut donc pas défendre le politique du point de vue du
politique. Il faut le faire du point de vue de la philosophie. Car la philosophie a
un intérêt fondamental à ce que se conserve le politique comme tension où
couvent les luttes à mort pour la justice. Pour défendre la possibilité même de la
philosophie politique, Strauss admet la nécessité de se tenir favorable à la
possibilité même des conflits politiques entre les hOlnmes - afin que soient
prévenues des tyrannies aussi grandes que celles que nous avons connues au
XXèmesiècle, il convient que la philosophie politique contribue à maintenir la
possibilité même de la guerre. La philosophie politique de Strauss suppose une
politique philosophique ambiguë: il faut, et il ne faut pas, la tyrannie.
Pour Kojève, l'Etat universel et homogène objectivement réel décrit et
prescrit par le Droit est un Etat de paix - voire un Etat d'oubli de l'humain en
tant que tel parce que de la (parce que de toute) négation. L'Etat universel et
homogène est l'Un sous le mode politique, économique, social. La Inanifestation
réalisante ou la réalisation manifestante d'un tel Etat est le Droit. Le Droit est le
phénomène humain par excellence en et par lequel l'humain à la fois se crée et
disparaît à lui-même - Se crée dans le conflit violent (itnpliquant la lutte à mort
pour la reconnaissance), et disparaît au terme de la Lutte. Si l'humain
s'accomplit, selon Kojève, c'est pour disparaître à jamais. La violence des
tyrannies mène à une paix léthale et définitive sur Terre. La question devient de
savoir comment il est possible d'en parler "encore" - si la fin de l'Histoire est
censée être déjà passée.
Il
Première
partie:
De la Tyrannie
On tyranny regroupe donc le Hiéron de Xénophon, le commentaire de
Strauss, Tyrannie et sagesse de Kojève, et le Restatement de Strauss. La chaîne
d'écriture et de compréhension du texte suit donc le chemin suivant: Xénophon
- Strauss - Kojève - Strauss - vous-mêmes. Kojève est au centre de la lecture que
vous allez faire maintenant. Le basculetnent vers l'ouverture du problème que
nous voulons identifier est indicable par le fait que ce livre fait passer au
nombre de six les textes à lire et le lecteur ou la lectrice examinant l'ensemble.
Nous nous autorisons à rappeler que les notnbres pairs - et partni eux, le chiffre
deux par excellence - renvoient au féminin pour les pythagoriciens. Il y a par
ailleurs non plus seulement quatre tnais cinq passages entre les textes jusqu'à
celui-ci dès que nous insérons notre propre investigation dans cette chaîne
d'interprétations.
Kojève est au centre de notre point de départ. Son œuvre actualise et
achève la présentation et la réalité de la position moderne contre la position des
anciens - elle est par excellence œuvre de notre temps. En particulier parce
qu'elle assume la réalité et la puissance des sciences modernes. L'on peut dire
qu'elle est tout entière destinée à réaliser en la présentant, cette assomption. Le
cœur de cette assomption se trouve annoncé dans la petite étude sur L'idée du
7
déterminisn1e dans la physique classique et dans la physique moderne. L'œuvre
de Kojève est une espèce du scientisme - ou elle est le scientisme assumé et
révélé par la parole. Kojève est ultimement indifférent au politique, à l'homme ce qui l'intéresse, c'est ce qui est en soi, c'est l'être. Il ne s'intéresse pas à l'effet
de ce qu'il dit. Il parle. Il suffit qu'il dise la vérité bien qu'il soit préférable que
cette vérité soit dite et reconnue comme telle - l'auteur de la "Mise à jour du
Système du savoir" se satisfait (tnais il est un juge tnort) de la reconnaissance
obtenue pour son génie de la part de ceux, possibles, qu'il aurait lui-mêtne
reconnus - comme ses amis. Les sages.
Seulement, l'être dont il parle implique le fait d'en parler - plus tard, pour
nous, cet être itnpliquera le fait que Kojève en a parlé à un moment donné du
temps dont il aura dit ce que c'est. L'auteur affirme qu'avant Kant, personne
dans l'histoire de la philosophie occidentale, personne dans la philosophie, n'a
affirmé avec nécessité et clarté le fait que parler en philosophe implique aussi
de parler du fait que l'on parle de ce dont on parle. Kant est le premier à avoir
systématisé son discours afin de rendre clair et décisif ce constat. On ne peut
plus parler, après Kant, de l'être, sans parler du fait que l'on parle de l'être - sans
reconnaître que l'on parle alors toujours de l'être-dont-on-parle.
7
Le Livre de Poche, Biblio, essais, 1990, présentation par Dominique Auffret (désormais L'idée
du déterminisme).
13
La politique philosophique de Strauss est motivée par une prise de position
décisive à l'égard d'une telle question - l'on peut dire qu'il s'agit là de la question
par excellence. La question centrale de Strauss se révèle être immédiatement un
problème: elle est de savoir dans quelles conditions politiques la philosophie
est possible. La philosophie est possible partout, du Inoment qu'il s'agit de
conditions politiques d'existence. Dès la minute où s'altère le politique, où le
politique sombre dans le droit et l'économie, dès la minute où disparaît la
possibilité même de tout conflit sanglant en vue de la défense de l'idée que l'on
se fait du bien et du juste, disparaît également et pour cette même raison la
philosophie comme possibilité fondamentale. La question comme le problème
de la philosophie est par excellence celle, ou celui, de savoir dans quelle mesure
parler de l'être est possible. Strauss estitne que c'est là la question décisive de
Platon qui a connu la condamnation à mort de Socrate. La question de savoir
quels sont les rapports entre l'être et le discours qui en parle est une question
aussi vieille que la philosophie politique - que la vraie philosophie - elle-même,
et la reconnaissance du fait que parler de l'être implique de parler de l'être dont
on parle est aussi ancienne que la plus haute philosophie qui ait jamais parlé de
l'être en tant que tel: elle est aussi vieille que Platon, voire que Socrate, donc
que Xénophon. Il n'est pas exclu que Thucydide ait reconnu ce fait de la plus
haute importance.
Mais à vrai dire Platon, Strauss, Xénophon ou Thucydide ne parlent pas de
l'être; tout au plus parlent-ils du fait qu'ils tentent de parler de l'être. Tout au
plus parlent-ils de la philosophie qu'ils font ou voudraient bien faire sans qu'on
les en empêchât. Ils ne parlent pas de l'être, puisque parler de l'être est
impossible si l'être n'est pas Trois - et pour eux, l'être n'est pas Trois. L'être est
Un - mais il est indicible. L'être dont on parle ne peut pas être l'être dont Platon,
Xénophon, Strauss, disent qu'ils parlent. L'être dont on parle implique en lui
l'Histoire. Platon ne connaît pas d'Histoire au sens de Kojève. Pour Platon, il n'y
a rien qui ait un sens ici-bas. Il y a ici-bas tout au plus le signal de la nécessité
de s'élever au-dessus d'ici-bas. Pour être.
Mais voilà. Être est précisément ce que veut Strauss. Car comment
concevoir le fait d'être sans s'élever au-delà de ce qui naît et qui périt? Et
comment s'élever au-dessus de ce qui naît et périt sans l'effort continu, exigeant,
impérieux, de la dialectique propre à l'exercice philosophique? Comment
concevoir la simple possibilité d'être sans participer de cet effort d'être à partir
du néant, à partir même de ce dont nous venons et que nous devons quitter s'il
s'agit d'être heureux?
Strauss conduit ses lecteurs sur le chemin en tant que tel: il est par
excellence un éducateur. Il élève ses élèves vers l'au-delà transcendant en,
comme, et par quoi le Tout se comprend comme tel, mais à partir du néant où
ils se trouvent. Son œuvre est action, l'acte par excellence, l'acte élninent de
l'éducation. Strauss conduit ses lecteurs vers ce qu'il croit être le bien - le bien
14
pour eux, le bien tel qu'il le pense, le dit, et le fait, le bien en soi. Ses discours
sont une décision continuée. Il n'y a pas de discours impartial possible.
Mais la philosophie est gratuite - par excellence, la philosophie vise à la
possibilité de la recherche pour la recherche, de l'art de la dialectique pour l'art
de la dialectique, puisque le bien est au creuset de cette recherche de la sagesse
pour la sagesse. Il n'y a rien d'utile au cœur de la philosophie. La philosophie est
par excellence la disparition du monde d'ici-bas. Elle est le néant du néant - elle
est le chemin vers l'être, le seul chelnin - ou le chelnin par excellence.
Pour que la sagesse puisse être visée, pour que la philosophie soit possible,
pour que le plus grand des plaisirs soit possible, celui de prendre conscience des
progrès accomplis en direction de la sagesse, il faut que soit compris l'inévitable
fait que le discours n'est jalnais neutre. La philosophie veut l'impossible. Elle
veut le repos de la quête dans l'ouverture naïve à l'être en tant que tel, tout en
sachant que le chemin qu'elle est est toujours décisif, toujours un acte, toujours
une prise de position, toujours un choix fini. La philosophie qui vise le tout doit
admettre que le cœur même de son entreprise fait qu'elle est une entreprise qu'elle n'est qu'une partie du tout qu'elle vise cependant. La philosophie est
impossible en tant que telle, ou nécessairement incomplète. Formellement
parlant, si elle est complète, elle est incohérente parce qu'insuffisante, ne
reconnaissant pas la contrainte qu'implique l'impossibilité de la neutralité
discursive. Mais si elle est cohérente, la voilà incomplète, obligée de
reconnaître ses naturelles limites.
La philosophie, ultimement, ne parle pas de l'être. Elle le vise, elle le veut,
elle n'en parle pas, parce que précisément tout ce qu'elle dit l'amène
inévitablement au constat qu'elle est toujours partielle. En conséquence,
considérer que parler de l'être implique inévitablement de parler de l'être-donton-parle n'est sans doute pas le fait de Platon, ni de Strauss, de Thucydide ni de
Xénophon. La philosophie (politique) classique n'a pas conscience du fait
qu'elle parle de l'être dont elle parle. Ce n'est pas faute de savoir qu'elle parle;
c'est parce qu'elle ne parle pas de l'être. C'est parce qu'elle sait qu'elle parle
toujours de l'être dès qu'elle tente d'en parler, que la philosophie (politique)
classique ne parle jamais de l'être dont-on-parle. La philosophie classique
n'atteint pas l'être en général. Or, l'iInpossible neutralité résulte de l'inévitable
inscription de la philosophie dans l'ici-bas, dans la vie politique. C'est parce
qu'elle a le courage de se savoir comme philosophie toujours et inévitablement
politique si elle se veut complète, que la philosophie classique est
nécessairement incomplète. La découverte de Socrate qui fait descendre la
philosophie dans la cité en vue de la rendre - entre autres - complète parce que
lucide sur ses conditions objectives d'existence, grève fondamentalement son
projet discursif. Du fait qu'elle se fait politique, la philosophie implique
nécessairement des mOlnents de silence au beau milieu de ses discours.
15
Parler de l'être en sachant que l'on parle nécessairement alors de l'être-donton-parle est donc, si cela est, spécifiquement moderne, et cela vient après la
mort de la philosophie politique classique. Kojève a raison d'affirmer que parler
de l'être implique que l'on parle de l'être-dont-on-parle. Les conséquences
politiques d'une telle prise de conscience sont diamétralement opposées aux
conséquences politiques du fait que l'on ne tient jamais - ou bien par impossible
seulement - un discours neutre (à tout le moins impartial et désintéressé) sur
l'être - serait-ce l'être-dont-on-parle.
Savoir que l'on ne peut parler que de l'être dont-an-parle implique que l'on
parle inévitablement du fait que l'on parle de l'être (dont-an-parle). Savoir que
l'on ne parle que de l'être dont-an-parle Ünplique que l'on implique le discours
que l'on tient dans ce que l'on dit de l'être - cela implique que l'on parle toujours
du discours que l'on tient - l'on n'est jamais neutre devant soi-même lorsque l'on
parle en assumant un tel savoir.
Cela veut dire que l'on est inévitablement confronté à un juge lorsque l'on
parle - mais ce n'est pas un juge en chair et en os qui jugerait de l'extérieur
l'attitude que l'on tient lorsque l'on veut parler de l'être. Le juge qui juge ce que
l'on dit de et sur l'être dont on parle en sachant que l'on parle alors
nécessairement du fait que l'on parle de l'être, est un juge intérieur. Le critère
par excellence du discours philosophique
devient sa cohérence - et n'est plus ce
qu'il était auparavant, du temps de la pensée classique, sa possibilité politique,
sa "faisabilité" politique. Il n'y a plus de critère externe décisif du point de vue
de la "vie" du discours - il est, ou il n'est pas. Mais il n'a pas à statuer sur les
conditions voire les conséquences du fait qu'il est ou qu'il n'est pas. S'il est, il est
d'une nécessité interne; sa forme ni a fortiori son contenu ne sont déterminés
par ses conditions (par définition extérieures) de possibilité politique. Il était
nécessaire que Kojève écrivît ce qu'il a écrit en se Inontrant au premier regard
indifférent aux conséquences
de la publication de ce qu'il a écrit
- ou
dit.
Le discours de Kojève est, ou il n'est pas. Kojève ne demande rien à ses
lecteurs et ses lectrices. Peu lui chaut de ce qu'ils pensent ou ne pensent pas de
son discours; ce discours s'Ünpose en silence - il s'Ünpose absolument; le
politique est moins puissant que le discours de Kojève sur la fin de celui-là. Le
discours achève le politique en affirmant les raisons de la supériorité de sa
puissance sur celle du politique.
Actuel, il est décisif parce qu'il est.
Du point de vue du politique, le discours de Kojève est par excellence une
décision politique - celle qui a pour conséquence que le politique, comme tel,
disparaît. Ce discours, qui trouve le critère ultime de sa vérité en lui-même,
dans le fait qu'il réalise en étant ce et tel qu'il est, est éminemment impliqué
dans la vie politique. Comme tel, il n'est absolument pas neutre. Il est l'antineutralité par excellence. Le discours qui impose la neutralité politique comme
l'un de ses critères de vérité, est éminelnment le résultat d'un choix - aussi
16
implicite soit ce choix, de l'abolition du politique. Le choix de l'abolition du
politique au cœur du discours, et comIne le révélant, se manifeste et réalise dans
l'œuvre politique par excellence de son auteur, dans l'œuvre qui reste à la
surface de l'œuvre qui a pour conséquence l'abolition du politique: dans
l'Esquisse d'une phénoménologie du Droit, qui est un choix du et pour le Droit
au détriment du Politique.
Le vœu ou l'affirmation de la neutralité du discours s'effondre et révèle la
lancinante ambiguïté de son auto-affirmation. Parce qu'il se dit neutre
Î1nplicitement, le discours qui, par exigence de cohérence, affirme ne (pouvoir)
parler que de l'être dont-on-parle, est une décision éminente, une affirmation
sans doute provocatrice et réalisatrice de ce qu'elle dit. Le discours absolument
cohérent, voire uni-total, censé ne parler que du passé en l'intégrant, prépare en
fait et pour notre avenir la réalisation de ce qu'il affirme dans le présent. Le
discours de Kojève est par excellence un discours politique; il est le discours
politique de la philosophie politique moderne. Ce discours s'oppose point par
point au discours de Strauss qui affirme la réalité de la philosophie politique
classique. Il s'oppose point par point au commentaire des Lois de Platon par
Strauss. Là où celui-ci légifère pour provoquer le Inaintien - voire le retour - de
la philosophie (politique classique), le premier légifère (sans le dire) en
contribuant à la réalisation de l'Etat universel et homogène dont il donne les
éléments structuraux essentiels dans son Esquisse d'une phénoménologie du
Droit. Selon Strauss, il eût sans doute fallu censurer Kojève. Pour ce dernier, le
premier est un classique égaré en son temps, en voie plus ou moins rapide de
nécessaire disparition.
Les conséquences de ces constats sont décisives quant au style des deux
auteurs. Si le premier a pour intention de provoquer à la philosophie, il cache ce
qu'il dit tout en en montrant suffisamInent pour attirer le philosophe en quête de
sens. Féminin en cela, ou érotique, il joue incessamment entre ce qu'il occulte et
ce qu'il montre - son style, comme sa pensée, véhicule inévitablement
d'irréductibles ambiguïtés. Le second discours en revanche dit, et dit dans la
plus grande clarté ce qu'il doit dire pour être ce qu'il est. Il y a un abîme entre la
manière d'écrire de Strauss et la façon d'affirmer de Kojève. Nous allons
découvrir cet abîme à la lecture de l'ensemble de la chaîne Xénophon - Strauss Kojève - Strauss, à propos du Hiéron de Xénophon.
17
Chapitre premier:
La lecture straussienne du Hiéron de Xénophon
Strauss présente, en exergue de son commentaire du Hiéron, une citation
de Macaulay. Le contenu de cette citation revient à peu près à ceci: écrire
contre les lois est toujours dangereux, car la lutte même contre de mauvaises
lois implique que l'on lutte potentiellement contre tout type de loi, ou contre les
lois considérées en tant que telles. D'un autre côté, la généralisation de la liberté
de la presse (en particulier aux Etats-Unis) a contribué à la libération des
opinions - ou de l'opinion publique. La libération de l'opinion publique implique
ou a impliqué l'aliénation progressive des opinions des auteurs ou des
intellectuels. L'aliénation des opinions des intellectuels est une conséquence
directe de la libération de l'opinion commune qui devient le critère ultime de
toutes les opinions quelles qu'elles soient ou de l'opinion considérée en tant que
telle. La libération des opinions publiques sur le gouvernement ou sur
l'évolution du gouvernement implique l'aliénation de la classe sociale capable en principe - de juger correctement les lois. La critique COmlTIUne
de la loi qui
implique à terme la possibilité de la critique de toute loi implique la dégradation
relative de la politique et de l'éducation de la faculté de juger des intellectuels,
ou des hommes censés être capables de juger la loi. Il y a à tout le moins dans
l'œuvre de Tocqueville l'indication d'un problème ou de la vérité du problème
de la démocratie moderne. Le problème fondamental posé par Strauss dans sa
discussion du Hiéron n'est pas directement le problème du nazisme: c'est le
problème de la démocratie lTIoderne,ou de la délTIocratielibérale moderne. C'est
le problème de la démocratie fondée sur le libéralisme économique moderne.
Introduction
Selon Strauss, les auteurs classiques ont pensé la tyrannie, qui leur est
authentiquement restée présente à l'esprit de longues générations après ne l'avoir
pas expérimentée. La science politique moderne n'a pas vu venir les tyrannies
parmi les plus terribles que l'on puisse imaginer - que les classiques n'auraient
pu imaginer. Les tyrannies modernes ont avec elles les techniques et l'idéologie,
les premières venant des sciences telles que nous les entendons maintenant. De
ces sciences, l'une des caractéristiques essentielles est la séparation des faits et
des valeurs, ou l'intention d'objectivité ou de neutralité axiologique en vue du
8
seul jugement quant au vrai et au faux. ContrairelTIent aux sciences modernes,
8
Cf Droit naturel et histoire (DNH), chap II, colI. Champs, Flammarion, 1986 (originairement,
Plon, 1954), traduction
de Monique
Nathan
et Eric de Dampierre
- Natural
Right and History,
The University of Chicago Press, 1953) ; cf également les dernières phrases cinglantes de Un
épilogue, in Le libéralisme, ancien et n10derne, chap 8 (Liberalism, Ancient and Modern, 1968).
On remarquera que les sciences modernes sont critiquées par Strauss du strict point de vue que
Kojève adopte pour au contraire les élever à leur vérité via la notion d"'énergologie". Sur ce point,
les deux auteurs s'opposent fondamentalement (examiner cependant la discussion sur Aristote et
Eudoxe in Corresp., lettres de Kojève des Il avril, 10juillet, et 5 novembre 1957).
18
la science ou la philosophie politique classique ne prétendait ni conquérir la
nature, ni se diffuser.
Machiavel est, selon Strauss, le premier penseur moderne et revendiqué
comme tel par ces derniers. Il ne sépare pas le roi du tyran dans Le prince,
chose qu'il fait soigneusement dans Le discours. Il faut tenir compte de ceci
qu'ici, Léo Strauss use à première vue indifféremlnent des termes de "sage", de
"philosophe" et de "poète", ainsi que de "tyran", de "roi", ou de "gouverneur". Il
faut comprendre de tels alnalgalnes évidemment exprès à la lumière des
analyses que l'auteur proposera quelque dix ans plus tard dans ses travaux sur
9
Aristophane d'une part, Xénophon de l'autre. Autrement dit pour Strauss, dans
le Hiéron, Simonide est à Hiéron ce qu'Aristophane est à Socrate - car Simonide
est poète et non pas sage, et Hiéron est tyran et non pas roi. Le dialogue est un
traitement comique du gouvernement tyrannique - Xénophon y est très discret
sur l'essentiel, bien que sans doute, d'une certain manière, complet. L'évocation
de Machiavel revient à une insistance par Strauss sur la douceur de Xénophon.
Le rapport qu'il y a entre Aristophane et Xénophon est analogue à celui qu'il y a
entre Aristophane et Socrate: d'un certain point de vue, Hiéron est plus sage
que Simonide. L'on a une chaîne qui va dans l'ordre du mal vers le bien de la
façon suivante: Simonide - Hiéron - Aristophane - Xénophon - Socrate.
Aristophane se trouve au cœur de cette chaîne dialogique. Xénophon se trouve
entre Aristophane et Socrate à cause de son courage, soit, à cause de la
Cyropédie à laquelle d'ailleurs Machiavel s'oppose fondamentalement, bien que
10
discrètement. Pour comprendre la possibilité de la tyrannie spécifique à la
modernité, il faut comprendre le dialogue de Xénophon sur la tyrannie, car c'est
9
Le commentaire des Lois de Platon est, lui, consacré à une comparaison de la loi talmudique et
de ces Lois. Le statut de cette œuvre de l'élève de Socrate engage celui des nombres, et le statut
des nombres engage les positions exactement inverses de Kojève et de Strauss sur les rapports
entre Dyade et Genre commun selon Platon / Aristote. Kojève estime que les Lois ne sont pas de
Platon, tandis que Straussy attache la plus grande importance- cf Essai d'une histoire raisonnée
de la philosophie païenne, trois tomes, NRF, 1968 (désormais EHRP P) ; les implications de la
note décisive sur le thème "Platon - critique d'Aristote" (tome II, pp 364/78) en comparant avec
nn 28 et 29 pp 183/4 et Corresp, Il avril, 28 mai, 10juillet 1957 (pp 266, 268, 279, 283, 289/7,
289) et 15 mai 1958 d'une part, et Argument et action des Lois de Platon (The Argument and the
Action of Plato's Laws, The University of Chicago Press, 1975 (Vrin 1990 pour la traduction
française)), et la remarque de Strauss sur le cosmos" en paroles" in Corresp., Il septembre 1957
en réponse à la longue lettre de Kojève du 10juillet de la même année d'autre part.
10
Une telle opposition (dans la discrétion), est le thème central de Pensées sur Machiavel (trad.
Michel-Pierre Edmond et Thomas Stern, Payot 1982 (Thoughts on Machiavelli, University of
Washington Press, 1958)) ; cf également sur ce point l'article Machiavel, in History of Political
Philosophy (troisième édition (edited by Leo Strauss and Joseph Cropsey, The University of
Chicago Press, 1987 (1963 et 1972 pour les éditions antérieures) ; Histoire de la philosophie
politique, PUF, Léviathan, 1994 pour la traduction française) qui est une reprise de l'un des
chapitres de l'ouvrage précédemment cité. Compo enfin avec De la tyrannie, pp 44/5 (en
particulier note 1 p 45 (i.e. pp 23/4, et n 4, 24)).
19
par excellence le livre politique de référence du fondateur de la tyrannie
moderne - parce que de la pensée politique moderne - qu'est Machiavel. Le
commentaire straussien du Hiéron de Xénophon est donc une réponse à
Machiavel, inaugurateur de la pensée politique moderne, vouée d'une certaine
façon à la plus grande des tyrannies. La chaîne évoquée plus haut se complète
en ses deux extrêmes par Machiavel d'une part, et par Strauss de l'autre. La
dernière partie de l'œuvre de Strauss (commençant par son Socrate et
Aristophane) est de ce point de vue une réponse à Machiavel.
Strauss rappelle que la douceur propre à la manière d'écrire de Xénophon
n'est plus comprise de nos jours. Cette douceur est liée au fait que Xénophon ne
revendiquait d'être compris ni COlnlnehistorien, ni comme philosophe. On peut
classer Xénophon (en le suivant lui-même en un certain sens) comme un
rhéteur. L'oubli de la manière d'écrire de cet auteur revient à l'oubli par la
modernité du sens de la rhétorique. Xénophon rhéteur est proche des gentlemen,
et des gouverneurs traditionnels des cités (un tel gouvernement revient à
l'administration noble de leurs biens privés par ces gouverneurs, et les biens
privés sont en un certain sens assÜnilables aux biens publics d'une cité qui
défend ses biens publics comme étant ses biens privés). Le commentaire par
Strauss du Hiéron doit être entendu en fonction du "retour" qu'il opère à
Xénophon après le passage par l'œuvre d'Aristophane et sa tyrannie possible
contre Socrate. L'oubli de la modernité est en un certain sens l'oubli du sens de
la rhétorique - c'est-à-dire l'oubli du sens parce que de la forme d'une véritable
conversation, ou d'un dialogue authentique.
L'ensemble des commentaires par Strauss des écrits socratiques de
Xénophon est un commentaire sur la définition de l'amitié. Il convient pour
comprendre cet ensemble de garder à l'esprit cette remarque de Strauss, selon
laquelle ce qui est dominant à notre époque est le désir de liberté et non pas (ou
non plus) le désir ou la valorisation de l'amitié. Sait-on encore dialoguer? Pour
nous, il s'agira de savoir si entre Alexandre Kojève et Léo Strauss il y a ou il y
eut, voire il peut ou il put y avoir, un dialogue authentique. La question
préalable qu'il convient de se poser est de savoir ce qu'est un dialogue
authentique. Il semble qu'aucun des deux auteurs dont nous avons à parler n'ait
répondu de manière complète à cette question.
Pour Strauss, le problèlne fondamental des Inodernes est de vouloir
comprendre les auteurs mieux qu'eux-lllêmes se sont compris - il faut tenter de
comprendre les classiques comme ils se comprenaient eux-mêmes - si nous
voulons comprendre les classiques, il convient que nous sortions de l'horizon
d'historicité qui nous est une évidence méthodologique arbitrairement érigée au
statut d'évidence ontologique - mais alors erronée. Il convient à tout le moins de
rendre historique l'idée même d'''horizon d'historicité". Cette remarque
apparemment insignifiante de Strauss sur l'auto-compréhension des auteurs
classiques donne l'occasion de cOlnprendre le "fond" de l'opposition entre lui et
20
Kojève : ce dernier pense que ce n'est qu'à partir de Kant que la philosophie,
parlant du fait qu'elle parle de quelque chose, s'est pensée et dès lors réalisée
dans son ultime vérité. Selon Strauss, la manière d'écrire des classiques parle
toujours implicitement du fait qu'elle parle de quelque chose - les classiques
parlent toujours d'eux-mêmes en parlant d'autre chose s'ils sont philosophes; ils
parlent toujours d'eux-mêmes lorsqu'ils parlent de l'être; ils parlent toujours
ultimement de l'être dont-ils-parlent.
La position du problème fondamental selon Strauss est donc celle-ci: l'on
ne sait plus lire les classiques, mais il faut le réapprendre - c'est à la fin du
XVIIIèmesiècle (qui marque l'émergence de l'idée de pensée "historique") que
l'on a oublié cette manière d'écrire. Nous sommes à la veille de la plus grande soit, de la plus terrible - des tyrannies, d'une tyrannie mondiale et subreptice,
provoquant progressivement l'écroulement de toute pensée, car l'enchaînement
de la pensée à son "historicité" revient à l'enchaînement de la pensée à la masse
que forment les populations, (désormais ?) l'humanité. Toute pensée historique
est une pensée collective - à ce titre, elle est la pensée de ce qui est le plus bas
en l'homme - elle est la pensée de la nature dans son état le plus primordial ou le
plus pauvre. Elle est la pensée de l'animalité en l'homme - le symétrique exact
de la pensée des dieux ou d'une pensée, s'il l'en est, divine. Les Romantiques du
XIXèmevoulaient de l'art, et ont oublié le sens du politique. L'avènement du
Romantisme revient à l'oubli de la question fondamentale de l'être parce que de
la question du politique. Le romantisme du XIXèmesiècle contribue de façon
décisive à définir l'apolitisme inconscient de la pensée "politique" moderne. Il y
a une collectivisation ou coordination "évidente et délibérée" de la pensée qui se
prépare, même inconsciemment, en Inême temps ou parce que cette idée de la
nature historique de toute pensée prend assise dans la pensée moderne. Kojève
pourrait reprocher à Strauss de ne pas prendre en compte le fait que ce que lui
cherche, est à la hauteur du concept en tant que tel. Strauss parle au niveau du
politique seulement;
du point de vue de Kojève, il ravale indûment
l'ontologique à l'élément exclusif du politique.
Au total, la manière d'écrire classique est faite pour amener ceux qui le
veulent à la philosophie, et écarter ceux qui ne la veulent pas - Strauss souhaite
donner l'occasion à de jeunes philosophes en puissance de redécouvrir la
manière d'écrire classique, manière qui devrait redevenir évidente si on
l'enseigne avec rigueur, afin d'éviter la tyrannie qui se prépare, conditionnée
entre autre par les sciences modernes visant la maîtrise totale de la nature (y
compris humaine). Le problème fondamental de la philosophie politique
moderne est - comme toujours ou éternellelnent, mais plus crûment que jamais un problème ou le problème par excellence de l'éducation à l'excellence.
Strauss souligne que Xénophon ne dit pas ce qu'il veut dans ce dialogue.
Xénophon introduit son dialogue en seize mots strictement. Le tout est composé
de deux parties très inégales: la première (ch 1 à 7), forme les cinq septième de
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